Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XIII/Troisième partie/Livre II/Chapitre IV

CHAPITRE IV.

Mort de Montézuma. Cortez quitte Mexico et se retire à Tlascala.

Cortez avait pensé à ramener les esprits par des propositions de paix ; mais outre qu’il n’avait personne dont il pût attendre ce service, et que Montézuma semblait même se défier de sa propre autorité, le succès d’Ordaz lui fit juger qu’il n’était pas temps de s’abaisser à des offres qui pouvaient augmenter la fierté des ennemis. Il fut confirmé dans ce sentiment par la fureur avec laquelle ils se rassemblèrent après leur défaite pour suivre Ordaz jusqu’à la vue du quartier. Leur dessein était d’y donner un assaut général. En vain tenta-t-on de les effrayer par le bruit de l’artillerie ; leurs timbales donnèrent aussitôt le signal du combat. Ils s’avancèrent en même temps avec un emportement sans exemple. Plusieurs troupes d’archers, dont ils avaient composé leur avant-garde, tiraient aux créneaux pour faciliter les approches à ceux qui les suivaient. Leurs décharges furent si épaisses et si souvent répétées, pendant que les autres passaient dans leurs rangs pour monter à l’assaut, qu’elles causèrent beaucoup d’embarras aux Espagnols, qui se trouvaient partagés tout à la fois par la nécessité de se défendre des flèches, par celle de repousser leurs ennemis, et par le soin de ramasser ces flèches, dont la multitude embarrassait les passages. L’artillerie et les arquebuses faisaient cependant un affreux carnage : mais les Mexicains étaient si déterminés à mourir ou à vaincre, qu’ils s’empressaient de remplir le vide que les morts avaient laissé, et qu’ils se serraient avec le même courage, en foulant aux pieds sans distinction leurs blessés et leurs morts. Plusieurs s’avancèrent jusque sous le canon, où ils s’efforcèrent avec une obstination incroyable de rompre les portes et d’abattre les murs avec leurs haches garnies de pierres tranchantes. Si l’on ne connaissait jusqu’où l’esprit de parti peut porter l’injustice, croirait-on que la bravoure héroïque de ces hommes qui combattaient nus pour leur liberté contre des tyrans armés de fer et de la foudre, est traitée par les historiens espagnols de témérité brutale et de férocité ?

Cependant, après avoir été repoussés de toutes parts, ils se retirèrent dans leurs rues pour s’y mettre à couvert des boulets et des balles qui les poursuivaient : leur usage n’étant point de combattre dans l’absence du soleil, ils se séparèrent à la fin du jour ; ce qui n’empêcha pas les plus hardis de venir pendant la nuit mettre le feu à plusieurs endroits du quartier. La flamme s’empara tout d’un coup des édifices, et s’y répandit avec tant de violence, qu’on fut obligé d’en abattre une partie ; après quoi, la nécessité de mettre les brèches en défense imposa un autre travail qui fit durer la fatigue jusqu’au jour.

Les Mexicains reparurent au lever du soleil ; mais, au lieu de s’approcher des murs, ils se contentèrent d’insulter les Espagnols par des reproches injurieux, en les accusant d’être des lâches qui ne se défendaient qu’à l’abri de leurs murailles. Cortez, qui s’était déjà déterminé à faire une sortie, prit occasion de ce défi pour animer ses soldats. Il forma trois bataillons, deux pour nettoyer les rues de traverse, et le troisième, dont il prit lui-même la conduite, pour attaquer le principal corps des ennemis, qu’on découvrait dans la grande rue. Supérieur aux petites jalousies, il fit l’honneur au brave Ordaz d’imiter la disposition qui l’avait rendu victorieux dans sa retraite. Les trois bataillons, étant sortis ensemble, n’allèrent pas loin sans trouver l’occasion de combattre. Mais l’ennemi soutint cette premiere décharge sans s’étonner. L’action devint fort vive. Les Mexicains se servaient de leurs massues et de leurs épées de bois avec une fureur désespérée. Ils se précipitaient dans les piques et les armes pour frapper les Espagnols aux dépens de leur vie, qu’ils paraissaient mépriser. On avait recommandé aux arquebusiers de tirer aux fenêtres ; mais leurs décharges continuelles n’arrêtant point une grêle de pierres que les Mexicaines avaient trouvé le moyen de faire pleuvoir sans se montrer ; on fut obligé de mettre le feu à quelques maisons pour faire cesser cette attaque importune. Enfin les ennemis tournèrent le dos ; mais en fuyant ils rompaient les ponts et faisaient tête de l’autre côté des canaux. Cortez fit poursuivre les autres dans plusieurs quartiers. Il perdit douze hommes, et la plupart des autres ne revinrent pas sans blessures. Du côté des Mexicains, le nombre des morts fut si grand, que les rues étaient couvertes des corps qu’ils n’avaient pu retirer, et les canaux teints de sang.

On donna quelques jours au repos, mais toujours à la vue de l’ennemi, qui revenait un moment à l’attaque, et qui se dissipait avec la même facilité. Dans cet intervalle, Cortez hasarda quelques propositions d’accommodement par divers officiers de Montézuma qui ne s’étaient point éloignés de leur maître. Ce soin ne lui fit pas perdre l’attention qu’il devait à sa défense. Il fit construire quatre châteaux mobiles en forme de tours, qui pouvaient être traînés sur des roues pour les employer dans l’occasion d’une nouvelle sortie. Chaque tour pouvait contenir vingt ou trente hommes. Elles étaient garnies de fortes planches, qui pouvaient résister aux plus grosses pierres qu’on jetait des fenêtres ou des terrasses ; et sur toute leur face elles étaient percées d’un grand nombre de trous par lesquels on pouvait tirer sans se découvrir. Cette invention parut propre non-seulement à garantir les soldats, mais encore à leur faciliter le moyen de mettre le feu aux édifices de la ville et de rompre les tranchées qui traversaient les rues. Quelques historiens ajoutent qu’il entrait aussi dans les vues de Cortez d’épouvanter les Mexicains par la nouveauté de ce spectacle.

De plusieurs officiers qui étaient sortis pour tenter un accommodement, les uns revinrent fort maltraités, et les autres demeurèrent avec les ennemis. L’empereur, qui souhaitait la réduction de ses sujets, fut si vivement irrité de leur obstination, qu’il conseilla lui-même à Cortez de les traiter sans ménagement. On résolut une nouvelle sortie. Cette journée fut terrible. Les ennemis n’attendirent point le coup qui les menaçait. Ils vinrent au-devant des Espagnols avec une résolution surprenante. On s’aperçut qu’ils étaient conduits avec plus d’ordre et de justesse qu’on ne leur en connaissait. Ils tiraient ensemble ; ils défendaient leurs postes sans confusion. À peine les Espagnols furent-ils engagés dans la ville, que tous les ponts furent levés pour leur couper la retraite. Il se trouva des Mexicains jusque dans les canaux pour les percer de leurs flèches ou de leurs zagaies lorsqu’ils approchaient des bords. Les châteaux de bois furent brisés par des pierres d’une énorme grosseur, qui devaient avoir été transportées dans cette vue sur les terrasses. On combattit pendant la plus grande partie du jour. Les Espagnols et leurs alliés se voyaient disputer le terrain de tranchée en tranchée. La ville en souffrit beaucoup. Plusieurs maisons furent brûlées, et les Mexicains, s’approchant de plus près des armes à feu, perdirent encore plus de monde que dans les deux actions précédentes. À l’approche de la nuit, Cortez, maître de plusieurs postes qu’il ne désirait pas de garder, conçut qu’il avait peu d’utilité à tirer de son expédition, et ne se servit de ses avantages que pour retourner heureusement au quartier. Il avait perdu quarante hommes, la plupart, à la vérité, Tlascalans ; mais les deux tiers de ses Espagnols étaient blessés, et lui-même avait la main percée d’un coup de flèche.

Sa blessure lui servit de prétexte pour se retirer au fond de son appartement ; mais, comme il le dit lui-même, il y portait une plaie plus profonde. Il revenait convaincu qu’il lui était impossible de soutenir cette guerre sans perdre son armée et sa réputation. Il ne pouvait penser sans une vive douleur à quitter la capitale du Mexique, et toutes ses lumières ne lui offraient aucune ressource pour s’y maintenir.

Après avoir passé la nuit dans cette agitation, il reçut dès la pointe du jour un autre sujet de chagrin par la déclaration de Montézuma, qui, désespérant de ramener ses sujets à la soumission, tant qu’ils verraient les Espagnols si près d’eux, lui ordonna d’un ton absolu de se disposer à partir. Quoique cet ordre parût dicté par la crainte plutôt que par l’autorité, Cortez, persuadé que la retraite était nécessaire, prit le parti de lui répondre qu’il était prêt à obéir, mais qu’il le priait de faire quitter les armes aux Mexicains avant qu’un seul Espagnol sortît du quartier. Cependant, pour soutenir sa fierté, il ajouta que, l’obstination des Mexicains le touchant moins que son respect pour l’empereur, c’était ce dernier sentiment qui lui faisait laisser à sa majesté le soin de punir les coupables, et qu’il lui suffisait de son épée pour se faire respecter dans sa marche. Montézuma, qui n’avait pas compté sur une décision aussi prompte, parut respirer après cette réponse, et ne pensa qu’à donner des ordres pour faire exécuter une condition qu’il trouvait juste.

Pendant qu’il se livrait à ce soin, on entendit sonner l’alarme dans toutes les parties du quartier. Cortez y courut, et trouva ses gens occupés à soutenir un nouvel assaut des Mexicains, qui, fermant les yeux au péril, s’étaient avancés si brusquement, que leur avant-garde, emportée par le mouvement de ceux qui la suivaient, se trouva tout d’un coup au pied du mur. Ils y sautèrent en plusieurs endroits sur le rempart. Les Espagnols avaient heureusement dans la grande cour du château un corps de réserve qui fut distribué aux postes les plus faibles. Mais Cortez n’avait jamais eu tant besoin de sa diligence et de sa valeur. Montézuma, informé de l’embarras des Espagnols, envoya dire à leur général que, dans une conjoncture si pressante, et suivant la résolution qu’ils avaient prise ensemble, il jugeait à propos de se montrer à ses sujets pour leur donner ordre de se retirer, et pour inviter les nobles à lui venir exposer paisiblement leurs prétentions. Cortez approuva d’autant plus cette ouverture, qu’elle pouvait donner quelques momens de repos à ses soldats.

L’empereur, quoique fort agité et incertain du succès, se hâta de prendre tous les ornemens de sa dignité, le manteau impérial, le diadème, et toutes les pierreries qu’il ne portait que dans le plus grand appareil de sa puissance. Cette pompe lui parut nécessaire pour se faire reconnaître et pour imposer du respect. Il se rendit, avec les nobles Mexicains qui étaient demeurés à son service, sur le rempart opposé à la principale avenue du château. Les soldats espagnols de ce poste formèrent deux haies à ses côtés. Un de ses officiers, s’avançant jusqu’au parapet, avertit les habitans à haute voix de préparer leur attention et leur respect pour le grand Montézuma, qui venait écouter leurs demandes et les honorer de ses faveurs. À ce nom les mouvemens et les cris s’apaisèrent. Une partie des mutins se mit à genoux ; quelques-uns se prosternèrent jusqu’à baiser la terre. L’empereur, après avoir parcouru des yeux toute l’assemblée, les arrêta sur les nobles, et, distinguant ceux qu’il connaissait, il leur commanda de s’approcher. Il les appela par leurs noms ; il leur prodigua les titres de parens et d’amis. Leur silence paraissant répondre de leurs dispositions, il les remercia du zèle qu’ils faisaient éclater pour sa liberté ; mais, après avoir ajouté qu’il était fort éloigné de leur en faire un crime, quoiqu’il y trouvât de l’excès, il les assura qu’ils s’étaient trompés s’ils avaient cru que les Espagnols le retinssent malgré lui ; que c’était volontairement qu’il demeurait avec eux pour s’instruire de leurs usages, pour reconnaître le respect qu’ils lui avaient toujours rendu, et pour marquer une juste considération au puissant monarque qui les avait envoyés ; qu’il avait pris néanmoins la résolution de les congédier, et qu’ils consentaient eux-mêmes à s’éloigner incessamment de sa cour ; mais qu’il ne pouvait exiger avec justice que leur obéissance prévint celle de ses sujets. Là-dessus il donna ordre à tous ceux qui le reconnaissaient pour leur maître de quitter les armes, et de retourner paisiblement à la ville, contens, comme ils devaient l’être, de sa parole et du pardon qu’il leur accordait.

Ce discours fut écouté sans interruption, et personne n’eut l’audace d’y répondre ; mais personne aussi ne parut disposé à quitter les armes ; un profond silence, qui continua pendant quelques momens, semblait marquer de l’incertitude. Le bruit ne recommença que par degrés ; il venait de ceux qui travaillaient sourdement à rallumer le feu ; et le nombre en était fort grand, puisque, suivant quelques écrivains, on avait déjà fait l’élection d’un nouvel empereur, ou que, suivant les autres, elle était du moins résolue.

Enfin la sédition reprit toute sa force. On entendit crier que Montézuma n’était plus empereur du Mexique ; qu’il était un lâche, un traître, et le vil esclave des ennemis de la nation. En vain s’efforça-t-il de s’attirer de l’attention par divers signes. Les cris furent accompagnés d’une nuée de traits qui paraissaient lancés contre lui. Deux soldats espagnols que Cortez lui avait donnés pour garde le couvrirent de leurs boucliers ; mais tous leurs soins ne purent le garantir de plusieurs coups de flèches, ni d’une pierre qui l’atteignit à la tête, et qui le fit tomber sans aucun sentiment. Cet accident fut ressenti de Cortez comme le plus cruel contre-temps qui pût arriver. Il fit transporter ce malheureux monarque à son appartement ; et, dans son premier trouble, il courut à la défense avec un emportement terrible ; mais il se vit privé de la satisfaction de se venger. Les ennemis n’eurent pas plus tôt vu tomber leur maître, que, reconnaissant l’énormité de leur crime, ils furent saisis d’une affreuse épouvante qui les fit fuir et disparaître en un moment, comme s’ils eussent été poursuivis par la colère du ciel.

L’empereur était revenu à lui, mais avec tant de désespoir et d’impatience, qu’il fallut retenir ses mains pour l’empêcher d’attenter à sa vie. Il ne pouvait soutenir l’idée d’avoir été réduit à cet état par ses sujets. Il rejetait les secours ; il poussait d’effroyables menaces, qui se terminaient par des gémissemens et des
pleurs. Le coup qu’il avait reçu à la tête parut dangereux ; mais ses agitations le rendirent bientôt mortel. Il expira le troisième jour, en chargeant, dit-on, les Espagnols de sa vengeance, mais sans avoir voulu prêter l’oreille à leurs instructions. Tels sont les sentimens que lui prêtent les historiens espagnols ; mais est-il bien sûr que ce faible et malheureux prince se soit mépris à ce point, même dans ses derniers momens, sur ses vengeurs et sur ses ennemis ? Était-ce donc les Espagnols, auteurs de toutes ses infortunes et de tous ses affronts ; était-ce eux qu’il devait implorer contre de fidèles sujets, qui, plus généreux que lui, signalaient, pour le venger, le courage qu’il n’avait osé montrer pour se défendre ? Était-ce les Mexicains ou les Espagnols qui étaient ses véritables assassins ? Ceux qui avaient osé l’enchaîner dans son propre palais étaient-ils ses défenseurs ? et ceux qui venaient mourir pour lui au pied des murailles de ce même palais étaient-ils ses ennemis ? Avouons-le, quelque admiration qu’on ait d’abord pour l’intrépidité imposante de cette poignée d’Espagnols qui bravaient toutes les forces d’un empire, peut-être est-il un hommage plus légitime à rendre à ce peuple, dont toute la conduite, examinée de près, ne peut manquer de paraître vraiment respectable ? Après avoir prodigué l’accueil le plus hospitalier à ces étrangers qui parlent en maîtres, ils ne se déclarent contre eux que lorsqu’ils ne peuvent plus douter que leur empereur ne soit retenu dans la plus honteuse captivité. À la valeur qui brave la multitude ils opposent cette valeur, plus difficile peut-être, qui affronte la mort présentée sous une forme nouvelle et terrible ; ils s’instruisent au milieu du carnage et se disciplinent dans la destruction. Par le petit nombre de leurs ennemis ils comprennent que l’obstination à mourir est, avec le temps, un moyen sûr de les vaincre, et qu’en échangeant la vie de mille Mexicains contre celle d’un Espagnol, ils anéantiront la tyrannie dans des fleuves de sang. Ce calcul est, si l’on veut, celui du désespoir ; mais ce désespoir est magnanime et il est probable que, sans la mort de Montézuma, il aurait à la fin délivré le Mexique et achevé la perte des Espagnols. C’est la mort de ce prince qui peut-être empêcha leur ruine ; et le repentir, la consternation des Mexicains qui leur fait tomber les armes des mains au milieu de leur plus terrible emportement, fait encore l’éloge de leur sensibilité, et les justifie d’une mort qui ne peut guère être imputée qu’au mouvement de quelques séditieux, qui, dans un pareil trouble, entraînent aisément une multitude furieuse et effrénée.

Cortez prit d’abord le parti d’assembler les officiers mexicains qui n’avaient jamais quitté leur maître, et d’en choisir six qu’il chargea de porter son corps dans la ville. Quelques sacrificateurs qui avaient été pris dans les actions précédentes servirent de cortèée, avec ordre de dire aux chefs des séditieux « que le général étranger leur envoyait le corps de leur empereur massacré par leurs mains, et que ce crime donnait un niveau droit à la justice de ses armes ; qu’en expirant, Montézuma l’avait chargé de la vengeance de cet attentat ; mais que, le prenant pour l’effet d’une brutale impétuosité du peuple, dont les nobles avaient reconnu sans doute et châtié l’insolence, il en revenait encore aux propositions de paix ; qu’ils pouvaient envoyer des députés pour entrer en conférence, et s’assurer d’obtenir des conditions raisonnables ; mais que, s’ils tardaient a profiter de ses offres, ils seraient traités comme des rebelles et des parricides. »

Les seigneurs mexicains parurent avec le corps de Montézuma sur leurs épaules. On remarqua du haut des murs que les séditieux venaient le reconnaître avec respect ; et qu’abandonnant leurs postes, il se rassemblaient tous pour le suivre. Bientôt la ville retentit de gémissemens qui durèrent toute la nuit ; et le lendemain, à la pointe du jour, le corps fut transporté avec beaucoup de pompe à la montage de Chapultepeca, sépulture des empereurs du Mexique, où leurs cendres étaient religieusement conservées.

Les Mexicains n’avaient fait aucun mouvement considérable pendant que l’empereur avait langui de ses blessures ; et Cortez commençait à se flatter que cette suspension d’armes venait du remords de leur crime ; ou de la crainte du châtiment qu’ils devaient attendre de la colère de Montézuma ; mais il apprit par quelques informations de ses émissaires qu’ils avaient employé ces trois jours à se donner un nouveau maître, et qu’ils avaient couronné Quetlavaca, cacique d’Iztacpalapa, et second électeur de l’empire. Les officiers qui étaient sortis avec le corps de Montézuma s’étant dispensés de revenir, cette opiniâtreté fit mal juger des dispositions du nouveau monarque. Cortez ne souhaitait au fond que de faire sa retraite avec honneur. Ses forces ne lui permettaient pas d’entreprendre sérieusement la conquête d’une grande ville, où le nombre des habitans croissait tous les jours par le soin que les caciques avaient eu d’appeler les troupes des provinces ; mais, dans la résolution où il était de revenir avec une armée plus nombreuse et de faire valoir le prétexte de venger Montézuma, ils voulait laisser aux Mexicains une plus haute idée que jamais de la supériorité de ses lumières et de la valeur des Espagnols. Ce dessein occupait toutes ses réflexions lorsqu’il vit recommencer la guerre avec un ordre dont il n’avait point encore vu d’exemple au Mexique.

Le jour des funérailles de Montézuma, toutes les rues voisines du quartier furent garnies d’un grand nombre de troupes, dont quelques-unes s’établirent dans les tours d’un temple peu éloigné, d’où l’on pouvait battre avec l’arc et la fronde une partie du logement des Espagnols. Ils auraient pu fortifier ce poste, s’ils avaient eu assez de forces pour les diviser. On montait par cent degrés à la terrasse du temple, qui soutenait plusieurs tours où les Mexicains portèrent des munitions d’armes et de vivres pour plusieurs jours. Cortez sentit la nécessité de les déloger d’un lieu d’où ils pouvaient l’incommoder beaucoup : tous les délais étant dangereux, il se hâta de faire sortir la plus grande partie de ses gens, dont il forma plusieurs bataillons pour défendre les avenues et couper le passage aux secours. Escobar fut nommé pour l’attaque du temple avec sa compagnie et cent autres soldats d’élite. Pendant qu’on se saisissait des avenues, en écartant les ennemis à coups d’arquebuses, il marcha vers le temple, où il se rendit maître du vestibule et d’une partie des degrés, avec si peu de résistance, qu’il jugea que le dessein des ennemis était de lui laisser le temps de s’engager. En effet, ils parurent alors aux balustrades qui leur servaient de parapets, et leur décharge fut si furieuse, qu’elle força les Espagnols de s’arrêter. Escobar fit tirer sur ceux qui se découvraient ; mais il ne put soutenir une seconde décharge, qui fut encore plus violente. Ils avaient préparé de grosses pierres et des pièces de bois qu’ils poussaient du haut des degrés, et dont la rapidité, croissant par la pente, fit reculer trois fois les Espagnols. Quelques-unes de ces pièces étaient à demi enflammées, par une faible et ridicule imitation des armes à feu. On était obligé de s’ouvrir pour éviter le choc, et les rangs ne pouvaient se rompre sans perdre nécessairement du terrain.

Cortez, qui courait à cheval dans tous les lieux où l’on combattait, reconnut l’obstacle qui arrêtait la troupe d’Escobar ; ne consultant que son courage, il mit pied à terre, se fit attacher une rondache au bras où il était blessé, se jeta sur les degrés l’épée à la main, et son exemple inspira tant de courage à ses gens, qu’ils ne connurent plus le péril. En un instant les difficultés furent vaincues : on gagna heureusement la terrasse, où l’on en vint aux mains à coups d’épées et de massues. La plupart des Mexicains étaient des nobles, et leur résistance prouva quelle différence l’amour de la gloire est capable de mettre entre les hommes. Ils se laissaient couper en pièces plutôt que d’abandonner leurs armes ; quelques-uns se précipitèrent par-dessus les balustrades, dans l’opinion qu’une mort de leur choix était la plus glorieuse. Tous les ministres du temple, après avoir appelé par de grands cris le peuple à la défense de leurs dieux, moururent en combattant ; et, dans l’espace d’un quart d’heure, Cortez se vit maître de ce poste par le massacre de cinq cents hommes qui le gardaient.

Il fit transporter dans son quartier les vivres qu’il trouva dans les magasins du temple, et les Tlascalans furent chargés de mettre le feu aux tours, qui furent consumées en un instant. Le combat durait encore à l’entrée des rues, surtout dans celle de Tacuba, dont la largeur donnait plus de facilité aux Mexicains pour s’approcher, et par conséquent plus d’embarras aux Espagnols. Cortez, qui s’en aperçut, remonta aussitôt à cheval ; et, passant le bras blessé dans les rênes, il s’arma d’une lance pour voler au secours de ses gens, avec quelques cavaliers qui le suivaient. Le choc des chevaux rompit d’abord les ennemis, et chaque coup de lance était mortel dans l’épaisseur de la foule. Cependant Cortez fut emporté si loin par son ardeur, que, se trouvant séparé de ses gens lorsqu’il se reconnut, il vit sa retraite coupée par le gros des ennemis qui fuyaient devant son infanterie. Dans cette extrémité, il se hâta de prendre une autre rue, qu’il jugea plus libre ; mais il ne marcha pas long-temps sans rencontrer un parti d’ennemis qui menaient prisonnier André de Duéro, un de ses meilleurs amis, tombé entre leurs mains par la chute de son cheval : ils le conduisaient au premier temple pour le sacrifier aux idoles. Ce dessein, qui avait suspendu leur fureur, lui sauva heureusement la vie. Cortez poussa au milieu de la troupe, écarta ceux qui tenaient son ami, et le mit en état de se servir d’un poignard qu’ils avaient eu l’imprudence de lui laisser. Duéro en tua quelques Mexicains, et trouva le moyen de reprendre sa lance et son cheval ; alors les deux amis se joignirent, et percèrent ensemble au travers de la foule, jusqu’au premier corps des Espagnols, qui avaient fait tourner le dos de toutes parts aux ennemis. Cortez compta toujours cette aventure entre les plus heureuses de sa vie. Il fit sonner la retraite : tous ses soldats revinrent accablés de fatigue ; mais la joie de sa victoire fut augmentée par celle qu’il eut de n’avoir pas perdu un seul homme, et de ne trouver qu’un petit nombre de blessés.

Le jour suivant, quelques députés des caciques s’avancèrent au pied du mur avec des signes de paix ; et Cortez ayant paru lui-même pour les recevoir, ils lui déclarèrent de la part du nouvel empereur que ce prince était résolu de faire cesser les attaques, et de laisser aux Espagnols la liberté de se retirer jusqu’à la mer ; mais à condition qu’ils ne prendraient que le temps nécessaire pour le voyage, et qu’ils accepteraient sur-le-champ cette offre, sans quoi il leur jurait une haine implacable, qui ne finirait que par leur destruction. Il faisait ajouter que l’expérience lui avait appris qu’ils n’étaient pas immortels, et que la mort de chaque Espagnol dût-elle lui coûter vingt-cinq mille hommes, il en resterait encore assez pour chanter sa dernière victoire. Cortez répondit qu’il n’avait jamais prétendu à l’immortalité ; mais qu’avec le petit nombre de ses gens, dont il connaissait le courage et la supériorité sur tous les autres hommes, il se croyait capable de détruire l’empire du Mexique ; que néanmoins, affligé de ce que les Mexicains avaient souffert par leur obstination, il ne songeait qu’à se retirer, depuis que son ambassade avait cessé par la mort du grand Montézuma, dont la bonté le retenait à la cour, et qu’il ne demandait que des conditions raisonnables pour exécuter cette résolution. Les députés parurent satisfaits de sa réponse, et convinrent d’une suspension d’armes en attendant d’autres explications ; mais rien n’était plus éloigné de l’intention des Mexicains que d’ouvrir le chemin de la retraite à leurs ennemis. Ils pensaient, au contraire, à se donner le temps de leur couper tous les passages pour les resserrer plus que jamais dans leur quartier, et les affamer par un siége opiniâtre qui les livrerait tôt ou tard à leur discrétion. Ils regrettaient, à la vérité, plusieurs caciques du cortége de Montézuma, qui se trouvaient au pouvoir des Espagnols, et qui étaient menacés de périr avec eux par la faim ; mais on décida dans le conseil du nouvel empereur qu’ils seraient trop heureux de mourir pour la patrie. Le seul qu’ils se crurent obligés de délivrer, par respect pour leurs dieux, fut le chef des sacrificateurs, qui était dans la même prison, et qu’ils révéraient comme la seconde personne de l’état. C’était particulièrement dans cette vue qu’ils avaient proposé la suspension d’armes, et leur adresse eut le succès qu’ils s’en étaient promis. Les mêmes députés retournèrent le soir au quartier : ils firent entendre que, pour éviter les contestations et les retardemens, Cortez devait choisir quelque Mexicain d’une considération qui méritât la confiance de l’empereur, et le charger de ses instructions. Cet expédient ayant paru sans difficulté, on n’eut plus de peine à s’accorder sur le choix du grand sacrificateur. Il sortit, après avoir été soigneusement informé des conditions qu’on désirait pour la facilité du chemin, et de tout ce qui regardait les otages, dont Cortez réglait le nombre et la qualité ; mais on fut désabusé le lendemain en reconnaissant que les ennemis avaient investi le quartier dans une enceinte plus éloignée que les précédentes ; qu’ils faisaient des tranchées et des remparts à la tête des chaussées ; qu’ils rompaient tous les ponts, et qu’ils avaient envoyé des travailleurs en grand nombre pour embarrasser le chemin de Tlascala.

Lorsqu’il ne put lui en rester aucun doute, il revint à sa méthode ordinaire, qui était de bannir l’irrésolution dès qu’il avait connu les obstacles, et de fixer aussitôt le choix du remède. Sans expliquer son dessein, il commença par donner des ordres pour la construction d’un pont mobile de grosses solives et de planches assez fortes pour soutenir l’artillerie. Sur le plan qu’il en fit lui-même, quarante hommes devaient suffire pour le remuer et le conduire aisément ; ensuite, assemblant tous ses officiers, il leur exposa le danger de leur situation, et toutes les voies qu’ils avaient à tenter dans cette extrémité. On ne pouvait être partagé sur la nécessité du départ ; mais on agita long-temps s’il fallait prendre le temps de la nuit. Ceux qui préféraient le jour faisaient valoir la difficulté de marcher dans les ténèbres, avec l’artillerie et le bagage, par des routes incertaines, élevées sur l’eau, avec l’embarras de jeter des ponts et de reconnaître les passages. Les autres se formaient des images encore plus terribles d’une retraite en plein jour, tandis que les travaux de l’ennemi devaient faire juger qu’il était résolu d’embarrasser leur sortie. Quel moyen de risquer un combat continuel au passage du lac, où l’on ne pouvait dresser les rangs, ni se servir de la cavalerie, sans compter qu’on aurait les flancs découverts aux canots des Mexicains dans le temps qu’il faudrait encore les percer en tête et les soutenir par-derrière ? La plupart des voix se réunirent pour la résolution de partir la nuit ; et Cortez, qui n’avait remis ce point à la pluralité des suffrages que pour éviter de prendre sur soi l’événement, parut se rendre à l’opinion du plus grand nombre. Une si grande entreprise ne fut pas renvoyée plus loin qu’à la nuit suivante, dans la crainte de laisser du temps aux ennemis pour augmenter les obstacles. On pressa si vivement la construction du pont, qu’il fut achevé à la fin du jour ; mais cette précipitation fit oublier que, les Mexicains ayant déjà rompu la digue en plusieurs endroits, on avait besoin de plus d’un pont ; ou plutôt on se reposa trop sur la facilité qu’on se promettait à le transporter d’un canal à l’autre.

Vers la nuit, on envoya deux prisonniers à la ville sous prétexte de hâter la conclusion du traité, et dans l’espérance de tromper les Mexicains par cette feinte, en leur faisant juger qu’on attendait tranquillement leur réponse : mais Cortez ne pensait qu’à profiter d’un temps précieux. Il donna ses ordres avec des soins et des précautions qui semblaient tout embrasser. Deux cents Espagnols, qui devaient composer l’avant-garde avec les plus braves Tlascalans et vingt cavaliers, reçurent pour chefs Gonzalez de Gondoval, Azebedo, Ordaz, André Tapia et Lugo. L’arrière-garde, un peu plus nombreuse, fut confiée aux officiers qui étaient venus avec Narvaëz, sous le commandement de Pierre d’Alvarado et de Jean Vélasquez de Léon. Le corps de bataille, composé du reste des troupes, fut chargé de la conduite de l’artillerie, du bagage et des prisonniers. Cortez réserva près de sa personne cent soldats choisis, sous les capitaines Alphonse d’Avila, Olid et Bernardin Tapia, pour être en état de veiller sur ses trois divisions, et de porter du secours aux endroits les plus pressans. Après avoir expliqué ses intentions, il se fit apporter le trésor qui avait été jusqu’alors sous la garde de Christophe de Gusman. Il en tira le quint de la couronne pour le remettre aux officiers royaux, et quelques chevaux blessés en furent chargés. Le reste montait à plus de sept cent mille écus, qu’il résolut d’abandonner, en déclarant qu’il serait honteux pour des guerriers d’occuper leurs mains à porter de l’or pendant qu’elles devaient être employées à la défense de leur vie et de leur honneur. Cependant, la plupart des soldats paraissant touchés de cette perte, et n’approuvant point un dessein si généreux, il ajouta quelques mots par lesquels il fit concevoir que chacun pouvait prendre ce qu’il se croyait capable de porter dans sa marche. C’était donner trop de confiance à la discrétion du soldat. Aussi la plupart se chargèrent-ils avec une imprudente avidité, qu’ils reconnurent trop tard, et qui leur coûta cher.

Il était près de minuit lorsque les Espagnols sortirent du quartier. Leurs sentinelles et leurs coureurs n’ayant découvert aucune apparence de mouvement du côté de la ville, ils marchèrent quelque temps à la faveur des ténèbres et de la pluie, dans un silence auquel la soumission n’eut pas plus de part que la crainte. Le pont volant fut porté jusqu’au premier canal, et l’avant-garde s’en servit heureusement : mais le poids de l’artillerie et des chevaux ayant engagé cette masse dans la boue et dans les pierres, on jugea qu’il serait difficile de la retirer assez promptement pour la transporter aux autres ouvertures avant la fin de la nuit. Les officiers donnaient leurs ordres, et l’ardeur était extrême à les exécuter. Cortez, qui était passé avec la première troupe, la fit avancer sous le commandement de ses chefs, pour dégager la chaussée par degrés, et demeura sur le bord du passage avec quelques-uns de ses plus braves gens ; mais, avant que le corps de bataille eût achevé de passer, on se vit dans la nécessité de prendre les armes.

L’adresse des Mexicains est remarquée avec admiration par les historiens. Ils avaient observé tous les mouvemens de leurs ennemis avec une dissimulation dont on ne les avait pas cru capables. Par quelque voie qu’ils eussent appris la résolution du départ, ils avaient employé la nuit à couvrir le lac, des deux côtés de la digue, d’une multitude de canots armés ; et, s’aidant aussi de l’obscurité, ils avaient attendu que l’avant-garde fût engagée sur la chaussée pour commencer leur attaque. Cette entreprise fut conduite avec tant de mesure, que, dans le même temps qu’ils firent entendre l’effroyable bruit de leurs cris et de leurs instrumens militaires, on sentit les atteintes de leurs flèches. D’un autre côté, leurs troupes de terre étant tombées sur l’arrière-garde, le combat devint général, avec le désavantage pour les trois divisions espagnoles de ne pouvoir se rassembler dans leur situation ni se prêter le moindre secours. Aussi furent-elles si maltraitées, que, de l’aveu même de Cortez dans sa relation, si les Mexicains, qui avaient des troupes de reste, avaient eu la précaution d’en jeter une partie au bout de la digue, il ne serait pas échappé un seul de ses gens, et tous ces braves guerriers auraient trouvé leur tombeau dans le lac.

Le jour commençait à paraître lorsque tous les débris de l’armée, rassemblés sur le bord du lac, allèrent se poster près de Tacuba, ville fort peuplée, qui donnait son nom à la principale rue de la capitale. On y pouvait craindre quelque insulte des habitans ; mais Cortez crut devoir en courir les risques, autant pour ôter l’air de fuite à sa retraite que pour recueillir ceux qui pouvaient s’être échappés du combat. Cette précaution sauva quelques Espagnols et quantité de Tlascalans qui, s’étant jetés à la nage, étaient arrivés au bord du lac, où ils s’étaient cachés dans les champs voisins. On trouva, dans la revue générale de l’armée, qu’il manquait deux cents Espagnols, plus de mille Tlascalans, et tous les prisonniers mexicains, dont les uns étaient échappés à leur garde, et les autres avaient péri dans l’obscurité par les armes de leur nation. Aguilar et Marina avaient passé fort heureusement le lac ; et toute l’armée, qui sentait l’importance de leur conservation, revit avec des transports de joie deux personnes si nécessaires pour traverser les nations inconnues ou suspectes, et pour se concilier celles dont on espérait l’assistance. La plus vive douleur de Cortez venait de la perte de ses officiers. Pendant que le brave Alvarado réglait l’ordre de la marche, il s’assit sur une pierre, où, se livrant à ses tristes réflexions, il s’attendrit jusqu’à répandre des larmes[1]. On remarqua ses agitations ; et ce témoignage de sensibilité le fit chérir de ses troupes, autant que sa prudence et son courage l’en avaient toujours fait respecter.

Il eut un bonheur auquel il s’attendait peu. Les Mexicains lui donnèrent le temps de respirer. Cette inaction de ses ennemis vint d’un accident qu’il ignorait, et qu’il n’apprit que par d’autres événemens. Deux des fils de Montézuma, qui n’avaient pas quitté leur père depuis l’arrivée des Espagnols, se trouvèrent entre les prisonniers qui avaient été massacrés. Ces malheureux princes ayant été reconnus, le peuple de Mexico, qui respectait le sang impérial jusqu’à l’adoration, fut saisi d’une sorte de terreur qui se répandit dans tous les ordres de l’état. Le nouvel empereur, forcé d’entrer dans la douleur publique, pour flatter l’esprit de ses sujets, fit suspendre tous les mouvemens de guerre, et donna ordre que les funérailles des deux princes fussent commencés avec les cris et les gémissemens ordinaires, jusqu’au jour où leurs corps devaient être conduits à la sépulture de leurs ancêtres. Ainsi les vertus des Mexicains tournèrent plus d’une fois contre eux, et combattirent pour leurs ennemis.

L’armée se mit en marche vers Tlascala sous la conduite des troupes de cette nation : elle ne fut pas long-temps sans découvrir quelques compagnies de Mexicains qui la suivaient sans oser trop s’approcher. Elles étaient sorties de Tacuba, d’Escapulzaco et de Tenecuyao par l’ordre de l’empereur, pour arrêter les Espagnols jusqu’à la fin des cérémonies funèbres ; et d’abord elles marchèrent à quelque distance, d’où elles ne pouvaient les offenser que par leurs cris ; mais, s’étant jointes à quantité d’autres qui venaient successivement de divers côtés, elles s’approchèrent d’un air si menaçant qu’on fut obligé de faire face pour les recevoir. Cortez étendit autant qu’il put ses gens sur un même front, et mit aux premiers rangs toutes les armes à feu. Dans la nécessité de combattre en pleine campagne, il voulait éviter d’être enveloppé. Ses cavaliers firent des irruptions sanglantes, et refroidirent beaucoup les ennemis ; et les arquebusiers faisant tomber les plus ardens, il n’était incommodé que de quelques flèches qui lui causèrent peu de mal dans l’éloignement ; mais lorsqu’il vit croître le nombre des ennemis, il résolut de s’avancer vers une hauteur sur laquelle il découvrit quelques bâtimens, et qui semblait commander toute la plaine. Ce mouvement fut d’autant plus difficile, que les Mexicains, pressant leur attaque aussitôt qu’ils le virent en marche, l’obligeaient à tous momens de faire tête pour les repousser. Cependant, à la faveur d’un feu continuel, et surtout avec le secours des chevaux, dont la seule vue causait encore de l’épouvante aux ennemis, il arriva heureusement au pied de la hauteur, où il s’arrêta pendant qu’il faisait visiter ce poste, et que ses gens y montaient par toutes les avenues. Divers pelotons d’arquebusiers qu’il plaça sur la pente ôtèrent aux ennemis le courage de tenter un assaut, et donnèrent aux Espagnols le temps de se fortifier. Ce lieu, qu’ils regardaient comme leur salut, était un temple d’idoles que les Mexicains invoquaient pour la fertilité de leurs moissons. L’enceinte de l’édifice était spacieuse, et fermée d’un mur flanqué de tours, qu’avec un peu de travail on pouvait rendre capable d’une bonne défense. La joie fut si vive de se trouver dans une retraite qu’on crut devoir à la protection du ciel, que, cette réflexion subsistant même après le péril, Cortez y fit bâtir dans la suite un ermitage sous le nom de los Remedios. Les ennemis, après avoir employé le reste du jour en cris et en menaces, se retirèrent, suivant leur usage, à l’entrée de la nuit.

Il était question de délibérer entre deux partis, dont il semblait qu’on avait le choix : celui de se maintenir dans un poste où l’on croyait pouvoir défier les Mexicains, et celui de se remettre en marche dans le cours même de la nuit ; mais la nécessité des vivres qui commençait à se faire sentir ayant fait abandonner le premier, on résolut, malgré la fatigue des soldats et des chevaux, de partir après quelques heures de repos. Ce délassement fut si court, que l’ordre fut donné avant minuit. Cortez fit allumer des feux pour cacher sa résolution aux ennemis. Il donna le commandement de l’avant-garde à Ordaz, avec les plus fidèles Tlascalans pour guides ; et l’aventure du lac, dont il ne pouvait se consoler, lui fit prendre le parti de demeurer lui-même à l’arrière-garde pour assurer la tranquillité des autres aux dépens de la sienne. On fit deux lieues dans les ténèbres ; et la pointe du jour ayant fait découvrir un autre temple moins élevé que le premier, mais assez bien situé pour n’y laisser craindre aucune attaque, on s’y arrêta, dans le seul dessein d’observer la campagne et de prendre de nouvelles mesures pour la marche du jour. Quelques troupes de paysans qui couraient en désordre n’empêchèrent point l’armée de quitter ce poste pour continuer sa marche à leurs yeux. Elle essuya leurs cris, leurs insultes, et les pierres qu’ils jetaient des montagnes, mais sans être obligée d’en venir aux armes. Deux lieues plus loin, on reconnut un bourg dont Cortez résolut de s’ouvrir l’entrée pour s’y procurer des rafraîchissemens à toutes sortes de risques. On eut peu de peine à mettre les habitans en fuite ; mais on trouva si peu de vivres, qu’après y avoir passé un jour, on continua la marche par un pays rude et stérile, où les difficultés et le besoin ne firent qu’augmenter. La faim et la soif avaient jeté les soldats dans le dernier accablement. Ils étaient réduits à manger les herbes et les racines, sans en connaître la nature, et sur le témoignage des seuls Tlascalans, qu’on détachait continuellement pour les cueillir. Un cheval blessé qui mourut alors fut distribué aux malades. Cette fâcheuse marche ayant duré plusieurs jours sans autre adoucissement que la tranquillité où l’on était de la part des Mexicains, on arriva vers le soir à l’entrée d’un petit bourg, dont les habitans, loin de se retirer comme tous ceux qu’on avait rencontrés jusqu’alors, témoignèrent autant de joie que d’empressement à servir les Espagnols ; mais ces soins et ces caresses étaient un stratagème pour les arrêter, et pour les faire donner de meilleure foi dans le piége qui les attendait. Ils ne laissèrent pas d’en tirer un avantage considérable pour rétablir leurs forces. On leur apporta des vivres en abondance. Ils en reçurent même des bourgs voisins, qui contribuèrent sans violence au soulagement des étrangers, et qui semblaient vouloir leur faire oublier ce qu’ils avaient souffert dans une route si pénible.

L’armée se remit en marche vers la montagne d’Ottumba, dont la côte opposée donnait sur une vallée du même nom, et qu’il fallait nécessairement traverser pour arriver sur les terres des Tlascalans. On reconnut, en quittant le bourg, que les habitans prenaient des manières fort différentes, et que leurs discours n’étaient plus que des railleries, qui semblaient témoigner une autre espèce de joie. Marina observa qu’ils répétaient entre eux : « Allez, brigands, vous serez bientôt dans un lieu où vous périrez tous. » Un langage de cette nature donna de l’inquiétude à Cortez. Il ne douta point que l’armée ne fut menacée d’une embuscade ou de quelque autre trahison. Il avait remarqué plus d’une fois dans les Mexicains cet empressement maladroit à découvrir ce qu’ils avaient le plus d’intérêt de cacher. Ses soupçons ne retardèrent point sa marche ; mais il en prit occasion d’animer ses troupes ; et, s’étant fait précéder de quelques coureurs, il apprit d’eux que du haut de la montagne on découvrait dans la vallée une multitude innombrable d’ennemis. C’était non-seulement la même armée qui s’était retirée la première nuit, mais l’assemblée régulière des principales forces de l’empire, qui, ayant été convoquées à Mexico pour attaquer les Espagnols dans leur quartier, avaient reçu ordre, après leur départ, de s’avancer par divers chemins jusqu’à la vallée d’Ottumba, où leurs ennemis devaient nécessairement passer, et d’y faire un dernier effort pour les accabler par le nombre. Elles avaient marché avec tant de diligence, qu’elles occupaient déjà toute la vallée. Un projet concerté avec cette justesse paraît digne des lumières et de l’expérience des nations les plus éclairées. Ces troupes étaient composées de différens peuples, qui se faisaient distinguer par la diversité de leurs enseignes et de leurs plumes. Au centre, le général de l’empire, élevé sur une magnifique litière, paraissait donner ses ordres et les faire exécuter à sa vue. Il portait l’étendard impérial, qui n’était jamais confié à d’autres mains que les siennes, et qu’on n’employait que dans les plus importantes occasions. C’était un filet d’or massif pendant au bout d’une pique, et couronné de plusieurs plumes, qui tiraient beaucoup d’éclat de la variété de leurs couleurs.

Ce spectacle, que Cortez eut bientôt lui-même, le jeta dans un étonnement dont il ne revint que pour implorer le secours du ciel. Il ne pouvait s’imaginer d’où tant d’hommes armés étaient sortis ; et lorsque les Tlascalans lui eurent fait reconnaître aux enseignes ceux qu’il avait déjà rencontrés, en lui expliquant le chemin qu’ils avaient dû prendre pour une marche si prompte, il comprit à quoi il était redevable du repos dont on l’avait laissé jouir dans la sienne. Toutes ses espérances ne consistant plus que dans la valeur de ses troupes, il leur déclara qu’il était question de mourir ou de vaincre. Sa première résolution fut de s’ouvrir un passage au travers des ennemis, dans l’endroit le plus étroit de la vallée, où il semblait que, l’espace leur manquant pour s’étendre devant lui, il n’aurait à forcer que ceux qui occupaient ce terrain, sans craindre l’effort de leurs plus nombreuses légions, qui demeuraient inutiles des deux côtés, ou qui ne pourraient l’incommoder beaucoup dans l’éloignement. Il forma, suivant cette idée, une seule colonne de son infanterie, dont toutes les files furent bordées alternativement d’arquebuses et de piques. La cavalerie, qui était en possession d’épouvanter les Mexicains par le seul mouvement des chevaux, fut rangée en partie au front, pour ouvrir leurs premiers rangs, en partie à dos, pour les empêcher de se rejoindre. On descendit dans cet ordre. La première décharge des arquebuses et des arbalètes se fit avec tant d’intelligence et de succès, qu’elle ôta le temps aux ennemis qu’on avait en face de lancer leurs flèches et leurs dards. Ils furent chargés aussitôt à coups de piques et d’épées, tandis que les cavaliers perçaient en rompant tout ce qui se trouvait devant eux. On gagna beaucoup de terrain à cette première charge. Cependant les Mexicains combattirent avec tant d’opiniâtreté, qu’à mesure qu’ils étaient forcés de se retirer par la cavalerie et par les armes à feu, un autre mouvement les repoussait sur le terrain qu’ils avaient perdu. La vallée ressemblait à une mer agitée par le flux et le reflux de ses vagues. Cortez, qui s’était placé à la tête des cavaliers, où il faisait un carnage terrible avec sa lance, commençait à craindre que cette continuelle agitation n’épuisât les forces de ses gens, lorsqu’en jetant les yeux de toutes parts, il fut secouru par une de ces inspirations subites que le danger même produit quelquefois, mais qu’il ne produit que dans les hommes supérieurs.

À la vue de l’étendard impérial qui se faisait remarquer à quelque distance, il se souvint d’avoir entendu dire que tout le sort des batailles consistait parmi ces barbares dans l’étendard général, dont la perte ou le gain décidait de la victoire entre deux partis. Ne pouvant douter du trouble et de l’épouvante que le mouvement de ses chevaux causait aux ennemis, il résolut de faire un effort extraordinaire pour enlever cette fatale enseigne. Il appela Sandoval, Alvarado, Olid, et Avila, auxquels il communiqua son dessein ; et, suivi de ces quatre braves avec une partie des cavaliers qu’ils avaient sous leurs ordres, il poussa au grand galop vers le général des Mexicains. Les chevaux n’ayant pas manqué de s’ouvrir un passage, il pénétra heureusement jusqu’à l’étendard, qui était environné d’un corps de nobles, et, pendant que ses compagnons écartaient cette garde à coups d’épée, il porta au général un coup de lance qui le fit tomber de sa litière. Les nobles étant déjà dispersés, un simple cavalier descendit de son cheval, ôta au général le peu de vie qui lui restait, et prit l’étendard, qu’il présenta respectueusement à Cortez.

Les barbares n’eurent pas plus tôt vu ce précieux dépôt au pouvoir de l’ennemi, qu’ils abattirent les autres enseignes, et que, jetant leurs armes, ils prirent de tous côtés la fuite vers les bois qui couvraient le revers des montagnes. Dans un instant le champ de bataille demeura libre aux Espagnols. Cortez fit poursuivre les fuyards, parce qu’il était important de les disperser. Il avait reçu à la tête un coup de pierre qui avait percé son casque, et qui lui laissa une douloureuse contusion. La vue de sa blessure animant ses soldats à la vengeance, ils firent main basse sur un si grand nombre de Mexicains, qu’on ne le fait pas monter à moins de vingt mille. Cette victoire passe pour une des plus célèbres que les Européens aient jamais remportées dans l’Amérique ; et ce fut entièrement l’ouvrage du général.

Cortez, ayant rassemblé ses troupes, ne pensa qu’à profiter de la consternation des ennemis pour continuer sa marche. Il se trouva le lendemain sur les terres des Tlascalans, qu’il reconnut à la grande muraille que ces peuples avaient élevée pour la défense de leurs frontières, et dont les ruines subsistent encore. La joie des Espagnols fut proportionnée aux souffrances et aux dangers dont ils se voyaient heureusement délivrés. Les Tlascalans baisaient la terre de leur patrie, qu’ils avaient désespéré de revoir. On passa la nuit près d’une fontaine, qui acquit dans cette occasion une célébrité qu’elle conserve dans l’histoire. Cortez prit ce temps pour représenter à ses soldats de quelle importance il était d’entretenir par toutes sortes d’égards l’amitié d’une république à laquelle ils avaient tant d’obligations ; et quoiqu’il y eût la même confiance, il résolut de s’arrêter en chemin pour s’assurer de la disposition du sénat. On alla loger, avant la fin du jour, à Gualipar, grosse bourgade, dont les habitans vinrent au-devant de l’armée avec des transports de joie et d’affection. Cortez accepta leurs offres, et prit le parti d’établir son quartier dans leurs murs.

Son premier soin fut d’informer les sénateurs de ses exploits et de son retour ; mais la renommée avait prévenu ses envoyés ; et dans le moment qu’ils partaient on vit arriver une députatlon de la république, composée de Magiscatzin, ami zélé de l’Espagne, de Xicotencatl l’aveugle, du général, son fils, et de quelques autres personnes du même rang. Après les félicitations et les caresses, Cortez apprit des députés que, sur le bruit de son retour, la république avait armé trente mille hommes, et qu’elle les aurait envoyés au-devant de lui, si la rapidité de son triomphe leur eût laissé le temps d’exécuter ce dessein, mais qu’il les trouverait prêts à tout entreprendre sous ses ordres. Ils lui offrirent toutes leurs forces avec de nouvelles protestations de zèle et de fidélité. Leur plus vif empressement était de le revoir dans leur ville ; mais ils convinrent d’autant plus aisément de lui accorder quelques jours de repos, qu’ils voulaient faire les préparatifs d’une magnifique réception, telle que l’usage en était établi pour le triomphe de leurs généraux. Il fit éclater à son tour une vive reconnaissance pour ces témoignages d’affection, qui lui paraissaient autant de nouveaux liens par lesquels toute la république s’attachait à lui, et, commençant à juger mal du secours qu’il s’était promis de l’Espagne, il ne désespéra point que celui d’une si brave nation ne pût lui suffire pour tenter régulièrement la conquête du Mexique.

Son entrée dans Tlascala ne fut différée que de trois jours, et se fit avec une pompe dont la description n’a rien de barbare. Mais au milieu des fêtes, sa dernière blessure, qui avait été mal pansée dans un si continuel exercice, porta au cerveau une violente inflammation, suivie d’une fièvre qui abattit entièrement ses forces, et qui fit tout appréhender pour sa vie. Les Espagnols regardèrent ce contre-temps comme le plus grand malheur, et tombèrent dans une consternation qui aurait pu les exposer au dernier péril chez un peuple moins ami de la bonne foi. On assure que Cortez ne dut sa guérison qu’à leur habileté ; et la joie publique, dont les éclats remplacèrent l’excès de la douleur, acheva de le convaincre qu’il pouvait tout attendre de l’affection des Tlascalans.

Depuis les troubles de Mexico, il n’avait reçu aucune nouvelle de sa colonie ; et cette négligence de Rodrigue Rangel, que Sandoval y avait laissé pour son lieutenant, commençait à lui causer de l’inquiétude. Les courriers de la république, aussi prompts que ceux des Mexicains, lui rapportèrent en peu de jours que tout était tranquille à Vera-Cruz, et que les alliés voisins vivaient dans une parfaite intelligence avec leurs hôtes ; mais que cinquante-huit soldats espagnols, qui étaient partis pour le joindre, n’ayant pas fait connaître ce qu’ils étaient devenus, il y avait beaucoup d’apparence qu’en traversant la province de Tépéaca, ils avaient été massacrés par les habitans. Cette disgrâce l’affligea beaucoup, parce que dans ses projets il avait compté sur ce supplément, et que l’expérience lui avait appris qu’un Espagnol valait plusieurs milliers d’Américains. Il sentit la nécessité de châtier les auteurs de cette perfidie, d’autant plus que, la province de Tépéaca se trouvant dans une situation qui rompait la communication de Vera-Cruz à Mexico, il fallait s’assurer de ce passage avant de former d’autres entreprises. Cependant il suspendit la proposition qu’il voulait faire au sénat d’assister les Espagnols dans cette expédition, parce qu’il apprit que depuis peu de jours les Tépéaques avaient ravagé quelques terres des Tlascalans, et qu’il jugea que la république aurait recours à lui pour venger cette insulte. En effet, les principaux sénateurs l’ayant supplié d’embrasser leurs intérêts, il se vit en état d’accorder une grâce qu’il pensait à demander.

Un autre incident vint troubler ses résolutions. On reçut avis de Gualipar que trois ambassadeurs de la cour impériale, envoyés à la république, n’attendaient que la permission du sénat pour venir exécuter leur commission. Cette démarche parut fort étrange : quoique les sénateurs ne pussent douter qu’elle ne regardât les Espagnols, et qu’ils fussent bien affermis dans la fidélité qu’ils avaient promise à leurs alliés, ils se déterminèrent à recevoir les ambassadeurs, pour tirer avantage de cet acte d’égalité, dont l’orgueil des princes mexicains n’avait point encore fourni d’exemple ; mais ils eurent la déférence de faire approuver leur conduite à Cortez. Les Mexicains firent leur entrée avec beaucoup d’éclat : leur parure et le cortège dont ils étaient suivis formèrent un spectacle imposant pour une nation qui ne connaissait que l’agriculture et la guerre ; ils furent admis dans l’assemblée du sénat. Après avoir nommé leur maître avec un grand nombre de titres et de profondes soumissions, ils offrirent de sa part aux Tlascalans une paix sincère, une alliance perpétuelle, un commerce libre et des intérêts communs, à condition que la république prendrait incessamment les armes contre les Espagnols, ou que, pour s’en défaire plus facilement, elle tirerait avantage de l’imprudence qu’ils avaient eue de se livrer entre ses mains. À peine eurent-ils le temps d’achever cette proposition, qu’ils furent interrompus dès les premiers mots par un murmure confus, d’où l’on passa bientôt aux plus vives marques d’indignation et de colère. Cependant, après les avoir renvoyés à leur logement pour y attendre une réponse, le sénat prit un tempérament digne de sa prudence et de sa bonne foi ; il leur fit déclarer par quelques députés qu’il accepterait volontiers la paix, lorsqu’elle serait proposée à des conditions raisonnables et glorieuses pour les deux états ; mais que les Tlascalans respectaient les lois de l’hospitalité, et n’étaient point accoutumés à payer la bonne foi par la perfidie. Diaz ajoute que les ambassadeurs partirent sans réplique, avec autant de précipitation que de frayeur parce que, le bruit de leur commission ayant soulevé le peuple, ils se crurent menacés de n’être pas à couvert malgré la dignité de leur caractère. Comment ne pas reconnaître encore en cette occasion et les vertus de ces peuples, et le bonheur de Cortez ? Qui peut douter que, si les Tlascalans eussent écouté les avis de cette politique si commune chez les autres peuples, de ne pas laisser échapper l’instant d’accabler un ennemi redoutable, les Espagnols n’eussent été hors d’état de résister aux deux nations réunies ?

Cependant le jeune Xicotencatl, emporté par le torrent des opinions, n’avait osé déclarer la sienne au sénat ; mais, dans les mouvemens de haine qu’il conservait contre les Espagnols, il ne put s’empêcher de répandre lourdement que le sénat avait oublié les véritables intérêts de la patrie en rejetant les offres de l’empereur, et qu’il fallait s’aveugler pour ne pas reconnaître que le dessein des Espagnols était de renverser la religion et la forme du gouvernement. Ces insinuations n’étaient pas sans vraisemblance : aussi commençaient-elles à lui faire des partisans, lorsqu’elles vinrent à la connaissance de Cortez. Il en fit des plaintes au sénat ; l’affaire y fut traitée avec toutes les précautions qu’elle méritait par son importance. Il était impossible que la plupart des sénateurs ne reconnussent point le danger dont la république était réellement menacée ; et quels que fussent les motifs de Xicotencatl, ils n’ôtaient rien à la force des raisonnemens : cependant l’intérêt de l’honneur et de la bonne foi prévalut dans l’assemblée. Toutes les voix se déclarèrent contre l’attentat d’un jeune mutin qui voulait troubler la tranquillité publique, diffamer les décrets du sénat, et ruiner le crédit de la nation ; quelques avis allèrent à la mort du coupable ; et, ce qui doit causer encore plus d’étonnement, le père même de Xicotencatl, que cette qualité n’avait point empêché d’assister au sénat, fut un de ceux qui soutinrent cette opinion avec le plus de force, sacrifiant toutes les affections du sang à l’honneur de sa patrie ; mais sa constance et sa grandeur d’âme touchèrent si vivement ceux qui avaient pensé comme lui, qu’ils revinrent en sa faveur au sentiment le plus modéré. Son fils fut arrêté par les exécuteurs ordinaires de la justice ; il fut amené devant ses juges, sans armes et chargé de chaînes. On lui ôta le bâton de général que l’on jeta du haut en bas des degrés du tribunal. Cette humiliation le força de recourir à Cortez, qui s’empressa aussitôt de demander grâce pour lui, et de le faire rétablir dans sa dignité. Mais la plaie était trop profonde pour se fermer aisément, et ce cœur fier ne déguisa ses projets de vengeance que pour attendre l’occasion de les faire éclater.

La guerre, qui fut entreprise aussitôt contre les Tépéaques donna, pendant quelques semaines une distraction à sa fureur : elle fut poussée si vivement, que, malgré le secours des Mexicains, qui avaient fait marcher une partie de leurs forces, Cortez se rendit maître de la capitale du pays, après avoir défait dans plusieurs combats les ennemis de la république et les siens. Il ne lui restait que cent vingt soldats espagnols et seize cavaliers ; mais, laissant à Xicotencatl le commandement des troupes de l’état, il s’était contenté de prendre un corps de huit mille Tlascalans, des mieux faits et des plus résolus, sous des capitaines dont il avait éprouvé la valeur à Mexico. Les Tépéaques, forcés dans le centre de leur puissance, prirent le parti de la soumission, et reconnurent qu’ils s’étaient laissé entraîner à la révolte par les artifices des Mexicains : ils étaient si désabusés des espérances qu’ils avaient conçues de leurs secours, qu’après avoir accepté un pardon général au nom du roi d’Espagne, ils supplièrent Cortez de ne pas abandonner leur ville. Il forma le dessein d’y construire une forteresse, en leur faisant comprendre qu’il ne pensait qu’à les protéger ; mais il voulait s’assurer le chemin de Vera-Cruz par un poste que la nature avait fortifié, et qui pouvait devenir, avec un peu de travail, une ressource pour lui contre tous les accidens de la guerre. On ferma l’enceinte intérieure par des remparts de terre, et pour murailles on n’eut que le roc à couper dans quelques endroits où la pente était moins escarpée. Au sommet de la montagne on éleva une espèce de citadelle qui dominait sur la ville et sur la plaine. L’ouvrage fut conduit avec tant d’habileté par les officiers espagnols, et poussé avec tant de chaleur par les Tépéaques mêmes, qu’il fut achevé dans l’espace de quelques jours. Cortez laissa un sergent et vingt soldats pour la garde de cette place qu’il nomma Segura de la frontera, ou Sûreté de la frontière, et qui fut la seconde ville espagnole de l’empire du Mexique.

Il fut bientôt occupé de soins plus importans : on apprit que l’empereur qui avait succédé à Montëzuma était mort, et que les Mexicains avaient élevé sur le trône Guatimozin, jeune prince dont le caractère semblait promettre un règne éclatant. Il avait commence par se livrer entièrement au soin des affaires. Plusieurs règlemens en faveur de la milice lui avaient attaché les officiers et les soldats ; il ne s’était pas moins efforcé de gagner l’affection du peuple en le déchargant d’une partie des impôts ; et, prenant avec les nobles une méthode inconnue jusque alors au Mexique, il s’établissait un nouvel empire sur les cœurs par une familiarité majestueuse qui tempérait ces excès d’adoration que ses prédécesseurs avaient exigés. Cortez regarda ces préludes d’une sage administration comme autant d’obstacles qui se formaient contre ses desseins : il s’était promis la conquête du Mexique, et l’inviolable fidélité des Tlascalans le confirmait dans cette résolution, sans compter un grand nombre de nouveaux alliés qui lui offraient de se joindre à ses troupes. Le passage du lac faisait son principal embarras : cette difficulté lui paraissait terrible depuis que les Mexicains, ayant trouvé le secret de rompre les ponts et les chaussées, ne lui avaient pas laissé d’autre ressource que les ponts volans. Il s’arrêta au projet de faire construire douze ou treize brigantins capables de résister à leurs canots, et de conduire son armée jusqu’au centre de leur ville. Quoique des montagnes de Tlascala au bord du lac on ne comptât pas moins de seize lieues, il se flatta de pouvoir faire porter cette petite flotte en pièces sur les épaules des Tamènes. Martin Lopez, dont il connaissait l’habileté pour ces entreprises, ayant trouvé de la vraisemblance à son dessein, il lui donna le commandement de tous les Espagnols qui entendaient la charpente, avec le pouvoir d’employer les Américains à couper du bois. L’ordre fut donné en même temps d’apporter de Vera-Cruz le fer, les mâts et tous les agrès des vaisseaux qu’on avait coulés à fond. Cortez avait observé que les montagnes de Tlascala produisaient quelques espèces d’arbres dont on pouvait tirer de la poix ; il les fit ébrancher, et l’on en tira tout le brai nécessaire pour caréner ses brigantins.

La poudre commençait à lui manquer ; il imagina d’en composer une d’une qualité très-fine, en faisant tirer du soufre de ce volcan qu’Ordaz avait reconnu : il jugea qu’une matière si combustible devait être un aliment certain pour la flamme. Montano et Mesa, commandans de l’artillerie, offrirent de tenter l’aventure avec quelques soldats : ils revinrent avec une provision de soufre qui ne demanda point d’autre préparation, pour servir à l’artillerie comme aux arquebuses à mèche.

Pendant qu’il se livrait à ces soins, il apprit que deux vaisseaux espagnols qui apportaient de Cuba un secours d’hommes et de munitions à Narvaëz, avaient été saisis successivement par l’adresse et le zèle de Pedro Cavallero, qu’il avait chargé du commandement de la côte. Le gouverneur de Cuba ne doutant point que Narvaëz ne fût en possession de toutes les conquêtes de la Nouvelle-Espagne, lui envoyait Pierre de Barba, gouverneur de la Havane, le même à qui Cortez avait eu l’obligation du dernier service qui l’avait dérobé aux persécutions de ses ennemis. Cavallero était allé reconnaître son navire ; il avait pénétré le dessein qui l’amenait à l’empressement avec lequel on s’était informé de la situation de Narvaëz ; il avait répondu sans hésiter que ce général était en possession de tout le pays, et que Cortez fuyait à travers les bois avec un petit nombre de soldats qui lui étaient restés. Barba et tous ses gens n’avaient pas fait difficulté, sur cette assurance, d’aller droit à Vera-Crux, où ils furent arrêtés au nom de Cortez ; mais, loin d’en être affligés, ils s’étaient engagés volontairement à le servir ; et Barba obtint bientôt le commandement d’une compagnie d’arbalétriers. Un second vaisseau, conduit par Rodrigue Moreyon de Lobera, tomba de même au pouvoir de la colonie, et ne s’attacha pas moins volontiers au service du général. Bientôt on eut d’autres preuves de l’ascendant que la fortune lui promettait sur ses plus redoutables concurrens. Le gouverneur de Cuba lui avait fourni jusqu’alors du secours par les voies mêmes qu’il voulait employer à sa ruine ; et les efforts de Garay pour usurper une partie de son gouvernement ne tournèrent pas moins heureusement en sa faveur. On doit se rappeler qu’après avoir paru sur la côte de Vera-Crux, les vaisseaux de cet aventurier avaient été repoussés par les Américains de Panuco. Ils ne s’étaient pas rebutés de leur disgrâce. Garay était revenu avec de nouvelles forces : mais la seconde expédition n’eut pas plus de succès que la première. À peine ses gens eurent touché au rivage, que la résistance des Américains les força de rentrer dans leurs navires ; alors, chacun prenant différentes routes, ils coururent pendant quelques jours au hasard ; et, sans s’être communiqué leur dessein, ils vinrent aborder presqu’en même temps à Vera-Crux, où la seule réputation de Cortez les rangea sous ses enseignes. Le premier de leurs vaisseaux, commandé par Camargo, portait soixante Espagnols : le second, qui en avait cinquante avec sept chevaux, était beaucoup mieux armé, sous le commandement de Michel Diaz d’Aux, gentilhomme aragonais, dont la valeur se distingua si singulièrement, que sa seule personne aurait tenu lieu d’un grand secours. Un troisième vaisseau, qui arriva plus tard avec quarante soldats, dix chevaux et quantité d’armes et de munitions, était conduit par le capitaine Ramirez. Cette troupe de guerriers prit aussitôt le chemin de Tlascala, où Cortez fut agréablement surpris de leur arrivée. Enfin le hasard amena aussi sur la côte un navire des Canaries, chargé d’arquebuses, de poudre, et d’autres munitions de guerre, avec trois chevaux et quelques passagers qui cherchaient l’occasion de vendre leurs marchandises aux conquérans espagnols. Non-seulement le gouverneur de Vera-Cruz acheta d’eux toute la charge de leur vaisseau, mais il persuada aux officiers d’aller servir dans l’armée de Cortez avec treize soldats qui venaient chercher fortune au Nouveau-Monde.

La joie de tant d’heureux événemens n’empêcha point les officiers espagnols de prendre le deuil à Tlascala pour la mort de Magiscatzin, qui était regardé comme le père de la patrie ; et ce témoignage de sensibilité pour la douleur publique fit tant d’impression sur les sénateurs et sur le peuple, qu’ils prièrent Cortez de remplir la place qui vaquait au sénat. Magiscatzin joignait à cette dignité celle de gouverneur du principal quartier de la ville. Deux charges de cette importance demandant une assiduité qui ne pouvait s’accorder avec les vues de Cortez, il se contenta de faire tomber le choix de la république sur le fils aîné du mort, qui avait hérité de tous les sentimens de son père pour les Espagnols.

Ensuite, ne s’occupant que de ses grands desseins, dont il conçut que le succès dépendait de la bonne volonté de ses troupes, il fit publier que ceux qui commençaient à se dégoûter du métier des armes étaient libres de retourner à Cuba sur une partie des vaisseaux qu’il avait sur la côte. Plusieurs soldats de Narvaëz acceptèrent cette offre, et Duéro même suivit leur exemple : Alvarado conduisit jusqu’à bord ceux que la crainte du danger ou l’amour du repos faisait ainsi renoncer à la gloire.

Il ne restait qu’un sujet d’inquiétude à Cortez. Les députés qu’il avait envoyés à la cour d’Espagne ne l’informaient point du succès de leur commission ; et ce long retardement devait lui faire douter qu’ils eussent obtenu toute la faveur qu’il avait espérée. Avant de s’engager dans de nouvelles entreprises, il résolut de faire partir d’autres agens pour solliciter l’expédition des premiers. Ordaz et Mendoza furent destinés au voyage de l’Europe, tandis que d’Avila et Chico reçurent ordre de se rendre à Espagnola. Les deux premiers furent chargés d’une relation en forme de lettre, qui contenait le détail des avantages et des disgrâces qui étaient arrivés aux troupes espagnoles depuis leur premier départ de Zampoala. On y joignit un nouveau présent pour l’empereur, composé de l’or et des raretés qu’on avait pu sauver dans la retraite. Les deux autres étaient envoyés à l’audience royale de San-Domingo pour en obtenir des secours plus prompts qu’on ne pouvait les attendre d’Espagne.

L’année approchait de sa fin, lorsque Cortez prit ouvertement la résolution d’entrer avec toutes ses forces dans les terres de l’empire, et de remettre la décision de son entreprise au sort des armes. Ses brigantins n’étaient point encore achevés ; mais les troupes de la république et celles de ses alliés avaient déjà pris poste aux environs de Tlascala, et le moindre délai commençait à lui faire craindre les inconvéniens de l’oisiveté. Il assembla ses officiers pour délibérer avec eux sur ses premières opérations : tous les avis se réduisirent à marcher vers Tezcuco. Cette ville étant située sur le chemin de la capitale, et presqu’au bord du lac, on se proposait de s’en saisir et de s’y fortifier pour en faire une place d’armes, avec le double avantage d’y pouvoir attendre les brigantins et d’y être en état de désoler le pays ennemi par des courses. C’était d’ailleurs une retraite assurée dans toutes les suppositions qui pouvaient rendre l’attaque de Mexico difficile, ou faire traîner le siége en longueur.

Le jour suivant fut employé à faire la revue des Espagnols, dont le nombre se trouva d’environ six cents hommes d’infanterie et quarante cavaliers. L’artillerie de campagne consistait en neuf pièces, les plus légères qu’on eût tirées des vaisseaux. Cortez donna tout l’éclat possible à à cette fête militaire, autant pour la faire servir d’instruction aux Américains que pour leur imposer par la pompe du spectacle. À cet exemple, le général Xicotencatl, qui continuait de commander les troupes de la république, voulut aussi les faire passer en revue. Celles que Cortez destinait à le suivre ne montaient qu’à dix mille hommes choisis, et le reste avait ordre de suspendre sa marche pour servir à la garde et au transport des brigantins. Les timbales, les cors et les autres instrumens de cette armée, qu’Herréra fait monter à quatre-vingt mille hommes, marchaient à la tête de chaque bataillon ; et les officiers venaient ensuite, parés des plumes de diverses couleurs, et de joyaux qui leur pendaient aux oreilles et aux lèvres. Ils portaient sous le bras gauche leur sabre garni de pierres, la pointe en haut ; et chacun avait un page, dont l’unique office était de porter le rondache de son maître, où ses exploits étaient exprimés par diverses figures. Chaque compagnie était distinguée par la couleur de ses plumes, et par la forme de ses enseignes, qui n’étaient que la représentation de quelque animal au sommet d’une pique.

FIN DU TREIZIÈME VOLUME.
  1. Le souvenir de cette nuit fatale s’est conservé dans la Nouvelle Espagne, on ne lui donne d’autre nom que Noche triste, la triste Nuit.