Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XII/Troisième partie/Livre I/Chapitre I

TROISIÈME PARTIE.

AMÉRIQUE.


LIVRE PREMIER.

PREMIÈRES DÉCOUVERTES ET PREMIERS ÉTABLISSEMENS DES ESPAGNOLS DANS LE NOUVEAU-MONDE.


CHAPITRE PREMIER.

Christophe Colomb.


Il est remarquable sans doute pour la gloire de l’esprit humain que les deux plus belles entreprises qu’il ait formées aient éclaté à peu près à la même époque ; et que, tandis que les Portugais cherchaient de nouvelles terres au delà des mers de l’Afrique, les Espagnols, sur la foi de Colomb, aient osé croire à un monde nouveau, et suivi ce chef intrépide au delà de l’Océan occidental jusqu’à cet hémisphère inconnu qu’il leur avait annoncé. Qu’ils sont grands dans l’histoire de l’homme les
noms de Colomb et de Gama ! Jamais sans doute on n’a rien imaginé ni rien tenté de plus mémorable. Jamais le génie, en aucun genre, n’a si puissamment influé sur les destinées de l’univers et sur les générations futures ?

Ainsi donc l’humanité audacieuse s’est portée en même temps du pas le plus hardi qu’elle ait jamais fait vers les deux extrémités opposées du globe qui lui a été donné pour demeure !

En la suivant dans le nouvel hémisphère, les mêmes prodiges de courage et de cruauté qui nous ont frappés dans la découverte des Indes nous conduiront encore de l’admiration à l’horreur, et, en rencontrant d’autres hommes, nous retrouverons les mêmes crimes.

N’allons point trop tôt au-devant de ce spectacle épouvantable dont nous aurons à frémir. Ne songeons encore qu’à ce fameux Génois qui nous a frayé le passage de ces mers ignorées. Nous ne le verrons pas mieux traité que le premier navigateur qui ait pénétré jusqu’à l’Océan indien. La première injustice qu’on lui fit, et qui peut-être n’était pas la moins sensible, fut de lui refuser l’honneur de sa découverte. La gloire d’avoir trouvé un nouveau monde valait bien la peine d’être contestée. On rappela quelques passages des anciens qui semblaient faire soupçonner l’existence d’un monde antipode ; passages cités cent fois, et trop connus pour les rapporter ici : et qu’importe ? Colomb en est-il moins admirable ? Le merveilleux ne consistait pas à imaginer qu’un tel monde pouvait exister, mais à entreprendre de le découvrir. Qu’importe qu’on trouve dans Platon quelques lignes qui semblent caractériser l’Amérique ? Le grand homme est celui qui a osé dire : « Venez, suivez moi. Je serai votre guide dans une mer inconnue et dans l’immensité de l’Océan. Venez, et nous voguerons sans autre but, sans autre espérance que ce monde que nul n’a vu et que je m’engage à vous faire voir. »

Il le dit, et il en vint à bout ; et cependant la destinée, qui se joue de toutes les grandeurs, n’a pas même permis qu’il donnât son nom à cette terre qu’il nous avait donnée. Il fallait qu’un Florentin, qui l’avait aperçue par hasard, nommât l’Amérique, que Colomb seul a réellement découverte, et qu’on trouvât partout sur les monumens du génie : Feci ; tulit alter honores.

On a pendant long-temps prétendu que l’on manquait de renseignemens positifs sur l’extraction et le lieu de la naissance de Christophe Colomb, et l’on ajoutait que ses propres enfans mêmes n’avaient pu lever ce doute. Les ennemis de la gloire de ce grand homme, et il s’en est trouvé un grand nombre parmi ses contemporains, se sont attachés à déprécier sa personne, et ont répandu qu’il était d’une très-basse extraction, sans songer que, son mérite en eût été d’autant plus relevé aux yeux de la postérité. Mais il était issu d’une famille illustre du Plaisantin. « Je ne suis pas, s’écrie-t-il dans une lettre, le premier amiral de ma famille. Qu’on me donne le nom qu’on voudra ; David a gardé les moutons, et je suis le serviteur du même Dieu qui l’a placé sur le trône. » Les ancêtres de Colomb perdirent leur fortune dans les guerres de Lombardie, et cherchèrent à la réparer par le commerce maritime. Il naquit en 1441, au château de Cucaro, dans le Montferrat, près des confins de l’état de Gênes. Son père Domenico Colomb l’envoya à Pavie faire ses études. Mais il les interrompit, jeune encore, pour se livrer à la navigation. Il dit lui-même, dans sa lettre au roi Ferdinand, quand il lui exposa son projet : « Je navigue dès ma jeunesse ; il y a quarante ans que je cours les mers ; j’ai vu tous les pays ; j’ai conversé avec un grand nombre de gens instruits dans toutes les professions ; j’ai acquis quelque connaissance dans la navigation, dans l’astronomie, dans la géométrie ; je suis assez habile pour dessiner les cartes géographiques ; je me suis appliqué aux livres de cosmographie, d’histoire et de philosophie ; je me sens présentement porté à entreprendre la découverte des Indes. » Tous ces détails, se trouvent dans sa vie, écrite par Ferdinand Colomb, son fils ; des recherches modernes en ont constaté la vérité.

Les envieux de Colomb publièrent qu’il avait hérité du journal d’un pilote qui, portant des vins d’Espagne en Angleterre, avait été contraint par les vents de courir d’abord au sud, ensuite à l’ouest, où il avait trouvé des terres et des hommes nus, et qui, ayant perdu presque tous ses gens dans cette course, était revenu chez Colomb, son ancien ami, auquel il avait laissé en mourant ses papiers et ses cartes. Mais ce bruit, que la jalousie n’a pas laissé de faire adopter à plusieurs historiens espagnols, est entièrement détruit par la navigation même de Colomb, qui ne pensa point à faire route au sud, et par toutes les circonstances de sa conduite. Il avait étudié les ouvrages des anciens, et avait comparé leurs connaissances géographiques à celles que l’on devait à Marc-Pol. Ses méditations et quelques faits nouvellement remarqués, le confirmèrent dans l’idée de retrouver les pays dont parle le voyageur moderne, en se dirigeant d’abord à l’ouest ; l’amour de la gloire et sa hardiesse naturelle à braver les difficultés et les périls, le déterminèrent à persister dans son entreprise.

La médiocrité de sa fortune le forçait de communiquer des vues qu’il ne pouvait exécuter qu’avec de puissans secours. Il crut devoir la préférence à sa patrie : mais les Génois, refroidis pour les voyages de mer par le tort que les découvertes des Portugais causaient à leur commerce, rejetèrent ses propositions comme des fables. On ne trouve ni l’année ni les circonstances de cette négociation. Il offrit ensuite ses services à don Juan, roi de Portugal. Cette ouverture fut d’autant mieux reçue à la cour de Lisbonne, que le mérite de Colomb y était plus connu que dans la république de Gênes, d’où il était sorti dès l’enfance. On savait à Lisbonne, où il s’était établi, et qui était à cette époque le rendez-vous des hommes les plus habiles en astronomie, en géographie et en navigation, qu’il avait joint une longue pratique à ses connaissances. On remarquait notamment qu’il connaissait parfaitement l’art d’observer la latitude, ou la hauteur du pôle par l’astrolabe ; ce que personne avant lui n’avait pratiqué en haute mer, quoiqu’on en fit des leçons publiques dans les écoles ; et son frère, qui s’était retiré comme lui en Portugal, s’y était acquis beaucoup de réputation pour les cartes marines et les sphères, qu’il exécutait dans une perfection dont on n’avait pas encore eu d’exemple. Aussi fut-il écouté si favorablement, que la cour nomma d’abord des commissaires pour examiner ses offres ; mais il devint la dupe de leur mauvaise foi. Lorsqu’ils eurent reçu ses explications, ils persuadèrent au roi de faire partir secrètement une caravelle, avec ordre de suivre exactement ses mémoires, qu’ils avaient recueillis dans leurs conférences. À la vérité, leur artifice ne tourna qu’à leur honte. Le pilote portugais, qui n’avait ni la tête ni le courage du Génois, n’alla pas fort loin sans être effrayé par les difficultés de l’entreprise, et revint publier à Lisbonne que les nouveaux projets étaient autant de chimères. Colomb, dans l’indignation de se voir trompé, prit aussitôt la résolution de quitter le Portugal ; il n’y était plus attaché par sa femme, que la mort lui avait enlevée depuis peu ; et, craignant même d’y être arrêté, parce que le roi n’attribuait le mauvais succès de la caravelle qu’au défaut d’expérience et d’habileté du pilote, il s’embarqua furtivement pour l’Espagne avec son frère et son fils. Il arriva sans obstacle à Palos, port d’Andalousie. La cour d’Espagne était alors à Cordoue. Comme les dégoûts qu’il venait d’essuyer lui faisaient craindre de n’y pas trouver plus de faveur, il ne voulut s’y présenter qu’après avoir engagé son frère à se rendre en Angleterre pour tenter de faire entrer Henri vii dans les vues qu’il allait proposer lui-même aux Espagnols ; résolu apparemment de vendre ses services à ceux qui les mettraient à plus haut prix.

Il parut à Cordoue vers la fin de l’année 1484 ; et, prenant toutes les mesures de la prudence, il commença par se lier avec quelques personnes de distinction et de mérite, qu’il crut capables de disposer leurs majestés catholiques à goûter ses propositions. Par cette voie, il réussit à les faire entendre, mais avec beaucoup de lenteur. Hernand de Talavera, prieur de Prado, et confesseur de la reine, reçut ordre de former une assemblée de cosmographes pour conférer avec lui. Les savans étaient rares alors en Espagne ; et Colomb, porté à la défiance par son aventure de Lisbonne, craignait de s’exposer trop ouvertement. Le résultat lui fut si peu favorable, qu’après avoir employé près de cinq ans à combattre inutilement les préjugés et les objections, il obtint pour unique réponse que la guerre de Grenade, où le roi se trouvait engagé, ne lui permettait pas de se jeter dans de nouvelles dépenses ; mais qu’aussitôt qu’elle serait terminée, il se ferait éclaircir des difficultés qu’il souhaitait de pouvoir surmonter.

Colomb perdit l’espérance. Il prit tristement le chemin de Séville, d’où il ne laissa pas de faire de nouvelles ouvertures à divers seigneurs dont on vantait le crédit. Enfin, rebuté de trouver la même indifférence dans tous les ordres de l’Espagne, il écrivit au roi de France, qu’il crut pouvoir engager, du moins par le motif de la gloire ; mais les Français étaient alors occupés de leurs guerres d’Italie. Cette obstination de la fortune à lui fermer toutes sortes de voies ne parut point l’avoir abattu ; il revint aux anciennes vues qu’il avait formées du côté de l’Angleterre ; mais, avant de quitter l’Espagne, il alla voir à Cordoue un fils qu’il avait d’un second mariage, et qui s’était mis dans un couvent de franciscains. Le supérieur de ce couvent, qui se nommait Jean Perez de Marchena, homme d’un grand mérite, ne put l’entendre parler de la résolution où il était de porter ses lumières aux étrangers sans en regretter la perte pour l’Espagne. Il le pressa de suspendre son départ. Il assembla quelques habiles gens qu’il mit en conférence avec lui ; et, leur voyant approuver son projet avec beaucoup d’éloges, il se flatta qu’ayant l’honneur d’être estimé de la reine, qui l’avait employé quelquefois dans ses exercices de piété, il obtiendrait d’elle, en faveur de son ami, ce qui avait été refusé aux instances des principaux courtisans. Il écrivit à cette princesse, qui était alors à Santa-Fé pendant le siége de Grenade. Il fut aussitôt appelé à la cour. Le fruit de ce voyage fut de procurer une audience à Colomb. La reine ferma la bouche à ses ennemis en louant son esprit et ses projets ; mais elle jugea qu’il portait trop haut ses prétentions. Il demandait d’être nommé amiral et vice-roi perpétuel et héréditaire de tous les pays et de toutes les mers qu’il pourrait découvrir. Cette récompense paraissait excessive dans les plus heureuses suppositions ; et, s’il manquait de succès, la reine craignit quelque reproche de légèreté pour avoir pris trop de confiance aux promesses d’un étranger.

Ce nouveau refus, quoique adouci par des témoignages d’estime, le détermina plus absolument que jamais à quitter l’Espagne. Quintanille, Saint-Angel et le P. Marchena, étaient désespérés de voir négliger une affaire de cette importance. Ils engagèrent le cardinal de Mendosa, archevêque de Tolède et chef du conseil de la reine, à ne pas laisser partir un homme si précieux pour l’état sans lui avoir fait l’honneur de l’entendre. Colomb eut une longue audience du cardinal, qui parut fort satisfait de son esprit et de son caractère, mais qui n’entreprit rien en sa faveur.

On disait hautement qu’il ne fallait pas être surpris qu’un étranger sans bien pressât l’exécution d’une entreprise où il mettait si peu du sien, qui devait lui assurer un poste honorable, et où le pis aller pour lui était de se retrouver ce qu’il était. Colomb, qui ne put ignorer ce langage, allait faire les derniers préparatifs de son départ lorsque Grenade ouvrit ses portes aux Espagnols. Saint-Angel profita de cette heureuse conjoncture pour représenter à la reine le tort qu’elle faisait à sa propre gloire en refusant d’augmenter la puissance et l’éclat de sa couronne, sans compter que les avantages qu’elle paraissait négliger pouvaient tomber entre les mains de quelque autre prince et devenir pernicieux à l’Espagne. Il mit tant de force dans son discours, que cette princesse, déjà ébranlée par les sollicitations de Quintanille, se rendit à leur conseil ; et, pour ménager les finances que la guerre avait épuisées, elle déclara que son dessein était d’engager pour la nouvelle expédition une partie de ses pierreries. Saint-Angel, dans le mouvement de sa joie, répondit que cette ressource n’était pas nécessaire, et qu’il fournirait la somme de son propre fonds. La reine fit rappeler aussitôt Colomb, qui était déjà au port de Pinos, à deux lieues de Grenade. Son ressentiment ne l’empêcha point de retourner sur ses pas, et l’accueil qu’il reçut à la cour effaça le souvenir des chagrins qu’il y avait essuyés pendant plus de huit ans. Don Juan de Colonna, secrétaire d’état, reçut ordre de traiter avec lui et de lui expédier un brevet et des lettres-patentes par lesquelles on lui accorda volontairement plus d’honneurs qu’il n’en avait désiré.

Ces fameux actes, qui devaient acquérir à l’Espagne la souveraineté d’un nouveau monde, furent signés, l’un à Santa-Fé, et l’autre à Grenade, dans le temps que leurs majestés catholiques venaient d’achever la ruine des Maures après une domination de huit cents ans. Mais observons, avec un historien moderne, que la couronne d’Aragon n’entra pour rien dans cette entreprise, quoique tout parût se faire également au nom du roi et de la reine. Comme la Castille seule en fit tous les frais, le Nouveau-Monde ne fut découvert et conquis que pour elle ; et, pendant toute la vie d’Isabelle, la permission d’y passer et de s’y établir ne fut guère accordée qu’à des Castillans ; ce qui n’empêcha point que le roi ne prît tous les honneurs de la souveraineté, et quelquefois même sans y joindre le nom de la reine de Castille au sien, parce qu’il représentait son épouse.

Colomb reçut, avant son départ de Grenade, des lettres-patentes qui devaient le faire respecter de tous les princes du monde, et l’ordre de ne point approcher de cent lieues des conquêtes du Portugal ; ordre fort extraordinaire, et qui semble n’être qu’une formule politique, puisqu’on était fort loin de soupçonner alors que les Espagnols et les Portugais pussent jamais se rencontrer en venant des deux extrémités opposées. Colomb, après avoir passé à Cordoue, pour régler les affaires de sa famille, n’eut plus d’autre empressement que de se rendre à Palos, où les préparatifs étaient déjà commencés pour son armement. Il avait fait choix de ce port, parce qu’on y trouvait les meilleurs matelots de l’Espagne. Le père Marchena continuait de le servir avec zèle, et lui avait déjà fait autant d’amis qu’il y avait de gens de mer à Palos. On compte particulièrement dans ce nombre les trois Pinçon frères, qui passaient pour les plus riches habitans et les plus habiles navigateurs du pays, et qui ne firent pas difficulté d’engager leurs personnes et une partie de leur bien dans la nouvelle expédition.

La ville de Palos était alors obligée de mettre en mer, pendant trois mois de l’année, deux caravelles pour la garde des côtes : les habitans eurent ordre de les donner à Christophe Colomb. Il en équipa une autre qu’il monta lui-même, et qu’il nomma la Sainte-Marie. La première des deux autres était la Pinta, à laquelle il donna pour capitaine Martin-Alphonse Pinçon, et pour pilote François-Martin Pinçon, le plus jeune des trois frères. Vincent-Yanes Pinçon commanda la seconde, qui se nommait la Nina. L’équipage de ces trois navires n’était composé que de quatre-vingt-dix hommes, mariniers et volontaires, les uns amis de l’amiral, d’autres qui avaient servi avec honneur dans la maison du roi. On embarqua des provisions pour un an, et l’on mit à la voile un vendredi, 3 août 1492. On arriva le 11 à la vue de la grande Canarie, dont on partit le 1er. septembre ; et, quatre jours après, on jeta l’ancre à la Gomera, où l’on prit des rafraîchissemens, de l’eau et du bois. Sur l’avis que Colomb eut dans cette île que le roi de Portugal, indigné de son accommodement avec l’Espagne, avait armé trois caravelles pour l’enlever, il se hâta de remettre à la voile.

Ce fut le jeudi 7 du même mois qu’il perdit de vue la terre des Canaries, en gouvernant vers l’occident, où il se promettait de faire des découvertes. Quelques-uns de ses gens, effrayés de se voir dans une mer inconnue, sentirent diminuer leur courage jusqu’à s’abandonner aux soupirs et aux larmes : il leur fit honte de leur faiblesse, et tous ses soins furent employés à les soutenir par de magnifiques espérances. On fit dix-huit lieues avant la nuit ; mais Colomb eut l’adresse de cacher chaque jour une partie du chemin, pour rassurer ceux qui craignaient de s’éloigner trop des côtes d’Espagne. Le 11, à cent cinquante lieues de l’île de Fer, on rencontra un mât de navire qui devait avoir été entraîné par les courans : bientôt Colomb s’aperçut que les courans portaient au nord avec beaucoup de force, et le 14 au soir, cinquante lieues plus loin à l’occident, il observa que l’aiguille déclinait d’un degré vers le nord-ouest : le lendemain, cette déclinaison était augmentée d’un demi-degré ; mais elle varia beaucoup les jours suivans, et l’amiral fut surpris lui-même d’un phénomène qui n’avait point encore été remarqué. Le 15, à trois cents lieues de l’île de Fer, on vit tomber dans les flots, pendant la nuit et dans un temps fort calme, une grande flamme au sud-est, à la distance de quatre ou cinq lieues des vaisseaux.

L’équipage de la Nina vit avant le jour un oiseau, qui fut nommé rabo de junco, c’est-à-dire queue de jonc, parce qu’il avait la queue longue et fort menue ; le lendemain on fut beaucoup plus effrayé d’apercevoir, sur la surface de l’eau, des herbes dont la couleur était mêlée de vert et de jaune, et qui paraissaient nouvellement détachées de quelque île ou de quelque roche. On en découvrit beaucoup davantage le jour d’après, et la vue d’une petite langouste vive, qu’on remarqua dans ces herbes, fit juger que la terre ne pouvait être éloignée. D’autres s’imaginèrent qu’on était proche de quelques terres submergées : cette idée fit renaître la frayeur et les murmures ; on observa d’ailleurs que l’eau de la mer était moitié moins salée. Pendant la nuit suivante, quantité de thons s’approchèrent si près des caravelles, que l’équipage de la Nina en prit un. L’air était si tempéré, qu’il ne paraissait pas différent de celui d’Andalousie au mois d’avril. À trois cent soixante-dix lieues ouest de l’île de Fer, on vit encore un rabo de junco. Le mardi 18 septembre, Alphonse Pinçon, qui s’était avancé avec la caravelle, attendit l’amiral pour lui dire qu’il avait vu quantité d’oiseaux qui tiraient vers l’occident ; d’où il concluait que la terre ne pouvait pas être à plus de quinze lieues ; il s’imagina même l’avoir aperçue dans cet éloignement : mais Colomb l’assura qu’il se trompait, et que ce qu’il prenait pour la terre n’était qu’un gros nuage, qui ne fut pas en effet long-temps à se dissiper. Le vent était frais ; on avançait depuis dix jours à pleines voiles : l’étonnement de n’avoir depuis si long-temps que la vue du ciel et de l’eau faisait renouveler à tous momens les plaintes. L’amiral, se contentant d’observer tous les signes, avait toujours l’astrolabe devant lui et la sonde à la main. Le 19, on vit un de ces oiseaux que les Portugais ont nommés alcatras ; et, vers le soir, plusieurs autres vinrent voltiger autour des caravelles. On fut consolé par un si bon signe ; et, dans l’opinion que la terre ne pouvait être fort loin, on jeta la sonde avec toute la joie d’une vive espérance ; mais deux cents brasses de corde ne firent pas trouver le fond ; on reconnut que les courans allaient au sud-est. Le 20, deux alcatras s’approchèrent de la caravelle de l’amiral ; on prit vers la nuit un oiseau noir qui avait la tête marquée d’une tache blanche et les pieds d’un canard. On vit quantité de nouvelles herbes ; mais, après les avoir passées sans aucun danger, les plus timides commencèrent à se rassurer contre cette crainte. Le lendemain, trois petits oiseaux firent entendre leur ramage autour des vaisseaux, et ne cessèrent point de chanter jusqu’au soir. Quelle apparence qu’ils fussent capables d’un long vol ! on fut porté à se persuader qu’ils ne pouvaient être partis de bien loin ; l’herbe devenait plus épaisse, et se trouvait mêlée de limon : si c’était un sujet d’inquiétude pour la sûreté des caravelles, qui en étaient quelquefois arrêtées, on concluait du moins qu’on approchait de la terre. Le 21, on vit une baleine, et le jour suivant quelques oiseaux ; pendant trois autres jours, un vent de sud-est causa beaucoup de chagrin à l’amiral ; il affecta néanmoins de s’en applaudir comme d’une faveur du ciel. Ces petits artifices étaient continuellement nécessaires pour calmer l’esprit de ses gens, dont la confiance diminuait tous les jours : heureusement il s’éleva le 23 un vent d’est-nord-est qui le remit dans la route qu’il voulait suivre. On continua de voir plusieurs oiseaux de différentes espèces, et même des tourterelles qui venaient de l’occident.

Cependant la navigation avait duré trois semaines, et les apparences n’étant pas changées, on ne se croyait pas plus avancé que le premier jour. Cette réflexion, jointe à la crainte qu’un vent qui avait toujours été favorable pour aller à l’ouest ne rendît le retour impossible en Espagne, produisit tout d’un coup une révolution surprenante ; la plupart furent pénétrés de frayeur en considérant qu’ils étaient au milieu d’un abîme sans fond et sans bornes, toujours prêt à les engloutir : une idée si terrible agit avec tant de force, que, s’étant répandue dans les trois équipages, on ne parla plus que de reprendre aussitôt la route de l’Europe. La cour, disaient les plus modérés, ne pourrait s’offenser qu’après avoir pénétré plus loin qu’on ne l’avait jamais fait avant eux, l’espérance leur eût manqué plutôt que le courage, et qu’ils eussent refusé de servir la folle ambition d’un aventurier qui n’avait rien à perdre ; d’autres s’emportèrent jusqu’à proposer hautement de jeter cet étranger dans les flots, et de dire en Espagne qu’il y était tombé par malheur en observant les astres. L’amiral comprit la grandeur du péril ; mais, loin d’en être abattu, il rappela toute sa grandeur d’âme pour conserver un visage tranquille ; et, feignant de ne rien entendre, il employait tantôt les caresses et les exhortations, tantôt les raisonnemens spécieux et des espérances séduisantes, tantôt la menace et l’autorité du roi dont il était revêtu. Le mardi 25, à la fin du jour, Pinçon s’écria : Terre ! terre ! et fit remarquer en effet, à plus de vingt lieues au sud-est, une épaisseur qui avait l’apparence d’une île. Cet avis, qui n’était qu’une invention concertée avec l’amiral, eut la force de calmer les mutins : leur joie devint si vive, qu’ils rendirent à Dieu des grâces solennelles ; et, pour les soutenir dans cette disposition, Colomb fit gouverner du même côté pendant toute la nuit. Ils furent détrompés le lendemain, en reconnaissant qu’on n’avait vu que des nuages ; mais les signes qui reparurent heureusement à l’ouest leur firent reprendre cette route avec moins d’inquiétude. Les oiseaux et les poissons ne cessaient plus de se présenter en grand nombre ; on vit des poissons ailés, tels que les Portugais en rencontraient souvent dans leur route aux Indes orientales, des dorades, des empereurs ; et l’on reconnut que la violence des courans était fort diminuée. Colomb se fortifiait lui-même par tous ces signes, et n’apportait pas moins d’attention à ceux du ciel : il observa que pendant la nuit l’aiguille variait de plus d’un quart de cercle, et que le jour elle demeurait fixe au nord. Les deux étoiles qu’on nomme les gardes étaient ensemble à l’occident pendant la nuit ; et lorsque le jour commençait à paraître, elles se rencontraient au nord-est : il expliquait toutes ces apparences aux pilotes, qui en marquaient autant de crainte que d’étonnement, et la confiance qu’il trouvait le moyen de leur inspirer se communiquait aux équipages.

Le 1er. d’octobre un pilote jugea qu’on était à cinq cent quatre-vingt-huit lieues des Canaries ; un autre, qu’il y en avait six cent trente-quatre ; et le troisième, qu’on n’en avait pas fait moins de six cent cinquante. Colomb était sûr d’en avoir fait sept cent sept : mais pour éloigner tout ce qui était capable de causer de l’effroi, il assura froidement que, suivant son calcul, il y en avait cinq cent quatre-vingt-quatre. Chaque jour de la semaine offrit de nouveaux signes. Le 8, au lever du soleil, on crut voir une terre ; et la petite caravelle, qui s’était plus avancée que les autres, tira un coup de canon avec d’autres marques de joie ; mais on reconnut encore que c’était une erreur causée par quelques nuages : les murmures et la mutinerie recommencèrent. L’amiral se vit plus en danger que jamais par le désespoir de ceux à qui les horreurs d’une mort prochaine, qui leur paraissait inévitable par la faim ou le naufrage, faisaient oublier les lois de l’honneur et de leur engagement. Les Pinçon mêmes ne firent pas difficulté de se déclarer pour les mutins. Enfin la évolte devint si générale, que, n’espérant plus rien de la sévérité ni de la douceur, Colomb prit le parti de faire aux plus furieux une proposition qui suspendit aussitôt leurs emportemens. Il leur promit que, si dans trois jours la terre ne paraissait point, il reconnaîtrait qu’il les avait trompés, et qu’il s’abandonnerait volontairement à leur vengeance. Cette déclaration les toucha ; mais ils jurèrent aussi que, s’ils ne voyaient rien de certain après les trois jours, ils reprendraient la route de l’Europe. On a toujours été persuadé qu’il avait couru peu de risques à prendre un terme si court. Depuis quelque temps il trouvait fond avec la sonde, et la qualité du sable ou de la vase devait lui faire juger qu’il approchait réellement de la terre : on ne peut douter non plus qu’il ne l’eût découverte plus tôt, s’il eût tourné au midi, vers lequel tous les petits oiseaux qu’il avait vus prenaient leur vol. On continuait d’en apercevoir de nouvelles troupes, dont le ramage se faisait entendre ; on distinguait leur couleur. Les thons étaient en plus grand nombre. Mais les deux jours suivans offrirent des signes d’une autre nature qui ne purent manquer de rendre le courage aux plus timides. Les matelots de l’Amiral virent passer un gros poisson vert de l’espèce de ceux qui ne s’éloignent jamais des rochers. Ceux de la Pinta virent flotter une canne fraîchement coupée, et prirent un morceau de bois travaillé, avec un tas d’herbes qui paraissaient arrachées depuis peu de temps du bord de quelque rivière. Ceux de la Nina virent une branche d’épine avec son fruit. On respirait un air plus frais ; et, ce qui fit encore plus d’impression sur un navigateur tel que Colomb, les vents étaient inégaux et changeaient souvent pendant la nuit ; ce qui devait lui faire juger qu’ils commençaient à venir de terre. Aussi n’attendit-il pas que le troisième jour fût passé pour déclarer que cette nuit même il comptait voir la terre. Il ordonna des prières publiques, après avoir recommandé aux pilotes d’être sur leurs gardes ; il voulut que toutes les voiles fussent carguées, à l’exception d’une trinquette basse ; et, dans la crainte que les caravelles ne fussent séparées par un coup de vent, il donna des signaux pour se réunir. Enfin il promit qu’à la récompense ordonnée par leurs majestés catholiques pour celui qui verrait le premier la terre il joindrait une mante de velours.

Vers dix heures du soir, se trouvant lui-même dans le château-de-poupe , il découvrit une lumière. Aussitôt il fit appeler secrètement Pierre Guttierez, ancien valet de garde-robe de la reine, qui crut la voir comme lui. Ils appelèrent ensemble Rodrigue Salcedo, contrôleur militaire de la flotte, qui ne la distingua pas tout d’un coup ; mais bientôt ils virent tous trois que cette lumière changeait de place avec ceux qui la portaient, apparemment d’une maison à l’autre. À deux heures après minuit, les matelots de la Pinta, qui avaient pris le devant, crièrent Terre ! terre ! et donnèrent d’autres signes. Ils avaient découvert en effet la côte, dont ils n’étaient qu’à deux lieues. Le premier qui l’aperçut, nommé Rodrigue Triana, crut sa fortune assurée ; mais, sur le témoignage de Guttierez et de Salcedo, les dix mille maravedis furent adjugés à Colomb, auquel ils furent payés pendant toute sa vie, sur les boucheries de Séville.

Les premiers rayons du jour, firent reconnaître une île, longue d’environ vingt lieues, plate et remplie d’herbes. La Pinta, qui avait continué d’avancer la première, attendit les deux autres caravelles, et tous les équipages se jetant à genoux devant Colomb, réparèrent, par des transports d’admiration et de respect les chagrins qu’ils lui avaient causés. Cet étranger, qu’ils avaient traité avec tant de mépris, devint à leurs yeux le plus grand de tous les hommes, et les excès de leur joie furent portés jusqu’à l’admiration.

Il donna sur-le-champ à l’île le nom de San-Salvador, qu’elle n’a pas conservé. En continuant d’approcher, on vit bientôt le rivage bordé d’hommes nus, qui donnèrent de grandes marques d’étonnement ; on fut informé dans la suite qu’ils avaient pris les trois caravelles pour des animaux. L’amiral se fit conduire à terre dans une barque armée, l’épée à la main et l’étendard déployé. Les commandans des deux caravelles suivirent son exemple ; avec leurs enseignes, sur lesquelles on voyait d’un côté une croix verte avec une F, et de l’autre, plusieurs FF couronnées à l’honneur de Ferdinand. Tous les équipages s’étant empressés de débarquer, baisèrent humblement la terre, et rendirent grâces au ciel du succès de leur voyage. Chacun renouvela aux pieds de Colomb les témoignages de sa reconnaissance et de sa soumission, en lui prêtant serment de fidélité sous le double titre de vice-roi et d’amiral. Ensuite, après avoir planté une croix sur le rivage, il prit possession de l’île pour la Castille au nom de leurs majestés catholiques. Si l’on avait pu expliquer aux naturels du pays ce que c’était que cette prise de possession, il est probable qu’ils en auraient été encore plus étonnés que de tout ce qu’ils voyaient. Les insulaires, observant qu’on écrivait dans cette cérémonie, s’imaginèrent qu’on jetait quelque sort sur eux et sur leur île ; ils prirent la fuite avec une vive frayeur. L’amiral les fit suivre. On en arrêta quelques-uns, qui furent comblés de caresses et de présens, et qui eurent aussitôt la liberté de joindre leurs compagnons. Cette conduite les rendit extrêmement familiers. Ils s’approchèrent des caravelles, les uns à la nage, d’autres dans leurs barques, auxquelles ils donnaient le nom de pirogues. Leurs cheveux étaient noirs et épais, liés autour de la tête en manière de tresse avec un cordon ; quelques-uns les portaient flottans sur leurs épaules ; la plupart avaient la taille dégagée, les traits du visage assez agréables, le front large et le teint couleur d’olive. Ils étaient peints d’une manière bizarre, les uns au visage, d’autres aux yeux et au nez seulement, et quelques-uns partout le corps. Tandis que les Castillans admiraient leur figure, ces barbares n’étaient pas moins étonnés de voir des hommes vêtus, avec une longue barbe. Ils connaissaient si peu le fer, que, voyant pour la première fois des armes de ce métal, ils prenaient un sabre par le tranchant, et se faisaient des blessures dont ils paraissaient surpris. Leurs javelines étaient d’un bois endurci au feu, avec une pointe aiguë, assez proprement armée d’une dent de poisson. Leurs barques, ou leurs pirogues, n’étaient que des troncs d’arbres creusés, dont les uns ne pouvaient porter qu’un homme, et d’autres en contenaient près de cinquante. Ils les conduisaient avec une seule rame en forme de pelle ; et les plus grandes étaient si légères, que, lorsqu’elles se renversaient, ils les redressaient dans un instant : ils les vidaient en nageant près du bord ; et, s’y replaçant avec une extrême agilité, ils recommençaient à voguer sans aucune marque d’embarras ou de crainte. Les moindres présens leur paraissaient précieux. Enfin l’île avait de l’eau, des arbres et des plantes ; mais on n’y aperçut point d’autres animaux que des perroquets.

Dès le même jour l’amiral fit rembarquer tous ses gens, et quantité de sauvages le suivirent à bord. En les interrogeant à loisir par des signes qu’ils entendirent facilement, on apprit d’eux que leur île se nommait Guanahani, qu’elle était environnée de plusieurs autres, et que tous les insulaires dont elles étaient peuplées prenaient le nom de Lucayos[1]. Le lendemain on les vit revenir en plus grand nombre avec des perroquets et du coton, qu’ils donnèrent en échange pour de petites sonnettes qu’on leur attachait aux jambes et au cou, et pour des fragmens de vases de terre ou de faïence. Vingt-cinq livres de coton ne leur paraissaient pas un prix excessif pour un morceau de verre. Ils n’avaient aucune sorte de parure, à la réserve de quelques feuilles jaunes qu’ils portaient comme collées au bout du nez, et qu’on ne fut pas long-temps à reconnaître pour de l’or. On leur demanda d’où ils tiraient cet ornement ; ils montrèrent le côté du sud, en faisant entendre qu’il s’y trouvait plusieurs grandes îles. L’amiral ne balança point à prendre cette route ; mais il voulut connaître auparavant le reste de l’île. En rangeant la côte au nord-ouest, il trouva une espèce de port dont l’accès lui parut facile aux plus grands vaisseaux. Les insulaires continuaient de le suivre par terre et dans leurs canots ; ils appelaient leurs compagnons pour admirer avec eux une race d’hommes extraordinaires ; et, levant les mains, ils montraient qu’ils les croyaient descendus du ciel. Dans le même lieu, les trois caravelles découvrirent une presqu’île qu’on pouvait environner d’eau avec un peu de travail, et dont on aurait pu faire une place très-forte. On y voyait six maisons, et quantité d’arbres qui semblaient servir d’ornement à quelques jardins ; mais l’amiral, pensant à chercher quelque lieu d’où il pût tirer des rafraîchissemens, renvoya les sauvages qui l’avaient suivi, à l’exception de sept qu’il emmena pour leur apprendre la langue castillane ; et le 15, après avoir aperçu quantité d’îles vertes et peuplées, il s’approcha d’une autre qu’il nomma la Conception, à sept lieues de la première. Elle lui parut si mal pourvue de vivres, qu’il ne s’y arrêta que pour y passer la nuit à l’ancre ; mais le 17 il alla faire de l’eau dans une troisième dont les habitans avaient l’air plus civilisé. Les femmes y étaient couvertes depuis la ceinture jusqu’aux genoux, les unes de pièces de coton, les autres de feuilles d’arbres. Elle reçut le nom de Fernandine. Les Castillans virent plusieurs sortes d’oiseaux, la plupart différens de ceux de l’Europe ; des poissons de couleurs différentes et fort vives ; des lézards d’une grosseur démesurée, qui leur causèrent beaucoup d’épouvante, mais qu’ils regrettèrent de n’avoir pas mieux connus, lorsque le temps leur eut appris que la chair de cette espèce de reptiles est une excellente nourriture : des lapins de la grosseur des rats, et quantité de perroquets ; mais nul animal terrestre dont ils pussent se nourrir avec confiance. Cependant l’île offrait plus de maisons qu’ils n’en avaient encore vu ; elles étaient en forme de tentes, avec une sorte de portail couvert de branches qui les garantissaient de la pluie et des vents, et plusieurs tuyaux pour le passage de la fumée. Il n’y avait point d’autres meubles que des ustensiles grossiers et quelques pièces de coton. Les lits qui servaient au repos de la nuit étaient une sorte de rets que les Indiens nommaient hamacs, suspendus à deux poteaux. On y vit quelques petits chiens muets. Entre les insulaires, on en distingua un qui portait au nez une petite pièce d’or marquée de quelques caractères, que l’amiral prit d’abord pour des lettres ; mais, il apprit ensuite que l’usage de l’écriture n’était pas connu dans ces îles.

Il passa de là dans une quatrième île, que les habitans appelaient Saamoto, et qu’il nomma Isabelle ; mais, se reprochant le temps qu’il perdait, il fit route à l’est-sud-est. Les deux jours suivans, il aperçut du nord au sud huit nouvelles îles, qui furent nommées îles d’Arena, parce que les caravelles y trouvèrent peu de fond. Le 27, avant la nuit, il découvrit une grande terre, à laquelle il entendait donner le nom de Cuba par les Indiens qui l’accompagnaient. Le 28, il entra dans un grand fleuve : les bois y étaient fort épais, les arbres d’une hauteur extraordinaire, les fruits différens des nôtres, et les oiseaux en fort grand nombre : deux maisons qu’on y aperçut, et qu’il fit visiter, se trouvèrent sans habitans ; il s’avança vers un autre fleuve, auquel il donna le nom de Luna ; et, plus loin, il entra dans un autre qui fut nommé Mares. Les rives en parurent fort peuplées ; mais la vue des trois caravelles fit prendre aussitôt la fuite aux Indiens ; ceux que l’amiral avait à bord lui firent entendre qu’il trouverait de l’or dans cette île, et plusieurs apparences semblaient confirmer leur témoignage ; il ne permit point à ses gens de descendre, dans la crainte d’alarmer trop les insulaires ; mais, ayant choisi deux hommes intelligens, dont l’un avait été juif, et savait les langues anciennes, il les envoya dans un canot avec deux de ces Indiens pour visiter le pays ; il leur donna six jours pour cette expédition, et dans l’intervalle il fit radouber son navire. On remarqua que tout le bois qui fut brûlé rendait une sorte de gomme ou de mastic, et que les feuilles ressemblaient à celles du lentisque.

Au retour des deux Castillans, qui amenaient trois Indiens de l’île, on apprit d’eux qu’ayant fait vingt-deux lieues dans les terres, ils étaient arrivés à l’entrée d’un village composé de cinquante maisons, qui contenaient environ mille habitans nus, hommes et femmes, mais d’un caractère si doux, qu’ils s’étaient empressés de venir au-devant d’eux, de leur baiser les pieds, et de les porter sur leurs bras ; qu’on les avait fait asseoir sur des siéges d’une forme bizarre et garnis d’or ; que pour alimens on leur avait donné des racines cuites, dont le goût ressemblait à celui des châtaignes ; qu’on les avait pressés de passer quelques jours dans l’habitation pour se reposer ; et que, n’ayant pu les arrêter par leurs prières et leurs caresses, ces bons insulaires avaient permis à trois d’entre eux de les accompagner jusqu’au rivage : ils ajoutèrent que dans le voyage ils avaient rencontré plusieurs hameaux, dont les habitans leur avaient fait le même accueil ; que le long du chemin ils avaient vu quantité d’autres Indiens, la plupart avec un tison à la main pour faire cuire leurs racines, ou certaines herbes dont ils se parfumaient, et que leur méthode pour allumer du feu était de frotter un morceau de bois avec un autre, ce qui servait facilement à l’enflammer ; qu’ils avaient remarqué une infinité d’arbres fort différens de ceux qu’on voyait sur la côte, et diverses espèces d’oiseaux, entre lesquels ils n’avaient reconnu que des perdrix et des rossignols ; mais qu’ils n’avaient aperçu d’autres animaux terrestres que plusieurs de ces chiens qui ne jappent point ; que les terres étaient couvertes d’une sorte de grains qu’ils avaient entendu nommer maïs, et dont ils avaient trouvé le goût fort agréable ; qu’ayant demandé s’il y avait de l’or dans l’île, on leur avait fait comprendre qu’ils en trouveraient beaucoup dans Bohio, qu’on leur avait montré à l’est, et dans un pays qui se nommait Cubannacan.

L’amiral sut bientôt que Cubannacan était une province située au milieu de l’île, parce qu’il ne fut pas long-temps à reconnaître que nacan, dans la langue du pays, signifiait le milieu ; mais il n’apprit que dans la suite la signification de bohio, qui était moins le nom d’un lieu particulier que celui de toute terre où les maisons et les habitans sont en grand nombre. Cependant l’espérance de découvrir une région dans laquelle on lui promettait qu’il trouverait beaucoup d’or l’obligea de partir avec plusieurs Indiens de Cuba, qui s’offrirent à lui servir de guides. Il accepta d’autant plus volontiers leurs offres, que, dans la multitude de ceux qui consentaient à le suivre, il pouvait s’en trouver un qui apprît la langue castillane avec plus de facilité que les autres, et chaque instant lui faisait sentir l’importance de ce secours ; sans compter que, dans le dessein qu’il avait d’en transporter plusieurs en Espagne, il voulait qu’ils fussent de divers pays, pour rendre un témoignage plus certain du nombre et de la variété de ses découvertes. Cette mer reçut le nom de Nuestra-Senora. Tous les canaux qu’elle forme entré ses îles se trouvèrent fort profonds, et les rivages étaient couverts d’une verdure charmante, qui formait un délicieux spectacle pour les Castillans. Quoique ces petites îles ne fussent pas peuplées, on y voyait de toutes parts des feux de pêcheurs : les matelots des caravelles y passèrent dans leurs barques ; et leur étonnement fut d’abord extrême d’y voir manger aux Indiens de grandes araignées, des vers, engendrés dans du bois pouri, et des poissons à demi cuits, dont ils avalaient les yeux crus ; mais, ne pouvant se persuader que ce qui paraissait de bon goût à des créatures de leur espèce fut nuisible pour d’autres hommes, ils se hasardèrent à suivre l’exemple des sauvages, et personne ne s’en trouva plus mal : les nacres de perles s’offraient de toutes parts. L’amiral observa que l’eau croissait et diminuait beaucoup dans cette mer, ce qu’il attribuait à la grande quantité d’îles : mais il lui parut plus difficile d’expliquer le cours de la marée, qui était directement contraire à celle de Castille ; il jugea que la mer devait être basse dans cette partie du monde.

Le 19 novembre, après avoir fait élever une fort grande croix à l’entrée du port del Principe, il remit à la voile pour découvrir l’île qu’il cherchait encore sous le nom de Bohio ; mais il eut les vents à combattre, et la fortune lui préparait un chagrin beaucoup plus vif, qui fut d’apprendre, le 21, que la Pinta s’était séparée volontairement de lui. Martin-Alphonse Pinçon, qui la commandait, excité par la passion de l’or, avait voulu profiter des avantages de sa caravelle, qui était très-légère à la voile, pour arriver le premier dans cette île si riche que l’on avait annoncée. On fit inutilement quantité de signes pour le rappeler à la soumission : l’amiral pénétra le fond de ses desseins ; mais, pour ne rien donner au hasard des conjectures, il résolut de passer quelques jours à l’attendre dans un troisième port de Cuba, également sûr et spacieux, qu’il nomma Sainte-Catherine, parce qu’on était à la veille de cette fête. En faisant de l’eau et du bois, il vit, à peu de distance du rivage, des pierres qui semblaient renfermer de l’or. Quelques Américains qu’il rencontra dans ce port, et qui furent témoins de ses observations, lui apprirent que l’île qu’il cherchait sous le nom de Bohio était leur patrie, et qu’elle se nommait Haïti. Ils lui confirmèrent qu’il y trouverait beaucoup de ce métal, surtout dans une contrée qu’ils appelèrent Cibao. Il se hâta de remonter vers le sud-est de Cuba, où il ne cessa point de trouver de fort bons ports. Continuant de ranger la côte de Cuba, il se trouva, le 3 décembre, à la pointe orientale de cette île. Il prit à l’est vers l’île de Haïti, qui n’en est qu’à dix-huit lieues ; mais les courans ne lui permirent d’y aborder que le jour d’après. Il entra dans un port auquel il donna le nom de Saint-Nicolas, dont on célébrait la fête : le mouillage y était sûr et commode. Une rivière qui s’y déchargeait tranquillement offrait quantité de grands canots qui bordaient ses rives. Mais une juste inquiétude pour la Pinta, et le conseil des Américains, qui voulaient qu’on allât plus loin pour s’approcher des mines de Cibao, firent remettre à la voile vers le nord, jusqu’à un petit port qu’il nomma la Conception, au sud d’une petite île éloignée d’environ dix lieues, qui fut nommée Tortue.

L’île de Haïti parut si grande à l’amiral, le terrain et les arbres y avaient tant de ressemblance avec ceux de Castille, qu’il lui donna le nom d’Espagnola (île Espagnole).

Les insulaires marquaient d’abord peu de disposition à s’approcher des caravelles. Ceux qui les avaient aperçues les premiers avaient pris la fuite, et leur récit avait déjà répandu l’alarme dans toutes les parties de l’île. Ceux mêmes qui étaient venus avec l’amiral s’étaient échappés à la nage. Ils avaient excité les autres à la défiance ; et de toutes parts on ne voyait que des côtes et des campagnes désertes. Quelques matelots qui pénétrèrent dans un bois y découvrirent une troupe de ces Américains, accompagnés de leurs femmes et de leurs enfans, que la crainte y avait rassemblés. Ils prirent une femme qu’ils menèrent à l’amiral : on lui fit toutes sortes de caresses ; elle fut habillée proprement, et reconduite à sa troupe par les mêmes matelots, avec trois sauvages de San-Salvador qui entendaient sa langue. Le lendemain l’amiral envoya du même côté neuf autres Castillans, qui trouvèrent cette femme dans une bourgade, éloignée de quatre lieues au sud-est, et composée d’environ mille maisons. Leur vue mit tous les habitans en fuite ; mais un insulaire de San-Salvador, par lequel ils s’étaient fait conduire, inspira d’autres sentimens à ceux qu’il put rencontrer. Il rendit un témoignage si favorable aux étrangers, que, les ayant fait consentir à les recevoir, tous les autres furent animés par l’exemple, et revinrent avant la nuit. On se fit des présens mutuels, et les Castillans ne firent pas difficulté de passer la nuit dans l’habitation.

Le lendemain on vit un grand nombre d’insulaires qui prenaient volontairement le chemin du port ; quelques-uns portaient sur leurs épaules la femme qu’on leur avait renvoyée, et son mari l’accompagnait pour en faire ses remercîmens à l’amiral. Ils étaient plus blancs que ceux des autres îles, d’une taille moins haute et moins robuste, d’un visage assez difforme, mais d’un caractère doux et traitable : ils avaient la tête toujours découverte, et le crâne si dur, que, dans un temps moins paisible, les Castillans le trouvèrent quelquefois à l’épreuve du sabre.

Avant leur départ, on vit arriver au rivage un seigneur du canton, accompagné d’environ deux cents personnes qui le portaient sur leurs épaules, et qui lui donnaient le nom de cacique ; il était fort jeune, et la curiosité l’amenait pour voir les vaisseaux. Un Américain du bord de l’amiral alla au-devant de lui, et lui déclara que les étrangers étaient descendus du ciel. Il monta d’un air grave dans la caravelle, suivi de ses deux principaux officiers, et lorsqu’il fut sur le pont, il fit signe au reste de ses gens de demeurer à terre. L’amiral lui présenta quelques rafraîchissemens, dont il ne fit pas difficulté de goûter, mais il ne toucha point aux liqueurs ; il ne fit que les approcher de sa bouche. Un habitant de San-Salvador qui commençait à servir d’interprète, lui dit que l’amiral était capitaine des rois de Castille et de Léon, les plus grands monarques du monde. Il refusa de le croire, toujours persuadé, sur le témoignage du premier, que les étrangers étaient des habitans du ciel. Le lendemain il revint avec la même suite, et l’on vit paraître en même temps un canot qui venait de la Tortue, chargé d’environ quarante hommes. Le cacique prit un ton menaçant pour leur ordonner de se retirer, et leur jeta même de l’eau et des pierres : ils obéirent avec de grandes marques de soumission. Les Castillans s’employèrent librement pendant tout le jour à troquer des grains de verre pour des feuilles d’or. Leur passion, ou plutôt celle de l’amiral, était de porter de l’or en Castille.

Le 21 décembre l’amiral reçut une députation du roi Guacanagari, qui le faisait prier de se rendre à sa cour, et qui lui envoyait un présent assez riche ; c’était un masque dont les oreilles, la langue et le nez étaient d’or battu, avec une ceinture de la largeur de quatre doigts, bordée d’os de poisson fort menus, et travaillés en forme de perles. L’amiral promit aux députés d’aller voir incessamment leur maître ; mais il se crut obligé par la prudence d’y envoyer d’abord quelques-uns de ses officiers. Ceux qu’il chargea de cette commission revinrent si satisfaits de l’accueil et des présens du roi, qu’il ne balança point à faire le même voyage. Guacanagari faisait son séjour ordinaire à quatre ou cinq lieues du port de Saint-Thomas. Le fruit de cette entrevue fut un traité de commerce qui parut établir la confiance. On vit aussitôt un concours surprenant d’hommes de tout âge et de tout sexe autour des deux caravelles. Les grains d’or, le coton et les perroquets furent prodigués aux Castillans. Ceux qui visitèrent les bourgs y furent traités comme des hommes célestes. Cette heureuse prévention ne diminuait point dans l’esprit des insulaires. Ils baisaient la terre où les Castillans avaient passé, et tous les biens de l’île étaient comme abandonnés à leur discrétion.

La mer fut extrêmement agitée pendant deux jours ; mais, au retour du beau temps, l’amiral résolut de s’approcher d’un lieu qu’il avait nommé Punta-Santa. Il fut secondé par un petit vent. Comme il avait passé ces deux jours sans dormir, la nécessité de se reposer l’obligea de se jeter sur son lit, après avoir recommandé aux pilotes de ne pas quitter le gouvernail ; mais n’étant pas moins pressés que lui du sommeil, ils confièrent leur charge à un jeune homme sans expérience, qui fut entraîné par les courans sur un banc de sable où le navire échoua. L’amiral fut réveillé par les cris qu’il lui entendit jeter au milieu du péril ; mais il était trop tard, et les ordres qu’il se hâta de donner furent si mal exécutés, que, n’ayant pu tirer aucun secours de ses propres gens, qui pensèrent uniquement à sauver leur vie, il eut le chagrin de voir périr sa caravelle à ses yeux. La Nina, commandée par Yanes Pinçon, était éloignée d’une lieue. Elle refusa de prendre à bord ceux qui avaient quitté l’amiral ; et, ne pouvant arriver assez tôt pour secourir son vaisseau, elle servit du moins à sauver sa personne et ceux qui avaient couru le même danger.

Guacanagari ne fut pas plus tôt informé du malheur de ses nouveaux alliés, qu’il accourût avec le plus vif empressement pour leur offrir toutes sortes de secours. Il les fit aider par ses sujets à recueillir les débris de leur naufrage. Dans plusieurs visites qu’il rendit à l’amiral, il le conjurait les larmes aux yeux, suivant les termes de tous les historiens, d’oublier une perte dont il se reprochait d’avoir été l’occasion. Il lui présenta tout ce qu’il possédait pour la réparer. Tous les habitans de cette partie de l’île entrèrent dans les sentimens de leur souverain, et voyant l’ardeur des Castillans pour l’or, ils leur apportèrent tout ce qu’ils avaient de ce précieux métal. À la vérité, leur passion n’était pas moins ardente pour les bagatelles qu’ils recevaient en échange, mais surtout pour les sonnettes. Ils approchaient comme à l’envi de la caravelle en levant des lames d’or sur leur tête. Ils paraissaient craindre que leurs offres ne fussent refusées. Un d’entre eux, qui en tenait à la main un morceau du poids d’un demi-marc, étendit l’autre pour recevoir une sonnette, donna son or, et se mit à fuir de toutes ses forces, dans la crainte apparemment que le Castillan ne se crut trompé ; et ce sont ces hommes que les Espagnols ont cru devoir détruire !

Des marques si constantes de simplicité et d’amitié, jointes à l’espoir de parvenir sans violence à découvrir la source de tant de richesses, firent naître à l’amiral le dessein de former un établissement dans les terres de Guacanagari. Ses gens applaudirent à cette ouverture, comme au seul moyen d’acquérir une parfaite connaissance du pays, et d’en apprendre la langue. Il n’était question que de faire goûter ce dessein au roi. L’amiral s’attacha plus que jamais à gagner sa confiance par des caresses et des présens. Mais, comme il n’était pas moins nécessaire de lui inspirer du respect, il fit faire quelques décharges de son artillerie. La foudre descendue sur les insulaires ne leur aurait pas causé plus de frayeur : ils tombaient à terre en se couvrant la tête de leurs mains. Guacanagari n’étant point exempt de cet effroi, l’amiral se hâta de le rassurer. « Avec ces armes, lui-dit-il, je vous rendrai victorieux de tous vos ennemis[2] ; » et pour le persuader par des effets, il fit tirer un coup contre le navire échoué. Le boulet, ayant percé le navire, alla tomber dans la mer. Ce spectacle causa tant d’étonnement au roi, qu’il s’en retourna chez lui dans une rêverie profonde, et persuadé que les étrangers étaient les maîtres du tonnerre.

Dans cette disposition, il leur accorda volontiers la liberté de bâtir un fort, qui fut composé en dix jours des débris du vaisseau, et dans lequel on mit quelques pièces de canon. Un fossé assez profond dont il fut environné, et la seule vue de l’artillerie, devaient suffire pour tenir en respect des gens nus et déjà subjugués par la crainte. Pendant ce travail, l’amiral descendait chaque jour à terre , où il passait toutes les nuits, Guacanagari prit cette occasion pour le surprendre par divers honneurs auxquels il ne s’attendait point. Un jour, en descendant de sa chaloupe, il rencontra un des frères de ce prince, qui le conduisit par la main dans une maison fort ornée, où le roi vint le trouver aussitôt, et lui mit au cou une lame d’or. Un autre jour, cinq caciques, sujets du roi, l’étant venus voir avec des couronnes d’or sur la tête, ce prince observa le moment où l’amiral descendait au rivage pour se présenter avec ses vassaux, la tête couverte aussi d’une couronne, et l’ayant conduit dans le même lieu, il le fit asseoir avec beaucoup de vénération, et lui mit sa couronne sur la tête. L’amiral portait un collier de grains fort menus. Il se l’ôta sur-le-champ pour le mettre an cou de Guacanagari ; il se dépouilla d’un fort bel habit qu’il avait ce jour-là, et l’en couvrit de ses propres mains ; il se fit apporter des bottines rouges qu’il lui fit chausser ; enfin il lui mit au doigt un anneau d’argent. Cette cérémonie fut comme un nouveau traité, qui parut augmenter l’affection des insulaires pour les Castillans. Deux caciques accompagnèrent l’amiral jusqu’à sa chaloupe, et lui présentèrent, en le quittant, chacun leur lame d’or. Ces lames n’étaient pas fondues ; elles étaient composées de plusieurs grains. Les Américains n’ayant pas l’industrie de les mettre en œuvre, prenaient les parties d’or telles qu’ils les tiraient des mines, et n’employaient que des pierres pour les allonger.

Dans cet intervalle, les insulaires avertirent l’amiral qu’ils avaient découvert un navire qui rôdait à l’est autour de la côte. Il ne douta point que ce ne fût la Pinta, dont la désertion lui causait beaucoup plus de chagrin depuis la perte de sa caravelle. Il dépêcha une chaloupe avec ordre de la chercher ; mais il remit à l’officier qu’il chargea de ce soin une lettre pour Alphonse Pinçon, par laquelle, dissimulant son ressentiment, il l’exhortait à rejoindre son chef. La chaloupe fit inutilement plus de vingt lieues. On ne douta plus que Pinçon n’eût fait route pour l’Espagne afin d’y porter la première nouvelle des découvertes, et pour s’en attribuer peut-être toute la gloire. Ce soupçon détermina l’amiral à presser son départ, et lui fit remettre à d’autres temps la visite des mines.

Il assembla tous ses gens, entre lesquels il choisit trente-neuf hommes des plus forts et des plus résolus. Il leur donna pour commandant un gentilhomme de Cordoue, nommé Diego d’Arana, qu’il revêtit d’un pouvoir absolu, tel qu’il l’avait reçu lui-même de leurs majestés catholiques. Il nomma Pedro Guttierez et Rodrigue d’Escobedo pour le remplacer successivement, si la mort ou quelque autre accident l’enlevait à la colonie. Un cordonnier, un tailleur d’habits et un charpentier furent les seuls ouvriers qu’il crut nécessaires dans un établissement où tout autre art était inutile. Mais il y laissa tout ce qu’il put se retrancher de vin, de biscuit et d’autres provisions, avec diverses sortes de grains, pour semer, et quantité de marchandises qui devaient servir à l’entretien du commerce avec les insulaires. Comme l’engagement de ceux qu’il avait choisis était volontaire, il n’eut à leur représenter que l’importance qu’il y avait pour eux et pour leur patrie de vivre dans l’union, de ménager les insulaires, et d’apprendre la langue de ces peuples. Les provisions qu’il leur laissait dans le fort suffisaient pour une année, et son absence ne devait pas durer si long-temps. Il ne lui restait qu’à prendre congé de Guacanagari ; il l’assura qu’il leur avait ordonné de le servir contre les Caraïbes, et que ces machines terribles qu’il leur laissait pour sa défense étaient capables seules de le délivrer de tous ses ennemis. Ce prince s’engagea solennellement à traiter les chrétiens comme ses enfans, et pour gage de ses promesses, non-seulement il consentit que plusieurs de ses sujets fissent le voyage de l’Europe ; mais il confia un de ses parens à l’amiral.

L’ancre fut levée le 4 janvier. On prit d’abord la route de l’est, dans le dessein de reconnaître toute la côte de l’île. Après avoir doublé le premier cap, que l’amiral avait nommé Punta Santa, et qui est aujourd’hui le Cap-Français, on aperçut une montagne fort haute et sans arbres, qui en est à dix-huit lieues, et qui reçut le nom de Monte-Christo. Un grand fleuve, qui sort à côté de ce mont, reçut celui de Rio-del-Oro, parce qu’on y trouva quelques pailles d’or dans le sable.

Le dimanche 6, en sortant de Rio-del-Oro, il découvrit la Pinta, qui faisait voile avec le même vent. Pinçon, l’ayant abordé, rejeta la longueur de son absence sur le mauvais temps. La fausseté de cette excuse n’empêcha point l’amiral de recevoir ses soumissions. Il raconta qu’étant allé de port en port, il avait troqué ses marchandises pour de l’or, dont il avait pris la moitié pour lui et distribué l’autre à son équipage. L’amiral ferma les yeux sur cette nouvelle témérité ; et, continuant de ranger la côte, il rencontra plusieurs autres caps, auxquels il donna des noms qu’Herréra nous a conservés, sans expliquer leur situation. Le 12, il fit trente lieues, avec beaucoup d’étonnement de trouver l’île si grande. Là, se trouvant vis-à-vis d’une grande baie, formée par une presqu’île, que les insulaires nommaient Samana, et qui porte encore aujourd’hui le même nom, il entreprit de la faire visiter. Quelques matelots qu’il envoya dans une chaloupe observèrent sur le rivage un grand nombre de sauvages armés d’arcs et de flèches. Ce spectacle, qui était jusqu’alors sans exemple pour les Castillans, ne les empêcha point d’aborder. Ils furent si bien reçus, qu’après avoir donné des bagatelles en échange pour quelques armes des Américains, ils en engagèrent un à les accompagner jusqu’à bord. L’amiral lui fit sur les mines d’or et sur les Caraïbes diverses questions auxquelles il satisfit avec beaucoup d’intelligence. Lorsqu’il eut été renvoyé avec quelques présens, les matelots qui les conduisaient furent surpris, en descendant à terre, de se voir environnés d’une troupe de sauvages armés, qui s’étaient tenus cachés derrière les arbres. Ils se crurent en danger. L’Américain qu’ils avaient ramené s’aperçut de leur défiance, et s’efforça de les rassurer. Mais, quelque nouveau tumulte ayant fait renaître leurs soupçons, la crainte d’être prévenus leur fit prendre le parti de se sauver ; et pour se faire redouter de ces barbares, ils en blessèrent deux de quelques coups de sabre : tous les autres prirent la fuite en jetant leurs arcs et leurs flèches. Ce fut la première fois que les Castillans firent couler le sang dans le Nouveau-Monde.

Cependant l’ennui d’une si longue navigation, autant que le mauvais état des caravelles qui faisaient beaucoup d’eau, déterminèrent l’amiral à prendre directement la route de l’Europe. Les voiles furent tournées au nord-est le 16 janvier, et l’on découvrit plusieurs petites îles que personne ne fut tenté de reconnaître. La route fut heureuse jusqu’au mardi 12 février, quoique assez incertaine par la variété des observations et du jugement des pilotes. Mais, après avoir fait environ cinq cents lieues, les deux caravelles essuyèrent une si furieuse tempête, que le naufrage leur parut inévitable. On fit diverses sortes de vœux pour obtenir la protection du ciel. Enfin l’amiral, croyant toucher au dernier moment de sa vie, et s’affligeant moins d’un malheur dont il ne pouvait se garantir que de la perte de ses mémoires, qui allait rendre son voyage inutile à l’Espagne, prit le parti de les réduire en peu de lignes sur un parchemin, qu’il renferma soigneusement dans un baril ; et, sans communiquer son secret à ses gens, il jeta le baril dans les flots. Ils s’imaginèrent que c’était quelque nouvelle ressource de religion ; et le vent s’étant apaisé tout d’un coup, Herréra fait entendre qu’ils attribuèrent cet heureux changement à la piété de l’amiral. Cependant l’autre caravelle avait disparu dès le commencement de la tempête ; et, n’étant point ramenée par le beau temps, on ne douta point qu’elle n’eût péri. Le 15, on aperçut la terre à l’est-nord-est, mais sans aucun signe qui pût aider à la reconnaître. Les uns la prenaient pour l’île de Madère, et d’autres pour la roche de Cintra, qui est proche de Lisbonne. Colomb seul jugea par ses observations que c’était une des Açores, qu’on reconnut bientôt en effet pour Sainte-Marie.

Il aborda le 18 au nord de cette île. Don Juan de Castaneda, qui y commandait pour le Portugal, l’envoya complimenter aussitôt, et lui fit porter quelques rafraîchissemens. Cette politesse lui inspira tant de confiance, que, ne pensant qu’à rendre grâce au ciel par l’exécution du vœu public, il fit descendre le lendemain une partie de ses gens pour se rendre en procession dans une chapelle voisine, où il se proposait d’aller lui-même le jour d’après avec le reste de l’équipage. Les Castillans étaient non-seulement sans armes, mais nus en chemise, suivant la promesse qu’ils avaient faite au ciel. À peine eurent-ils perdu de vue le rivage, qu’une troupe de Portugais fondit sur eux et les fit prisonniers ; l’amiral, surpris de ne pas les revoir à la fin du jour, fit avancer son vaisseau vers une pointe d’où l’on pouvait découvrir la chapelle. Il vit sa barque ; mais au lieu de ses gens, qu’il se disposait à recevoir, il aperçut un grand nombre de cavaliers armés, qui descendaient de cheval, et qui entrèrent dans la barque ; apparemment pour le venir attaquer. Il se mit aussitôt sous les armes, dans la résolution néanmoins de ne pas commencer les hostilités. Les Portugais, s’étant avancés à la portée de la voix, demandèrent un signe de sûreté. Il ne balança point à le donner : mais, voyant qu’ils ne s’en tenaient pas moins éloignés, il leur dit qu’il avait quelque étonnement de ne voir aucun de ses gens dans la barque ; qu’il ne s’était pas imaginé qu’on ne l’eût fait saluer que pour le trahir ; qu’il avait l’honneur d’être amiral de l’Océan et vice-roi des Indes pour l’Espagne, et qu’il était prêt à montrer ses provisions. Un officier portugais lui répondit qu’on ne connaissait dans l’île ni le roi d’Espagne, ni ses lettres, et qu’il serait traité comme ses gens, s’il avait l’audace d’entrer dans le port. Un langage si offensant fit douter à l’amiral si depuis son départ les deux couronnes n’avaient pas rompu la paix. Il prit tous ses gens à témoin de ce qu’ils avaient entendu ; et, s’armant de fierté à son tour, il jura qu’il ne partirait point sans une vengeance éclatante. Le temps devint si mauvais, qu’après avoir perdu quelques ancres, il fut contraint de chercher un abri dans l’île de Saint-Michel : mais l’orage, qui continua toute la nuit, ne lui ayant pas permis d’y aborder, il revint le jour suivant à Sainte-Marie, dans la résolution d’attaquer cette île, et d’employer toutes ses forces pour tirer vengeance des Portugais. Pendant qu’il se disposait à cette entreprise, un officier de l’île et deux prêtres, avec cinq matelots, s’approchèrent de la caravelle dans une barque, et demandèrent la permission de monter à bord. Ils venaient, dirent-ils, de la part de leur commandant pour s’informer s’il était vrai que le vaisseau portât un amiral d’Espagne, avec ordre, dans cette supposition, de lui rendre tous les honneurs qui étaient dus à sa dignité. L’amiral feignit de croire ce compliment sincère, et leur montra non-seulement ses provisions, mais les lettres du roi son maître qui le recommandaient à toutes les puissances du monde. Alors on lui rendit sa barque et ses gens, avec des excuses dont il affecta de paraître satisfait. Mais il apprit des prisonniers qu’on lui ramena que tous les sujets du roi de Portugal avaient ordre de l’arrêter, dans quelque lieu du monde qu’il pût tomber entre leurs mains, et qu’il n’aurait pas évité cette disgrâce, s’il était descendu avec la première partie de ses gens, comme les Portugais se l’étaient persuadé.

Le temps étant devenu favorable, il fit prendre la route de l’est, qu’il suivit heureusement jusqu’au second jour de mars. Un oiseau fort gros, qu’il prit pour un aigle, et qui vint se percher sur un mât, fut comme l’avant-coureur d’une seconde tempête aussi terrible que la première. Elle fit recommencer les vœux pour un pèlerinage ; et l’historien observe avec admiration que le ciel fit tomber encore une fois le sort sur l’amiral. On s’abandonna aux vents pendant deux jours, sans règle et sans espérance. Enfin, le 4, après avoir vu la terre de près dans une nuit fort obscure, on reconnut à la pointe du jour la roche de Cintra ; et quoique le vent parût fort bon pour s’avancer vers l’Espagne, la mer continuait d’être si grosse, qu’on se crut obligé d’entrer dans la rivière de Lisbonne.

Le roi de Portugal se trouvait alors à Valparaiso. L’amiral, après avoir commencé par dépêcher un courrier à la cour d’Espagne, écrivit à ce prince pour lui demander la permission de mouiller dans le port de sa capitale, avec la précaution de l’avertir qu’il ne venait pas de Guinée, mais des Indes occidentales. Cette déclaration n’empêcha point que son vaisseau ne fût visité par un officier portugais, qui lui signifia l’ordre de descendre à terre avec lui pour rendre compte de son voyage au commandant du port. Il répondit qu’il était amiral d’Espagne, et que cette qualité le dispensait d’une soumission que ses pareils n’avaient jamais rendue. On lui proposa d’y envoyer du moins son pilote ; ce qu’il refusa avec autant de fermeté ; mais il consentit à montrer ses lettres, et l’officier n’eut pas plus tôt fait son rapport, que le capitaine d’un galion, qui attendait cet éclaircissement, s’approcha de la caravelle au bruit des timbales et des trompettes, et vint lui offrir à bord toutes sortes de secours et de rafraîchissemens.

Le bruit de son arrivée s’étant répandu dans Lisbonne, tous les habitans s’empressèrent de venir admirer des hommes qui avaient découvert un nouveau monde, et la rivière fut bientôt couverte de barques. L’amiral reçut le lendemain une lettre du roi de Portugal qui l’invitait à se rendre à sa cour, avec parole de lui faire un accueil distingué, et qui lui conseillait de prendre d’abord quelques jours de repos à Sacaben. L’ordre était déjà donné de fournir gratuitement à tous ses besoins. Il ne fit pas difficulté de se fier aux promesses d’un monarque ami de ses maîtres ; il fallait donc que les dispositions de ce prince fussent changées, ou que les ordres de l’arrêter n’eussent été donnés qu’au cas où il aurait approché des nouvelles possessions du Portugal. Quoi qu’il en soit, il se rendit à Valparaiso. Tous les seigneurs de la cour vinrent au-devant de lui, et l’accompagnèrent jusqu’au palais. Le roi le reçut avec beaucoup d’honneur, le fit asseoir et couvrir devant lui, et prit long-temps plaisir à lui entendre raconter toutes les circonstances de son voyage. Cependant, après l’avoir félicité de sa gloire, il ajouta que, suivant les conventions entre les couronnes de Castille et de Portugal, toutes les nouvelles découvertes devaient lui appartenir. Colomb répondit qu’il ignorait les traités ; mais que, suivant les ordres qu’il avait reçus de leurs majestés catholiques, il s’était bien gardé de passer en Guinée ni vers les mines de Portugal. « Je suis persuadé, lui dit le roi, que nous n’aurons pas besoin d’un tiers pour juger ce différend. » L’audience finit avec les mêmes égards pour un homme que l’envie même ne voyait pas sans admiration ; car tous les historiens observent qu’on sentit alors en Portugal le tort qu’on avait eu de négliger ses offres. Le roi donna ordre aux premiers seigneurs de sa cour de loger et de traiter l’amiral. Il le revit deux fois avec la même satisfaction, et l’ayant comblé d’honneurs et de présens, il le fit conduire jusqu’à Lisbonne par don Martin-Norogna. Colomb vit la reine en passant à Villa-Franca, et n’en fut pas reçu avec moins de distinction. À peine fut-il entré dans la capitale, qu’on lui offrit au nom du roi la liberté de faire le reste du voyage par terre avec une escorte et toutes les commodités qu’il pouvait désirer jusqu’à la frontière. Il marqua beaucoup de reconnaissance pour cette nouvelle faveur ; mais, n’ayant pas jugé à propos de l’accepter, il remit à la voile pour l’Espagne, le 13, avec un vent si favorable, que, le vendredi 15, il entra vers midi dans le port de Palos. On remarque qu’il en était parti le même jour de la semaine, troisième d’août. Ainsi, dans l’espace d’environ sept mois et demi, il avait achevé une entreprise qu’il avait peut-être regardée lui-même comme l’ouvrage de plusieurs années.

Cet heureux retour fut célébré par des transports de joie ; et, dans la première surprise d’un événement si merveilleux, on avait peine à ne le pas prendre pour un prestige. Sans attendre les ordres de la cour, les boutiques furent fermées à Palos, toutes les cloches sonnèrent, et l’amiral, en sortant de la caravelle, reçut des honneurs qu’on n’avait jamais rendus qu’aux têtes couronnées. Sa modestie ne l’abandonna point dans cette espèce de triomphe. Son premier soin fut décrire à leurs majestés catholiques, et de leur envoyer une exacte relation de son voyage. La Pinta, qui avait été séparée de lui par la tempête, avait pris terre à Bayonne ; et quelques historiens racontent que Pinçon s’était rendu par le plus court chemin à Barcelone où la cour était alors, dans l’espérance de paraître le premier aux yeux du roi, et d’y recueillir peut-être le prix du courage et de l’habileté d’autrui ; mais que ce prince, à qui il fit demander audience, refusa de l’écouter, et que le chagrin qu’il en eut le mit en peu de temps au tombeau. D’autres ont écrit que de Bayonne il alla droit à Palos, où il arriva le même jour que l’amiral ; que cette rencontre, à laquelle il ne s’était pas attendu, l’affligea d’autant plus, que Colomb avait déjà fait des plaintes de sa désertion, et l’accusait d’avoir empêché par ce contre-temps qu’il n’eût visité les mines de Cibao, d’où il pouvait apporter beaucoup d’or en Espagne, et que la crainte d’être arrêté le fit sortir sur-le-champ de la ville, où il ne laissa point de revenir après le départ de son chef, mais si malade de fatigue et de chagrin, qu’il y mourut peu de jours après. L’envie n’est pas toujours punie de même ; mais heureusement on peut se fier à elle du soin de son supplice.

Colomb ne différa point à partir pour Séville avec toutes les richesses qu’il avait apportées du Nouveau-Monde, et sept Américains qu’il avait embarqués : il lui en était mort un sur mer, et deux restèrent malades à Palos. L’impatience de le voir étant aussi vive à la cour que celle qu’il avait lui-même de se présenter à leurs majestés catholiques, il en reçut une lettre à Séville avec cette suscription : « À don Christophe Colomb, notre amiral sur l’Océan, vice-roi et gouverneur des îles qui ont été découvertes dans les Indes occidentales. » Ferdinand et Isabelle l’assuraient, dans les termes les plus flatteurs, de leur affection, de leur estime et de leur reconnaissance ; le pressaient de se rendre auprès d’eux, et le consultaient d’avance sur les ordres qu’ils avaient à donner pour achever son ouvrage. Il fit une réponse modeste, à laquelle il joignit un état des vaisseaux, des troupes et des munitions qu’il croyait nécessaires à ses grandes vues.

La renommée ayant déjà publié son retour et sa marche lorsqu’il sortit de Séville, son voyage jusqu’à Barcelone fut un véritable triomphe : les chemins et les campagnes retentirent d’acclamations. On s’empressait dans tous les lieux habités d’aller au-devant de lui pour contempler cet homme extraordinaire qui s’était ouvert par des routes inconnues avant lui l’entrée d’un nouveau monde. Les Américains dont il était accompagné, les perroquets rouges et verts, et quantité d’autres nouveautés qu’il ne manquait pas d’étaler aux yeux des spectateurs attiraient la curiosité du vulgaire ; mais l’admiration des hommes éclairés ne s’adressait qu’à lui. Il arriva vers le milieu d’avril à Barcelone. On lui fit une réception digne du service qu’il avait rendu à l’Espagne. Tous les courtisans, suivis d’un peuple innombrable, allèrent fort loin au-devant de lui ; et lorsqu’il eut reçu les premiers complimens de la part du roi et de la reine, il marcha jusqu’au palais, précédé de ses Américains. Les acclamations redoublaient à chaque instant, et jamais homme n’eut peut-être un jour plus glorieux et plus flatteur, surtout s’il rapprochait, comme il est naturel de le penser, sa situation présente de celle où il s’était vu quelques mois auparavant. Il fut conduit avec cette pompe, au travers d’une grande partie de la ville, à l’audience des rois catholiques qui l’attendaient hors du palais, sous un dais magnifique, revêtus des habits royaux, le prince d’Espagne à leur côté, au milieu de la plus brillante cour qu’ils eussent rassemblée depuis long-temps. Aussitôt qu’il aperçut leurs majestés, il courut se prosterner à leurs pieds pour leur baiser la main ; mais Ferdinand le fit relever, et lui ordonna de s’asseoir sur une chaise qui lui avait été préparée : après quoi il reçut ordre de raconter à haute voix ce qui lui était arrivé de plus remarquable. Il parla d’un air si noble, que son récit parut charmer toute l’assemblée. Tout le monde se mit ensuite à genoux à l’exemple du roi et de la reine, qui rendirent grâce au ciel les larmes aux yeux, et les hymnes de joie furent chantés par la musique de la chapelle : hymnes de funeste augure, qui servaient comme de prélude aux gémissemens funèbres dont bientôt allait retentir ce nouvel et malheureux hémisphère, qui ne fut connu de l’autre que pour se voir peu de temps après couvert de deuil et souillé de carnage.

Depuis ce grand jour, le roi ne parut point dans la ville sans avoir à sa droite le prince son fils, et Colomb à sa gauche. Tous les grands, à l’exemple du souverain, s’accordèrent à combler d’honneurs l’amiral vice-roi des Indes. Le cardinal d’Espagne, Pierre Gonzalès de Mendoze, aussi distingué par son mérite que par son rang et sa naissance, fut le premier qui le traita dans un festin, où non-seulement il lui fit prendre la première place, mais le fit servir à plats couverts, avec ordre de ne lui rien présenter dont on n’eût fait l’essai ; ce que tous les seigneurs observèrent en le traitant à leur tour. Barthélemi et Diego Colomb, ses deux frères, eurent part aux libéralités du roi, quoique absens tous deux de ses états. Le titre de don leur fut accordé, avec de magnifiques armoiries pour toute la famille.

C’est alors qu’Alexandre vi, qui a laissé une mémoire si odieuse, donna cette fameuse bulle de démarcation, sollicitée par Ferdinand et Isabelle ; bulle qui leur accordait l’investiture de tout ce qu’ils pourraient découvrir et acquérir à l’occident des îles Açores, et qui laissait au roi de Portugal toutes les découvertes et conquêtes faites à l’orient des mêmes îles : comme si le père commun de tous les hommes, le Dieu qui les a placés sur ce globe, ouvrage de ses mains, avait pu permettre à un pontife d’Italie de leur ôter la propriété du sol où ce Dieu les avait fait naître, et de les transporter à d’heureux usurpateurs, à qui un homme de génie avait appris qu’il y avait un monde au-delà de l’Océan !

Colomb obtint un brevet particulier qui lui donnait le commandement de la flotte jusqu’à Espagnola, d’où elle devait revenir sous les ordres d’Antoine de Torrez, et de nouvelles patentes qui confirmaient celles dont il avait déjà fait un si glorieux usage.

Leurs majestés, tournant leurs soins à la publication de l’Évangile, firent choix de douze prêtres séculiers et religieux, et leur donnèrent pour supérieur un bénédictin catalan d’un mérite distingué, avec un bref du pape qui contenait des pouvoirs fort étendus, et l’ordre particulier de veiller sur la conduite qu’on devait tenir à l’égard des Américains, et d’empêcher qu’ils ne fussent maltraités. Jamais ordre ne fut plus mal exécuté.

L’amiral, en prenant congé de leurs majestés, obtint la permission de laisser ses deux fils à la cour, en qualité de pages, pour y recevoir une éducation digne de leur père et convenable à leurs espérances. Il se rendit à Séville, où il trouva la flotte qu’il devait commander presqu’en état de mettre à la voile. L’ardeur des commissaires avait répondu à l’impatience de la cour. Dix-sept vaisseaux dont cet armement était composé se trouvaient déjà bien pourvus d’artillerie et de munitions, non-seulement pour le voyage, mais encore pour les colonies qu’on se proposait d’établir. On y avait embarqué un grand nombre de chevaux, des ferremens de toute espèce, des instrumens pour travailler aux mines et pour purifier l’or, des marchandises pour le commerce et pour les présens, du froment, du riz, des graines de toutes sortes de légumes, enfin tout ce qui peut servir aux progrès d’un nouvel établissement. Quinze cents volontaires, entre lesquels on comptait beaucoup de jeune noblesse, attendaient l’amiral avec une égale passion pour l’or et pour la gloire.

Enfin, le 25 septembre, la flotte espagnole sortit de la baie de Cadix, et le 2 octobre elle eut la vue de la grande Canarie. Trois jours après, elle entra paisiblement dans le port de Gomère pour y faire de nouvelles provisions, surtout de veaux, de chèvres, de brebis, de porcs et de poules, dont sortent, remarque Herréra, tous ceux dont l’Amérique est aujourd’hui peuplée. L’amiral donna au commandant de chaque vaisseau un écrit soigneusement cacheté, qui contenait des instructions sur la route qu’on devait tenir, si l’on était séparé par la tempête ou par d’autres accidens, avec défense de l’ouvrir sans une pressante nécessité : il souhaitait que cette route ne fût connue de personne, dans la crainte que les Portugais n’en fussent informés.

On remit à la voile le 7 octobre, et l’amiral fit prendre un peu plus au sud que l’année précédente. C’est dans ce second voyage qu’il découvrit la Dominique, Marie-Galande, la Guadeloupe, Antigoa, Saint-Christophe et Saint-Jean-Baptiste ou Porto-Rico.

Le 27, après midi, on jeta l’ancre à l’entrée du Puerto-Réal. Quelques Américains s’approchèrent dans un canot en criant al mirante. On les pressa de monter à bord : ils demandèrent à voir auparavant l’amiral ; et lorsqu’il se fut montré, ils abordèrent sans crainte. Après l’avoir salué de la part de Guacanagari, ils lui firent un présent en or assez riche. Il leur demanda pourquoi il ne voyait aucun de ses gens. Ils répondirent que les uns étaient morts de maladie, et que les autres étaient entrés dans le pays avec des femmes. Malgré les cruels soupçons qu’il devait concevoir de ce discours, il prit le parti de la dissimulation, et les Américains furent renvoyés avec des présens.

Le lendemain, en s’avançant dans le port, le premier spectacle qui frappa ses yeux fut la ruine entière de la forteresse, qui paraissait avoir été détruite par le feu ; il en fit visiter les débris : non-seulement il ne s’y trouvait aucun Espagnol, mais la terreur semblait répandue parmi les Américains, et l’on n’en découvrit pas un seul aux environs. L’amiral fit nettoyer un puits dans lequel il avait recommandé aux officiers de la garnison de jeter leur or et ce qu’ils avaient de plus précieux, s’ils étaient pressés de quelques dangers ; on n’y trouva rien. Il s’approcha des habitations les plus voisines ; elles étaient désertes. Enfin la vue d’un endroit où la terre avait été fraîchement remuée, lui fit naître l’idée d’y fouiller : on y trouva sept ou huit corps qui paraissaient enterrés depuis un mois, et que leurs habits seuls, dont ils étaient encore revêtus, firent reconnaître pour des Espagnols.

Pendant qu’on poussait les recherches et qu’on délibérait sur ces étranges conjectures, un prince de l’île, frère de Guacanagari, parut avec une suite assez nombreuse, et fit demander audience à l’amiral. Les historiens remarquent qu’il avait déjà fait quelques progrès dans la langue castillane. Il raconta qu’après le départ de l’amiral, la discorde avait bientôt commencé à régner dans la colonie ; que, les ordres du commandant n’étant plus respectés, chacun était sorti du fort et s’était livré aux plus odieux emportemens ; que les insulaires avaient vu ravir leurs femmes, enlever leur or, et commettre à leurs yeux toutes sortes de brigandages et de dissolutions ; que le roi son frère n’avait pas laissé de contenir ses sujets dans la soumission, en leur promettant que le retour de l’amiral mettrait fin à cet affreux désordre ; mais que Guttierez et Escovédo, après avoir tué un habitant du pays, étaient passés, avec neuf de leurs compagnons, et les femmes qu’ils avaient enlevées, dans les états d’un cacique nommé Coanabo, qui les avait massacrés jusqu’au dernier ; que ce prince, dont les mines de Cibao dépendaient, alarmé apparemment pour ses richesses, avait pris la résolution d’exterminer tous les étrangers ; qu’il était venu assiéger la forteresse avec une puissante armée, et que, n’ayant pu l’emporter d’assaut, quoique la garnison fût réduite à dix hommes, qui étaient demeurés fidèles à Diégo d’Arana, il y avait mis le feu pendant la nuit, avec tant de fureur et dans un si grand nombre d’endroits, qu’il avait été impossible de l’éteindre ; que les assiégés avaient tenté de se sauver par mer, mais qu’ils s’étaient noyés tous, avec leur commandant, en voulant passer à la nage de l’autre côté du port ; qu’à la première nouvelle du siége, le roi Guacanagari s’était hâté de rassembler des troupes pour la défense de ses amis alliés ; qu’il était arrivé trop tard pour les secourir, mais qu’il avait entrepris de les venger ; qu’il avait livré bataille au cacique, et qu’il l’avait défait, avec le malheur néanmoins d’avoir reçu dans le combat quelques blessures qui lui avaient dérobé les fruits de sa victoire, et dont il n’était pas encore guéri ; que le reste des Castillans était dispersé dans l’île, et que jusqu’alors il avait eu le chagrin de ne pouvoir découvrir leurs traces : enfin qu’à de si justes douleurs il joignait celle d’être encore trop faible pour aller témoigner lui-même à l’amiral combien il était sensible à l’infortune de ses gens ; mais qu’il lui demandait une visite, dans laquelle il promettait de resserrer leur alliance et leur amitié par de nouveaux nœuds.

Il paraît que ce discours ne persuada point entièrement Colomb : tout le portait à la défiance ; et dans ses recherches mêmes il avait trouvé des circonstances qui lui faisaient soupçonner son allié de tout le mal qu’il rejetait sur Coanabo. Cependant, loin d’écouter l’avis de ceux qui l’excitaient à la violence, il leur représenta qu’on ne pouvait s’établir dans l’île sans le consentement de ses principaux princes ; qu’autrement il fallait s’attendre à des guerres sanglantes dont le succès n’était pas assez certain pour lui faire choisir une voie si dangereuse ; que si Guacanagari était un traître, il paraissait du moins disposé à garder les apparences de bonne foi ; qu’il n’était question que de se conduite avec assez de prudence pour n’être pas surpris ; que, lorsqu’une fois on serait bien fortifié, il serait temps de punir les coupables, et que l’avenir apprendrait infailliblement à les distinguer. Cette sage politique emporta tous les suffrages. L’amiral ne fit pas difficulté de se rendre à la cour du roi, qui lui fit d’un air triste le récit du malheur des Castillans, et qui lui montra ses blessures. La confiance et l’amitié reprirent une nouvelle force, Guacanagari fit présent à l’amiral de nuit cents petites coquilles fort estimées dans le pays sous le nom de cibas, de cent plaques d’or, d’une couronne du même métal, et de trois petites calebasses remplies de grains d’or, dont le poids montait ensemble à deux cents livres. De son côté, l’amiral lui donna quantité de petites vases de verre, des couteaux, des ciseaux, des épingles, des aiguilles et de petits miroirs, qui furent reçus comme des richesses inestimables : il y joignit une image de la Vierge, qu’il lui pendit au cou. La vue des chevaux d’Espagne, auxquels on fit faire le manège en présence du cacique, lui causa beaucoup d’admiration.

Après ce nouveau traité, l’amiral ne pensa qu’à donner une forme solide à son établissement. Son inclination le portait à rebâtir le fort sur ses premiers fondemens ; mais jugeant du pays par la connaissance qu’il en avait prise en rangeant la côte, il craignait que les eaux dormantes n’en rendissent l’air fort malsain ; il avait remarqué aussi qu’on y manquait de pierre pour les édifices ; et d’ailleurs il voulait s’approcher des mines de Cibao. La résolution à laquelle il s’arrêta fut de s’avancer plus à l’est ; et le 7 septembre il partit de Puerto-Réal avec toute sa flotte pour aller former une nouvelle colonie à Puerto di Plata, où le pays lui avait paru plus agréable, et le terroir plus fertile. Dans une route si courte, il fut surpris par une de ces tempêtes auxquelles les Français ont donné depuis le nom de nords, parce qu’elles viennent de ce point. Tous les vaisseaux n’auraient pu se garantir d’être jetés à la côte, si quelques instans de lumière ne leur eussent fait apercevoir, deux lieues au-dessous de Monte-Christo, une rivière qui leur offrit une retraite.

Quoiqu’elle n’eût pas plus de cent pas de large, elle formait un port assez commode, mais un peu découvert au nord-est. L’amiral descendit près d’un village qui bordait le rivage ; et, remontant la rivière, d’où l’on découvrit une plaine fort agréable, il remarqua qu’on pouvait détourner les eaux et leur faire traverser le village pour les employer à des moulins, et les rendre utiles à tous les besoins d’une colonie. Les terres lui parurent fertiles. Il y trouva de la pierre pour bâtir et pour faire de la chaux. Tant de commodités le déterminèrent à ne pas chercher d’autre lieu pour y jeter les fondemens d’une ville. Il fit bâtir d’abord une église et un magasin. Ensuite il dressa le plan des quartiers et des rues. Les édifices publics forent bâtis de pierre ; mais tous les autres ne l’ayant été que de bois, de paille et de feuilles de palmiers, on vit bientôt tout le monde à couvert. Cette nouvelle ville, la première apparemment qu’on eût jamais vue dans le Nouveau-Monde, reçut le nom d’Isabella, à l’honneur de la reine de Castille, que l’amiral regardait comme la source de sa fortune et de sa gloire.

Mais soit que les provisions n’eussent pas été ménagées, ou qu’elles se fussent corrompues, on ne fut pas long-temps sans tomber dans la disette de vivres. D’ailleurs la continuité d’un travail dont personne n’était dispensé, les fatigues du voyage, la différence du climat, et l’extrême chaleur causèrent de fâcheuses maladies. L’amiral, qui ne s’épargnait pas plus que le moindre Castillan, fut un des premiers qui s’en ressentit. De son lit même, où la force du mal le retint pendant plusieurs jours, il ne cessa point de donner des ordres et d’en presser l’exécution. Il avait observé que l’idée des trésors dont tous ses gens avaient l’imagination remplie servait à les soutenir contre la faim et la misère. Non-seulement il profitait de cette disposition pour les animer continuellement par les plus hautes espérances, mais, craignant qu’à la fin ils ne fussent plus découragés par le retardement que par les obstacles, il résolut de ne pas différer plus long-temps la découverte des mines ; et dans l’impuissance où il était d’y marcher lui-même, il chargea de cette entreprise Alphonse d’Ojéda, dont on a déjà vanté le courage, la force et l’adresse.

Ojéda partit à la tête d’un détachement de quinze hommes bien armés. Il s’avança au midi l’espace de huit ou dix lieues, par un pays désert, qui se terminait au pied d’une montagne, où, trouvant une gorge fort étroite, il ne fit pas difficulté de s’engager. Elle le conduisit dans une grande et belle plaine, qu’il fut surpris de voir entourée d’habitations, et coupée d’un grand nombre de ruisseaux, dont la plupart se rendent dans la rivière Yaqui. Il ne lui restait pas plus de douze lieues jusqu’à Cibao ; mais l’agréable accueil qu’on lui faisait dans chaque bourgade, et la quantité de ruisseaux qu’il avait à traverser, retardèrent sa marche de cinq jours. Dans une route si lente, chaque pas lui faisait découvrir des apparences de richesse. Les Américains qui lui servaient de guides ramassaient à ses yeux des pailles et des grains d’or dans le sable. Il jugea par cet heureux essai quelle devait être l’abondance de ce métal dans les montagnes ; et jugeant avec prudence qu’il n’avait rien de plus pressant que de porter à la colonie de si flatteuses nouvelles, il reprit le chemin d’Isabella avec une assez grosse quantité d’or qu’il avait recueillie. Son récit et les preuves qu’il en fit briller aux yeux des Castillans ranimèrent ceux que la faim et les maladies commençaient à jeter dans un mortel désespoir.

Cette conjoncture parut heureuse pour renvoyer la flotte en Espagne. Colomb remit à Torrez, qui devait la commander, l’or d’Ojéda, avec tous les présens qu’il avait reçus de Guacanagari ; et des dix-sept vaisseaux qu’il avait amenés il en retint deux de moyenne grandeur, et trois caravelles. Le reste avait déjà mis à la voile, lorsqu’il fut informé qu’une troupe de mécontens, ayant choisi Bernard de Pise pour leur chef, avaient formé le dessein d’enlever quelques-uns des cinq bâtimens qu’il s’était réservés, et de retourner en Espagne. La rigueur lui parut nécessaire pour arrêter cette conspiration dans sa naissance. Bernard de Pise fut saisi et renvoyé en Espagne dans un des cinq navires, avec les informations et les preuves de son crime ; mais ses principaux complices reçurent leur châtiment aux yeux de la colonie. Un historien remarque qu’il ne fut pas aussi sévère que semblait le demander une première sédition dont il était important de faire un exemple signalé. Cependant les ennemis de l’amiral commencèrent à lui reprocher de la cruauté ; et cette fausse opinion qu’on prit de son caractère, sur un acte de justice où toutes les formalités avaient été gardées, produisit dans un autre temps des effets funestes pour lui et pour toute sa famille.

Après avoir rétabli le calme dans la colonie, il prit la résolution de visiter lui-même les mines de Cibao, et d’y faire transporter des matériaux pour la construction d’un fort. Il se fit accompagner de ses meilleurs soldats et d’un grand nombre de volontaires, tous à cheval ; et, laissant Diègue, son frère, pour commander dans Isabella, il se mit en marche le 12 mars, enseignes déployées, au son des tambours et des trompettes. Le premier jour, il ne fit que trois lieues, jusqu’au pied d’une montagne fort escarpée, d’où il envoya, sous la conduite de quelques hidalgos, des pionniers à la même gorge par laquelle Ojéda s’était ouvert un passage. En montant au sommet de la montagne, il découvrit avec admiration cette belle et vaste plaine de vingt lieues de longueur, nommée Vega-real, c’est-à-dire Campagne-royale. Il la traversa dans sa largeur, qui n’est que de cinq lieues en cet endroit, et tous les Américains d’un grand nombre d’habitations dont elle est remplie lui firent un bon accueil.

On passa tranquillement la nuit sur la rive de l’Yaqui. Les Américains que l’amiral avait amenés d’Isabella entraient dans les maisons qui se trouvaient sur la route, et prenaient librement ce qui tombait sous leurs mains, comme si tous les biens eussent été communs, sans que les habitans donnassent la moindre marque de surprise et de mécontentement. Ils en usaient de même dans les logemens des Espagnols, et l’on n’eut pas peu de peine à leur faire perdre une habitude qui prouvait leur simplicité et leur innocence ; les premières idées de propriété leur furent données par ceux qui leur apportaient les exemples du brigandage.

Une haute montagne sépare le pays qu’on avait traversé de la province de Cibao. Il fallut employer les pionniers pour s’ouvrir l’accès de cette montagne. L’amiral, ayant eu la curiosité de monter au sommet, découvrit de là l’île presque entière.

Le nom de Cibao, que les insulaires donnent à cette province, vient de la nature du terroir, qui n’est composé que de montagnes pierreuses, et de rocs ou de cailloux, qui s’appellent ciba dans leur langue. Quoique l’entrée du pays soit affreuse, on s’aperçoit bientôt que l’air y est doux et fort sain. Il y coule de toutes parts des rivières et des ruisseaux. L’ombrage y est rare sur les montagnes, mais les lieux bas et le bord des eaux sont couverts de pins d’une extrême hauteur, qui, sans être fort près les uns des autres, paraissent former dans l’éloignement de grandes et belles forêts.

La vue d’un pays si riche les fit penser sérieusement à s’en assurer. À dix-huit lieues d’Isabella, ils avaient déjà trouvé quantité de mines d’or, une mine de cuivre et deux carrières d’ambre et d’azur. Il était si difficile de revenir souvent à cheval et de conduire des voitures dans un pays rempli de pierres et de montagnes, que cet obstacle seul aurait suffi pour les obliger d’y former un établissement ; mais l’amiral ne sentit pas moins l’importance de bâtir un fort pour mettre les habitans sous le joug. Il en traça lui-même le plan sur une montagne dont la rivière de Xanique faisait une presqu’île. Quoiqu’il n’y eût pas beaucoup d’or dans cette rivière, le canton qu’elle arrose était rempli de mines. La forterresse fut bâtie de pierre et de bois, et ceinte d’un bon fossé dans l’endroit où la rivière laissait un passage par terre. On lui donna le nom de Saint-Thomas, pour railler les incrédules qui n’avaient pas voulu croire ce qu’on publiait des mines de Cibao sans les avoir vues de leurs propres yeux. Il se trouva dit-on, dans les fondemens des nids de paille, qui parurent assez anciens, et qui contenaient des œufs pétrifiés aussi ronds et aussi gros que des oranges.

L’amiral confia le gouvernement de cette importante place au commandeur don Pedro de Margarita, et lui laissa cinquante-six hommes, qui étaient un mélange de soldats et d’ouvriers. Ensuite, craignant pour Isabella dans une si longue absence, il se hâta d’y retourner par la même route. Une grande pluie, qui n’avait pas cessé depuis quelques jours, lui fit trouver tant de difficultés au passage des rivières, qu’il fut obligé de camper plusieurs fois entre les habitations des Américains. C’était autant d’occasions de se les attacher par ses caresses et ses bienfaits. En approchant de sa colonie, il fut surpris du progrès de tout ce qu’il avait fait semer deux mois auparavant. Il y trouva d’excellens melons ; les concombres étaient venus en vingt jours ; le blé, qui n’avait été mis en terre qu’à la fin de janvier, était en épis. Tout germait en trois jours, et la plupart des fruits étaient mûrs dans l’espace de trois semaines. Cette extrême fertilité du terroir venait de l’admirable température de l’air, et des eaux, qui pénétraient aussitôt les germes, et qui fournissaient une nourriture continuelle aux racines.

Cependant ces secours ne suffisant point à la subsistance de la colonie, on y était menacé de toutes les extrémités du besoin. Les provisions qu’on y avait apportées touchaient à leur fin. La chaleur et l’humidité, qui servaient si promptement à la végétation des plantes, corrompaient les vivres de l’Europe, que d’ailleurs on n’avait pas assez ménagés dans la navigation. La farine commençant à manquer, il fallut dresser des moulins pour moudre le blé. Ce travail demandait de la vigueur. Les soldats et les ouvriers, qu’on avait occupés sans relâche à bâtir la ville, étaient faibles ou malades. L’amiral se vit obligé d’employer les bras de la noblesse ; humiliation insupportable pour des volontaires qui ne s’étaient embarqués que par des motifs de fortune et d’honneur. Les mécontentemens éclatèrent ; et la violence, qui parut nécessaire pour les apaiser, ne servit qu’à les aigrir. Boyl, chef des missionnaires, fut un des plus emportés : il traita l’amiral de cruel. La principale cause de sa haine, qui ne fit qu’augmenter de jour en jour, paraît avoir été le chagrin de n’être pas excepté dans le retranchement des vivres : mais la sévérité nécessaire de Colomb à punir les plus légères fautes lui servait de prétexte spécieux ; et, après lui en avoir fait des reproches, il était allé plusieurs fois jusque mettre l’église en interdit. Ainsi ces hommes envoyés pour établir la religion et la paix, n’étaient que des instrumens de scandale et de discorde.

Dans ces circonstances, on reçut avis du fort de Saint-Thomas que les Américains abandonnaient les habitations voisines, et que le redoutable Coanabo se disposait à chasser les Castillans de ses états. Mais la nouvelle qu’on reçut en même temps qu’un seul cavalier du fort de Saint-Thomas avait mis plus de quatre cents naturels en fuite, par la vue et les mouvemens de son cheval, fit juger que les révoltes d’une nation si simple et si timide ne seraient jamais fort dangereuses.

Il lui tardait de pouvoir exécuter les ordres de leurs majestés catholiques, qui lui avaient recommandé particulièrement d’étendre leur domaine et leur gloire par de nouvelles découvertes. Cette entreprise demandant une longue absence, il commença par établir dans la colonie un conseil, ou un tribunal composé de Boyl, de Pero Fernandez Corroel, d’Alphonse Sanchez de Carvajal, et de Jean de Luxan, auxquels il donna pour président don Diègue, son frère, qui n’avait pas cessé de commander dans la ville. Ensuite, ayant donné ses ordres et ses instructions, il partit le 24 d’avril avec un navire et deux caravelles. Il découvrit d’abord la Jamaïque, Jamaica : c’est le nom que les Américains lui donnaient. La résistance qu’on lui opposa ne lui permit pas d’y aborder. Il suivit la côte à l’ouest ; mais, ayant à combattre le vent, il prit le parti de retourner à Cuba, dans la résolution d’approfondir si c’était une île ou la terre ferme.

Il arriva sous le cap de Cuba, qu’il nomma de la Cruz. Ensuite, continuant de ranger la côte, il rencontra quantité de petites îles, les unes couvertes de sable, d’autres remplies d’arbres, mais plus hautes et plus vertes à proportion qu’elles étaient moins éloignées de Cuba, et la plupart à deux, trois ou quatre lieues de distance entre elles. Leur nombre paraissant croître, le troisième jour l’amiral perdit l’espérance de les compter, et leur donna le nom général de Jardins de la Reine. Elles sont séparées par des canaux où les navires peuvent passer. On y vit diverses sortes d’oiseaux : les uns rouges et de la forme des grues, qui ne se trouvent que dans ces îles, où ils vivent d’eau salée, ou plutôt de ce qu’ils y trouvent de propre à les nourrir. On y prit des reves, espèces de poissons, de la grosseur des harengs. L’expérience, ou le témoignage des Américains, y fit reconnaître une propriété singulière. Avec une corde déliée d’environ cent brasses de long, qu’on leur attache à la queue, et dont on retient le bout, ils nagent entre deux eaux, vers les tortues qui ne sont pas au-delà de cette distance ; et lorsqu’ils en trouvent une, ils s’attachent si fort à la partie inférieure de son écaille, qu’en retirant la corde on attire quelquefois une tortue qui pèse plus de cent livres.

L’amiral, apprenant des pêcheurs du pays qu’il trouverait plus loin beaucoup d’autres îles, continua sa route à l’ouest, sans être arrêté par le danger continuel d’échouer sur les sables, ou de se briser contre les côtes. Une île plus grande que les autres reçut le nom de Sainte-Marthe. On y trouva quantité de poissons, des chiens muets, de grandes troupes de grues rouges, des perroquets et d’autres oiseaux ; mais la crainte fit fuir les habitans du seul village qu’on y découvrit. L’eau commençait à manquer sur les trois bords castillans. On avait des ressources présentés dans l’île de Cuba ; on s’en rapprocha, et l’on prit la route de l’est avec des vents fort variables, et par des canaux remplis de sable. L’amiral y échoua fort dangereusement, et ne fut redevable de la conservation de son vaisseau qu’à sa propre habileté. Il continua d’avancer, sans dessein et sans ordre, en suivant les bancs et les canaux dans une mer fort blanche, exposé chaque jour à la violence des marées et des courans. Enfin les trois vaisseaux se retrouvèrent près de Cuba, sur la même côte d’où ils avaient pris leur route.

Le 7 juin, pendant que l’amiral faisait célébrer les saints mystères sur le rivage, on y vit arriver un vieux cacique qui s’approcha de l’amiral pour lui présenter modestement quelques fruits de l’île ; ensuite, s’étant assis à terre, les genoux pliés jusqu’au menton, il lui tint ce discours, que Colomb se fit expliquer aussitôt par ses interprètes : « Tu es venu dans ces terres, que tu n’avais jamais vues, avec des forces qui répandent l’effroi parmi nous. Apprends néanmoins que nous reconnaissons dans l’autre vie deux lieux ou doivent aller les âmes : l’un redoutable et rempli de ténèbres, qui est le partage des méchans ; l’autre bon et délectable, où reposent ceux qui aiment la paix et le bonheur des hommes. Si tu crois mourir, si tu crois que le bien ou le mal que tu auras fait te sera rendu, j’espère que tu ne feras point de mal à ceux qui ne t’en font point. Tout ce que tu as fait jusqu’à présent est sans reproche, parce qu’il me semble que tes desseins ne tendent qu’à rendre grâces à Dieu. »

L’amiral lui répondit « qu’il se réjouissait beaucoup de voir l’immortalité de l’âme au nombre de ses connaissances ; qu’il lui apprenait, et à tous les habitans de sa terre, que les rois de Castille, leurs seigneurs, l’avaient envoyé pour savoir s’il y avait dans leur pays des hommes qui fissent du mal aux autres, comme on le disait des Caraïbes ; qu’il avait ordre de les corriger de cet usage inhumain, et de faire régner la paix entre tous les habitans des îles. » Le cacique, à qui on expliqua cette réponse, versa quelques larmes après l’avoir entendue : il demanda plusieurs fois si c’était du ciel que ces Hommes étaient descendus. Les Américains eurent bientôt lieu de demander si ces hommes étaient sortis de l’enfer.

De retour dans sa colonie, l’amiral trouva que le besoin s’y faisait sentir de plus en plus. Une autre source de désordre fut la licence des gens de guerre que l’amiral avait laissés sous la conduite de don Pedro de Margarita. Cet officier avait reçu ordre de visiter toutes les provinces de l’île en faisant observer une exacte discipline : c’était trop exiger d’un corps de troupes qui manquait du nécessaire. Aussi les soldats castillans, qui trouvèrent les habitans peu disposés à leur fournir des vivres, employèrent-ils la violence pour s’en procurer : alors toutes les puissances de l’île se réunirent contre eux, à la réserve de Guacanagari, dont les états portaient le nom de Marien. Don Diègue, gouverneur d’Isabella, fit faire à Margarita des remontrances de la part du conseil : elles ne servirent qu’à l’irriter. La fierté de sa naissance lui faisant souffrir impatiemment l’autorité des Colomb, il se retira dans le fort de Saint-Thomas, d’où ses gens eurent la liberté d’employer toutes sortes de voies pour remédier à la faim qui les pressait. Il y était exposé lui-même ; et les historiens lui font honneur d’une action fort noble, qui mériterait plus d’éloges, s’il y avait su joindre un peu de modération dans sa conduite. Un jour que les habitans lui avaient apporté deux tourterelles, il les reçut et les paya libéralement : elles étaient vivantes entre ses mains ; il pria ses officiers de monter avec lui dans la partie la plus élevée du fort, et, donnant la liberté aux deux oiseaux, il dit à ceux qui l’avaient suivi qu’il ne pouvait se résoudre à faire un bon repas tandis qu’il les voyait mourir de faim.

Ce n’était pas le seul mal qui le tourmentait. Depuis quelque temps il souffrait de vives douleurs qui troublaient jusqu’à son sommeil ; on a cru qu’elles venaient d’un commerce trop libre avec les femmes de l’île. Mais les attribuant au climat, ou à la mauvaise qualité des alimens, il prit enfin la résolution de retourner en Espagne : ce dessein le conduisit à Isabella, où son mécontentement et le mépris qu’il avait pour la nouvelle noblesse du gouverneur lui firent éviter de le voir. Il ne garda pas plus de ménagement dans ses discours ; et cette conduite lui fit un grand nombre de partisans, entre lesquels Boyl affecta de se distinguer. Ce missionnaire publia qu’il allait détromper les rois catholiques des fausses idées qu’on leur faisait concevoir de l’amiral et de ses entreprises ; et, joignant l’effet aux menaces, il partit avec Margarita sur des navires qui venaient d’apporter don Barthélemi, frère de Colomb. En arrivant à la cour d’Espagne, leur haine se déchaîna contre les Colomb : ils publièrent qu’à la vérité Espagnola avait un peu d’or ; mais qu’on en verrait bientôt la fin, et qu’un avantage si léger ne valait pas tant de dépenses, ni le sacrifice d’un si grand nombre d’honnêtes gens. Sans doute les motifs qui le faisaient parler n’étaient pas très-purs ; mais il serait difficile de nier qu’il n’y eût beaucoup de vérité dans ce qu’il disait.

L’amiral résolut de porter la guerre aux caciques ennemis de sa colonie ; mais avant son départ il revêtit son frère d’un titre qu’il crut capable de le faire respecter ; ce fut celui d’adelantade, ou lieutenant-général dans toutes les Indes occidentales. La cour d’Espagne trouva d’abord assez mauvais qu’un emploi de cette importance eût été donné sans sa participation ; mais elle ne laissa point de le confirmer. Au fond, don Barthélemi en était digne, : il entendait parfaitement la navigation ; il avait de la prudence et du courage. Tous les historiens conviennent qu’il aurait pu rendre de grands services à l’Espagne, si son humeur un peu violente n’eût excité des jalousies et des haines qui firent manquer plusieurs fois ses plus sages mesures.

Cependant quelques jours de réflexions firent juger à l’amiral que le petit nombre de troupes avec lequel il se proposait de tenir la campagne pourrait être accablé par les Américains réunis. Il crut devoir tenter la surprise et la ruse avant de faire éclater ses desseins. Caonabo lui paraissant le plus redoutable des caciques, il tourna tous ses soins à le faire enlever au milieu de ses états ; il savait que ce prince, qui prenait le titre de maguana, faisait beaucoup plus de cas du cuivre et du laiton que de l’or, et qu’il avait souvent marqué une vive passion d’obtenir la cloche de l’église d’Isabella, parce qu’il s’était imaginé qu’elle parlait. Il se servit de cette connaissance pour le faire donner dans un piége, dont Ojéda qui commandait le fort de Cibao prit sur lui l’exécution. On fit courir le bruit que les Castillans souhaitaient une paix constante, et que, par des sentimens particuliers d’estime pour Caonabo, ils pensaient à lui faire des présens considérables. Ojéda partit du fort avec neuf cavaliers bien montés, sous prétexte de porter les présens de l’amiral. Une suite si peu nombreuse ne pouvant inspirer aucune défiance, il fut reçu fort civilement à Maguana, qui était la résidence ordinaire du cacique. Après quelques explications, il fit voir à Caonabo les présens qu’il avait à lui offrir : c’étaient des fers, tels qu’on les met aux pieds et aux mains des forçats, mais de laiton si poli qu’ils paraissaient d’argent. Il lui dit que ces instrument étaient des marques d’honneur dont l’usage était réservé aux rois de Castille, et que, dans le dessein où l’amiral était de le traiter avec la plus haute distinction, il ne faisait pas difficulté de lui envoyer ce qui n’avait appartenu jusqu’alors qu’à ses maîtres ; qu’il lui conseillait de se retirer à l’écart pour se parer de ce précieux ornement, et que, se présentant ensuite aux yeux de ses sujets, il paraîtrait avec autant de majesté que les rois de Castille. Caonabo donna dans le piége, et, ne se défiant pas que neuf ou dix hommes eussent la hardiesse de l’insulter au milieu de sa cour, il fit signe à ses gens de se retirer. Ceux d’Ojéda lui mirent les fers, se saisirent brusquement de lui, après l’avoir intimidé par la vue de leurs armes, et le placèrent en croupe derrière leur chef, qui, se l’étant fait lier autour du corps, reprit au galop le chemin d’Isabella avec sa proie. La joie de l’amiral fut extrême en se voyant maître du destructeur de son premier établissement, et du seul ennemi dont il redoutât l’audace. Il le tint enchaîné dans sa maison ; mais, loin d’en tirer quelque marque de respect et de soumission, il remarqua qu’il affectait de ne le pas saluer lorsqu’il le voyait paraître, tandis qu’il en usait plus civilement à l’égard d’Ojéda. Colomb voulut savoir de lui-même la raison de cette différence : « C’est, lui répondit Caonabo, que tu n’as pas osé me venir prendre dans ma maison, et que ton officier a plus de cœur que toi. » Un homme si fier parut dangereux jusque dans ses chaînes : on prit le parti de l’envoyer en Espagne, et de l’embarquer malgré lui sur un navire qui était près de faire voile ; mais une tempête, qui ensevelit dans les flots ce bâtiment et plusieurs autres, fit périr le malheureux cacique avec tous ceux qui l’accompagnaient.

On vit bientôt arriver au port d’Isabella Antoine de Torrez, qui était renvoyé avec quatre grands vaisseaux bien fournis de vivres et de munitions, et qui remit à l’amiral des lettres du 16 août, par lesquelles le roi et la reine lui témoignaient une extrême satisfaction de ses services ; ils lui demandaient le récit de ses observations, les noms et les distances des îles, et toutes les espèces d’oiseaux qui n’étaient pas connus en Espagne ; et, pour établir un commerce régulier entre le Nouveau-Monde et l’Ancien, ils réglaient que des deux côtés on ferait partir tous les mois une caravelle qui n’aurait pas d’obstacle à redouter dans sa course, parce que tous les différends étaient terminés avec le Portugal.

L’année touchait à sa fin, lorsqu’il apprit que l’enlèvement de Caonabo avait soulevé l’île entière, et que les trois frères de ce prince assemblaient une nombreuse armée dans la Véga-Réal ; il ne s’étonna point de leurs préparatifs. Le roi de Marien, qu’il fit avertir du dessein où il était de se mettre à la tête de ses troupes, vint le joindre avec un corps de ses plus braves sujets. Les Castillans capables de service ne montaient pas à plus de deux cents hommes d’infanterie et vingt cavaliers ; mais l’amiral y joignit vingt chiens d’attache, dans l’opinion que leurs morsures et leurs aboiemens contribueraient autant que le sabre et la mousqueterie à répandre l’épouvante dans une multitude d’Indiens nus et sans ordre. Il partit d’Isabella le 24 mars, avec l’adelantade et Guacanagari. À peine fut-il entré dans la Véga-Réal, qu’il découvrit l’armée ennemie, forte de cent mille hommes, et commandée par Manicate, un des frères de Caonabo. L’adelantade entreprit sur-le-champ de l’attaquer ; il trouva peu de résistance. Ces malheureux insulaires, dont la plupart n’avaient que leurs bras pour défense, ou qui n’étaient pas accoutumés du moins à des combats fort sanglans, furent étrangement surpris de voir tomber parmi eux des files entières par le prompt effet des armes à feu ; de voir trois ou quatre hommes enfilés à la fois avec les longues épées des Espagnols ; d’être foulés aux pieds des chevaux, et saisis par de gros mâtins qui, leur sautant à la gorge avec d’horribles hurlemens, les étranglaient d’abord, ou les renversaient, et mettaient facilement en pièces des corps nus, dont aucune partie ne résistait à leurs dents. Bientôt le champ de bataille demeura couvert de morts : les autres prirent la fuite ; on les poursuivit, et les prisonniers furent en grand nombre. L’amiral employa neuf ou dix mois à faire des courses qui achevèrent de répandre la terreur dans toutes les parties de l’île. Il rencontra plusieurs fois les trois caciques avec le reste de leurs forces, et chaque rencontre fut une nouvelle victoire ; car c’est de ce nom que les historiens appellent cet exécrable abus de la force destructive contre la faiblesse désarmée.

Après les avoir assujettis, l’amiral leur imposa un tribut, qui consistait pour les voisins des mines à payer par tête, de trois en trois mois, une petite mesure d’or ; et pour tous les autres, à fournir vingt-cinq livres de coton. Guarinoex, roi de la Véga-Réal, offrit de faire labourer la terre, et semer par ses sujets le blé que les Castillans voudraient lui confier, à l’exemple de Guacanagari, qui leur avait déjà rendu cet important service. Sa proposition fut rejetée, sans qu’on puisse comprendre les raisons de ce refus dans un temps où la difficulté de faire venir des vivres d’Espagne avait réduit plusieurs fois la colonie aux dernières extrémités. Mais comme ce prince ne cherchait qu’à se dispenser de fournir de l’or, sous prétexte que ses peuples ignoraient le moyen d’en recueillir, un historien juge avec assez de vraisemblance que l’amiral, faisant peu de fond sur la faveur des Espagnols, et se voyant exposé à de grandes révolutions par sa qualité d’étranger, rapportait toutes ses vues à s’enrichir, et préférait l’or à tout autre soin. Il obligea Manicate, principal auteur de la révolte, de lui en fournir chaque mois une mesure, qui montait à cent cinquante écus : en même temps il fit fabriquer des médailles de cuivre ou de laiton, qu’on donnait à ceux qui apportaient le tribut, et qu’ils étaient obligés de porter au cou, pour faire foi qu’ils avaient payé, avec ordre de les changer à chaque paiement. Boechio, puissant cacique, dont les états étaient les plus éloignés d’Isabella, fut le seul qui continua de résister aux vainqueurs, animé par Anacaona sa sœur, veuve de Caonabo, dont il avait embrassé la vengeance.

Tous les autres sentirent bientôt le poids du joug ; maïs, dans la simplicité qu’ils conservaient encore, ils demandaient sans cesse à leurs nouveaux maîtres s’ils ne retourneraient pas bientôt en Espagne : cependant, lorsqu’ils eurent perdu l’espérance d’en être délivrés par un départ volontaire, ils résolurent de s’en défaire en leur coupant les vivres, c’est-à-dire, de renoncer à la culture du maïs, et de se retirer dans les montagnes ; ils se flattaient que les productions naturelles de la terre suffiraient pour leur nourriture, pendant que les étrangers périraient de faim ou seraient forcés de quitter l’île. Guacanagari même, qu’on cessa de ménager, et qui se vit forcé aux travaux les plus humilians pour satisfaire l’avarice de ses alliés, ou pour fournir à leur subsistance, suivit l’exemple des fugitifs : cette résolution désespérée produisit en partie l’effet qu’ils en avaient attendu. Les conquérans d’Espagnola retombèrent bientôt dans le même excès de misère qui les avait déjà réduits à se nourrir de ce que la nature offre de plus dégoûtant ; mais les Américains n’en tirèrent pas d’autre fruit pour eux-mêmes que de se voir poursuivis par des ennemis affamés, qui ne leur firent aucun quartier, ou qui les forcèrent de se tenir cachés dans des cavernes, sans oser faire un pas pour chercher leur nourriture. On assure que la faim, les maladies et les armes des Castillans firent périr en peu de mois la troisième partie des habitans de l’île : Guacanagari eut le même sort ; et, pour récompense de tant de services qu’il avait rendus à l’Espagne, les historiens ont noirci sa mémoire par les plus odieuses accusations : il n’y avait pas d’autre moyen de justifier les destructeurs.

Cependant Boyl et Margarita étaient arrivés à la cour d’Espagne, et faisaient retentir leurs plaintes contre l’amiral et ses deux frères. Ils traitaient de chimère tout ce qu’on avait publié de la découverte des mines d’or ; ils accusaient l’amiral d’imprudence, d’orgueil et de cruauté ; ils lui reprochaient de compter pour rien la vie des Castillans, qu’il avait employés aux plus vils travaux, et qu’il avait ensuite abandonnés pendant quatre mois pour aller découvrir de nouvelles terres, ou des trésors qui étaient demeurés apparemment dans ses coffres. On avait reçu d’ailleurs, au premier retour de Torrez, des lettres particulières de quelques mécontens qui n’avaient pas fait une peinture avantageuse de la conduite des Colomb. Leurs majestés prirent le parti d’envoyer à Espagnola un commissaire chargé de l’ordre vague d’approfondir la vérité, et d’une simple lettre de créance pour le faire respecter. Cette voie pouvait être prudente et sûre, si la cour d’Espagne eût fait un meilleur choix.

Mais Jean d’Aguado, honoré de cette commission, était un esprit vain qui s’enfla d’une faveur à laquelle il ne s’était point attendu. Il arriva au port d’Isabella vers la fin du mois d’octobre, lorsque l’amiral était occupé à terminer quelques nouveaux mouvemens dans la province de Maguana. L’adelantade commandait dans l’absence de son frère. Aguado le traita d’abord avec beaucoup de hauteur. Il employa même les menaces ; et, sous prétexte d’écouter les plaintes qu’on avait à faire contre le gouvernement, il prit une autorité qui excédait beaucoup ses pouvoirs. Ensuite, étant parti pour chercher l’amiral, il publia dans sa route qu’il était venu pour faire le procès aux Colomb, et pour en délivrer la colonie. Ses gens le représentaient aux Américains comme un nouvel amiral qui devait faire périr l’autre ; et ce bruit fut répandu avec tant d’affectation, que plusieurs caciques en prirent occasion de s’assembler pour tirer parti de ce changement. Aguado n’alla pas loin sans apprendre que l’amiral, rappelé par un courrier de son frère, était rentré dans Isabella : il y retourna aussitôt, et sa suite ayant été grossie par tous les mécontens, il y entra comme en triomphe. Sa commission fut proclamée au son des trompettes. L’amiral aida lui-même à la solennité de cette publication, et, se présentant au commissaire, il l’assura d’une soumission absolue aux ordres de leurs majestés. Aussitôt les informations furent commencées dans les plus rigoureuses formes. Américains et Castillans, la plupart saisirent ardemment l’occasion de perdre des étrangers qu’ils n’aimaient pas, et que la cour semblait abandonner. D’ailleurs les plaintes étaient bien reçues par le commissaire, notamment les plus graves. Pendant cette humiliante cérémonie, l’amiral se conduisit avec une extrême modération : il déféra tous les honneurs à son adversaire ; il souffrit patiemment l’insolence de ses reproches ; il affecta même de la tristesse et de l’embarras dans son extérieur, jusqu’à négliger ses cheveux et sa barbe, et se revêtir d’un habit de deuil, qu’un historien nomme un habit gris de moine. Enfin, loin de relever les fausses démarches d’Aguado, il ne considéra que l’autorité dont il tenait ses pouvoirs, quoiqu’ils ne fussent pas clairement expliqués dans ses lettres.

Après les informations, lorsque le commissaire se disposait à retourner en Espagne, un furieux ouragan brisa dans le port les navires qui l’avaient apporté. Il n’en restait pas d’autres au Nouveau-Monde, que deux caravelles, que l’amiral avait fait construire depuis peu. Il offrit noblement le choix de l’une des deux à son adversaire ; mais il déclara qu’il monterait l’autre pour aller plaider sa cause au tribunal incorruptible de ses maîtres, leur rendre compte de ses nouvelles découvertes, et leur donner les avis qu’ils lui avaient demandés sur la ligne de partage entre les couronnes de Castille et de Portugal. Aguado n’osa combattre une résolution si ferme. L’amiral, continuant de lui laisser de vains honneurs, n’en retint pas moins les droits essentiels de sa dignité. Il confia, pendant son absence, le gouvernement général à ses deux frères. Roland, dont il connaissait l’habileté, fut nommé chef de la justice. Plusieurs forteresses, qu’il avait bâties en différens lieux pour contenir les caciques, reçurent des commandans de sa main, surtout celle de la Conception, dans la plaine de la Véga, qui devint ensuite une ville considérable. L’avis qu’il reçut dans les mêmes circonstances, qu’on avait découvert au sud de l’île des mines d’or fort abondantes, lui fit suspendre son départ pour éclaircir cette importante nouvelle. Il y envoya Garay et Diaz, avec une escorte et des guides qui leur firent traverser la Véga-Réal, d’où, passant entre des montagnes, ils entrèrent dans une autre plaine, qui les conduisit au bord de la Hayna, rivière fort poissonneuse, où quantité de ruisseaux apportaient un mélange d’or et de sable. La terre, qu’ils firent ouvrir en divers endroits, leur offrit une abondance de grains d’or. L’amiral n’en fut pas plus tôt informé qu’il fit construire dans le lieu une forteresse qu’il nomma Saint-Christophe ; et ces mines, auxquelles il donna le même nom, fournirent long-temps d’immenses richesses. Il ne pouvait rien arriver de plus heureux pour lui dans sa situation. Cette nouvelle découverte suffisait pour faire tomber la principale accusation de ses ennemis ; et, quand leurs autres reproches auraient été mieux fondés, il n’ignorait pas qu’on obtient grâce aisément de ses maîtres lorsqu’on leur apporte le secret d’augmenter leur puissance et leurs trésors. Il faut convenir que, pendant cette persécution, suscitée par ses ennemis, l’amiral montra dans toute sa conduite la même supériorité de lumières et de courage qu’il avait signalée dans tout le cours de son expédition. On ne peut lui reprocher que les cruautés odieuses exercées contre les Américains : l’humanité, il est vrai, répugne à croire que ces cruautés fussent absolument gratuites. Il était bien-difficile, et peut-être impossible, que les Espagnols ne fissent pas un peu trop sentir leur ascendant ; et les naturels du pays étant une fois portés à la défiance et à la haine, une poignée d’étrangers environnée d’ennemis ne se crut en sûreté que par leur mort. Qu’en faut-il conclure ? Que l’esprit de conquête et d’avidité, principe de ces expéditions hasardeuses et brillantes, ne pouvait avoir que des effets funestes. On ne connaissait pas alors d’autre héroïsme : on n’était point encore assez éclairé pour sentir qu’il était à la fois et plus glorieux et plus utile de s’attacher les Américains par de bons traitemens que de les disperser par la terreur, ou de les détruire par le fer, et les conquérans trouvèrent plus court et plus facile de faire des esclaves et des victimes que d’acquérir des alliés et des amis.

Les deux caravelles mirent à la voile le 10 mars 1496. L’amiral fit embarquer dans la sienne environ deux cent vingt Espagnols, les plus pauvres et les plus infirmes de la colonie, que leurs femmes et leurs parens avaient redemandés à la cour, et que ses bons traitemens, dans le cours de la navigation, disposèrent à prendre parti pour lui contre Aguado : il se fit accompagner de l’adelantade jusqu’à Puerto de Plata, qu’il voulait visiter avec lui, dans le dessein d’y bâtir une ville ; ensuite, prenant congé de son frère, qui retourna par terre à la colonie, il fit gouverner à l’est, vers le cap d’Engano, et l’ayant doublé le 22, il aborda le 9 à Marie-Galande ; mais la difficulté de faire de l’eau et du bois l’obligea d’aller mouiller le jour suivant à la Guadeloupe. Sa surprise fut extrême d’y voir le rivage bordé d’un grand nombre de femmes armées d’arcs et de flèches, qui s’opposèrent à l’approche de ses barques. Deux Américains de ceux qu’il avait amenés de l’île espagnole se jetèrent à la nage pour avertir cette troupe d’Amazones qu’on ne pensait point à leur nuire, et qu’on ne leur demandait que des vivres ; elles répondirent que leurs maris étaient de l’autre côté de l’île, et que c’était à eux qu’il fallait s’adresser ; et, voyant que les barques n’avançaient pas moins, elles tirèrent une nuée de flèches, dont personne ne fut blessé ; bientôt le bruit des arquebuses les mit en fuite : les Castillans entrèrent dans l’île, sans être sûrs que ce ne fût pas la terre ferme. Ils y trouvèrent de très-gros perroquets, du miel, de la cire et quantité de ces plantes dont les insulaires faisaient du pain, et qu’ils nommaient cazabi, d’où les Français ont fait cassave. Un détachement qui fut envoyé dans les terres amena quarante femmes, entre lesquelles était l’épouse du cacique, qu’on n’avait pas eu peu de peine à joindre dans sa fuite. Lorsqu’elle s’était vue pressée par celui qui la poursuivait, elle s’était tournée tout d’un coup ; et, l’ayant saisi de ses deux bras, elle l’avait renversé avec tant de force, que, sans le secours qu’il reçut, il confessa qu’elle l’aurait étouffé. Cependant les caresses et les présens que l’amiral fit à toutes les femmes établirent bientôt la confiance et l’amitié ; elles procurèrent toutes sortes de rafraîchissemens aux deux caravelles, pendant neuf jours que les Castillans passèrent dans l’île ; et lorsqu’on remit à la voile, l’épouse du cacique offrit de s’embarquer avec sa fille pour suivre l’amiral en Espagne.

On ne découvrit point la terre avant le 11 juin. En entrant le lendemain dans le port de Cadix, Colomb trouva trois vaisseaux prêts à faire voile, avec des vivres et des munitions, pour Espagnola ; et, n’osant les arrêter après avoir vu les ordres du roi, il eut du moins le temps de saisir cette occasion pour ranimer par ses lettres le courage et la constance de ses frères.

Il se rendit à Burgos, où leurs majestés catholiques tenaient ordinairement leur cour. Il parut à l’audience avec autant de fermeté que de modestie. Loin de le traiter comme un criminel dont on attend les justifications, on ne lui parla ni des informations d’Aguado, ni des accusations de Boyl et de Margarita. Il ne reçut que des éloges et des remercîmens pour ses nouveaux services.

Dans la joie d’un accueil qui couvrait ses ennemis de honte, il fit le récit de ses découvertes ; et, proposant de les continuer, il demanda huit vaisseaux, dont il destinait deux à porter des vivres et des munitions à la colonie d’Isabella, et les six autres, à demeurer sous ses ordres. Cette demande lui fut accordée. Ensuite, ayant représenté qu’il était question de former un établissement solide, qui pût servir de modèle à l’avenir pour d’autres colonies, il obtint que leurs majestés feraient passer à Espagnola un corps de recrue de trois cents hommes, composé de quarante cavaliers, cent fantassins, soixante matelots, vingt ouvriers en or, cinquante laboureurs, et vingt artistes de différentes professions, auxquels on joindrait trente femmes ; que le fonds de leur solde serait, par mois, de soixante maravedis, et d’un fanega de blé, qui revient à six boisseaux de France ; et que, par jour, on leur donnerait quatorze maravedis pour vivre ; qu’on enverrait des religieux pour le service divin et pour l’instruction des Américains ; des médecins, des chirurgiens et des apothicaires, pour connaître la nature des maladies qui avaient emporté tant de monde, et pour en chercher le remède ; enfin, jusqu’à des musiciens et des joueurs d’instrumens pour bannir la tristesse, fléau ordinaire des colonies lointaines. Outre ces trois cents personnes, qui devaient être entretenues aux dépens de leurs majestés, l’amiral eut la permission d’en emmener cinq cents à ses propres frais. Il fut permis aussi à tous ceux qui voudraient passer en Amérique sans aucune solde de s’embarquer sur sa flotte, avec cet avantage séduisant qu’ils auraient le tiers de tout l’or qu’ils pourraient découvrir dans d’autres mines que dans celles dont on avait déjà pris possession, et qu’ils ne paieraient à leurs majestés que le dixième de tous les autres profits du commerce.

Toutes ces mesures étaient sages ; mais comme on ne pouvait se promettre de trouver beaucoup de volontaires qui fussent disposés à se transporter au Nouveau-Monde pour y passer toute leur vie, surtout depuis le retour de ceux qui n’en avaient rapporté qu’une couleur livide et diverses sortes de maladies, l’amiral commit une grande faute en proposant de changer la peine des crimes, à l’exception des plus noirs, en un exil perpétuel aux nouvelles colonies. Sur cette ouverture, qui fut approuvée, on statua que ceux des criminels qui avaient mérité la mort serviraient deux ans sans gages, et les autres une année seulement ; après quoi ils seraient à couvert de toutes les poursuites de la justice, sans autre condition que de ne jamais retourner en Europe. D’un autre côté, l’ordre fut donné à tous les tribunaux d’Espagne, de condamner désormais au travail des mines ceux qui avaient mérité quelque punition équivalente. Ces deux règlemens, qui reçurent le sceau de l’autorité souveraine le 22 juin, à Médina del Campo, démentaient la sagesse qu’avait jusque-là montrée l’amiral. Il fut égaré par l’ambition de hâter, à quelque prix que ce fût, les progrès de sa colonie ; mais que pouvait-il attendre de pareils habitans ? Les nouveaux états doivent être établis sur de meilleurs fondemens. Colomb obtint aussi le pouvoir de distribuer des terres à ceux qui seraient en état de les cultiver et d’y bâtir, avec réserve des droits du souverain sur l’or, l’argent et les autres métaux. Enfin la reine, qui s’attribuait justement l’honneur des premières entreprises qui avaient conduit son amiral à la découverte du Nouveau-Monde, fit publier un édit qui défendait le passage aux Indes à tous ceux qui n’étaient pas nés sujets de sa couronne de Castille. Cependant il paraît qu’elle joignit au motif de la gloire celui de faire satisfaction à l’amiral sur la conduite et les discours de Boyl et de Margarita, dont le premier était Catalan, et l’autre sujet de la couronne d’Aragon. Les historiens qui lui attribuent ce dessein ajoutent que l’amiral demanda cette satisfaction comme une récompense de ses services ; mais il ne porta pas plus loin la vengeance.

Les vaisseaux qu’il avait rencontrés à Cadix ayant achevé leur voyage au commencement de juillet, l’adelantade, encouragé par la nouvelle qu’il avait reçue de l’arrivée de son frère en Espagne, se hâta de les renvoyer avec de nouveaux trésors. Dans le compte qu’il rendait de ses opérations à l’amiral, il lui faisait sentir que le choix du terrain n’avait pas été heureux pour sa ville d’Isabella, et que, s’il voulait former une colonie durable, il fallait songer à d’autres établissemens. La cour, à qui l’amiral fit cette proposition, s’en étant remise à ses lumières, il se rappela que, dans son dernier voyage, en rangeant la côte du sud, il avait remarqué de bons ports, d’excellens pâturages, et des terres qui lui avaient paru fertiles, sans compter que cette partie de l’île ne devait pas être fort éloignée des mines auxquelles il avait donné le nom de Saint-Christophe. Il fit partir aussitôt une caravelle pour communiquer ses idées à son frère, avec ordre de travailler incessamment au transport de la colonie. Elle arriva dans les plus heureuses circonstances, lorsque, par d’autres informations, don Barthélemi était à la veille d’exécuter son dessein dans le même lieu. Oviédo fait le récit de cet événement.

Un jeune Aragonais, nommé Michel Diaz, le même qui avait reconnu les nouvelles mines, s’était battu contre un Espagnol, et l’avait dangereusement blessé. Quoiqu’il fût au service particulier de l’adelantade, la crainte du châtiment l’avait fait fuir. Il avait pris sa route, avec cinq ou six de ses amis, vers la partie orientale de l’île, d’où, côtoyant le rivage au sud, il fut arrêté par l’embouchure d’un fleuve sur la rive duquel il trouva une bourgade. Les habitans, qui n’avaient point encore été maltraités par les Espagnols, ne firent pas difficulté de le recevoir, Une femme, que les historiens ont nommée Catalina, conçut de l’inclination pour lui ; elle lui découvrit des mines qui n’étaient qu’à sept lieues de sa demeure ; et, dans la crainte de perdre un hommage qui lui était devenu cher, elle lui proposa d’engager les Espagnols à s’établir sur ses terres. Le pays était agréable et fertile. Diaz ne balança point à saisir cette occasion pour se réconcilier avec la colonie. Catalina lui donna pour guides quelques habitans dont elle lui garantit la fidélité. Isabella était éloignée d’environ cinquante lieues : il y arriva secrètement. Quelques amis lui apprirent que son adversaire était guéri de sa blessure. Rien ne l’empêcha plus de se montrer ; il se présenta devant don Barthélemi, qui le revit avec joie, parce qu’il avait regretté sa perte, et qu’il ne fut pas moins satisfait de ses offres.

Elles l’avaient déjà déterminé à faire un établissement du côté du sud, lorsque, étant confirmé dans cette résolution par les lettres de son frère, il partit aussitôt avec Diaz et les plus robustes de ses gens. Après quelques jours de marche, il arriva au bord de la rivière que les Américains nommaient Ozama, et dont il trouva les rives fort peuplées. Le port était sûr et capable de recevoir des vaisseaux de plus de trois cents tonneaux. Les terres paraissaient excellentes, et tous les habitans fort prévenus en faveur des Espagnols. L’adelantade ne balança point à tracer le plan d’une nouvelle ville à l’embouchure du port, sur la rive orientale. Il y fit venir en peu de temps la plus grande partie des habitans d’Isabella, où il ne laissa qu’un petit nombre d’ouvriers. Elle prit le nom de San-Domingo ; les uns disent du nom du père des Colomb qui s’appelait Dominique, les autres du jour où l’adelantade y était arrivé, qui était la fête de ce saint, et un dimanche. Nous avons cru devoir ces détails à la fondation d’une ville devenue la capitale de l’île qui prit ensuite le nom de Saint-Domingue, et où se trouvait la plus florissante des colonies françaises.

Après s’être assuré, par un traité, du cacique Boechio, qui commandait dans cette province, l’adelantade se rendit par terre à Isabella, où il trouva que la misère et les maladies avaient emporté presque tout le reste des habitans. Dans le chagrin de ne voir arriver aucun navire d’Espagne, il prit le parti d’en faire construire pour y envoyer chercher des vivres, et dans l’intervalle il dispersa les Espagnols faibles où malades dans les villages les plus voisins des forteresses ; mais les habitans se lassèrent bientôt d’entretenir des hôtes qu’ils ne pouvaient rassasier, et dont ils ne recelaient que de mauvais traitemens pour récompense. Les sujets de Guarinoex, qui se ressentaient le plus de cette vexation, furent les premiers qui résolurent de secouer un joug insupportable. Leur cacique était ami de la paix ; mais ils le forcèrent de se mettre à leur tête par la menace de se donner un autre maître. L’adelantade, informé de ce soulèvement à San-Domingo, dont il avait fait sa principale résidence, se hâta de marcher contre ce prince, et, l’ayant rencontré à la tête de quinze mille hommes, il l’attaqua si brusquement pendant la nuit, qu’après avoir mis en pièces une partie de ses gens, il le fit lui-même prisonnier.

Vers le même temps, il reçut avis de Boechio et d’Anacoana que leur tribut était prêt, et qu’ils étaient disposés à le livrer. Il chargea don Diègue, son frère, qui commandait toujours dans Isabella, de faire passer une caravelle à la côte de Xaragua ; mais il voulut s’y rendre lui-même par terre, et recevoir le premier hommage que ces caciques faisaient à l’Espagne. L’accueil qu’ils lui firent le confirma dans l’opinion qu’il avait prise de leur bonne foi ; ils allèrent au-devant de lui avec un cortége de trente-deux seigneurs, tandis qu’un grand nombre de leurs sujets apportaient à leur suite quantité de coton cru et filé, et toutes sortes de provisions. La caravelle ayant abordé au port de Xaragua, qui n’était éloigné du palais de Boechio que d’environ deux lieues, Anacoana ne fit pas difficulté de se rendre à bord avec son frère. Elle avait fait préparer vers le rivage un logement fort bien meublé pour l’adelantade, où il fut surpris de trouver, entre divers ornemens, des siéges de bois travaillé avec beaucoup d’art. C’était la première fois qu’on voyait un bâtiment d’Europe sur cette côte. Les Castillans firent une décharge de l’artillerie, qui causa une frayeur extrême aux Américains ; mais Anacoana, remarquant que l’adelantade ne faisait qu’en rire, fut la première à les rassurer, et monta gaîment sur le tillac.

Les historiens s’accordent à relever le mérite de cette femme, que nous verrons bientôt indignement traitée par ceux qui croyaient ne lui devoir alors que de la reconnaissance et de l’admiration : ces mêmes historiens ont la bonne foi de rapporter un trait qui fait voir combien il eût été facile de gagner par la douceur un peuple qui paraissait sensible et généreux. Dans un des combats qui commençaient à devenir fréquens entre les Espagnols et les Américains, on avait enlevé la femme d’un des principaux seigneurs du pays. Son mari fut si désespéré de sa perte, que, sans redouter le péril qui le menaçait lui-même, il vint se jeter aux genoux de Barthélemi, et il le conjura, les larmes aux yeux, de lui rendre une femme qui lui était plus chère que la vie. L’adelantade fut touché de cette tendresse ; il lui rendit sa femme sans exiger aucune rançon. Ce bienfait ne fut pas perdu pour les Castillans : ils furent surpris de revoir bientôt ce bon Américain avec quatre ou cinq cents de ses sujets, dont chacun portait un coas, espèce de bâton brûlé qui leur servait à remuer la terre. Il demanda un terrain pour le cultiver : son offre fut acceptée ; et le travail de ses gens, animés par la reconnaissance, eut bientôt défriché de vastes champs où l’adelantade fit semer du blé. Ainsi cette terre pouvait devenir fertile sous les mains de ses habitans, et l’on préféra de l’ensanglanter.

Le troisième voyage de Colomb est remarquable en ce qu’il découvrit pour la première fois le continent de l’Amérique, dont il n’avait encore aperçu que quelques îles, nommées aujourd’hui les Antilles ou îles du Vent.

Il faisait route vers l’ouest, et, cherchant à se dégager des canaux voisins des côtes qu’il prenait encore pour des îles, il prit au sud, dans l’espérance de sortir entre la pointe du golfe de Paria et la côte opposée ; il traversa le golfe, et le 13 il entra dans un très-beau port qu’il nomma il Puerto de Gatos, trompé par la vue d’un grand nombre de très-gros singes, qu’il prit d’abord pour des chats. Ce port est proche de la bouche de l’Orénoque, qu’Herréra nomma Yuyapari, et qui contient les deux petites îles del Caracol et del Delfin. À peu de distance, on visita un autre port ; ensuite on doubla le cap de Lapa pour sortir du golfe au nord : entre ce cap, qui fait la pointe de la côte de Paria, et le cap Boto, qui est au nord-ouest de la Trinité, la distance est d’environ deux lieues ; mais un peu au-dessus le canal en a cinq de largeur. Les trois vaisseaux y étant entrés avant midi, trouvèrent les flots dans un mouvement terrible, et si couverts d’écume par le combat du courant avec la marée, que le danger leur parut extrême. Ils s’efforcèrent en vain de mouiller. Les ancres furent enlevées par la force des vagues. Ils avaient trouvé la mer aussi fougueuse en entrant dans le golfe par le canal ; mais ils y avaient eu la faveur du vent, au lieu que, dans le passage où ils se voyaient engagés, le vent, avec lequel ils espéraient sortir, s’étant calmé tout à coup, ils demeuraient comme livrés à l’impétuosité des flots, sans aucun moyen d’avancer ou de retourner dans le golfe. L’amiral sentit la grandeur du péril. Il confessa que, s’il en était délivré par le ciel, il pourrait se vanter d’être sorti de la gueule du dragon, et cette idée fit donner au détroit le nom de Boca del Drago, qu’il a conservé jusque aujourd’hui. Enfin la marée perdit sa force, et le courant des eaux douces du fleuve jeta les trois vaisseaux en haute mer.

De la première terre de la Trinité jusqu’au golfe, qui fut nommé golfe des Perles, on n’avait pas compté moins de cinquante lieues. L’amiral suivait la terre qu’il prenait pour celle qu’il avait nommé île de Gracia, et fit le tour du golfe, dans la vue d’approfondir si cette grande abondance d’eau venait des rivières, suivant l’opinion des pilotes, mais non pas suivant la sienne ; car il ne pouvait s’imaginer qu’il y eût un fleuve au monde qui produisit tant d’eau, ni que les terres qu’il voyait en pussent fournir autant, à moins qu’elles ne fussent la terre ferme. Il trouva sur cette côte quantités d’excellens ports et plusieurs caps auxquels il donna successivement des noms. Il avait découvert, à vingt-six lieues au nord, une île qu’il avait nommée l’Assomption, une autre qui fut nommée la Conception. Ce ne fut qu’après avoir fait environ quarante lieues au-delà du Boca del Drago que, voyant la longueur de la côte qui continuait toujours de descendre à l’ouest, il crut pouvoir juger avec certitude qu’une si vaste étendue de terres ne pouvait être une île, et que c’était le continent. Il fit cette déclaration le mercredi, premier jour d’août 1498 ; mais précisément dans le même temps on travaillait à lui ravir une gloire qu’il achetait par tant de dangers.

L’évêque de Badajos, qu’on pouvait alors nommer le ministre des Indes, parce qu’il était chargé de tous les ordres qui regardaient les nouveaux établissemens, recevait familièrement Alphonse d’Ojéda, adroit aventurier, qui, s’étant aperçu de son aversion pour les Colomb, en profita pour partager avec eux, s’il était possible, la gloire des découvertes. Après avoir obtenu la communication des plans et des mémoires de l’amiral, il sollicita la permission d’armer pour continuer une entreprise devenue moins difficile, puisque la route était tracée. Il obtint cette permission de l’évêque, qui la signa de son nom ; mais elle ne fut point signée, et peut-être fut-elle ignorée des rois catholiques.

Cette commission d’un ministre à qui leurs majestés avaient confié toutes les affaires des Indes eut bientôt rassemblé quantité d’Espagnols et d’étrangers qui brûlaient de tenter la fortune, ou de se signaler par des aventures extraordinaires. Ojéda trouva des fonds dans Séville pour armer quatre vaisseaux. Il prit pour premier pilote Jean de la Cosa, natif de Biscaye, homme d’expérience et de résolution ; et Améric Vespuce, riche négociant florentin, versé dans la cosmographie et la navigation, voulut avoir part à l’armement et courir tous les dangers du voyage. La flotte se trouva prête le 20 mai 1499, et mit le même jour à la voile. On prit la route de l’ouest, et, tournant ensuite au sud, on ne fut pas plus de vingt-sept jours à découvrir une terre qu’on reconnut pour le continent. On rangea la côte pendant l’espace de quatre-vingts lieues jusqu’à celle de Paria, que l’amiral avait découverte. Ojéda n’eut pas de peine à la reconnaître sur les mémoires qu’il avait reçus de l’évêque de Badajos. Les noms de l’île de la Trinité et de Boca del Drago donnés par Colomb, et conservés depuis, attestaient qu’il avait vu le continent, et semblaient réfuter d’avance l’injuste prétention de Vespuce, qui se vanta dès ce moment d’avoir découvert l’Amérique. Mais l’envie, toujours jalouse des grandes choses, aima mieux accorder la gloire à celui qui avait fait moins, et la terre vue par Colomb n’en eut pas moins le nom d’Amérique. Le sort lui réservait bien d’autres traverses, et Colomb devait éprouver cette révolution si commune dans les grandes destinées, et qui souvent a placé le comble de l’humiliation si près du comble de la gloire. Dès l’année précédente, un grand nombre de mécontens, qui étaient sortis d’Espagnola, avaient entrepris comme de concert de soulever toute l’Espagne contre les Colomb. Ils s’étaient rendus à Grenade, où la cour était alors ; et, répandant les plus noires calomnies contre l’amiral, ils avaient également réussi à le rendre odieux au peuple et suspect au roi. Un jour quelques-uns de ces séditieux, ayant acheté une grande quantité de raisins, s’étaient assis à terre pour les manger au milieu d’une place publique, et s’étaient mis à crier que le roi et les Colomb les avaient réduits à cette misère, en leur refusant de leur payer le salaire qu’ils avaient mérité dans les pénibles travaux des mines. Si le roi paraissait dans les rues de Grenade, ils le poursuivaient pour lui demander leur paie avec de grands cris ; et s’ils voyaient passer les deux fils de l’amiral, qui étaient encore pages de la reine : « Voilà, s’écriaient-ils, les enfans de ce traître qui a découvert de nouvelles terres pour y faire périr toute la noblesse de Castille. » Le roi, qui n’avait pas pour l’amiral autant d’affection que la reine, ne se défendit pas si long-temps contre le soulèvement général ; et la reine même, après avoir fait plus de résistance, fut entraînée par la force du torrent. Mais, rien ne fit tant d’impression sur elle que de voir arriver trois cents esclaves américains qui avaient été embarqués contre les ordres de l’amiral, et probablement par la connivence des officiers subalternes. La reine, qui n’avait rien recommandé avec tant de soin que de ne point attenter à la liberté des Américains, ne put apprendre sans une vive colère que ses ordres eussent été si peu respectés. Non-seulement elle en fit un crime à l’amiral, mais elle jugea qu’il ne pouvait être innocent sur tout le reste ; et, commençant par ordonner sous peine de mort que tous les esclaves fussent remis en liberté, elle prit en même temps la résolution de lui ôter l’autorité dont elle l’avait revêtu. Si elle eût agi avec moins de précipitation, elle se serait épargné le reproche trop fondé d’ingratitude et d’injustice. Les éclaircissemens qu’elle eût dû attendre lui auraient appris que, dans les embarras et les détresses où s’était trouvé l’amiral, sa conduite, toujours difficile, avait toujours été irrépréhensible, et ne pouvait être accusée tout au plus que d’un excès de sévérité peut-être indispensable dans une colonie lointaine, où la désobéissance et la mauvaise volonté sont enhardies par l’éloignement du pouvoir suprême. Elle aurait appris que c’était cette sévérité seule qui avait fait tant de mécontens, comme sa gloire avait fait tant de jaloux ; mais qu’enfin il touchait au but de ses travaux ; qu’il avait extirpé jusqu’aux moindres semences de révolte ; qu’il gouvernait avec une autorité absolue ; qu’il voyait les Castillans soumis, les insulaires disposés à recevoir le joug de l’Évangile et celui de la domination de Castille, et qu’il ne demandait pas plus de trois ans pour augmenter de soixante millions les revenus de la couronne, en y comprenant, à la vérité, la pêche des perles, dont il pensait à s’assurer par une bonne forteresse.

On publia, pour colorer sa déposition, qu’il avait demandé lui-même au premier administrateur de la justice dans Espagnola, et qu’il avait prié leurs majestés de faire juger ses différends personnels avec l’alcade major par des commissaires désintéressés ; que ces deux propositions paraissaient raisonnables, mais qu’on ne jugeait point à propos de mettre en concurrence deux pouvoirs dont chacun devait être absolu ; que d’ailleurs on ne pouvait revêtir de cette commission qu’un homme de qualité, près duquel il ne convenait pas de laisser un étranger qui exerçait deux grandes charges, telles que celles d’amiral et de vice-roi perpétuels. Le roi et la reine crurent trouver tout ce qui convenait à leurs vues dans François de Bovadilla, commandeur de Calatrava. Avec le titre de gouverneur général, ils lui donnèrent celui d’intendant de justice, et l’ordre de tenir ses provisions secrètes jusqu’au jour de sa réception à San-Domingo ; d’où les historiens croient pouvoir conclure que les rois catholiques avaient prêté l’oreille au bruit que les ennemis de l’amiral avaient répandu qu’il pensait à se rendre souverain du Nouveau-Monde. Bovadilla mit à la voile vers la fin du mois de juin 1500, avec deux caravelles ; et, le 23 août, on aperçut de San-Domingo ces deux bâtimens qui s’efforçaient d’entrer dans le port d’où ils étaient repoussés par le vent de terre. L’amiral était alors occupé à bâtir un fort, et l’adelantade à contenir des révoltés dans le royaume de Xaragua.

À la vue des deux caravelles, don Diègue Colomb, qui commandait dans l’absence de ses deux frères les envoya reconnaître. Ce fut Bovadilla même qui se présenta sur le bord de sa caravelle pour répondre aux questions. Il déclara non-seulement son nom, mais la commission d’intendant de justice qu’il venait exercer contre les rebelles de l’île ; et, s’informant à son tour des affaires, il apprit l’exécution de quelques chefs, l’ardeur des Colomb dans la recherche des coupables, et la résolution où ils étaient de faire des exemples. Ces informations irritèrent le gouverneur : il était ambitieux, violent, intéressé. Soit qu’il eût apporté d’aveugles préventions contre les Colomb, ou que la jalousie de l’autorité lui fît déjà regarder tout ce qui ne venait pas de lui comme une usurpation de la sienne, il ne put entendre sans indignation qu’on lui parlât de supplices pour des criminels dont il devait être l’unique juge. Cette disposition ne fit qu’augmenter à la vue de deux gibets et de quelques Castillans qu’il y vit attachés. En arrivant dans le port, il passa la nuit dans son vaisseau.

Le lendemain 24 août, étant descendu dans la ville, il se rendit d’abord à l’église, où il entendit la messe avec une grande ostentation de piété. Don Diègue Colomb, et Perez, major de l’île, y assistèrent, accompagnés de la plupart des habitans de San-Domingo. En sortant, il tira des lettres qui portaient le sceau royal d’Espagne, et les remit à un notaire de sa suite, avec ordre de les lire devant l’assemblée. C’étaient celles qui le créaient intendant de justice. Ensuite, s’adressant à don Diègue, il demanda au nom de leurs majestés qu’on lui livrât tous les prisonniers qui étaient arrêtés pour la révolte. Don Diègue lui répondit qu’ils lui avaient été confiés par l’amiral, dont l’autorité sans doute était supérieure à la sienne, et qu’il n’en pouvait disposer sans son ordre. « Je vous ferai connaître, reprit Bovadilla, que vous et lui devez m’obéir. » Le reste du jour se passa dans une extrême agitation ; mais le lendemain, après la messe, à la vue de toute la colonie, que la curiosité n’avait pas manqué de rassembler, Bovadilla fit lire d’autres patentes qui le constituaient gouverneur général des îles et de la terre-ferme du Nouveau-Monde, avec un pouvoir sans bornes. Ensuite, ayant prêté le serment ordinaire, il invita tout le monde à la soumission ; et, pour la mettre à l’épreuve, il renouvela la demande des prisonniers. On lui fit la même réponse, et cette fermeté l’embarrassa. Il fit lire deux autres mandemens des rois catholiques, par l’un desquels il était ordonné à l’amiral, à tous les commandemens de forteresses et de navires, aux trésoriers et aux garde-magasins de le reconnaître pour supérieur. L’autre regardait la solde militaire, et la paie des artisans et des engagés. Après cette lecture, qui mit tous les gens de guerre dans ses intérêts, il somma, pour la troisième fois, don Diègue de lui remettre les clefs de la prison. Sur son refus, il se rendit à la citadelle, où Michel Diaz commandait en qualité d’alcade ; et, lui ayant fait signifier ses pouvoirs, il ordonna que sur-le-champ tous les prisonniers fussent amenés devant lui. Diaz demanda du temps pour en informer l’amiral dont il tenait sa commission ; mais Bovadilla fit mettre à l’instant sous les armes les troupes qu’il avait amenées, et celles mêmes de la ville, qui reconnaissaient déjà ses ordres. La citadelle était encore sans défense ; et, quoique Diaz se montrât l’épée à la main sur les crénaux, avec Alvarado, son lieutenant, il y entra sans résistance. Il se fit conduire à la prison, où il trouva les coupables chargés de chaînes. Un léger interrogatoire parut le satisfaire ; et leur ayant fait espérer leur grâce, il se contenta de les laisser sous la garde d’un de ses gens.

L’amiral, bientôt informé de cette révolution, se rendit à Bonao, après y avoir donné rendez-vous aux Castillans, qu’il croyait dans ses intérêts, et l’ordre à plusieurs caciques de l’y venir joindre avec toutes les troupes qu’ils seraient capables de rassembler. En arrivant, il y trouva un huissier à verge, qui lui remit des copies de chaque provision du nouveau gouverneur. Après les avoir lues, il déclara que la première ne contenait rien qu’il n’eût demandé lui-même ; mais que, l’autre ne s’accordant point avec les patentes irrévocables de vice-roi et d’amiral qu’il avait reçues de leurs majestés, il ne pouvait se persuader qu’elle vînt de cette respectable source ; qu’il ne s’opposait point à l’administration de la justice dont Bovadilla était chargé, mais qu’il allait écrire en Espagne, et qu’en attendant les explications de la cour sur les événemens qui lui paraissaient obscurs, il sommait tous les sujets des rois catholiques de demeurer dans la soumission qu’ils lui devaient. On ne douta point alors que cette querelle ne dégénérât en guerre civile, surtout lorsque le commandeur eut affecté de ne pas répondre à une lettre qu’il reçut de l’amiral. Mais tout fut éclairci quelques jours après par l’arrivée de Vélasquez, trésorier royal, et d’un religieux franciscain, qui remirent à Colomb une lettre signée de la main du roi et de la reine. Elle était dans ces termes : « Don Christophe Colomb, notre amiral dans l’Océan : nous avons ordonné au commandeur don François de Bovadilla de vous expliquer nos intentions. Nous vous ordonnons d’y ajouter foi, et d’exécuter ce qu’il vous dira de notre part. Moi, le roi ; moi, la reine. » Les réflexions que l’amiral fit sur cette lettre, dans laquelle il ne manqua point d’observer qu’on ne lui donnait pas le titre de vice-roi, le déterminèrent à reconnaître Bovadilla dans toutes les qualités qu’il s’attribuait. Il partit aussitôt pour la capitale.

À son exemple, tout ce qu’il y avait de Castillans à Bonao, dans la Véga et dans tous les nouveaux établissemens, prirent le chemin de San-Domingo. Bovadilla, pour les attirer par l’intérêt, avait déjà fait publier que, pendant vingt ans, ceux qui travaillaient à chercher de l’or n’en paieraient au roi que le vingtième, qu’il allait acquitter les arrérages de la solde militaire, et contraindre l’amiral de satisfaire à tous ceux auxquels il avait donné quelque sujet de plainte. Les mécontens s’empressèrent de venir déposer contre les trois Colomb, et toutes leurs accusations furent reçues. La plus maligne de toutes, celle d’avoir voulu se rendre indépendant, la seule qui eût armé ses souverains contre lui, était certainement la plus mal fondée et la plus démentie par les faits. Jamais sujet ne fut ni plus soumis ni plus zélé ; mais, en matière politique, le seul soupçon tient souvent lieu du crime, et Colomb étant le seul homme que l’on pût craindre dans le Nouveau-Monde, on ne voulait plus qu’il y commandât. On remarque que, parmi tant d’imputations et de plaintes, il ne se trouva pas une seule déposition favorable à l’amiral, tant on est généralement disposé à accabler les malheureux.

Christophe Colomb fut extrêmement surpris, en arrivant à San-Domingo, d’apprendre que le commandeur s’était logé dans sa maison, qu’il avait saisi ses papiers, confisqué ses meubles, ses chevaux, et tout ce qu’il avait d’or et d’argent, sous prétexte de payer ceux qui se plaignaient de ne l’avoir pas été ; qu’il avait fait arrêter don Diègue, son frère, sans aucune formalité de justice, et qu’il l’avait fait transférer dans une des caravelles qu’il avait amenées, avec ordre d’employer les fers pour l’y retenir. À peine avait-il eu le temps de se faire expliquer tant de violences, qu’il se vit enlevé lui-même et conduit dans la citadelle, où il fut enfermé les fers aux pieds. Herréra, quoique fort prévenu en faveur de sa nation contre un étranger, donne ici le nom de tyran au nouveau gouverneur. Il traite de cruel et de détestable un emportement de cette nature contre un homme que les rois catholiques avaient élevé aux premiers degrés d’honneur, et qui avait acquis tant de gloire à l’Espagne. La suite des événemens fit même connaître que le commandeur avait passé ses pouvoirs, et que, s’il était chargé d’informer, c’était avec respect pour la personne des Colomb. Mais sa cruauté ne dut pas les affliger plus que l’applaudissement qu’elle reçut de tous les Castillans de l’île. Ceux-mêmes qui devaient leur fortune à l’amiral, et qui ne subsistaient que par ses bienfaits, eurent la lâcheté de l’outrager ; et, pendant que ses ennemis se contentaient du moins de le noircir par leurs accusations, ce fut un de ses valets qui s’offrit à lui mettre les fers aux pieds, tandis que les satellites de Bovadilla rejetaient eux-mêmes avec horreur cet indigne ministère.

Il souffrit sa disgrâce et toutes les humiliations dont elle fut accompagnée avec une fermeté qui fut peut-être le plus glorieux trait de son caractère. Cette force d’esprit, qui ne l’abandonna jamais, parut alors avec éclat : il y avait toute apparence que l’adelantade, qui était encore en liberté, ne ménagerait rien pour arracher ses frères des mains d’un homme dont il devait tout appréhender. Bovadilla, qui en comprit le danger, envoya ordre à l’amiral de lui écrire, pour le presser de revenir promptement à San-Domingo. L’amiral écrivit : il faisait les plus vives instances pour engager son frère à venir partager sa mauvaise fortune avec lui. « Notre ressource, lui disait-il, est dans notre innocence : nous serons menés en Espagne : qu’avons-nous à désirer de plus heureux que de pouvoir nous justifier ? » Cette proposition dut révolter un homme du caractère de l’adelantade ; mais il ne laissa pas de se rendre à l’avis de son frère. Il vint à San-Domingo ; à peine y fut-il arrivé, qu’il fut chargé de chaînes, et conduit dans la caravelle qui servait de prison à don Diègue. Bovadilla mit le comble à ses injustices en accordant toutes sortes de faveurs à un chef de révoltés. Après avoir donné ses premiers soins à sauver une troupe de séditieux, qui étaient sur le point d’expier leurs crimes par le dernier supplice, on s’était attendu qu’il ferait du moins des informations sur leur conduite ; mais il leur rendit la liberté, sans s’embarrasser même de sauver les bienséances.

Des emportemens si peu ménagés firent craindre pour la vie des trois frères. Leur procès fut instruit : Bovadilla semblait avoir été trop loin pour s’imposer des bornes, ou si la facilité qu’ils eurent à détruire des accusations vagues, dont la plupart ne regardaient même que leurs intentions, parut lui causer de l’embarras, c’était un motif de plus pour se défaire de trois ennemis dont la justification entraînait infailliblement sa perte. Cependant il n’osa pousser l’audace jusqu’à faire conduire au supplice un grand officier de la couronne ; et, se contentant de rendre un arrêt de mort contre lui et ses frères, il prit le parti de les envoyer en Espagne avec l’instruction de leur procès, dans l’idée apparemment que le nombre et l’uniformité des dépositions, la gravité des charges, et la qualité des accusateurs dont la plupart avaient eu d’étroites liaisons avec les accusés, feraient confirmer sa sentence. Les prisonniers n’étaient pas sans inquiétude pour la décision de leur sort. Un historien raconte qu’Alfonse de Vallejo, capitaine de la caravelle qui devait les conduire, étant allé prendre l’amiral pour le faire embarquer, cet illustre vieillard lui dit tristement : « Vallejo, où me mènes-tu ? En Espagne, monseigneur, répondit le capitaine. Est-il bien vrai ? reprit l’amiral. Par votre vie, repartit Vallejo, j’ai ordre de vous faire embarquer pour l’Espagne» » Ces assurances calmèrent son esprit. Mais, pour ne laisser rien manquer à son humiliation, Bovadilla fit publier, avant son départ, un pardon général pour ceux qui avaient eu le plus de part aux révoltes passées, et remplit plusieurs brevets, qu’il avait apportés en blanc, des noms de Roldan, de Gueverre et des mutins les plus décriés par le mal qu’ils avaient causé. Vallejo reçut ordre, en mettant à la voile, de prendre terre à Cadix, et de remettre les prisonniers avec toutes les procédures, entre les mains de l’évêque de Badajos et de Gonçalo Gomez de Cervantes, parens du commandeur, tous deux ennemis déclarés des Colomb.

En sortant du port, Vallejo voulut ôter les chaînes aux trois frères ; mais l’amiral protesta qu’il ne les quitterait que par l’ordre du roi et de la reine. On assure qu’il ne cessa jamais de conserver ses fers, et qu’il ordonna même, par son testament, qu’après sa mort on les mît avec lui dans son tombeau, comme un monument de la reconnaissance dont le monde paie les services. Il est difficile sans doute de refuser quelques larmes à l’intérêt qu’inspire une âme fière et sensible, si profondément blessée ; à cet ordre d’un grand homme, qui veut emporter ses injures et ses maux jusque dans sa sépulture, qui veut que les outrages de la haine soient placés à côté de sa cendre, et qu’on ne puisse approcher de sa tombe sans plaindre le sort du génie et sans abhorrer l’ingratitude ; et quel spectacle pourrait mieux rappeler l’un et l’autre que Colomb sortant en cheveux blancs, et les fers aux pieds, de ces mêmes vaisseaux à qui seul il avait enseigné la route d’un nouveau monde ? Vallejo mouilla devant Cadix le 25 novembre. Un pilote nommé André Martin, touché des malheurs de l’amiral, sortit secrètement du vaisseau, et se hâta de porter ses lettres à la cour avant qu’on y pût recevoir la nouvelle de son arrivée.

Le roi et la reine n’apprirent point sans étonnement et sans indignation qu’on eût abusé de leur autorité pour se porter à des violences par lesquelles ils se trouvaient déshonorés. Ils envoyèrent sur-le-champ l’ordre de délivrer les trois frères, et de leur compter mille écus pour se rendre à Grenade, où la cour était alors. Ils les y reçurent avec des témoignages extraordinaires de compassion et de faveur. La reine consola particulièrement l’amiral. Comme il avait plus de confiance à sa bonté qu’à celle du roi, il lui demanda une audience secrète, dans laquelle s’étant jeté à ses pieds, il y demeura quelque temps, les larmes aux yeux, et la voix étouffée par ses sanglots. Cette princesse le fit relever. Il lui dit les choses les plus touchantes sur l’innocence de ses intentions, sur le zèle qu’il avait toujours eu pour le service de leurs majestés, sur le témoignage qu’il se rendait au fond du cœur, que, s’il avait manqué dans quelque point, c’était faute de connaissance ; enfin, sur la malignité de ses ennemis, que la seule jalousie de son élévation portait à lui chercher des crimes, peu contens de lui nuire, s’ils ne le déshonoraient. La reine en fut attendrie au point d’être quelque temps sans pouvoir lui parler. Elle se remit enfin, et lui dit avec beaucoup de douceur : « Vous voyez combien je suis touchée du traitement qu’on vous a fait : je n’omettrai rien pour vous le faire oublier. Je n’ignore pas les services que vous m’avez rendus, et je continuerai de les récompenser. Je connais vos ennemis, et j’ai pénétré les artifices qu’ils emploient pour vous détruire ; mais comptez sur moi. Tout le monde se plaignait de vous, et personne ne parlait en votre faveur. Je n’ai donc pu me dispenser d’envoyer un commissaire en Amérique, que j’ai chargé de prendre des informations et de me les communiquer, avec ordre de modérer une autorité qu’on vous accusait de porter trop loin. Dans la supposition que vous fussiez coupable de tous les crimes dont vous étiez accusé, il devait succéder au gouvernement général, et vous envoyer en Espagne pour y rendre compte de votre conduite ; mais ses instructions ne portaient rien de plus. Je reconnais que j’ai fait un mauvais choix ; j’y mettrai ordre, et je ferai de Bovadilla un exemple qui apprendra aux autres à ne point passer leurs pouvoirs : cependant je ne puis vous promettre de vous rétablir sitôt dans votre gouvernement ; les esprits y sont trop aigris contre vous. À l’égard de votre charge d’amiral, mon intention n’a jamais été de vous en ôter la possession ni l’exercice : laissez faire le reste au temps, et fiez-vous à moi. »

Colomb comprit par ce discours plus que la reine n’avait eu dessein de lui faire entendre ; il jugea que son rétablissement aurait blessé les règles de la politique espagnole, que le roi était vraisemblablement sa partie en secret ; en un mot, qu’on se repentait de l’avoir tant élevé, et qu’il ne devait pas se flatter de faire changer la cour en sa faveur : aussi, sans s’arrêter à d’inutiles instances, après avoir remercié la reine de sa bonté, il la supplia d’agréer qu’il ne demeurât pas inutile à son service, et qu’il continuât la découverte du Nouveau-Monde, pour chercher par cette voie quelque passage qui pût conduire les vaisseaux de l’Espagne aux Moluques : ces îles étaient alors extrêmement célèbres par le trafic que les Portugais y faisaient des épiceries, et les Espagnols souhaitaient ardemment de partager avec eux un commerce si lucratif. Le projet de l’amiral fut approuvé avec de grands éloges ; la reine lui promit de faire équiper autant de vaisseaux qu’il en demanderait, et l’assura que, si la mort le surprenait dans le cours de cette expédition, son fils aîné serait rétabli dans toutes ses charges.

Rien ne servit tant à justifier l’amiral dans l’esprit de ceux qui jugeaient de lui sans passion que la conduite de Bovadilla. Il s’efforça d’abord d’augmenter de plus en plus la haine qu’on portait dans l’Amérique aux Colomb : à la réserve de quelques officiers, le reste n’était qu’un assemblage de la plus vile canaille, ou d’un grand nombre de criminels sortis des prisons de Castille, sans mœurs, sans religion, et qui, n’étant venus si loin que pour s’enrichir, se persuadaient que les lois n’étaient pas faites pour eux. D’ailleurs, malgré toutes les précautions de la reine, il s’en trouvait de toutes les provinces d’Espagne, entre lesquels on sait qu’il y a des antipathies insurmontables, source de querelles et de divisions d’autant plus funestes dans un nouvel établissement, qu’il s’y trouve toujours des mécontens, et que les lois y sont moins en vigueur. En affectant une conduite toute contraire à celle de l’amiral, le nouveau gouverneur commit de grandes fautes : il n’y avait au fond de répréhensible dans l’ancien gouvernement qu’un peu trop de sévérité pour les Espagnols : prendre une méthode entièrement opposée, c’était se déclarer pour des brigands. Bovadilla donna tellement dans cet excès, qu’on entendait les plus honnêtes gens se dire entre eux tous les jours qu’ils étaient bien malheureux d’avoir fait leur devoir, puisque c’était un titre pour être exclus des grâces.

Le commandeur ne traita pas les insulaires avec plus de prudence et d’équité. Après avoir déduit les droits du prince au onzième, et donné la liberté de faire travailler aux mines, il fallait, pour ne rien faire perdre au domaine, que les particuliers tirassent une prodigieuse quantité d’or ; aussi les caciques se virent-ils contraints de fournir à chaque Espagnol un certain nombre de leurs sujets, qui faisaient l’office d’autant de bêtes de charge. Enfin, pour retenir ces malheureux sous le joug, on fit un dénombrement de tous les insulaires, qui furent rangés par classes, et distribués suivant le degré de faveur où l’on était dans l’esprit du gouverneur ; ainsi, l’île entière se trouva réduite au plus dur esclavage ; ce n’était pas le moyen d’inspirer de l’affection pour le christianisme et pour la domination des rois catholiques, mais Bovadilla ne pensait qu’à s’attacher les Castillans qui étaient sous ses ordres, et qu’à faire en même temps de gros envois d’or en Espagne pour se rendre nécessaire, et pour confirmer les soupçons qu’il avait répandus contre la fidélité de l’amiral. Il en coûta la vie à un si grand nombre d’Américains, qu’en peu d’années l’île espagnole parut déserte. On ne lit point sans horreur, dans le récit même des Espagnols, les traitemens barbares auxquels ces infortunés furent assujettis : cette inhumanité pouvait être d’autant moins justifiée qu’elle était bien inutile ; jamais on n’avait trouvé de mines plus abondantes, ni d’un or plus pur. Un esclave qui était à déjeuner sur le bord de la rivière de Hayna s’avisa de frapper la terre d’un bâton, et sentit quelque chose de fort dur ; il le découvrit entièrement ; c’était de l’or : un grand cri qu’il jeta, dans l’étonnement de voir un grain si gros, fit accourir aussitôt ses maîtres. Il ne le virent pas avec moins d’admiration ; et, transportés de joie, ils firent tuer un porc, le firent servir à leurs amis sur ce grain, qui se trouva assez grand pour le tenir tout entier, et se vantèrent d’être plus magnifiques en vaisselle que les rois catholiques. Bovadilla l’acheta pour leurs majestés ; il pesait trois mille six cents écus d’or ; et les orfèvres, après l’avoir examiné, jugèrent qu’il n’y en aurait que trois cents de diminution dans la fonte. On y voyait encore quelques petites veines de pierre, mais qui n’étaient guère que des taches, et qui avaient peu de profondeur. Cette découverte étant sans exemple, on peut juger combien elle anima les espérances de ceux qui s’occupaient à la même recherche.

Cependant on apprit, à la cour la manière dont les habitans d’Espagnola étaient traités, et le roi et la reine en conçurent une égale indignation. Le rappel de Bovadilla était déjà résolu comme une satisfaction que leurs majestés croyaient devoir à l’amiral ; elles nommèrent pour succéder au gouvernement de l’île don Nicolas Ovando, commandeur de Larex, de l’ordre d’Alcantara ; ses provisions ne furent que pour deux ans ; on lui fit équiper en diligence une flotte de trente-deux voiles, sur laquelle on embarqua deux mille cinq cents hommes, sans y comprendre les équipages, pour remplacer à Espagnola quantité de personnages dont la reine voulait purger la colonie. Entre les nouveaux habitans, on comptait plusieurs gentilshommes, tous sujets de la couronne de Castille. Isabelle se confirmait de plus en plus dans la résolution d’exclure du Nouveau-Monde tous ceux qui n’étaient pas nés Castillans. Cependant, après sa mort, on ne mit plus de distinction entre les Castillans et les Aragonais, et sous Charles-Quint, tous les sujets des différens états qui composaient la monarchie espagnole obtinrent la même liberté. Comme la cour était résolue de rappeler particulièrement l’alcade major Roldan Ximenès, et que l’administration de la justice convenait mal à un homme de guerre, chargé d’ailleurs du gouvernement général, elle nomma pour cette importante fonction Alphonse Maldonat, habile jurisconsulte. Les instructions de ces deux officiers suprêmes furent dressées avec des soins qui répondaient aux vues de leurs majestés ; celles d’Ovando portaient particulièrement d’examiner la conduite et les comptes du commandeur de Bovadilla, de le renvoyer en Espagne par la même flotte, et d’apporter toute son attention à faire dédommager l’amiral et ses frères de tous les torts qu’ils avaient soufferts.

Ovando s’embarqua le 13 février 1502 : une tempête qu’il essuya près des Canaries dissipa sa flotte, et fit périr un de ses plus grands navires, avec cent cinquante hommes. Tous les autres se rejoignirent à la Gomera, qui était le rendez-vous général, où l’on acheta un navire pour remplacer celui qui avait été submergé. Quantité d’Espagnols habitans des Canaries, en formèrent l’équipage ; ensuite Ovando partagea sa flotte en deux bandes, prit sous ses ordres celle qu’il crut la meilleure à la voile, et laissa le reste sous ceux d’Antoine de Tarrez, qui devait tout commander au retour. Il arriva, le 15 avril, au port de San-Domingo.

Bovadilla s’attendait peu avoir arriver sitôt son successeur. Cependant il vint le recevoir sur le rivage, et le conduisit à la forteresse, où les nouvelles provisions furent lues devant tous les officiers de la colonie. Ovando fut aussitôt reconnu et salué sous tous les titres, tandis que Bovadilla se vit en un moment abandonné. Cependant il fut toujours honorablement traité. Roldan fut moins ménagé : le nouveau gouverneur, après avoir informé contre lui et contre ses principaux complices, les fit tous arrêter, et les distribua sur la flotte, pour être conduits en Espagne, avec l’instruction de leur procès. Aussitôt les Américains furent déclarés libres par la publication d’une ordonnance du roi et de la reine, qui portait aussi qu’on paierait au domaine la moitié de l’or qu’on tirerait des mines, et que, pour le passé, on s’en tiendrait au tiers, suivant les règlemens de l’amiral. À la vérité, cette ordonnance ne fut pas plus tôt en exécution, que le profit des mines cessa tout d’un coup. Toutes les offres qu’on fit aux insulaires n’eurent sur eux aucun pouvoir, lorsqu’ils se crurent assurés qu’on ne pouvait les forcer au travail. Ils préférèrent une vie tranquille dans leur première simplicité, à la fatigue de recueillir des biens dont ils ne faisaient aucun cas : d’ailleurs tout le monde fut révolté qu’on obligeât de payer au souverain la moitié de ce qui coûtait tant de peine et de dépense. Une partie des Castillans, qui étaient arrivés sur la flotte s’offrirent pour remplacer ceux qui s’étaient retirés ; mais ils ne furent pas long-temps à s’en repentir : l’ouvrage le plus facile était fait. Il fallait déjà creuser bien loin pour trouver de l’or ; les nouveaux ouvriers manquaient d’expérience, et les maladies dont ils furent attaqués en emportèrent un grand nombre ; ils se dégoûtèrent d’une entreprise qui les accablait sans les enrichir. Le mauvais succès des ordonnances fit juger au gouverneur qu’elles demandaient quelque modération. Il écrivit à la cour pour engager leurs majestés à se contenter du tiers ; et cette espérance rendit le courage à quelques ouvriers. Ses représentations furent écoutées ; mais dans la suite il fallut se relâcher encore. On se borna au quint des métaux, des perles et des pierres précieuses ; règlement qui a toujours subsisté depuis.

Ovando continuait de faire régner le bon ordre et la tranquillité dans l’île, lorsqu’on y vit arriver une chaloupe envoyée par l’amiral, qui demandait la permission d’entrer dans le port de San-Domingo pour y changer un de ses navires qui ne pouvait plus tenir la mer. Après le départ de la flotte, Ferdinand avait goûté le projet que les Colomb avaient formé, dans leur inaction, d’entreprendre de nouvelles découvertes ; et quoique la lenteur des ministres à leur fournir des vaisseaux eût été capable de les rebuter, ils avaient été soutenus par une lettre de ce prince, qui, reconnaissant enfin le mérite de leurs services, s’était expliqué dans des termes qui ne pouvaient leur laisser aucun doute sur ses intentions. Cette lettre avait été suivie des ordres les plus pressans ; et les préparatifs n’avaient pas langui pour le départ de quatre vaisseaux qu’on avait accordés à l’amiral. Il était parti du port de Cadix le 9 mai, avec don Barthélemi son frère et don Fernand, le second de ses fils, âgé d’environ treize ans. Il était arrivé le 13 juin à la vue de l’île Martinico, qui a pris depuis le nom de la Martinique. Il y avait passé trois jours, après lesquels s’étant aperçu que son plus grand navire, qui était de soixante-dix tonneaux, ne soutenait plus la voile, il avait pris le parti de se rendre à Espagnola.

Le nouveau gouverneur, qui n’avait point encore fait partir Bovadilla, ni les auteurs des anciens troubles, lui fit dire qu’il craignait que sa présence ne causât quelque désordre dans la colonie. Cette réponse, à laquelle il devait s’attendre, ne laissa point de le mortifier : mais, apprenant que la flotte était sur le point de mettre à la voile pour l’Espagne, il fut assez généreux pour avertir Ovando que, si l’on voulait s’en rapporter à son expérience, on était menacé d’une tempête prochaine, qui devait engager Torrez à différer son départ. Son avis fut méprisé, et la flotte leva l’ancre. Elle était encore à la vue de la pointe orientale de l’île, lorsqu’un des plus forts ouragans qu’on eût vus dans ces mers fit périr vingt-un navires chargés d’or, sans qu’on pût sauver un seul homme. Ce beau grain d’or dont on a raconté la découverte périt dans ce désastre. Jamais l’Océan n’avait englouti tant de richesses : mais ces richesses étaient le fruit de l’injustice et de la cruauté. Il semblait que le ciel voulût venger par la perte de tant de trésors le sang d’une infinité de malheureux qu’on avait sacrifiés pour les acquérir. Le capitaine général Antoine de Torrez, le commandeur François de Bovadilla, Roldan Ximenès, tous ceux qui avaient fait profession de haine pour les Colomb furent ensevelis dans les flots. Les onze navires qui furent épargnés étaient les plus faibles de la flotte ; et celui dont on se promettait le moins, sur lequel on avait chargé tous les débris de la fortune des Colomb, fut le premier qui toucha aux rivages d’Espagne. La perte fut évaluée à dix millions.

On doit juger de la consternation qu’un si funeste événement répandit dans les deux mondes. Il fut regardé comme un châtiment de l’injustice qu’on avait faite à l’amiral ; et, lorsqu’on fut informé de l’avis qu’il avait donné au gouverneur de l’île espagnole, il est impossible de représenter les regrets de la cour et de toute l’Espagne. Ainsi périt en un moment le fruit de tant de tyrannie et de violence. L’or fut englouti ; et il ne resta que le souvenir des crimes qu’il avait coûtés.

La seule personne de distinction qu’on vit arriver en Espagne avec les débris de la flotte, fut Rodrigue de Bastidas, homme d’esprit et d’honneur, qui, s’étant associé avec Jean de la Cosa pour tenter de nouvelles découvertes, avait armé deux navires à Cadix, et s’était mis en mer dès le commencement de l’année précédente, avec commission du roi. Il avait cherché la terre-ferme par la même route que l’amiral avait suivie dans son troisième voyage ; et, du golfe de Vénézuéla, où il était arrivé heureusement, il avait poussé sa navigation jusqu’au golfe d’Uraba, cent lieues plus loin que ceux qui l’avaient précédé. Il avait nommé Carthagène le port où l’on a vu naître depuis une fameuse ville du même nom ; et, continuant de suivre la route à l’ouest, il avait découvert un autre port qu’il avait appelé port del Retrette, nom qui s’est changé dans la suite en celui de Nombre de Dios. Ses deux vaisseaux n’étant plus en état de tenir la mer, il était venu pour les radouber à Espagnola, où ils avaient échoué sur la côte de Xaragua. De là, s’étant rendu par terre à San-Domingo, il y avait été fait prisonnier par Bovadilla, sous prétexte qu’il avait traité avec les insulaires sans la participation du gouvernement. Mais la cour, informée par d’autres témoignages, rendit plus de justice à sa conduite ; et, dans son retour, il fut vengé d’une odieuse persécution.

Christophe Colomb, engagé dans son quatrième voyage, reconnut la côte de Véragua, et le port, qu’il nomma Porto-Bello ; il souffrit des travaux et essuya des dangers infinis. Herréra nous a conservé la substance d’une lettre très-intéressante, où il se plaint du triste salaire qu’il recevait pour tant de services. « Je n’ai eu, jusqu’à présent, disait-il, que des sujets de larmes, et je n’ai pas cessé d’en répandre. Que le ciel me fasse miséricorde, et que la terre pleure sur moi. » Il faisait observer au roi et à la reine qu’après vingt ans de services, après des fatigues sans exemple, il ne savait pas s’il possédait un sou, qu’il n’avait pas une maison à lui, et que, dans toute l’étendue de leurs états, sa seule ressource pour la nourriture et le sommeil, c’est-à-dire pour les besoins les plus communs de la nature, était les hôtelleries publiques. Accablé, comme il l’était, d’années et de maladies, il protestait que, dans cette langueur, ce n’était pas le désir de la fortune et de la gloire qui lui avait fait entreprendre son dernier voyage, mais le pur zèle pour le service de leurs majestés, jusqu’au dernier épuisement de ses forces : s’il lui en restait assez pour retourner en Castille, il leur demandai d’avance la permission de faire le pèlerinage de Rome. Ce projet, assez singulier dans nos mœurs actuelles, paraîtra moins étrange, si l’on songe que les idées religieuses entrent facilement dans une imagination ébranlée par les secousses de tant d’événemens extraordinaires, et qu’un homme échappé à tant de dangers est porté volontiers à croire une protection surnaturelle qui l’a accompagné dans tous les momens de sa vie.

Tandis que l’infatigable Colomb, tourmenté d’une goutte cruelle, abattu et presque mourant, conservait cette activité inquiète qui caractérise tous les hommes nés pour les grandes choses ; tandis qu’il était le jouet des tempêtes, à quelque distance des rives du Mexique, qu’il ne lui fut pas donné d’apercevoir, on dévastait par les barbaries les plus exécrables la colonie qu’il avait fondée. Ovando ne se vit pas plus tôt en possession du pouvoir suprême, que, pour contenir les Américains, il n’imagina pas de meilleur moyen que de dépeupler une de leurs plus grandes provinces. La perfidie fut jointe à la cruauté : la sœur du cacique Boechio, mort depuis peu sans enfans, la princesse Anacoana avait succédé au gouvernement de Xaragua. Portée d’inclination pour les Castillans, elle s’était d’abord appliquée à bien traiter ceux qu’elle y avait trouvés établis ; mais elle n’en avait été payée que d’ingratitude, et peut-être la haine avait-elle succédé à son affection : ils se le persuadaient du moins, parce qu’ils devaient s’y attendre ; et de part et d’autre ce changement produisit quelques hostilités. Quoiqu’elles eussent peu duré, les Castillans mandèrent au gouverneur général que la reine de Xaragua méditait quelque dessein, et qu’il était important de la prévenir. Ovando connaissait le caractère de ceux qui lui donnaient cet avis : cependant il prit ce prétexte pour se rendre dans la province à la tête de trois cents hommes de pied et soixante-dix chevaux, après avoir publié que le sujet de son voyage était de recevoir le tribut que la reine devait à la couronne de Castille, et de voir une princesse qui s’était déclarée dans tous les temps en faveur de la nation espagnole ; la confiance d’Anacoana semble prouver qu’elle n’avait rien à se reprocher : elle ne parut occupée qu’à faire au gouverneur une réception honorable ; elle assembla tous ses vassaux pour grossir sa cour et donner une haute idée de sa puissance : les écrivains espagnols en comptent jusqu’à trois cents, auxquels ils donnent le titre de caciques. À l’approche du gouverneur, elle se mit en marche pour aller au-devant de lui, accompagnée de cette noblesse et d’un peuple innombrable, tous dansant à la manière du pays, et faisant retentir l’air de leurs chants. La rencontre se fit assez proche de la ville de Xaragua, et l’on se donna mutuellement des marques de confiance et d’amitié. Après les premiers complimens, Ovando fut conduit, parmi des acclamations continuelles, au palais de la reine, où il trouva dans une salle très-spacieuse un festin qui l’attendait : tous ses gens furent traités avec profusion, et le repas fut suivi de danses et de jeux. Cette fête dura plusieurs jours, avec autant de variété que de magnificence ; et les Castillans admiraient, suivant le rapport de leurs historiens, le bon goût qui régnait dans une cour barbare.

Ovando proposa, de son côté, à la reine de Xaragua une fête à la manière d’Espagne, pour le dimanche suivant, et lui fit entendre que, pour y paraître avec plus de grandeur, elle y devait avoir toute sa noblesse autour d’elle. Cet avis semblait plus fait pour flatter son ambition que pour lui inspirer de la défiance. Elle retint ses trois cents vassaux, et leur donna le même jour un grand repas, à la vue d’un peuple infini, que la curiosité du spectacle n’avait pas manqué de rassembler. Toute sa course trouva réunie dans une salle spacieuse, dont le toit était soutenu d’un grand nombre de piliers, et bordait la place qui devait servir de théâtre à la fête. Les Espagnols, après s’être un peu fait attendre, parurent enfin en ordre de bataille : l’infanterie, qui marchait la première, occupa sans affectation toutes les avenues de la place ; la cavalerie vint ensuite avec le gouverneur général à sa tête, et s’avança jusqu’à la salle du festin qu’elle investit : tous les cavaliers castillans mirent alors le sabre à la main. Ce spectacle fit frémir la reine et tous ses convives ; mais, sans leur laisser le temps de se reconnaître, Ovando porta la main à sa croix d’Alcantara, signal dont il était convenu avec ses troupes. Aussitôt l’infanterie fit main-basse sur le peuple dont la place était remplie, tandis que les cavaliers, mettant pied à terre, entrèrent brusquement dans la salle. Les caciques furent attachés aux colonnes ; et, sans autre forme de justice, on mit le feu à la salle : tous ces infortunés furent réduits en cendre. La reine, destinée à des traitemens plus honteux, fut chargée de chaînes et présentée au gouverneur, qui la fit conduire, dans cet état, à San-Domingo, où son procès fut instruit dans les formes d’Espagne. Elle fut déclarée convaincue d’avoir conspiré contre les Espagnols, et condamnée au plus ignominieux supplice, celui de la potence. On fit périr, dans la fatale journée de Xaragua, un nombre infini d’Américains, sans distinction d’âge ni de sexe. Quelques cavaliers ayant sauvé par pitié plusieurs jeunes enfans qu’ils menaient en croupe, et qu’ils réservaient pour l’esclavage, d’autres venaient percer derrière eux ces malheureux enfans, ou leur coupaient les jambes et les abandonnaient dans cet état. De ceux qui échappèrent à la fureur du soldat, quelques-uns se jetèrent dans des canots que le hasard leur fit trouver sur le bord de la mer, et passèrent dans une île nommée Guanabo, à huit lieues d’Espagnola ; mais ils y furent poursuivis, et s’ils obtinrent la vie, ce fut pour tomber dans une servitude plus dure que la mort. Un parent de la reine, nommé Guarocuya, se cantonna dans les montagnes de Barruco, les plus hautes et les plus inaccessibles de l’île, qui s’étendent, par l’intérieur des terres, depuis Xaragua jusqu’à la côte du sud, et dont les habitans étaient encore sauvages. Plusieurs pénétrèrent dans celles qui forment le milieu de l’île. Ovando fit marcher des troupes vers ces deux retraites. Les Américains s’y défendirent quelque temps ; mais Guarocuya et les autres chefs ayant été pris et condamnés à la mort, le reste fut si généralement dissipé, que, dans l’espace de six mois, on ne connut plus un insulaire qui ne fût soumis au joug espagnol.

S’il faut croire aux éloges que les historiens s’acordent à donner à la sagesse et à la modération d’Ovando, jusqu’au moment où il fut nommé gouverneur d’Espagnola, on est obligé d’en conclure avec eux que cette funeste qualité de gouverneur transformait les meilleurs caractères ; mais n’y verra-t-on pas aussi les suites fatales qu’entraîne le faux esprit de religion, qui pendant si long-temps a refusé de reconnaître pour des hommes ceux que la révélation n’avait pas éclairés ? Il est évident qu’Ovando et les autres destructeurs ne se croyaient pas coupables ; et quel fléau pour l’humanité qu’une erreur qui peut corrompre jusqu’à la conscience !

Cependant Colomb et son frère, sans cesse contrariés par les vents et battus par la mer, avaient été obligés de faire échouer leurs navires à la Jamaïque, île encore sauvage, et qui offrait à peine des ressources suffisantes pour un équipage délabré et depuis long-temps assiégé par les besoins et les maladies ; ses vaisseaux faisaient eau de tout côté, et il manquait d’ouvriers pour les rétablir. Tout ce qu’il avait pu faire, c’était de les amarrer au port avec de bons câbles, et de faire construire deux baraques aux deux bouts pour le logement des équipages. La traversée jusqu’à Espagnola n’était que de trente lieues ; mais, ne pouvant faire ce voyage qu’avec des canots achetés à la Jamaïque, il fallait suivre les côtes, et alors il y avait deux cents lieues de route. Cependant deux Castillans, Mendez et Fieschi, risquèrent ce périlleux voyage. Il n’y avait pas d’autre moyen, pour se tirer d’embarras, que d’obtenir des vaisseaux et des secours de San-Domingo. Les deux aventuriers castillans y arrivèrent après des fatigues inexprimables. Ovando retint long-temps Mendez sans prendre aucune résolution ; et ce ne fut qu’après avoir été fatigué par ses instances, qu’il lui accorda la permission de se rendre à la capitale. Mendez y acheta un navire, et, suivant les ordres qu’ils avaient reçus en commun, Fieschi se chargea de le conduire à la Jamaïque ; mais on lui fit naître des difficultés qui retardèrent encore son départ ; et dans l’intervalle Ovando fit partir secrètement Diégo d’Escobar avec une barque, pour aller prendre des informations certaines sur l’état de l’amiral et de son escadre.

On peut s’imaginer à quelle extrémité les Colomb et leurs gens étaient réduits par le délai du secours qu’ils attendaient depuis plus de six mois. La mauvaise qualité des nourritures et les fatigues d’une si rude navigation avaient réduit l’équipage à un état déplorable. S’ils avaient reçu quelque soulagement des habitans de la Jamaïque, il ne leur avait pas ôté la crainte de se voir abandonnés dans une île sauvage, et condamnés à ne jamais revoir leur patrie. Cette idée, qui n’avait agi que faiblement sur les Castillans, tant qu’ils avaient espéré quelque chose du voyage de Mendez et de Fieschi, produisit des mouvemens séditieux lorsqu’ils eurent commencé à perdre cette espérance. Ils soupçonnèrent l’amiral de n’oser retourner à Espagnola, dont on lui avait refusé rentrée ; de n’avoir envoyé Mendez et Fieschi que pour faire sa paix à la cour, où l’on ne voulait plus entendre parler de lui, et de s’embarrasser si peu du sort de tous ses gens, qu’il n’avait peut-être fait échouer ses navires que pour faire servir cet accident au rétablissement de sa fortune. Ils en conclurent qu’une juste prudence obligeait chacun de penser à soi, et de ne pas attendre que le mal fût sans remède. Les plus violens ajoutèrent qu’Ovando, qui n’était pas bien avec les Colomb, ne ferait un crime à personne de les avoir quittés ; que le ministre des Indes occidentales, leur ennemi, n’en recevrait pas plus mal ceux qu’il verrait arriver sans eux ; et que la cour, persuadée enfin que personne ne pouvait vivre avec ces étrangers, prendrait une fois le parti d’en délivrer l’Espagne.

Ces discours, qui avaient d’abord été secrets, se communiquèrent avec tant de chaleur, que les mécontens, ne gardant plus de mesure, s’assemblèrent le 2 janvier 1504, et prirent les armes sous la conduite des Porras, deux frères, dont l’un avait commandé un des quatre vaisseaux de l’escadre, et l’autre était trésorier militaire. L’amiral était retenu au lit par la goutte. L’aîné des Porras vint le trouver, et lui dit insolemment qu’on voyait bien que son dessein n’était pas de retourner sitôt en Castille, et que sans doute il avait résolu de faire périr tous les équipages. L’amiral répondit qu’il ne comprenait pas d’où pouvait lui venir cette idée ; que tout le monde savait comme lui que, si l’on avait relâché dans cette île, et si l’on y était encore, c’était parce qu’on n’avait pas eu d’autre choix ; qu’il avait envoyé demander des navires au gouvernement d’Espagnola, et qu’il ne pouvait rien faire de plus ; qu’il n’était pas moins intéressé que tous les autres à repasser en Castille ; que d’ailleurs il n’agit rien fait sans avoir demandé l’avis du conseil, et que, si l’on avait quelque chose d’utile à proposer, il était toujours disposé à l’embrasser avec joie. Ce discours aurait satisfait des gens moins emportés ; mais l’esprit de révolte ne connaissant point la raison, Porras reprit encore plus brusquement qu’il n’était plus question de discourir, mais de s’embarquer à l’heure même ; qu’il voulait retourner en Castille, et que ceux qui ne voulaient pas le suivre pouvaient rester à la garde du ciel. Il s’éleva aussitôt un bruit confus des gens de guerre qui criaient, les uns, nous vous suivrons ; d’autres, Castille, Castille ; et d’autres, capitaine, que ferons-nous ? Quelques-uns même firent entendre, en parlant sans doute des Colomb, ces mots, qu’ils meurent. L’amiral voulut se lever ; mais il ne put se soutenir, et l’on fut obligé de le remettre sur son lit. L’adelantade parut une hallebarde à la main, et se posta courageusement proche d’une poutre qui traversait le vaisseau, prêt à disputer le passage aux mutins. Ses meilleurs amis le forcèrent de rentrer dans sa chambre, et, prenant le ton de la douceur avec Porras, ils lui représentèrent qu’il devait lui suffire qu’on ne s’opposât point à sa résolution. Il se retira, mais ce fut pour se saisir des dix pirogues que l’amiral avait achetées des Américains, et pour s’y embarquer aussitôt, lui et tous les mutins, avec autant d’empressement et de joie que s’ils eussent été près de débarquer à Séville. Il ne resta guère avec les Colomb que leurs amis particuliers et les malades. L’amiral, les ayant fait assembler autour de lui, les excita par un discoïtrs fort touchant à prendre confiance au ciel, et leur promit de se jeter aux pieds de la reine pour faire récompenser leur fidélité.

Dès le même jour, les séditieux prirent le chemin de la pointe orientale de l’île. Ils s’y arrêtèrent pour commettre les dernières violences contre les Américains, auxquels ils enlevèrent tout ce qui se trouvait dans leurs habitations, en leur disant qu’ils pouvaient se faire payer par l’amiral, ou le tuer, s’il refusait de les satisfaire. Ils ajoutèrent qu’il était résolu de les exterminer ; qu’il en avait usé de même avec les peuples de Véragua, et que le seul moyen de se défendre contre un homme si cruel était de le prévenir. Lorsqu’ils se virent à l’extrémité de l’île, ils entreprirent d’abord de traverser le golfe, sans faire réflexion que la mer était fort agitée. À peine eurent-ils fait quelques lieues, que leurs pirogues s’étant remplies d’eau, ils crurent les soulager en jetant leur bagage dans les flots. L’inutilité de cette ressource leur fit prendre le parti de se défaire des Américains qu’ils avaient embarqués pour la rame. Ces malheureux, voyant des épées nues et quelques-uns de leurs compagnons déjà étendus morts, sautèrent dans l’eau ; mais, après avoir nagé quelque temps, ils demandèrent en grâce qu’on leur permît de se délasser par intervalles, en tenant le bord des pirogues. On ne leur répondit qu’à coups de sabre, dont on leur coupait les mains ; et plusieurs se noyèrent. Le vent augmentait et la mer devint si grosse, que cette troupe de furieux se vit contrainte de retourner au rivage. Après y avoir délibéré sur leur situation, et proposé plusieurs partis qui ne pouvaient venir que d’un excès d’aveuglement et de désespoir, ils tentèrent encore une fois le passage ; mais la mer ne devenant pas plus calme, ils se répandirent dans les bourgades voisines, où ils commirent toutes sortes d’excès. Six semaines après, ils tentèrent de passer pour la troisième fois, et leurs efforts ne furent pas plus heureux. Alors, abandonnant un dessein dont l’exécution leur parut impossible, et ne doutant plus que Mendez et Fieschi n’eussent péri dans les flots, ils se mirent à faire des courses dans toutes les parties de l’île, et causèrent mille maux aux insulaires pour en tirer des vivres.

L’amiral était réduit à vivre aussi par le secours des Américains ; mais sa conduite était fort différente ; il faisait régner parmi ses gens une exacte discipline, qu’il adoucissait par des attentions continuelles sur leurs besoins, et par des exhortations paternelles. D’ailleurs il ne prenait jamais rien qu’en payant, et jusqu’alors il n’avait rien reçu des Américains qu’ils n’eussent volontairement apporté. Cependant, comme ils n’étaient pas accoutumés à faire de grandes provisions, ils se lassèrent enfin de nourrir des étrangers affamés, qui les exposaient eux-mêmes à manquer du nécessaire. Les discours des mutins pouvaient avoir fait aussi quelque impression sur eux. Ils commencèrent à s’éloigner, et les Castillans se virent menacés de mourir de faim. Dans cette extrémité, l’amiral s’avisa d’un stratagème qui lui réussit. Ses lumières astronomiques lui avaient fait prévoir qu’on aurait bientôt une éclipse de lune. Il fit dire à tous les caciques voisins qu’il avait à leur communiquer des choses fort importantes pour la conservation de leur vie. Un intérêt si pressant les eut bientôt rassemblés. Après leur avoir fait de grands reproches de leur refroidissement et de leur dureté, il leur déclara d’un ton ferme qu’ils en seraient bientôt punis, et qu’il était sous la protection d’un Dieu qui se préparait à le venger. N’avez-vous pas vu, leur dit-il, ce qu’il en a coûté à ceux de mes soldats qui ont refusé de m’obéir ? Quels dangers n’ont-ils pas courus en voulant passer à l’île d’Haïti, pendant que ceux que j’y ai envoyés ont traversé sans peine ! Bientôt vous serez un exemple beaucoup plus terrible de la vengeance du Dieu des Espagnols ; et, pour vous faire connaître les maux qui vous menacent, vous verrez dès ce soir la lune rougir, s’obscurcir, et vous refuser sa lumière ; mais ce n’est, que le prélude de vos malheurs, si vous vous obstinez à me refuser des vivres.

En effet, l’éclipse commença quelques heures après, et les barbares, épouvantés, poussèrent d’effroyables cris. Ils allèrent aussitôt se jeter aux pieds de l’amiral, et le conjurer de demander grâce pour eux et pour leur île. Il se fit un peu presser pour donner plus de force à son artifice ; et, feignant de se rendre, il leur dit qu’il allait se renfermer et prier son Dieu, dont il espérait apaiser la colère. Il s’enferma pendant toute la durée de l’éclipse, et les Américains recommencèrent à jeter de grands cris. Enfin, lorsqu’il vit reparaître la lune, il sortit d’un air joyeux pour les assurer que ses prières étaient exaucées, et que Dieu leur pardonnait cette fois, parce qu’ayant répondu pour eux, il l’avait assuré qu’ils seraient désormais bons et dociles, et qu’ils fourniraient des vivres aux chrétiens. Depuis ce jour, non-seulement ils ne refusèrent rien aux Espagnols, mais ils évitèrent avec soin de leur causer le moindre mécontentement.

Ce secours était d’autant plus nécessaire à l’amiral, qu’il se formait sous ses yeux un nouveau parti qui l’aurait jeté dans de mortels embarras. Un apothicaire nommé Bernardi, et deux de ses compagnons, Villatora et Zamora, avaient entrepris de soulever tous les malades par d’anciens ressentimens, qu’ils crurent avoir trouvé l’occasion de faire éclater, et qui ne menaçaient pas moins que la vie des Colomb. L’effet n’aurait pu manquer d’en être funeste, si l’arrivée de la barque d’observation qu’Ovando avait fait partir d’Espagnola n’eut arrêté ceux que le seul chagrin de leur misère avait engagés dans cette conspiration. Le capitaine, nommé Diégo d’Escobar, était un de ceux qui s’étaient révoltés avec Roldan Ximenès, et que l’amiral avait destinés au supplice. Ovando l’avait choisi pour cette commission, parce qu’avec la haine qu’il lui connaissait pour les Colomb, il l’avait jugé propre plus que personne à remplir exactement ses vues. Les ordres qu’il lui avait donnés portaient de ne point approcher des vaisseaux de l’amiral ; de ne pas descendre au rivage ; de n’avoir aucun entretien avec les Colomb ni avec ceux qui les accompagnaient ; de ne donner aucune autre lettre que la sienne, et de n’en pas recevoir d’autre que la réponse de l’amiral, afin de faire concevoir qu’il n’était envoyé que pour reconnaître l’état de l’escadre.

Escobar exécuta tous ces points avec une brutale exactitude. Après avoir mouillé à quelque distance des vaisseaux échoués, il alla seul à terre dans un canot ; il fit débarquer un baril de vin et un porc ; il fit appeler l’amiral pour lui remettre la lettre d’Ovando ; et, s’étant un peu éloigné, il lui dit, en élevant la voix, que le gouverneur général était bien fâché de ses malheurs, mais qu’il ne pouvait encore le tirer de la situation où il se trouvait, quoiqu’il fût dans le dessein d’y apporter toute la diligence possible ; et qu’en attendant, il le priait d’agréer cette légère marque de son amitié. En achevant ces mots, il se retira pour aller attendre que l’amiral eût écrit sa réponse, et il la prit ensuite avec les mêmes précautions.

On regarda comme une insulte pour Christophe Colomb le choix d’un envoyé de ce caractère, qui d’ailleurs, suivant les ordres de la cour, ne devait plus être en Amérique, et la modicité du présent ne fut pas moins blâmée pour un homme de ce genre, dont on pouvait juger que la situation n’était pas abondante. L’amiral s’aperçut aussitôt du mauvais effet que la conduite d’Ovando avait produit sur ses gens ; il les assembla pour les assurer qu’ils recevraient de prompts secours ; mais il ne persuada pas les plus clairvoyans, qui, jugeant mal de l’affectation d’Escobar à ne converser avec personne, commencèrent à craindre que le dessein du gouverneur ne fût de laisser périr les Colomb et tous ceux qui leur marquaient de l’attachement. Cependant les promesses de l’amiral calmèrent la multitude ; il se flatta même de pouvoir engager, par la même voie, les déserteurs à rentrer dans le devoir : il leur communiqua l’agréable nouvelle qu’il venait de recevoir, et leur fit porter un quartier de la bête dont on lui avait fait présent : mais cette honnêteté fut mal reçue. Porras jura que de sa vie il ne se fierait aux Colomb, et que, jusqu’à l’arrivée du secours, il continuerait de vivre dans l’indépendance : il ajouta que, si l’on envoyait deux vaisseaux, il en prendrait un pour lui et pour sa troupe, et que, s’il n’en arrivait qu’un, il se contenterait de la moitié ; et qu’au reste, ses gens ayant été forcés de jeter à la mer toutes leurs hardes et leurs marchandises, il convenait que l’amiral partageât avec eux ce qui lui en restait. Les envoyés ayant représenté qu’ils ne pouvaient faire des propositions de cette nature à leur chef commun, la fureur des rebelles augmenta jusqu’à protester que ce qu’on ne voulait pas leur accorder de bonne grâce, ils l’enlèveraient par force ; et Porras, se tournant vers eux, leur dit que l’amiral était un cruel dont ils avaient tout à craindre pour leur vie ; qu’il joignait le sortilége à la cruauté ; que cette barque qui n’avait paru qu’un instant était l’effet de quelque prestige ; qu’il excellait dans ces inventions, et que si la barque eût été réelle, il n’aurait pas manqué, dans l’extrémité à laquelle il était réduit, de s’y embarquer avec son fils et son frère ; que le plus sûr était de le visiter l’épée à la main, de se saisir de sa personne et d’enlever tout ce qu’il y avait sur ses vaisseaux. Il faut convenir que, s’il n’est pas très-extraordinaire que l’on prît Colomb pour un sorcier, il n’était guère conséquent d’attaquer un homme que l’on croyait doué d’un pouvoir surnaturel ; mais cette contradiction se retrouve à tout moment dans l’histoire de l’esprit humain.

Porras s’avança bientôt jusqu’à la vue des navires ; et s’étant arrêté dans un village nommé Mayma, où quelques années après on vit naître une bourgade castillane sous le nom de Séville, il parut se disposer à forcer les Colomb dans leur retraite. L’amiral était encore retenu au lit par les douleurs de la goutte. Il frémit d’indignation en apprenant que les rebelles étaient prêts à l’attaquer ; cependant, la prudence l’emportant sur sa colère, il chargea don Barthélemi, qu’il envoya contre eux avec cinquante hommes, de les exhorter encore à la soumission, et d’offrir un pardon général à ceux qui voudraient l’accepter ; mais ils ne lui donnèrent pas le temps de faire cette proposition. À peine eurent-ils aperçu sa troupe, qu’ils s’avancèrent les armes à la main, en criant : Tue, tue. L’adelantade excita ses gens par les motifs de l’honneur, et ne leur demanda rien dont il ne promît l’exemple. Le combat fut engagé ; une décharge qui se fit à propos renverse d’abord six des conjurés. L’aîné des Porras, furieux de les voir tomber, s’élança sur l’adelantade, et fendit son bouclier d’un coup de sabre, qui le blessa même à la main ; mais don Barthélemi, qui était d’une vigueur extraordinaire, le saisit par le milieu du corps, et le fit son prisonnier. Ensuite, pressant ceux qui continuaient de résister, il en tua plusieurs, et le reste se sauva par la fuite. Ainsi l’amiral fut redevable de son salut à la valeur de son frère ; car les rebelles avaient juré de ne pas ménager sa vie, si la victoire s’était déclarée pour eux.

Elle ne coûta qu’un seul homme à l’adelantade ; mais quelques-uns furent dangereusement blessés. Lédesma, pilote connu par son courage et par sa force, fut si maltraité d’un coup de sabre, à la tête, que la cervelle était à découvert ; un autre coup faillit de lui abattre le bras, et d’un troisième il eut la jambe fendue jusqu’à l’os, depuis le jarret jusqu’à la cheville du pied. Comme on l’avait cru mort, et qu’il était demeuré sur le champ de bataille, les Américains du village de Mayma , surpris de voir étendus par terre et sans mouvement des hommes qu’ils avaient cru immortels, s’approchèrent de lui et voulurent toucher ses blessures, pour observer quelles plaies faisaient les épées. Ce mouvement ayant rappelé ses esprits : Si je me lève, s’écria-t-il d’une voix terrible ; et de ce seul mot il causa tant d’épouvante aux Américains, qu’ils se mirent à fuir sans oser tourner les yeux.

Le lendemain du combat, tous les rebelles qui étaient échappés par la fuite prirent le parti d’aller se jeter aux pieds de l’amiral, et de s’engager par de nouveaux sermens. Il les reçut avec bonté, mais à condition que Porras, leur chef, demeurerait dans les chaînes, et qu’ils recevraient eux-mêmes, jusqu’au départ pour Espagnola, un capitaine de sa main, sous la conduite duquel ils auraient la liberté de s’établir dans le lieu qu’ils voudraient choisir, pour y subsister du commerce de quelques marchandises qu’il leur ferait délivrer.

Il se passa une année entière avant l’arrivée du navire que Mendez et Fieschi avaient acheté à San-Domingo. Diègue de Salcédo, que l’amiral y avait envoyé dans l’intervalle pour presser le gouverneur, parut en même temps avec deux caravelles, qu’il avait équipées, comme le navire, aux frais des Colomb. Enfin, tous les Castillans s’étant rassemblés le 28 juin 1504, on mit à la voile pour Espagnola. Les vents contraires rendirent le passage si difficile, qu’on eut beaucoup de peine à gagner l’île Béata, à vingt lieues du port d’Yaquimo. L’amiral ne voulut pas aller plus loin sans en avoir fait demander la liberté au gouverneur général ; et non-seulement il l’obtint, mais étant arrivé à San-Domingo le 13 août, il y fut reçu avec les plus grandes marques de joie et d’honneur. Ovando vint lui-même, à la tête de tous les habitans, le recevoir à sa descente. Il lui donna un logement dans sa maison, et ne cessa point de le traiter fort civilement. Cet accueil surprit un peu les Colomb, qui ne s’y étaient pas attendus, mais ils devaient s’attendre encore moins à quelques actions du gouverneur, qui semblaient démentir de si belles apparences : il les obligea de lui livrer François Porras, qu’ils avaient laissé à bord, et qu’ils se proposaient de mener en Espagne : c’était à lui, leur dit-il, qu’appartenait la connaissance des affaires criminelles ; mais il n’eut pas plutôt le prisonnier entre les mains qu’il lui rendit la liberté ; ensuite il déclara qu’il voulait informer sur tout ce qui s’était passé à la Jamaïque, et juger quels étaient les coupables de ceux qui s’étaient soulevés, ou de ceux qui étaient demeurés fidèles à l’amiral, insulte aussi vive que l’injustice était criante, mais que les Colomb dissimulèrent, parce qu’ils n’étaient point en état de s’y opposer. L’amiral se contenta de dire avec assez de modération que les droits de son amirauté avaient des bornes étroites, s’il ne pouvait pas juger un de ses officiers qui s’était révolté contre lui sur son propre bord ; et, pour sortir promptement d’une île qui était devenue le théâtre de ses humiliations après avoir été celui de sa gloire, il fréta deux navires, dont il partagea le commandement avec son frère.

Il mit à la voile pour l’Espagne le 12 septembre, avec son fils et tous ceux qui lui étaient attachés. En sortant du port, le navire qu’il montait perdit son grand mât ; mais cet accident ne fut pas capable de le faire retourner dans un lieu où il venait d’essuyer tant de dégoûts. Il aima mieux renvoyer le bâtiment à San-Domingo et passer dans celui de son frère. Le 19 octobre, après avoir essuyé une furieuse tempête, et lorsqu’on se croyait délivré du danger, le mât de son second vaisseau se fendit en quatre, et ne laissa point d’autre ressource que l’antenne, dont on fut obligé de faire un petit mât, en la fortifiant avec des perches et d’autres pièces de bois. Une nouvelle tempête brisa la contre-misaine. Il continua sa navigation l’espace de sept cents lieues dans ce dangereux état, qui ne l’empêcha pas néanmoins de mouiller heureusement à San-Lucar avant la fin de l’année.

Mais il y était attendu avec une nouvelle disgrâce, qui devait mettre le comble à tous ses malheurs. C’était la mort d’Isabelle, reine de Castille, arrivée à Médina del Campo le 9 novembre. Toute l’Espagne pleurait encore une princesse qui avait égalé les plus grands rois par ses qualités personnelles, et que la ruine des Maures, la conquête de Grenade, et la découverte du Nouveau-Monde élevaient, au-dessus de tous les souverains de son siècle. Il paraît qu’il ne faut pas lui attribuer les cruautés commises en Amérique. Elle recommandait avec instance à ceux qu’elle envoyait pour gouverner de traiter ces peuples comme les Castillans mêmes ; et jamais elle ne fit éclater plus de sévérité que contre ceux qui contrevenaient à cette partie de ses ordres. On a vu ce qu’il en coûta aux Colomb pour avoir souffert qu’on ôtât la liberté à quelques Américains. Cependant elle aimait les Colomb ; elle connaissait tout leur mérite. Elle attachait un juste prix à leurs services. On ne douta point en Espagne que sa mort n’eût sauvé le gouverneur Ovando d’un châtiment exemplaire pour le massacre de Xaragua, dont elle avait appris la nouvelle avec beaucoup de chagrin ; et dans son testament, elle insista encore sur les bons traitement dont il fallait user envers les Américains.

Personne ne perdit plus que les Colomb à la mort de cette grande reine. L’amiral comprit d’abord qu’il tenterait inutilement de se faire rétablir dans sa dignité de vice-roi. Cependant, pour ne pas se manquer à lui-même, après avoir pris quelques mois de repos à Séville, il partit avec son frère pour Ségovie, où la cour était alors ; et, dans une audience particulière du roi, qui les reçut tous deux avec quelque apparence de satisfaction, il lui fit un récit fort touchant de ses longs et pénibles services. Ferdinand lui donna de belles espérances ; mais Colomb s’aperçut bientôt qu’elles étaient peu sincères. Ce prince, s’il faut s’en rapporter à l’histoire, lui portait une haine secrète, qu’il déguisait, à la vérité, sous le voile de l’estime, mais qui l’empêcha toujours de lui donner la moindre marque de faveur et d’amitié. Il fit proposer à Colomb de renoncer à tous ses priviléges, en lui offrant pour récompense des terres en échange dans la Castille. Il détacha effectivement du domaine une petite ville, nommée Canion de los Condes, à laquelle il joignit quelques pensions ; et tel devait être le fruit d’un si grand nombre de travaux que l’amiral avait essuyés pour la gloire de l’Espagne. Son chagrin en fut d’autant plus vif, qu’il crut devoir conclure que la cour n’observerait pas mieux les promesses qu’elle avait faites à sa famille.

Cette ingratitude de Ferdinand porta le coup mortel à l’amiral. Le dernier jour de sa vie fut le 20 mai 1506, fête de l’Ascension. Il se trouvait alors à Valladolid, d’où son corps fut porté au monastère des chartreux de Séville, et dans la suite, à Espagnola, pour être inhumé dans la grande chapelle de l’église cathédrale de San-Domingo.

Il avait eu du premier mariage don Diègue, qui lui succéda dans ses dignités ; et de Béatrix Henriquez, qu’il avait épousée en Espagne, il eut don Fernand, l’écrivain de sa vie, et qui eut autant d’inclination pour le repos que son père en avait eu pour les voyages.

Christophe Colomb mourut dans sa soixante-cinquième année. Tous les traits de sa figure et de son caractère ont été recueillis par divers historiens de son temps. Il était d’une taille haute et bien proportionnée. Son regard et toute sa personne annonçaient de la noblesse. Il avait le visage long, le nez aquilin, les yeux bleus et vifs, et le fond du teint blanc, quoiqu’un peu enflammé. Dans sa jeunesse, ses cheveux avaient été d’un blond ardent ; mais la fatigue et les chagrins les firent blanchir avant le temps. Il avait d’ailleurs le corps bien constitué, et autant de force que d’agilité dans les membres. Son abord était facile et prévenant ; ses mœurs douces et aisées. Il était affable pour les étrangers, humain à l’égard de ses domestiques, enjoué avec ses amis, et d’une admirable égalité d’humeur. On a dû reconnaître dans les événemens que nous avons rapportés qu’il avait l’âme grande et forte, l’esprit fécond en ressources, le cœur à l’épreuve de tous les dangers. Quoiqu’il eût passé les deux tiers de sa vie dans une fortune médiocre, il n’eut pas plus tôt changé de condition, qu’il prit naturellement des manières nobles, et qu’il parut né pour sa grandeur. Personne ne possédait mieux que lui le ton et l’éloquence du commandement. Il parlait peu et avec grâce. Il était sobre, modeste dans son habillement, plein de zèle pour le bien public et pour la religion. Il avait une piété solide, une probité sans reproche, et l’esprit orné par les sciences, qu’il avait étudiées, dans l’université de Padoue. Il faisait même des vers.

Tant de qualités éminentes ne furent point sans quelques défauts. Colomb, passé tout d’un coup de l’état de simple pilote à des dignités qui ne lui laissaient voir au-dessus de lui que le sceptre, conserva de sa première condition une défiance qui le rendit trop jaloux de son autorité. Il était naturellement porté à la colère, quoiqu’il trouvât en lui assez de force pour en réprimer les saillies. Peut-être, ne considéra-t-il point assez qu’il avait à conduire une nation fière, et qui ne recevait pas volontiers la loi d’un étranger. On lui reproche de la dureté pour les Américains, et d’avoir paru trop persuadé qu’ils étaient nés pour être esclaves. Ces légères taches n’ont point empêché les historiens espagnols de rendre à son caractère toute la justice qui lui était due. Oviédo ne fit pas difficulté de dire à Charles-Quint qu’on n’aurait pas porté trop loin la reconnaissance et l’estime en lui élevant une statue d’or. Herréra le compare à ces héros des premiers temps dont l’antiquité profane a fait des demi-dieux. Le roi Ferdinand, revenu de l’injuste prévention par laquelle il s’était laissé trop long-temps gouverner, ordonna non-seulement qu’on rendît des honneurs distingués à sa mémoire, mais que ses enfans se ressentissent des glorieux services de leur père. En effet, on verra bientôt don Diègue recueillir tous les avantages de sa naissance, et illustrer encore son nom dans la première dignité du Nouveau-Monde.

FIN DU DOUZIÈME VOLUME.
  1. De là le nom de Lucayes qu’on a donné à toutes les îles qui sont au nord et à l’ouest des grandes Antilles, et qui se terminent au canal de Bahama.
  2. Ces, ennemis, dont il faisait souvent des plaintes, et qu’il nommait Caraïbes, étaient des habitans de plusieurs îles voisines avec lesquels ils étaient sans cesse en guerre, et qu’il représentait comme les plus cruels de tous les hommes.