Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome VII/Seconde partie/Livre III/Chapitre II

CHAPITRE II.

Tonquin.

Dans la description de ce pays, dont l’intérieur est peu connu, nous avons l’avantage de trouver un guide auquel il ne manque rien pour exciter la confiance, et dont le témoignage est capable même d’ôter toute espèce de crédit aux voyageurs dont les relations ne s’accordent point avec la sienne. C’est l’idée sous laquelle on nous présente l’Anglais Baron, en nous apprenant qu’il est né au Tonquin, qu’il y a passé une grande partie de sa vie, et qu’il joignait une rare probité aux lumières que donne l’étude.

La découverte du Tonquin est postérieure de quelque temps à celle de la Chine. Les Portugais n’envoyèrent leurs vaisseaux sur les côtes de Tonquin qu’après avoir visité les Chinois. À la vérité, cette contrée était anciennement une province de la Chine, et lui paie même encore un tribut ; mais ce n’est pas cette raison qui a retardé la connaissance d’un pays qui était gouverné depuis quatre cents ans par ses propres rois, lorsque les Portugais commencèrent leurs découvertes dans les Indes. Il y a plus d’apparence que ce retardement est venu du caractère des Tonquinois, qu’aucun motif de commerce ou de confédération ne peut faire sortir de leur patrie : ils tiennent beaucoup de la vanité des Chinois, dont ils imitent d’ailleurs le gouvernement, les sciences et les caractères d’écriture, quoiqu’ils haïssent leur nation.

Ce pays est situé sous le tropique, et même plus au nord, dans quelques parties. Cependant Baron assure qu’il est fort tempéré, ce qu’il attribue au grand nombre de rivières dont il est arrosé, et aux pluies régulières qu’il reçoit. D’ailleurs on n’y voit point de ces grandes montagnes stériles et sablonneuses qui causent une chaleur extrême dans plusieurs endroits du golfe Persique. Il est vrai que les pluies qui tombent régulièrement aux mois de mai, de juin, de juillet et d’août, et quelquefois plus tôt, rendent la terre fort humide ; mais la chaleur est insupportable pendant le cours de juillet et d’août. On ne saurait douter que le pays ne fût très-fertile en fruits, si tant d’habitans, qui font leur principale nourriture du riz, ne se croyaient pas plus obligés d’employer leurs terres et leur industrie à la culture de ces grains.

Le royaume est bordé au nord-est par la province de Canton ; à l’ouest, par le royaume de Laos ; au nord, par deux autres provinces de la Chine, Yun-nan et Quang-si ; au sud et au sud-est, par la Cochinchine.

Le climat est sain et tempéré depuis le mois de septembre jusqu’au mois de mars ; quelquefois très-froid aux mois de janvier et de février, quoiqu’on n’y voie jamais de neige ni de glace ; assez malsain pendant le cours d’avril, de mai et de juin, autant à cause des pluies et des brouillards que parce que le soleil arrive alors à son zénith. Les vents sont ici divisés entre le nord et le sud, c’est-à-dire qu’ils durent six mois de chaque côté. Le pays est délicieux depuis le mois de mai jusqu’au mois d’août : les arbres sont alors dans leur verdure, et les campagnes offrent une perspective charmante.

Les vents impétueux, que les matelots européens nomment ouragans, et qui portent ici le nom de typhons, exercent leur empire avec des ravages terribles sur cette côte et dans les mers voisines ; mais le temps de leur arrivée est fort incertain. Quelquefois ils ne s’élèvent qu’une fois en cinq ou six ans, et même en huit ou neuf. Quoiqu’ils ne soient pas connus sous le même nom dans les autres mers orientales, celui qu’on appelle éléphant, dans la baie de Bengale et sur la côte de Coromandel, ne leur est pas fort inférieur, et se fait redouter aussi des matelots par ses funestes effets.

Pour l’étendue, Baron n’en accorde pas plus au Tonquin que nos cartes n’en donnent au Portugal ; mais on y compte quatre fois le même nombre d’habitans. Si l’on excepte la ville de Kécho, il n’y en a pas trois dans tout le royaume qui méritent la moindre attention ; mais les villages, que les habitans nomment aldeas ou aldées, sont si proches l’un de l’autre, qu’il est impossible d’en fixer le nombre, quand on ne s’est pas fait une étude de les compter.

Kécho, capitale du Tonquin, est située au 21e. degré de latitude nord, à quarante lieues de la mer : elle peut être comparée, pour la grandeur, à plusieurs villes fameuses de l’Asie ; mais elle l’emporte sur presque toutes par le nombre de ses habitans, surtout le premier et le quinzième jour de leur nouvelle lune, qui est le jour du marché ou du grand bazar. Tout le peuple des villages voisins y est amené par son commerce, et le nombre en est presque incroyable. Il reste si peu de passage dans les rues, quoique fort larges, que, suivant le témoignage de Baron, et dans ses propres termes, « c’est avancer beaucoup que d’y faire cent pas dans une demi-heure. » Cependant il règne un ordre admirable dans la ville ; chaque marchandise qu’on y vend a sa rue qui lui est assignée, et ces rues appartiennent à un, deux ou plusieurs villages, dont les habitans ont droit seuls d’y tenir boutique.

C’est à Kécho que le roi fait sa résidence ordinaire avec ses généraux, les princes, tous les grands du royaume, et toutes les cours de justice. Quoique le palais et les édifices publics occupent un terrain spacieux, ils n’ont rien de plus éclatant qu’un grand bâtiment de bois, qui en fait la principale partie. Le reste, comme toutes les maisons de la ville, est bâti de bambous et d’argile, à l’exception des comptoirs étrangers qui sont de brique, et qui font une figure distinguée au milieu d’un si grand nombre de chaumières. Cependant les triples murs de la vieille ville et du vieux palais donnent par leurs débris une haute idée de ce qu’ils devaient renfermer dans le temps de leur splendeur. Le palais seul embrassait dans sa circonférence un espace de six ou sept milles. Ses cours pavées de marbre, ses portes et les ruines de ses appartemens rendent témoignage de son ancienne magnificence, et font regretter la destruction d’un des plus beaux édifices de l’Asie ; mais, en attribuant cette disgrâce aux ravages de la guerre, Baron n’explique pas les raisons qui empêchent de la réparer.

Kécho est aussi le quartier perpétuel d’un corps formidable de milice, que le roi tient prêt pour toutes sortes d’occasions. L’arsenal et les autres magasins de guerre occupent le bord de la rivière, près d’une petite île sablonneuse, où l’on conserve le Thecada. Cette rivière, que les habitans nomment Song-koï, ou la grande rivière, prend sa source dans l’empire de la Chine. Après un fort long cours, elle vient traverser Kécho, d’où elle va se décharger dans la baie de Haynan, par huit ou neuf embouchures, dont la plupart reçoivent des vaisseaux médiocres. Elle est d’une extrême commodité pour la capitale, où elle fait régner continuellement l’abondance, par la multitude infinie de barques et de bateaux qu’elle y amène, chargés de toutes sortes de marchandises et de provisions. Cependant les habitans des provinces, qui font leur principale occupation de ce commerce, ont tous leurs maisons dans quelque village, et n’habitent point dans leurs barques, comme Tavernier l’assure faussement.

Le Tonquin devrait être compté parmi les puissances redoutables, si la force de l’état ne consistait que dans le nombre des hommes. Il entretient continuellement une armée de cent quarante mille combattans, bien exercés à l’usage des armes ; et dans l’occasion, ce grand corps peut être augmenté du double ; mais, comme le nombre sert peu sans le courage, Baron avoue qu’il n’y a point de soldats moins à craindre que les Tonquinois. D’ailleurs la plupart de leurs chefs sont des eunuques qui ne conservent dans l’âme aucun reste de leur virilité.

La cavalerie monte à huit ou dix mille hommes, et le nombre des éléphans à trois cent cinquante. Les forces maritimes consistent dans deux cent vingt bâtimens, grands et petits, plus propres à la rivière qu’à la mer, et qui ne servent guère aussi qu’aux fêtes et aux exercices d’amusement. Chaque bâtiment est armé à la proue d’un canon de quatre livres de balles. Ils n’ont pas de mâts, et tous leurs mouvemens se font à force de rames. Les rameurs sont exposés à la mousqueterie et à tous les instrumens de guerre. La cour entretient avec cette flotte environ cinq cents barques, qui se nomment touinghes, et qui sont assez légères à la voile, mais trop faibles pour la guerre, quoiqu’elles servent fort bien au transport des vivres et des troupes.

L’arsenal de Kécho est fourni de toutes sortes d’artillerie de tous les calibres, soit de la fabrication des habitans, soit achetée des Portugais, des Anglais et des Hollandais. Il ne manque pas non plus de toutes les munitions convenables.

Outre la mollesse naturelle des soldats de Tonquin, rien ne contribue tant à leur ôter le courage, que la nécessité de passer toute la vie dans une condition pénible, sans aucune espérance de s’élever au-dessus de leur premier grade. La valeur même, dans ceux qui peuvent avoir l’occasion de se distinguer, ne change rien à leur état, ou du moins ces exemples sont si rares, qu’ils ne peuvent inspirer d’émulation. L’argent ou la faveur de quelque mandarin du premier ordre sont les seules voies qui puissent conduire aux distinctions.

Leurs guerres ne consistent que dans le bruit et dans un grand appareil de bagage. La moindre querelle les fait entrer dans la Cochinchine, où ils passent le temps, soit à considérer les murs des villes, soit à camper sur le bord des rivières. Mais une légère maladie qui emporte quelques-uns de leurs gens les rebute aussitôt, et leur fait crier que la guerre est cruelle et sanglante. Ils se hâtent alors de retourner vers leurs frontières.

Ils ont quelquefois des guerres civiles que l’adresse termine plutôt que la valeur. Dans leurs anciens démêlés avec les Chinois, on les a vus combattre avec assez de résolution ; mais ils y étaient forcés par la nécessité. Cependant on ne cesse pas de les exercer au maniement des armes, et cet exercice continuel fait la plus grande partie de leur profession. Ils reçoivent chaque jour une portion de riz pour leur nourriture, et leur paie annuelle n’est que d’environ trois écus ; mais ils sont exempts de toutes sortes de taxes. Ceux qui n’ont pas leurs quartiers dans la capitale sont dispersés dans les aldées, sous le commandement des mandarins, qui sont chargés de pourvoir à leur subsistance. Chaque mandarin est revêtu de l’autorité du roi pour commander dans un certain nombre d’aldées.

On ne voit dans le Tonquin ni châteaux ni places fortifiées. L’état se glorifie de n’avoir pas besoin d’autre appui que ses troupes : ce qui ne serait pas sans fondement, si leur courage répondait à leur nombre.

Quoique la valeur ne soit pas une qualité commune au Tonquin, la douceur et le goût de la tranquillité font moins le caractère général des habitans qu’une humeur inquiète et turbulente qui demande le frein continuel de la sévérité pour les contenir dans l’union. Les révoltes et les conspirations y sont fréquentes. Il est vrai que la superstition à laquelle tout le peuple est malheureusement livré a souvent plus de part aux désordres publics que les entreprises de l’ambition, et que rarement les mandarins et les autres seigneurs prennent part à ces attentats.

Les Tonquinois n’ont pas l’humeur emportée ; mais ils sont la proie de deux passions beaucoup plus dangereuses, qui sont l’envie et la malignité. Autrefois le premier de ces deux vices leur faisait désirer toutes les richesses et les curiosités des nations étrangères ; mais leurs désirs se réduisent aujourd’hui à quelques pièces d’or et d’argent du Japon et au drap de l’Europe. Ils ont toujours eu cette espèce d’orgueil qui ôte la curiosité de visiter les autres pays. Leur estime se borne à leur patrie ; et tout ce qu’on leur raconte des pays étrangers passe à leurs yeux pour une fable.

Ils ont la mémoire heureuse et la pénétration vive ; cependant ils n’aiment pas les sciences pour elles-mêmes, mais parce qu’elles les conduisent aux charges et aux dignités publiques. Leur ton en lisant est une espèce de chant. Leur langage, comme celui des Chinois, est plein de monosyllabes, et quelquefois ils n’ont qu’un seul mot pour exprimer onze ou douze choses différentes. L’unique distinction consiste à prononcer pleinement, à presser leur haleine, à la retenir, à peser plus ou moins sur l’accent. Aussi rien n’est-il si difficile aux étrangers que d’atteindre à la perfection de leur langue. Il n’y a point de différence entre celle de la cour et celle du peuple. Mais, dans les matières qui regardent les lois et les cérémonies, ils emploient la langue chinoise comme on se sert en Europe des langues grecque et latine.

Les deux sexes ont la taille bien proportionnée, mais petite plutôt que grande. En général, ils sont d’une constitution faible ; ce qui vient peut-être de leur intempérance et de l’excès avec lequel ils se livrent au sommeil. La plupart ont le teint aussi brun que les Chinois et les Japonais ; mais les personnes de qualité sont presque aussi blanches que les Portugais et les Espagnols. Ils ont le nez et le visage aussi plats que les Chinois. Leurs cheveux sont noirs, et c’est un ornement que de les avoir longs. Les soldats, pendant leurs exercices, et les artisans, dans les fonctions de leur métier, les relèvent sous leur bonnet, ou les lient au sommet de leur tête. Quoique les enfans des deux sexes aient les dents fort blanches, ils n’arrivent pas plus tôt à l’âge de dix-sept ou dix-huit ans, qu’ils se les noircissent comme les Japonais. Ils laissent croître leurs ongles, suivant l’usage de la Chine, et les plus longs passent pour les plus beaux ; cependant ce dernier usage est borné aux personnes de distinction.

Leurs habits sont de longues robes, peu différentes de celles des Chinois. Il leur est défendu, par une ancienne tradition, de porter des sandales ou des souliers, à l’exception des lettrés et de ceux qui sont parvenus au degré de tuncys ou de docteurs. Cette coutume néanmoins s’observe aujourd’hui avec moins de rigueur.

La condition du peuple est assez misérable. On lui impose de grosses taxes et des travaux pénibles.

Un jeune homme est assujetti, dès, l’âge de dix-huit ou de vingt ans, dans quelques provinces, à payer trois, quatre, cinq, six piastres chaque année, suivant la fertilité du terroir de son aldée. Ce tribut se lève à deux termes, aux mois d’avril et d’octobre, qui sont le temps de la moisson du riz. Il n’y a d’exempts que les princes du sang royal, les domestiques de la maison du roi, les ministres d’état, les officiers publics, les lettrés, depuis le grade de singdo ; les officiers de guerre et les soldats, avec un petit nombre, qui ont obtenu ce privilége par faveur ou à prix d’argent, et seulement pour la durée de leur propre vie. Un marchand qui s’est établi dans la capitale n’en est pas moins taxé dans l’aldée d’où il tire son origine. Il demeure sujet au vecquan, qui est le service du seigneur ; c’est-à-dire qu’il est obligé de travailler par lui-même, ou par des personnes à ses gages, aux réparations des murs, des grands chemins, des palais du roi, et de tous les ouvrages publics.

Les artisans de toutes les professions doivent employer six mois de l’année au vecquan, sans aucun espoir de récompense pour leur travail, à moins que la bonté du maître ne le porte à leur accorder la nourriture : ils peuvent disposer d’eux-mêmes pendant les six autres mois ; temps bien court, observe l’auteur, lorsqu’ils sont chargés d’une nombreuse famille.

Dans les aldées dont le terroir est stérile, les pauvres habitans qui ne sont pas en état de payer la taxe en riz ou en argent sont employés à couper de l’herbe pour les éléphans et la cavalerie de l’état, à quelque distance qu’ils puissent être des lieux où l’herbe croît ; ils doivent la transporter dans la capitale, tour à tour et à leurs propres frais. L’auteur observe que l’origine de ces usages vient de la politique des rois du pays pour contenir dans la dépendance un peuple si remuant, qui ne laisserait pas de repos à ses maîtres, s’il n’était forcé sans cesse au travail. Chacun jouit d’ailleurs de ce qu’il peut acquérir par son industrie, et laisse paisiblement à ses héritiers le bien dont il se trouve en possession.

L’aîné des fils succède à la plus grande partie de l’héritage. Le roi donne quelque chose aux filles, mais presque rien lorsqu’elles ont un frère.

C’est une ambition commune au Tonquin d’avoir une famille opulente et nombreuse. De là vient l’usage des adoptions, qui s’étend indifféremment aux deux sexes. Les enfans adoptés entrent dans toutes les obligations de la nature. Ils doivent rendre, dans l’occasion, toutes sortes de services à leur père d’adoption, lui présenter les premiers fruits de la saison, et contribuer de tout leur pouvoir au bonheur de sa vie. De son côté, il doit les protéger dans leurs entreprises, veiller à leur conduite, s’intéresser à leur fortune ; et lorsqu’il meurt, ils partagent presque également sa succession avec ses véritables enfans. Ils prennent le deuil comme pour leur propre père, quoiqu’il soit encore en vie.

La méthode de l’adoption est fort simple. Celui qui aspire à cette faveur fait proposer ses intentions au père de famille dont il veut l’obtenir ; et s’il est satisfait de sa réponse, il se présente à lui avec deux flacons d’arak, que le patron reçoit. Quelques explications font le reste de cette cérémonie.

Les étrangers que le commerce ou d’autres raisons amènent au Tonquin ont eu souvent recours à cet usage pour se garantir des vexations et de l’injustice des courtisans. L’auteur raconte qu’il avait reçu l’honneur de l’adoption d’un prince qui était alors héritier présomptif du grand-général de la couronne ; mais qu’après lui avoir fait quantité de présens, par lesquels il croyait s’être assuré une longue protection, il perdit sa dépense et ses peines, parce que ce prince devint fou.

La plupart des aldéens ou des paysans composent un peuple grossier et si simple, qu’il se laisse aisément conduire par l’excès de sa crédulité et de sa superstition. Avec ce caractère mobile, il est extrêmement bon ou extrêmement mauvais, suivant la différence des impressions qu’il reçoit. C’est une grande erreur, dans les relations européennes du Tonquin, que de représenter ce peuple comme une troupe de vagabonds qui vivent dans leurs bateaux sur des rivières, et qui passent d’un lieu à l’autre avec leurs femmes et leurs enfans, sans autre motif que l’indigence, qui leur fait chercher continuellement de quoi satisfaire leurs besoins. L’occasion ordinaire de toutes ces courses est le commerce intérieur du royaume, et la nécessité de s’acquitter du service public. Mais il arrive quelquefois aussi que la grande rivière qui vient de la Chine, et les grosses pluies des mois de mars, d’avril et de mai, causent des inondations si terribles, que le pays paraît menacé de sa ruine. Des provinces entières se trouvent couvertes d’eau, avec une perte infinie pour les habitans, qui sont alors forcés d’abandonner leur demeure et de se retirer dans leurs bateaux.

Les Tonquinois peuvent se marier sans le consentement de leurs pères et de leurs mères. Le temps ordinaire du mariage pour les jeunes filles est l’âge de seize ans. Toute la cérémonie consiste à les demander en faisant quelques présens au père ; et si la demande est acceptée, on s’explique de bonne foi sur les richesses mutuelles. Le mari envoie chez la fille tout ce qu’il destine à son usage ; on convient d’un jour où, dans une procession solennelle de tous les parens et de tous les amis, elle est portée avec tout ce qu’elle a reçu de son mari dans la maison qu’il a fait préparer pour sa demeure. On s’y réjouit le soir : les prêtres et les magistrats ne s’en mêlent point.

Quoique la polygamie soit tolérée au Tonquin, c’est la femme dont les parens sont les plus qualifiés qui prend le premier rang entre les autres, et qui porte seule le titre d’épouse. La loi du pays permet le divorce aux hommes ; les femmes n’ont pas le même privilége, et l’auteur ne connaît point d’autres cas où elles puissent quitter leur mari sans son consentement que celui de l’autorité d’une famille puissante, dont elles abuseraient pour l’emporter par la force. Un mari qui veut répudier sa femme lui donne un billet signé de sa main et de son sceau, par lequel il reconnaît qu’il abandonne tous ses droits, et qu’il lui rend la liberté de disposer d’elle-même. Sans cette espèce de certificat, elle ne trouverait jamais l’occasion de se remarier ; mais, lorsqu’elle y est autorisée par l’acte de sa séparation, ce n’est point une tache d’avoir été au pouvoir d’un autre et d’en être abandonnée. Elle emporte, avec ce qu’elle a mis dans la société du mariage, tout ce que son mari lui a donné en l’épousant. Ainsi sa disgrâce n’ayant fait qu’augmenter son bien, elle en a plus de facilité à former un nouvel engagement. Les enfans qu’elle peut avoir eus demeurent au mari. Cette compensation d’avantages rend les divorces très-rares.

Un homme de qualité qui surprend sa femme dans l’action de l’adultère est libre de la tuer, elle et son amant, pourvu que cette sanglante exécution se fasse de ses propres mains ; s’il remet sa vengeance à la justice, la femme est écrasée par un éléphant, et le suborneur reçoit la mort par quelque autre supplice. Dans les conditions inférieures, le mari offensé doit recourir aux lois, qui traitent sévèrement les coupables, mais qui exigent des preuves du crime, qu’il n’est pas toujours aisé d’apporter.

La civilité chinoise a fait beaucoup de progrès au Tonquin ; mais, en reconnaissant sa source, l’auteur y fait observer des différences qui viennent d’un mélange d’anciens usages, et qui rendent les Tonquinois moins esclaves de la cérémonie que les Chinois.

Toutes leurs visites se font le matin. C’est une incivilité de se présenter dans une maison de distinction vers l’heure du dîner, à moins qu’on n’y soit invité. Les seigneurs se rendent même à la cour de fort grand matin ; ils y remplissent leur devoir jusqu’à huit heures, ensuite se retirant chez eux, ils s’y occupent de leurs affaires domestiques, et le temps qui reste jusqu’à l’heure du dîner est réservé pour la retraite et le repos, comme une préparation nécessaire avant de donner au corps la réfection des alimens.

Entre les personnes de qualité, les princes et les grands mandarins ne sortent que sur des éléphans ou dans de riches palanquins, suivis d’un grand nombre d’officiers, de soldats et de valets. C’est le rang ou la dignité qui règle la grandeur du cortége. Ceux d’un degré inférieur sortent à cheval, et ne sont jamais escortés de plus de dix personnes ; mais il est rare aussi qu’ils en aient moins, parce que l’escorte fait une grande partie de leur faste.

Si celui qui rend la visite est d’un rang supérieur, on doit se garder de lui offrir les moindres rafraîchissemens, sans en excepter le bétel, à moins qu’il ne fasse au maître de la maison l’honneur de lui en demander. L’usage des seigneurs est de faire toujours porter avec eux leur eau et leur bétel ; les boîtes où le bétel est renfermé sont ordinairement de laque noire ou rouge ; cependant les princes et princesses du sang royal en ont d’or massif, enrichies de pierres précieuses et d’écaille de tortue.

Dans la conversation, chacun doit éviter les sujets tristes, et faire tourner tous les discours à la joie, qui est le caractère naturel des habitans. C’est par la même raison qu’ils visitent rarement les malades, et qu’à l’extrémité même de la vie ils n’avertissent point leurs parens de mettre ordre à leurs affaires. Cet avis passerait pour une offense ; aussi meurent-ils la plupart sans avoir disposé de leur héritage par un testament ; ce qui donne lieu à des procès continuels pour la succession de ceux qui meurent sans enfans.

Les salles des grands ont plusieurs alcôves où chacun est assis sur des nattes, les jambes croisées. La distinction du rang est réglée par la hauteur des places ; les tapis et les coussins ne sont pas connus, même à la cour. On n’y voit pas d’autres lits que des nattes, avec une sorte d’oreiller, fait aussi de joncs ou de roseaux, qui sert de chevet ou d’appui.

Les alimens des seigneurs sont assez recherchés, quoique leurs préparations et leurs assaisonnemens ne paraissent point agréables aux étrangers. Le peuple vit de légumes, de riz et de poisson salé. On ne se sert ni de nappes ni de serviettes ; cette dépense, qui n’a pour objet que la propreté, serait inutile dans un pays où les doigts ne touchent jamais aux plats ni aux mets. Toutes les viandes sont coupées avant le service, et l’on mange, suivant la mode chinoise, avec deux petit bâtons, qui tiennent lieu des fourchettes de l’Europe. Les plats ne sont pas de bois vernissé, comme Tavernier l’assure, mais de porcelaine du Japon ou de la Chine, qui est fort estimée. Les personnes de qualité mangent avec une sorte de décence ; mais le commun des habitans, que l’auteur représente comme les plus gourmands de tous les hommes, ne pensent qu’à se remplir avidement l’estomac, et ne répondraient pas même aux questions qu’on leur ferait à table, comme s’ils craignaient, dit l’auteur, que le temps qu’ils emploieraient à parler ne diminuât leur plaisir ou leur portion d’alimens. Autant l’excès des liqueurs fortes est rare dans le peuple, autant il est en honneur à la cour et parmi les gens de guerre. Un bon buveur y passe pour un galant homme. Dans les repas qu’ils se donnent entre eux, les convives ont la liberté de demander tout ce qu’ils désirent, et celui qui traite regarde cette occasion de les obliger comme une faveur. Leurs complimens, lorsqu’ils se rencontrent, ne consistent point à se demander comment ils se portent, mais où ils ont été, et ce qu’ils ont fait ; s’ils remarquent à l’air du visage que quelqu’un soit indisposé, ils ne lui demandent point s’il est malade, mais combien de tasses de riz il mange à chaque repas, et s’il a de l’appétit ou non. L’usage des grands et des riches est de faire trois repas par jour, sans y comprendre une légère collation dans le cours de l’après-midi.

De tous les passe-temps des Tonquinois, les plus communs et les plus estimés sont le chant et la danse. Ils s’y livrent ordinairement le soir, et souvent ils y emploient toute la nuit. C’est ce que Tavernier nomme des comédies ; nom fort impropre, observe l’auteur, du moins s’il a prétendu les comparer à celles de l’Europe. On n’y a jamais vu, comme il le dit, des machines et de belles décorations. Les Tonquinois n’ont pas même de théâtres. Mais, outre les maisons des mandarins, qui ont quelques salles destinées à ces amusemens, on voit dans les aldées des maisons de chant où les habitans s’assemblent, surtout aux jours de fêtes. Le nombre des acteurs est ordinairement de quatre ou cinq, dont les gages montent à une piastre pour le travail d’une nuit ; mais la libéralité des spectateurs y joint quelques présens, lorsqu’ils sont satisfaits de leur habileté. Leurs habits sont d’une forme bizarre. Ils ont peu de chansons. Elles roulent sur cinq ou six airs ; la plupart à l’honneur de leurs rois et de leurs généraux, mêlées néanmoins d’apostrophes amoureuses et d’autres figures poétiques. La partie de la danse est bornée aux femmes ; mais elles chantent aussi : et, dans l’action même, elles sont souvent interrompues par un bouffon, le plus ingénieux de la troupe, qui s’efforce de faire rire l’assemblée par ses bons mots et ses postures comiques. Leurs instrumens de musique sont des trompettes, des timbales de cuivre, des hautbois, des guitares et plusieurs espèces de violons. Ils ont une autre sorte de danse, avec un bassin rempli de petites lampes qu’une femme porte sur sa tête, et qui ne l’empêche pas de faire toutes sortes de mouvemens et de figures sans répandre l’huile des lampes, quoiqu’elle s’agite avec une légèreté qui fait l’admiration des spectateurs. Cette danse dure presqu’une demi-heure.

Les femmes ont aussi beaucoup d’habileté à danser sur la corde, et quelques-unes s’en acquittent avec beaucoup de grâce.

Les combats de coqs sont fort en honneur au Tonquin, particulièrement à la cour. Les seigneurs font des paris considérables contre les coqs du roi, qui doivent néanmoins être toujours victorieux ; aussi cette manière de flatter appauvrit-elle les courtisans.

Ils prennent beaucoup de plaisir à la pêche ; et la multitude de leurs rivières et de leurs étangs leur en offre continuellement l’occasion. À l’égard de la chasse, ils s’y exercent peu, parce qu’ils ont à peine une forêt qui convienne à cet amusement.

Mais le principal de leurs passe-temps est la fête du nouvel an, qui arrive vers le 25 janvier, et qui est célébrée pendant trente jours. C’est le temps auquel tous les plaisirs se rassemblent, soit en public, soit dans l’intérieur des maisons. On élève des théâtres au coin des rues. Les instrumens de musique retentissent de toutes parts. La gourmandise et la débauche sont portées à l’excès. Il n’y a point de Tonquinois si misérable qui ne se mette en état de traiter ses amis, dût il se réduire à mendier son pain pendant toute l’année.

C’est un usage établi de ne pas sortir de sa maison le premier jour de cette fête, et de tenir les portes fermées, dans la crainte de voir ou de rencontrer quelque chose qui puisse être de mauvais augure pour le reste de l’année. Le second jour chacun visite ses amis, et rend ses devoirs aux supérieurs.

Quelques-uns comptent la nouvelle année depuis le 25 de leur dernière lune, parce qu’alors le grand sceau de l’état est mis dans une boîte pour un mois ; le seul pendant lequel l’action des lois est suspendue ; toutes les cours de judicature sont fermées ; les débiteurs ne peuvent être saisis ; les petits crimes, tels que les querelles et les vols, demeurent impunis, et la punition même des grands crimes est renvoyée à d’autres temps, avec la seule précaution d’arrêter les coupables ; mais la nouvelle année commence proprement, comme on l’a dit, vers le 25 janvier, et la fête dure un mois, suivant l’usage de la Chine.

L’auteur fait remarquer, en concluant cet article, combien Tavernier se trompe dans la plupart de ses observations, surtout lorsqu’il représente les Tonquinois comme un peuple laborieux et plein d’industrie, qui fait un utile emploi de son temps. C’est un éloge, dit-il, qu’on ne peut refuser tout-à-fait aux femmes ; mais les hommes sont généralement paresseux, et ne penseraient qu’à satisfaire leur gourmandise, s’ils n’étaient forcés au travail.

C’est une autre erreur dans Tavernier de prétendre que les Tonquinois se font un déshonneur d’avoir la tête découverte : un inférieur ne paraît jamais que la tête nue devant son supérieur ; et ceux qui reçoivent quelque ordre du roi, verbal ou par écrit, ne peuvent l’entendre ou le lire sans avoir commencé par ôter leur robe et leur bonnet. À la vérité, les criminels qui sont condamnés à la mort ont la tête rasée, pour être reconnus facilement, s’ils échappaient à leurs gardes ; mais cette raison est fort différente de celle qu’apporte Tavernier ; il ne se trompe pas moins lorsqu’il parle des criminels écartelés ou crucifiés : ces supplices ne sont pas connus dans le pays.

La mémoire est, de toutes les facultés, la plus nécessaire pour l’espèce de science à laquelle ils aspirent ; elle consiste particulièrement dans un grand nombre de caractères hiéroglyphiques. De là vient que parmi leurs lettrés il s’en trouve qui n’ont pris leurs degrés qu’après quinze, vingt ou trente ans d’étude, et que plusieurs étudient toute leur vie sans pouvoir y parvenir ; aussi n’ont-ils pas de terme fixe pour le cours de leurs études : ils peuvent s’offrir à l’examen aussitôt qu’ils se croient capables de le soutenir. Le pays n’a pas d’écoles publiques. Chacun prend pour ses enfans le précepteur qui lui convient.

Ils n’ont adopté des sciences chinoises que la morale, dont ils puisent les principes dans la même source, c’est-à-dire dans les livres de Confucius. Leur ignorance dans la philosophie naturelle est extrême ; ils ne sont pas versés dans les mathématiques et dans l’astronomie ; leur poésie est obscure ; leur musique a peu d’harmonie. Enfin l’auteur, ne s’attachant qu’à la vérité dans le jugement qu’il porte de son pays, admire que Tavernier ait pu prendre les Tonquinois pour le peuple de l’Orient le plus versé dans toutes ces connaissances.

Les lettrés du Tonquin doivent passer par divers degrés, comme ceux de la Chine, pour arriver au terme de leur ambition. Ce n’est pas la noblesse, car les honneurs meurent ici avec la personne qui les a possédés ; mais toutes les dignités du royaume sont la récompense du mérite littéraire. Le premier degré est celui de sindgo, qui revient à celui de bachelier en Europe ; le second, celui de rang-cong, qu’on peut comparer à celui de licencié ; et le troisième, celui de tuncy, qui donne proprement la qualité de docteur. Entre les docteurs, on choisit le plus habile pour en faire le chef ou le président des sciences , sous le titre de tranghivin. La corruption, la partialité, et toutes les passions, qui ont tant de part à tout ce qui se fait au Tonquin, cèdent pour ce choix à l’amour de l’ordre et de la justice ; on y apporte tant de soins et de précautions, qu’il tombe toujours, dit Baron, sur les plus dignes sujets. Si cet éloge est vrai, le Tonquin est un pays unique.

Ils réussissent peu dans la médecine, quoiqu’ils en étudient les principes dans les livres chinois, qui leur apprennent à connaître et à préparer les simples, les drogues et les racines. La confusion de leurs idées ne permet guère de se fier à leurs raisonnemens. L’expérience est la plus sûre de leurs règles ; mais, comme elle ne leur donne pas la connaissance de l’anatomie et de tout ce qui entre dans la composition du corps humain, ils attribuent toutes les maladies au sang ; et l’application de leurs remèdes ne suppose jamais aucune différence dans la constitution du corps. Tavernier a cru parler des médecins chinois lorsqu’il relève l’habileté de ceux du Tonquin à juger des maladies par le pouls.

La peste, la gravelle et la goutte sont des maux peu connus dans ces contrées. Les maladies les plus communes au Tonquin, sont la fièvre, la dysenterie, la jaunisse, la petite-vérole, etc., pour lesquelles on emploie différens simples, et surtout la diète et l’abstinence. La saignée s’y pratique rarement, et la méthode du pays ne ressemble point à celle de l’Europe ; c’est du front que les Tonquinois se font tirer du sang avec un os de poisson, dont la forme a quelque ressemblance avec la flamme des maréchaux européens. On l’applique sur la veine ; on la frappe du doigt, et le sang rejaillit aussitôt, mais leur grand remède est le feu dans le plupart des maladies. La matière dont ils se servent pour cette opération est une feuille d’arbre bien séchée, qu’ils battent dans un mortier, et qu’ils humectent ensuite avec un peu d’encre de la Chine : ils la divisent en plusieurs parties de la grandeur d’un liard, qu’ils appliquent en différens endroits du corps : ils mettent le feu avec un petit papier allumé : et le malade a besoin d’une patience extrême pour résister à la douleur ; mais, quoique l’auteur ait vu pratiquer continuellement cette méthode, et qu’il en ait entendu louer les effets, il n’en a jamais vérifié la vertu par sa propre expérience. L’usage des ventouses n’y est pas moins commun, et s’exerce à peu près comme en Europe ; mais on se sert de calebasses au lieu de verres.

Les Tonquinois entendent si peu la chirurgie, que, pour les dislocations et les fractures des os, ils n’emploient que certaines herbes dont l’auteur vante l’effet. Ils ont un autre remède, qui consiste à réduire en poudre les os crus d’une poule, dont ils font une pâte qu’ils appliquent sur la partie affectée, et qui passe pour un spécifique souverain. Ils prennent pour quelques maladies des coquillages de mer réduits en poudre, surtout des écailles de crabes, qu’ils croient convertis en pierres par la chaleur du soleil, et qu’ils avalent en potion.

Les grands ont l’usage du thé, mais sans y attacher beaucoup de vertu. Ils emploient particulièrement un thé du pays qu’ils appellent chia-bang, qui n’est composé que de feuilles ; mais ils en ont un autre nommé chiavay, qui ne consiste que dans les bourgeons et les fleurs d’un certain arbre, qu’ils font bouillir après les avoir fait sécher et rôtir, et qui forme une liqueur fort agréable : elle se boit chaude, moins pour l’utilité que pour le plaisir. L’auteur accuse ici Tavernier d’une erreur grossière, lorsqu’il donne la préférence au thé du Japon sur celui de la Chine. « Qu’on en juge, dit-il, par la différence du prix, qui est de trente à cent. »

Il est certain que les Tonquinois ont été de tout temps une nation différente de celle des Chinois, qui les appellent mansos ou barbares, et leur pays Annam, parce qu’il est situé au sud de la Chine, et que les habitans ont beaucoup de ressemblance avec les autres Indiens dans leurs alimens, dans l’usage de colorier leurs dents et d’aller pieds nus, et dans la forme de leur gros orteil droit, qui s’écarte beaucoup des autres doigts du pied ; mais il ne faut point espérer d’éclaircissement sur la manière dont ce pays était gouverné avant qu’il devînt une province de la Chine, parce que les habitans, n’ayant alors aucun caractère d’écriture, n’ont pu conserver d’anciennes histoires, et que celles qu’ils ont composées depuis ne peuvent passer que pour autant de fictions et de fables.

Les Tonquinois, long-temps gouvernés par leurs propres rois, et souvent en guerre avec les empereurs de la Chine, avaient enfin été assujettis à ce grand empire.

On changea la forme de l’administration, et ils reçurent un général ou vice-roi qui les soumit à la plupart des lois chinoises. Une longue tranquillité servit à affermir une nouvelle constitution. Cependant le souvenir de l’ancienne liberté, réveillé par l’insolence du vainqueur, fit naître dans toute la nation le désir de se délivrer du joug. Elle prit les armes sous la conduite d’un vaillant capitaine nommé Li : elle tailla les Chinois en pièces, sans épargner le vice-roi, qui se nommait Loutang. La fortune ayant continué de se déclarer pour elle dans plusieurs batailles, tant de revers, et les guerres civiles qui désolèrent alors la Chine portèrent l’empereur Humveon à recevoir des propositions de paix. Il retira ses troupes à certaines conditions, qui n’ont pas cessé, depuis quatre cent cinquante ans, d’être exécutées fidèlement. Elles obligent les Tonquinois d’envoyer de trois ans en trois ans à Pékin, capitale de l’empire chinois, un présent qui porte le nom de tribut, et de rendre hommage à l’empereur pour leur royaume et leur liberté, qu’ils reconnaissent tenir de sa bonté et de sa clémence.

Entre les richesses et les raretés qui composent le présent, ils devaient autrefois porter des statues d’or et d’argent, en forme de criminels qui demandent grâce, pour marque qu’ils attribuaient cette qualité à l’égard des Chinois, depuis qu’ils avaient massacré un vice-roi de cette nation. Aujourd’hui le tribut ne consiste plus qu’en barres d’or. Les rois du Tonquin reçoivent aussi leur sceau des empereurs de la Chine comme une marque de leur dépendance. D’un autre côté, les Chinois reçoivent aussi les ambassadeurs avec beaucoup de pompe et de magnificence, moins par affection, suivant la remarque de Baron, que pour donner une haute idée de leur propre grandeur en relevant celle de leurs vassaux. Au contraire, dans les ambassades qu’ils envoient quelquefois au Tonquin, s’ils font éclater la majesté de leur empire par l’appareil extraordinaire du cortége, le ministre impérial porte la fierté jusqu’à dédaigner de rendre visite au roi, et de le voir dans tout autre lieu que la maison qu’il occupe à Kécho.

Li trouva dans les Tonquinois toute la reconnaissance qu’ils, devaient à ses importans services. Ils le reconnurent pour leur roi, et ses descendant lui succédèrent sans interruption pendant l’espace de deux siècles. Mais, ayant été détrônés par un rebelle, et rétablis par Tring, brigand courageux, tout leur pouvoir passa entre les mains de leur libérateur, qui ne leur laissa plus qu’une ombre de royauté. Il se réserva le titre de chova, qui signifie général de toutes les forces du royaume, et attira ainsi à lui toute l’autorité. Cette forme de gouvernement est demeurée si bien établie, que depuis ce temps-là toutes les prérogatives du pouvoir souverain ont résidé dans le chova. C’est lui qui fait la guerre et la paix, qui porte les lois ou qui les abroge, qui pardonne ou qui condamne les criminels, qui crée ou qui dépose les officiers civils et militaires, qui impose les taxes ; en un mot, qui jouit de l’exercice de la royauté. Les Européens ne font pas même difficulté de leur donner le nom de roi ; et pour mettre quelque distinction entre les rangs, ils donnent aux successeurs de Li la qualité d’empereurs. Ces faibles princes, qui portent dans le pays le titre de bova, passent leur vie dans l’enceinte du palais, environnés d’espions du chova. L’usage ne leur permet de sortir qu’une ou deux fois l’année, pour quelques fêtes solennelles qui regardent moins l’état que la religion. Leur pouvoir se réduit à confirmer les décrets du chova par de simples formalités. Ils les signent ; ils y mettent leur sceau ; mais il y aurait peu de sûreté pour eux à les contredire ; et quoiqu’ils soient respectés du peuple, c’est au chova qu’on paie les tributs et qu’on rend les devoirs de l’obéissance.

Ainsi la dignité de général est devenue héréditaire au Tonquin comme la couronne. L’aîné des fils succède à son père. Cependant l’ambition a souvent fait naître des querelles fort animées entre les frères ; et l’état s’en est ressenti par de longues guerres : ce qui fait dire comme en proverbe que « la mort de mille bovas n’est pas si dangereuse pour le Tonquin que celle d’un seul chova. »

Ce royaume est proprement divisé en six provinces, dont cinq ont leurs gouverneurs particuliers ; mais celle de Ngheam, qui fait la sixième, et qui touche aux frontières de la Cochinchine, est gouvernée par les descendans d’Hoan-iong, autre usurpateur qui prit aussi le titre de chova dans le temps de la révolution qui détrôna la postérité de Li, titre que ses successeurs ont conservé avec un pouvoir absolu.

Les gouverneurs des provinces ont pour second officier un mandarin lettré qui partage les soins de l’administration civile, et qui veille au maintien des lois. Chaque province a plusieurs tribunaux de justice, dont l’un est indépendant de l’autorité du gouverneur, et ressortit immédiatement du tribunal souverain de Kécho. La connaissance des affaires criminelles appartient uniquement au gouverneur. Il punit sur-le-champ tous les délits légers ; mais sa sentence pour ceux qui méritent la mort est envoyée au chova, qui doit la confirmer.

Les affaires ou les querelles des grands sont jugées dans la capitale par divers tribunaux qui tirent leurs noms et leurs dignités de leurs différentes fonctions. Ainsi l’un juge des crimes d’état ; l’autre, des meurtres ; un autre, des différens qui s’élèvent pour les terres ; un autre, de ceux qui regardent les maisons, etc. Quoique les lois chinoises aient été reçues par les Tonquinois, et qu’elles composent le droit du pays, ils ont quantité d’édits et de constitutions particulières, anciennes et modernes, qui ont encore plus de force, et qui sont rédigées en plusieurs livres. Baron observe même que dans plusieurs des lois qui leur sont propres on reconnaît plus de justice et d’honnêteté naturelle que dans celles de la Chine. Telle est celle qui défend l’exposition des enfans, quelque difformes qu’ils puissent être ; tandis qu’à la Chine cet usage barbare est non-seulement toléré, mais même ordonné par une ancienne loi. D’un autre côté, quelque sagesse et quelque fonds d’humanité qu’on soit obligé de reconnaître dans les anciennes constitutions du Tonquin, il s’est glissé une si étrange corruption dans tous les tribunaux de justice, qu’il y a peu de crimes dont on ne soit sûr de se faire absoudre à prix d’argent.

Si le chova se marie, ce qui n’arrive guère que dans les dernières années de sa vie, et lorsqu’il n’a plus d’espérance d’avoir d’enfans de la personne qu’il épouse, cette femme, qui est d’extraction royale, prend le nom de mère du pays. Son rang est supérieur à toutes les concubines, dont il entretient dès sa première jeunesse un nombre illimité, qu’on a vu monter quelquefois jusqu’à cinq cents. C’est moins à la beauté que les seigneurs tonquinois s’attachent dans le choix des femmes qu’aux talens pour la danse, le chant, les instrument de musique, et pour tout ce qui peut servir à l’amusement. Celle qui donne le premier fils au chova reçoit des honneurs distingués. Cependant ils n’approchent point de la distinction avec laquelle sa dernière femme est traitée. Les autres concubines qui ont des enfans de lui prennent le nom de doueba, qui signifie excellente femme. Tous les enfans mâles, à l’exception de l’aîné, portent celui de doucong, ou d’excellent homme ; et les filles celui de batoua, qui revient au titre européen de princesse.

Il ne manque rien du côté de la distinction et de l’opulence à tous les enfans du chova ; mais ses frères et ses sœurs sont réduits au revenu qu’il veut leur accorder, et qui diminue dans leurs familles à proportion qu’ils s’éloignent de la source commune de leur sang. Aux cinquième et sixième degrés, ils cessent de recevoir des pensions dont ils avaient joui jusqu’alors.

On a remarqué que le temps des visites entre les Tonquinois est la première heure du jour. Tous les seigneurs, les mandarins, et les officiers civils et militaires, se rendent alors au palais pour faire leur cour au chova ; mais l’empereur ou le bova ne reçoit leurs complimens que le premier et le quinzième jour de la lune. Ils paraissent devant lui en robes bleues, avec des bonnets de coton de leurs propres manufactures.

Le chova reçoit ses courtisans avec beaucoup de pompe : ses gardes, qui sont en grand nombre, occupent la cour du palais ; quantité d’eunuques dispersés dans les appartemens reçoivent les demandes des mandarins et leur portent ses ordres : les requêtes des plus puissans sont présentés à genoux. C’est un spectacle digne de la curiosité des étrangers que cette multitude de seigneurs qui s’efforcent d’attirer les regards de leur maître et de se faire distinguer par leurs respects et leurs humiliations. Tout se passe, non-seulement avec décence, mais avec un air de majesté qui impose. Les salutations se font à la manière des Chinois. Il n’y a de choquant pour les Européens dans les usages de cette cour que la loi servile qui oblige les grands d’avoir les pieds nus. Ils sont traités d’ailleurs avec bonté. La plus grande punition pour leurs offenses, est une amende ou le bannissement ; il n’y a que le crime de trahison qui les expose au dernier supplice.

L’audience finit à huit heures. Il ne reste avec le chova que les capitaines de ses gardes et ses officiers domestiques, dont la plupart sont eunuques, du moins ceux qui entrent dans l’intérieur du palais et dans les appartemens des femmes. Leur nombre est de quatre ou cinq cents, la plupart fort jeunes, mais si fiers et si impérieux, qu’ils sont détestés de toute la nation. Cependant ils ont toute la confiance du chova, dans les affaires du gouvernement comme dans ses occupations domestiques. Après avoir servi sept ou huit ans au palais, ils s’élèvent par degrés à l’administration et aux principales dignités du royaume, tandis que les lettrés mêmes sont souvent négligés. Mais Baron observe que l’estime a moins de part à leur faveur que l’intérêt. Lorsqu’ils meurent, les richesses qu’ils ont accumulées par toutes sortes d’injustices et de bassesses reviennent au chova ; et leurs parens, qui n’ont contribué à leur grandeur qu’en leur ôtant la qualité d’hommes, n’obtiennent de leur succession que ce qu’il veut bien leur accorder. On peut remarquer que dans toutes les cours d’Orient les eunuques ont toujours eu un grand crédit ; c’est qu’à mesure qu’on est moins homme , on est meilleur esclave. Cependant la vérité oblige Baron de reconnaître qu’il s’est trouvé entre ces eunuques des ministres et des officiers d’un mérite extraordinaire, tels, dit-il, qu’Ong-ia-tu-li, Ong-ia-ta-fo-bay et Ong-ia-ho-fatak, qui ont fait l’honneur et les délices du Tonquin. Mais il ajoute qu’ils avaient perdu la virilité par divers accidens, et qu’ils n’étaient pas nés pour la servitude.

Au commencement de chaque année, tous les mandarins et les officiers militaires renouvellent au chova leur serment de fidélité. Ils reçoivent ensuite le même serment de leurs femmes, de leurs enfans, de leurs domestiques et de tous ceux qui sont dans leur dépendance.

Il se fait tous les ans une revue générale des forces du royaume, dans laquelle on a beaucoup d’égard à la taille des soldats : ceux de la plus haute sont réservés pour la garde du chova. On dispense de cette revue ceux qui ont quelque degré de littérature ou quelque métier. Les châtimens ne sont jamais cruels ; et Baron assure en général que les Tonquinois n’ont pas l’humeur sanguinaire. L’usage est d’étrangler les criminels du sang royal ; on coupe la tête aux autres.

La demeure ou la cour du chova est toujours à Kécho, dans un palais fort spacieux et fermé de murs, qui forme presque le centre de la ville. Il est environné d’un grand nombre de petites maisons pour le logement des soldats ; mais les édifices intérieurs ont deux étages, avec des ouvertures qui servent an passage de l’air : les portes en sont hautes et majestueuses. On voit dans les appartemens du chova et dans ceux de ses femmes tout ce qu’une longue suite d’années peut avoir rassemblé de richesses. L’or y éclate de toutes parts sur les ouvrages de sculpture et du plus beau laque. La première cour offre les écuries des meilleurs chevaux et des plus gros éléphans. Derrière le palais, on trouve des jardins ornés d’allées, de bosquets, d’étangs et de tout ce qui peut servir à l’amusement d’un prince qui s’éloigne rarement de sa demeure.

À l’égard de la succession au trône, l’empereur même ignore souvent lequel de ses fils doit lui succéder, lorsqu’il en a plus d’un ; et s’il n’en a qu’un, il n’est pas plus certain de lui laisser sa couronne, parce que cette disposition dépend du chova, qui, n’étant borné par l’usage qu’à faire régner un prince du sang impérial, favorise celui qui convient le mieux à ses desseins.

Le Tonquin a diverses cérémonies empruntées de la Chine, qui donnent à l’empereur les seules occasions qu’il ait de se montrer au peuple. Telle est celle de la bénédiction des terres, que le prince solennise avec beaucoup de jeûnes et de prières, et dans laquelle il laboure la terre, comme l’empereur de la Chine, pour mettre l’agriculture en honneur. Cette fête se nomme Le-can-ia.

L’horreur de la mort, plus vive au Tonquin que dans tout autre pays du monde, a produit dans l’esprit des habitans quantité de notions superstitieuses, dont les grands ne sont pas plus exempts que le peuple. Ils croient que les enfans, dans le sein maternel, ne sont animés que par les esprits des enfans qui sont morts avant d’être parvenus à la maturité de la raison ; que les âmes de tous les autres hommes deviennent autant de génies capables de faire du bien ou du mal ; qu’elles seraient toujours errantes et sujettes à toutes sortes de besoins, si le secours de leurs familles ne les aidait à subsister, ou si, suivant leurs propres inclinations, elles ne se procuraient ce qui leur manque, par le mal qu’elles commettent, ou par le bien qu’elles font. De cette folle idée ils concluent que, pour ceux qui sont sortis de l’enfance, la mort est le plus grand mal de la nature humaine.

Ils observent avec une exactitude et des soins inviolables l’heure et le jour auxquels une personne expire. S’il arrive que ce soit au même jour, à la même heure que son père ou ceux qui lui appartiennent de près par le sang sont venus au monde, c’est un très-malheureux présage pour ses héritiers et ses descendans. Ils ne permettent point alors que le corps soit enterré sans avoir consulté leurs devins et leurs prêtres pour choisir un jour favorable à cette cérémonie. Deux et trois ans se passent quelquefois avant qu’ils aient obtenu les lumières qui leur manquent. Le cercueil est renfermé, pour les attendre, dans quelque lieu propre à ce dépôt, et n’y doit point être autrement placé que sur quatre pieux qu’on dispose dans cette vue.

Baron ajoute néanmoins que cet usage ne s’observe que dans les conditions aisées, et que les pauvres, moins scrupuleux, font enterrer leurs parens douze ou quinze jours après leur mort. Il donne une forte raison de cette différence. Plus la sépulture est retardée, plus la dépense augmente, non-seulement pour la femme et les enfans, qui sont obligés d’offrir trois fois chaque jour au corps diverses sortes d’alimens, et d’entretenir continuellement dans le lieu du dépôt des flambeaux et des lampes, outre l’encens et les parfums qu’ils doivent brûler, avec quantité de papier doré, sous différentes formes de chevaux, d’éléphans et d’autres animaux ; mais encore par tout le reste de la famille, qui doit contribuer aux frais de la fête funèbre. Rien n’est aussi plus fatigant pour tous les proches que l’usage indispensable de venir se prosterner plusieurs fois le jour devant le corps, et de renouveler leurs lamentations avec des cérémonies fort ennuyeuses.

Les personnes riches apportent beaucoup de soin, dans leur vieillesse, à se préparer un cercueil, et n’y épargnent point la dépense. On observe une distinction pour le sexe. Un homme qui meurt est revêtu de sept de ses meilleurs habits ; une femme, de neuf. On met dans la bouche des personnes de qualité de petites pièces d’or et d’argent, et de la semence de perles, pour les garantir de l’indigence dans une nouvelle vie. On remplit aussi la bouche des pauvres ; mais de choses peu précieuses, et dans la seule vue d’empêcher par cette espèce de frein qu’ils ne puissent tourmenter les vivans. Quelques-uns placent dans leur cercueil un vase plein de riz qui est enterré avec eux. On n’emploie point de clous pour fermer le cercueil. Il est calfaté d’une espèce de ciment dont Baron parle avec admiration. L’usage du moindre clou passerait pour une insulte qu’on ferait au corps.

En le conduisant à la sépulture, les fils sont vêtus d’habits grossiers, et portent des bonnets qui ne le sont pas moins. Ils ont à la main des bâtons sur lesquels ils s’appuient, dans la crainte que l’excès de la douleur ne les fasse tomber. Les femmes et les filles ont la tête couverte d’un drap qui les dérobe à la vue, mais qui laisse entendre leurs cris et leurs gémissemens. Dans la marche, l’aîné des fils se couche à terre par intervalles, et laisse passer le corps sur lui. Cette cérémonie est regardée comme la plus grande marque de respect filial. Lorsqu’il se relève, il pousse des deux mains le cercueil en arrière, comme s’il espérait engager le père à retourner au séjour des vivans. On porte dans le convoi diverses figures de papier peint ou doré, qui sont brûlées après l’enterrement, au bruit des timbales, des hautbois et d’autres instrumens de musique. L’appareil est proportionné aux richesses de la famille. Les seigneurs ont plusieurs cercueils l’un sur l’autre. Ils sont portés sous un riche dais, avec une escorte de soldats et une longue suite de mandarins qui s’empressent, dans ces occasions, de rendre au mort les mêmes honneurs qu’ils espèrent recevoir.

Pour le deuil, on se coupe les cheveux jusqu’aux épaules, on se couvre d’habits couleur de cendre, et l’on porte une sorte de bonnet de paille. Il dure trois ans pour un père et une mère. Le fils aîné y ajoute trois mois. Dans un si long intervalle, les enfans habitent peu leurs logemens ordinaires. Ils couchent à terre sur des nattes ; non-seulement ils se réduisent aux alimens les plus simples, mais ils se font servir dans une vaisselle grossière. Ils se privent des liqueurs fortes ; ils n’assistent à aucune fête. Le mariage même leur est interdit ; et s’ils manquaient à des lois si sévères, ils perdraient leurs droits à la succession. Mais, lorsque la fin du deuil approche, ils se relâchent par degrés de cette extrême rigueur.

Les tombeaux sont dans les diverses aldées, où chaque famille a quelques parens. On regarde comme le dernier malheur pour une famille qu’une personne du même sang soit privée de la sépulture. Le choix du lieu le plus favorable est un mystère qui importe beaucoup aussi au bonheur et à l’infortune des successeurs. Il demande ordinairement plusieurs années de consultation. Pendant le cours du deuil, on célèbre quatre fois l’an la fête des morts. Ces temps sont réglés aux mois de mai, de juin, de juillet et de septembre. Mais le sacrifice qui se fait à l’expiration des trois ans est le plus magnifique, et jette les Tonquinois dans une dépense qui ruine quelquefois leur fortune.

Quoique la principale religion des Tonquinois soit celle de Confucius, qu’ils ont reçue des Chinois, avec les livres qui en contiennent les principes, elle n’est point accompagnée au Tonquin d’un aussi grand nombre de cérémonies qu’à la Chine.

Les Tonquinois donnent à Confucius le nom d’Ong-Tong ; ils le regardent comme le plus sage de tous les hommes ; et, sans examiner d’où lui venait la sagesse, ils croient qu’il n’y a point de vertu et de vérité, qui ne soit fondée sur ses principes ; aussi n’obtient-on parmi eux aucun degré d’honneur et d’autorité, si l’on n’est versé dans ses écrits. Le fond de sa doctrine consiste dans des règles morales. Baron les réduit aux articles suivans : « Que chacun doit se connaître soi-même, travailler à la perfection de son être, et s’efforcer par ses bons exemples de conduire les créatures de son espèce au degré de perfection qui leur convient, pour arriver ensemble au bien suprême ; qu’il faut étudier aussi la nature des choses, sans quoi l’on ne saurait jamais ce qu’il faut faire, ce qu’il faut fuir, et comment il faut régler ses désirs. »

Les sectateurs tonquinois de Confucius reconnaissent, dit-il, un Dieu souverain, qui dirige et qui conserve toutes les choses terrestres : ils croient le monde éternel ; ils rejettent le culte des images ; ils honorent les esprits jusqu’à leur rendre une sorte d’adoration ; ils attendent des récompenses pour les bonnes actions, et des châtimens pour le mal ; ils sont partagés dans l’opinion qu’ils ont de l’immortalité. Les uns croient l’âme immortelle sans exception, et prient même pour les morts ; d’autres n’attribuent cette heureuse prérogative qu’à l’âme des justes, et croient que celle des méchans périt en sortant du corps ; ils croient l’air rempli d’esprits malins qui s’occupent sans cesse, à nuire aux vivans. Le respect pour la mémoire des morts est dans une haute recommandation ; chaque famille honore les siens par des pratiques régulières qui approchent beaucoup de celles de la Chine. « Cette religion, ajoute Baron, est sans temples et sans prêtres, sans forme établie pour le culte ; elle se réduit à honorer le roi du ciel et à pratiquer la vertu. Chacun est libre dans sa méthode ; ainsi jamais aucun sujet de scandale. C’est la religion de l’empereur, du chova, des princes, des grands et de toutes les personnes lettrées. Anciennement, l’empereur seul avait droit de faire des sacrifices au roi du ciel ; mais, en usurpant l’autorité souveraine, le chova s’est mis en possession de cette prérogative. Dans les calamités publiques, telles que les pluies ou les sécheresses, la famine, la peste, etc., il fait un sacrifice dans son palais ; ce grand acte de religion est interdit à tout autre, sous peine de mort. »

La seconde secte du Tonquin, qui est proprement celle du peuple, des femmes et des eunuques, se nomme Bout dans le pays, et n’est pas différente de celle de Fo, qui est une véritable idolâtrie. Ses partisans adorent quantité de statues, et sont partisans de la transmigration. Ils offrent des présens et des sacrifices au diable pour détourner le mal qu’il peut leur faire ; cependant ils sont aussi sans prêtres. Tavernier se trompe, suivant Baron, lorsqu’il donne le nom de prêtres à leurs devins, qui ne sont qu’une espèce de moines dont toutes les fonctions se réduisent au service des pagodes et à l’exercice de la médecine : la plupart subsistent des aumônes du peuple. Le Tonquin a aussi ses religieuses qui mènent une vie retirée dans leurs cloîtres, d’où elles ne sortent que pour jouer de leurs instrumens de musique aux funérailles.

On distingue d’autres sectes, mais qui ont fait peu de progrès ; cependant celle de Lanzo, qui est la secte des magiciens, s’est acquis l’estime des grands et le respect du vulgaire. On consulte ses chefs dans les occasions importantes, et leurs réponses ou leurs prédictions passent pour des inspirations du ciel.

On en distingue plusieurs classes. Ceux qu’on appelle thay-bou sont consultés sur tout ce qui concerne les mariages, la construction des édifices et le succès des affaires. Leurs réponses sont payées libéralement ; et pour soutenir le crédit de ces impostures, ils ont toujours l’adresse de les envelopper dans des termes équivoques qui paraissent s’accorder avec l’événement. Les magiciens de cette classe sont tous aveugles, ou de naissance, ou par accident, c’est-à-dire que tous ceux qui ont perdu la vue embrassent la profession de thay-bou. Avant de prononcer leurs oracles, ils prennent trois pièces de cuivre, sur lesquelles sont gravés certains caractères, et les jettent plusieurs fois à terre, dans un espace où leurs mains peuvent atteindre. Ils sentent chaque fois sur quelle face elles sont tombées ; et, prononçant quelques mots dont le son ne passe pas leurs lèvres, ils donnent ensuite la réponse qu’on leur demande. Nos Quinze-Vingts ne feraient pas mieux.

Les thay-bou-toni sont ceux auxquels on s’adresse pour les maladies ; ils ont leurs livres, dans lesquels ils prétendent trouver la cause et le résultat de tous les effets naturels ; mais ils ne manquent jamais de répondre que la maladie vient du diable ou de quelques dieux de l’eau. Leur remède ordinaire est le bruit des timbales, des bassins et des trompettes. Le conjurateur est vêtu d’une manière bizarre, chante fort haut, prononce au bruit des instrumens différens mots qu’on entend d’autant moins, qu’il tient lui-même à la main une petite cloche qu’il fait sonner sans relâche. Il s’agite, il saute ; et comme on n’a recours à ces imposteurs qu’à l’extrémité du mal, ils continuent cet exercice jusqu’au moment où le sort du malade se déclare pour la vie ou pour la mort. Il ne leur est pas difficile alors de conformer leur oracle aux circonstances ; mais si cette opération dure plusieurs jours, on a soin de leur fournir les meilleurs alimens du pays, qu’ils mangent sans crainte, quoiqu’ils feignent d’abord de les offrir au diable, comme un sacrifice capable de l’apaiser.

C’est aux magiciens de la même classe qu’on attribue le pouvoir de chasser les esprits malins d’une maison. Ils commencent par invoquer d’autres esprits avec des formules en usage. Ensuite, ayant appliqué sur le mur des feuilles de papier jaune, qui contiennent d’horribles figures, ils se mettent à crier, à sauter, à faire toutes sortes de mouvemens avec un bruit et des contorsions qui causent de l’épouvante. Ils bénissent aussi les maisons neuves par une espèce de consécration.

Les thay-de-lys sont consultés sur les lieux favorables aux enterremens ; et si l’on se rappelle de quelle importance ce choix est pour les Tonquinois, on jugera que cette classe de magiciens est fort employée.

Les ba-co-tes sont une autre espèce d’imposteurs qui n’exercent la magie que pour le peuple, et dont le salaire est aussi vil que leurs fonctions.

Baron s’étend peu sur les temples du Tonquin. La religion des grands les exclut ; et celle du peuple ne lui inspire pas assez de zèle pour l’avoir porté à le signaler par de grands édifices. Ce ne sont que de simples appentis ouverts de tous côtés, au milieu desquels on voit quelques idoles suspendues ou soutenues par quelques planches, sans autel et sans aucun ornement. Le pavé est élevé de quelques pieds pour le garantir des inondations ; et l’on y monte ordinairement par quelques degrés qui règnent alentour, et qui donnent entrée par toutes les faces. La forme générale de ces temples est un carré long.

La plus grande partie de cette contrée est basse et plate , assez semblable aux Provinces-Unies par ses canaux et ses digues. Ses frontières sont des montagnes du côté du nord, de l’ouest et du sud. Elle est arrosée par le Song-Koï, grand fleuve dont il a déjà été question ; mais elle en a plusieurs autres considérables, et continuellement couverts de bateaux et de grandes barques, qui rendent le commerce très-florissant. À la vérité, il ne croît dans le pays ni vin ni blé ; ce qu’il faut attribuer uniquement à l’indifférence des habitans qui ne les cultivent point, parce qu’ils en ignorent l’utilité. Leur principale nourriture est le riz, dont toutes les parties du pays produisent une quantité suffisante. On en distille l’arak comme partout ailleurs.

Les charrues du Tonquin, et la manière de s’en servir, diffèrent de celles des Chinois.

Tous les fruits n’y sont pas inférieurs dans leur espèce à ceux des autres pays de l’Orient ; mais les oranges sont infiniment meilleures. Les cocos, outre leurs usages ordinaires, fournissent une huile excellente pour les lampes. Les goyaves, les papayes et les bancous y croissent en abondance. Le bétel et l’arec font les délices des habitans, comme dans toutes les autres parties de l’Inde. Ils ont une figue qui ressemble peu à celle de l’Europe, et qui approche de la carotte pour le goût, mais infiniment plus agréable.

On y trouve en abondance le li-tchi que les habitans nomment bi-djaï, et que nous décrirons en parlant des fruits de la Chine. Vers le temps de sa maturité, qui est au mois d’avril, les officiers du roi mettent leur sceau sur les arbres qui promettent le meilleur bi-djaï, sans examiner à qui ils appartiennent ; et les propriétaires sont obligés, non-seulement de n’y pas toucher, mais encore de veiller à la conservation des fruits qui sont réservés pour la cour.

L’ananas y croît aussi ; mais on n’y trouve pas le durion, qui demande un climat plus chaud. On voit plusieurs sortes de prunes. Le myté, que Baron croit le plus gros fruit du monde, et que la nature ingénieuse, dit-il, fait sortir du tronc de son arbre, parce que les branches ne seraient pas capables de le porter, est plus gros encore au Tonquin que dans les autres pays, où il porte le nom de jak (fruit à pain). On en distingue plusieurs sortes, dont les plus secs ; c’est-à-dire ceux qui ne s’attachent point aux doigts ni aux lèvres, passent pour les meilleurs.

Les Tonquinois font autant d’estime que les Chinois de ces petits nids d’oiseaux qui servent non-seulement à la bonne chère, avec différentes préparations qu’on leur donne en qualité d’alimens, mais qui ont la vertu de fortifier l’estomac, et même celle d’exciter les deux sexes à la propagation. Tavernier dit qu’il ne s’en trouve que dans la Cochinchine. C’est une erreur grossière. Baron soutient même qu’il n’y a point de ces nids dans la Cochinchine. Il ajoute, avec raison, que les oiseaux qui les font ne sont pas si gros que l’hirondelle.

Les vers à soie font une des richesses du Tonquin, et s’y élèvent avec autant d’habileté qu’à la Chine. Aussi les pauvres sont-ils vêtus d’étoffes de soie comme les riches, et les plus belles n’y sont presque pas plus chères que les étoffes de coton.

Quoique les Tonquinois ne s’attachent point à la culture des fleurs, ils en ont de plusieurs sortes, telles qu’une espèce de belle rose d’un blanc mêlé de pourpre, et une autre qui est rouge et jaune, et qui croît sur un arbuste sans épines, mais qui n’a point d’odeur.

Le lis croît au Tonquin, comme dans les autres pays de l’Inde, blanc, assez semblable à celui de l’Europe ; mais la fleur est beaucoup plus petite, quoique la tige soit assez haute. Le jasmin qu’on appelle de Perse y est fort commun.

Les cannes à sucre croissent en abondance au Tonquin, mais les habitans s’entendent mal à raffiner le sucre.

Le pays produit toutes sortes de volailles, telles que des poules, des oies, des canards, etc. On y trouve en abondance des vaches, des pourceaux, et les autres espèces d’animaux domestiques. Les chevaux y sont petits, mais vifs et robustes. On en tirerait de grands services, si les habitans ne voyageaient par eau plutôt que par terre.

On voit dans le pays des tigres et des cerfs, mais en petit nombre. Les singes y sont fort communs. Il s’y trouve aussi beaucoup d’éléphans ; mais on ne les emploie qu’à la guerre.

Le pays a beaucoup de chats, mais peu disposés par la nature à prendre des souris. Ce sont les chiens qui exercent ici cette guerre, et qui n’ont presque point d’autre emploi.

Les oiseaux de terre ne sont pas en grande abondance au Tonquin ; mais on y voit beaucoup d’oiseaux de mer.

La principale richesse du pays, et la seule même qui serve au commerce étranger, est la soie écrue et travaillée. Les Portugais et les Castillans enlevaient autrefois toute la soie écrue. Aujourd’hui elle passe entre les mains des Hollandais et des Chinois, qui en portent beaucoup au Japon. La plus grande partie de la soie travaillée, c’est-à-dire en fil, est achetée par les Anglais et les Hollandais.

Les Tonquinois n’ont pas d’autre or que celui qui leur vient de la Chine. Leur argent vient des Anglais, des Hollandais et des Chinois, qui font le commerce du Japon. Ils ont des mines de fer et de plomb qui leur en fournissent autant qu’ils en ont besoin pour leur usage.

Le commerce domestique consiste dans le riz, le poisson salé et d’autres alimens, et dans la soie écrue et travaillée, qu’ils réservent pour leurs habits et leurs meubles. Ils font quelque trafic avec les Chinois, mais sans en tirer beaucoup de profit, parce qu’ils sont obligés de faire des présens considérables aux mandarins qui commandent sur les frontières. Les Chinois mêmes ne sont pas exempts de ces concussions ; c’est une maxime politique dans toutes ces cours de ne pas souffrir que les sujets deviennent trop riches, de peur que l’ambition et l’orgueil ne leur fassent perdre le goût de la soumission : et les souverains ferment l’œil, par cette raison, sur les injustices de leurs officiers.

En un mot, le commerce est si peu florissant dans le royaume du Tonquin, que si les habitans achètent quelque chose des étrangers, c’est toujours en leur demandant trois ou quatre mois de crédit ; et par conséquent avec quelque risque pour l’étranger de perdre sa marchandise, ou d’avoir beaucoup de peine à se faire payer. Baron reconnaît, au désavantage de sa nation, qu’il n’y a point un seul marchand tonquinois qui ait le pouvoir ou le courage d’employer tout d’un coup deux mille écus en marchandises. Cependant il ajoute qu’on ne saurait leur reprocher d’être aussi trompeurs que les Chinois ; ce qui vient peut-être, dit-il avec la même sincérité, de ce qu’ils ont moins d’esprit et de finesse.

Une autre raison qui s’oppose au commerce du Tonquin, c’est que la plus grande partie de l’argent qui entre dans le pays passe à la Chine pour y être échangé contre de la monnaie de cuivre, qui monte et qui baisse au gré de la cour. D’ailleurs la marque de cette monnaie s’altérant bientôt, elle cesse alors d’être courante ; ce qui cause une perte considérable aux marchands, et d’autant plus de préjudice au bien public, que le pays n’a pas de monnaie de cuivre au coin du prince dans laquelle on puisse convertir l’autre à mesure qu’elle s’altère. Baron gémit d’une si mauvaise politique. C’est, dit-il, une extrême pitié que tant de choses qui pourraient enrichir le royaume et rendre son commerce florissant aient toujours été négligées. Si l’on considère qu’il est bordé par deux des plus riches provinces de la Chine, on jugera qu’il serait facile d’y faire passer une partie des productions de ce vaste empire. Il ne serait pas moins aisé d’y attirer les marchandises de l’Europe et des Indes ; et la liberté qu’on pourrait accorder aux étrangers de porter leur commerce dans l’intérieur du pays tournerait également à l’avantage du roi et des habitans ; mais la crainte de quelque invasion, qui n’est guère à redouter, éloigne la cour de toutes les communications qui pourraient faire pénétrer sur ses frontières.