Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome VI/Seconde partie/Livre III/Chapitre I

LIVRE III.

PARTIE ORIENTALE DES INDES.


CHAPITRE PREMIER.

Arakan, Pégou, Boutan, Assam, Cochinchine.

Nous passons maintenant aux pays de l’Inde situés au-delà du Gange ; et, après quelques observations sur les royaumes d’Arakan, de Pégou, de Boutan, d’Assam et de Cochinchine, nous nous arrêterons plus long-temps au Tonquin et à Siam, sur lesquels les voyageurs se sont étendus davantage, et qui présentent des objets plus intéressans.

En traversant le golfe de Bengale et les bouches du Gange, on aborde dans un pays peu fréquenté des vaisseaux européens, parce qu’il n’a point de port commode pour leur grandeur, mais dont le nom se trouve néanmoins dans toutes les relations.

Daniel Sheldon, facteur de la compagnie anglaise, ayant eu l’occasion de pénétrer dans cette contrée, apporta tous ses soins à la connaître, et dressa un mémoire de ses observations, qu’Ovington reçut de lui à Surate, et qu’il se chargea de publier. Ce dernier voyageait en 1689.

Ce pays ou ce royaume porte le nom d’Arakan ou d’Orakan. Il a pour bornes, au nord-ouest, le royaume de Bengale, dont la ville la plus proche est Chatigam, au sud et à l’est le Pégou, et au nord le royaume d’Ava. Il s’étend sur toute la côte jusqu’au cap de Nigraès. Mais il est difficile de marquer exactement ses limites, parce qu’elles ont été plusieurs fois étendues ou resserrées par diverses conquêtes.

La capitale est Arakan, qui a donné son nom au pays. Cette ville occupe le centre d’une vallée d’environ quinze milles de circonférence. Des montagnes hautes et escarpées l’environnent de toutes parts et lui servent de remparts et de fortifications. Elle est défendue d’ailleurs par un château. Il y passe une grande rivière, divisée en plusieurs petits ruisseaux qui traversent toutes les rues pour la commodité des habitans. Ils se réunissent en sortant de la ville, qui est à quarante ou cinquante milles de la mer, et, ne formant plus que deux canaux, ils vont se décharger dans le golfe de Bengale, l’un à Oriétan, et l’autre à Dobazi, deux places qui ouvriraient une belle porte au commerce, si les marées n’y étaient si violentes, surtout dans la pleine lune, que les vaisseaux n’y entrent point sans danger.

Le palais du roi est d’une grande étendue ; sa beauté n’égale pas sa richesse : il est soutenu par des piliers fort larges et fort élevés, ou plutôt par des arbres entiers qu’on a couverts d’or. Les appartemens sont revêtus des bois les plus précieux que l’Orient fournisse, tels que le sandal rouge ou blanc, et une espèce de bois d’aigle. Au milieu du palais est une grande salle, distinguée par le nom de salle d’or, qui est effectivement revêtue d’or dans toute son étendue. On y admire un dais d’or massif, autour duquel pendent une centaine de lingots de même métal en forme de pains de sucre chacun du poids d’environ quarante livres. Il est environné de plusieurs statues d’or de la grandeur d’un homme, creuses à la vérité, mais épaisses néanmoins de deux doigts, et ornées d’une infinité de pierres précieuses, de rubis, d’émeraudes, de saphirs, de diamans d’une grosseur extraordinaire, qui leur pendent sur le front, sur la poitrine, sur les bras et à la ceinture. On voit encore au milieu de cette salle une chaise carrée de deux pieds de large, entièrement d’or, qui soutient un cabinet d’or aussi, et couvert de pierres précieuses. Ce cabinet renferme deux fameux pendans qui sont deux rubis, dont la longueur égale celle du petit doigt, et dont la base approche de la grosseur d’un œuf de poule. Ces joyaux ont causé des guerres sanglantes entre les rois du pays, non-seulement par rapport à leur valeur, mais parce que l’opinion publique accorde un droit de supériorité à celui qui les possède. Les rois d’Arakan, qui jouissaient alors de cette précieuse distinction, ne les portaient que le jour de leur couronnement.

La ville d’Arakan renferme six cents pagodes ou temples. On fait monter le nombre de ses habitans à cent soixante mille. Le palais royal est sur le bord d’un grand lac, diversifié par plusieurs petites îles, qui sont la demeure d’une sorte de prêtres auxquels on donne le nom de raulins. On voit sur ce lac un grand nombre de bateaux qui servent à diverses commodités, sans communication néanmoins avec la ville, qui est séparée du lac par une digue. On prétend que cette digue a moins été formée pour mettre la ville à couvert des inondations dans les temps tranquilles que pour l’inonder dans un cas de guerre où elle serait menacée d’être prise, et pour l’ensevelir sous l’eau avec tous ses habitans.

Le bras du fleuve qui coule vers Oriétan offre un spectacle fort agréable. Ses bords sont ornés de grands arbres toujours verts, qui forment un berceau continuel en se joignant par leurs sommets, et qui sont couverts d’une multitude de paons et de singes qu’on voit sauter de branches en branches. Oriétan est une ville où, malgré la difficulté de l’accès, les marchands de Pégou, de la Chine, du Japon, de Malacca, d’une partie du Malabar et de quelques parties du Mogol, trouvent le moyen d’aborder pour l’exercice du commerce. Elle est gouvernée par un lieutenant-général que le roi établit à son couronnement, en lui mettant une couronne sur la tête et lui donnant le nom de roi, parce que cette ville est capitale d’une des douze provinces d’Arakan, qui sont toujours gouvernées par des têtes couronnées. On voit près d’Oriétan la montagne de Naom, qui donne son nom à un lac voisin. C’est dans ce lieu qu’on relègue les criminels, après leur avoir coupé les talons, pour leur ôter le moyen de fuir. Cette montagne est si escarpée, et les bêtes féroces y sont en si grand nombre, qu’il est presque impossible de la traverser.

En doublant le cap de Nigraès, on se rend à Siriam, dont quelques-uns font la dernière ville du royaume d’Arakan, quoique d’autres la mettent dans le Pégou. Ce fut dans cette ville que le roi d’Arakan se retira avec son armée victorieuse, après avoir pillé le Tangut, qui appartenait au roi de Brama, et dans laquelle il avait trouvé non-seulement de grandes richesses, mais encore l’éléphant blanc et les deux rubis auxquels la prééminence de l’empire est attachée. Siriam n’a plus son ancienne splendeur ; elle était autrefois la capitale du royaume et la demeure d’un roi. On voit encore les traces d’une forte muraille dont elle était environnée. Toutes ces petites monarchies de l’Inde ont éprouvé de fréquentes révolutions.

Les habitans estiment dans leur figure et dans leur taille ce que les autres nations regardent comme une disgrâce de la nature ; ils aiment un front large et plat ; et pour lui donner cette forme, ils appliquent aux enfans, dès le moment de leur naissance, une plaque de plomb sur le front. Leurs narines sont larges et ouvertes, leurs yeux petits, mais vifs, et leurs oreilles pendantes jusqu’aux épaules, comme celles des Malabares. La couleur qu’ils préfèrent à toutes les autres, dans leurs habits et leurs meubles, est le pourpre foncé.

Les édifices qui portent le nom de pagodes sont bâtis en forme de pyramide ou de clocher, plus ou moins élevés, suivant le caprice des fondateurs. En hiver, on a soin de couvrir les idoles pour les garantir du froid ; dans l’espérance d’être un jour récompensé de cette attention. On célèbre chaque année une fête qui porte le nom de Sansaporan, avec une procession solennelle à l’honneur de l’idole Quiay-Pora, qu’on promène dans un grand chariot, suivi de quatre-vingt-dix prêtres vêtus d’un satin jaune. Dans son passage, les plus dévots s’étendent le long du chemin pour laisser passer sur eux le chariot qui la porte, ou se piquent à des pointes de fer qu’on y attache exprès pour arroser l’idole de leur sang. Ceux qui ont moins de courage s’estiment heureux de recevoir quelques gouttes de ce sang. Les pointes sont retirées avec beaucoup de respect par les prêtres, qui les conservent précieusement dans les temples, comme autant de reliques sacrées.

Le roi d’Arakan est un des plus puissans princes de l’Orient. Le gouvernement est entre les mains de douze princes qui portent le titre de roi, et qui résident dans les villes capitales de chaque province ; ils y habitent de magnifiques palais, qui ont été bâtis pour le roi même, et qui contiennent de grands sérails où l’on élève les jeunes filles qu’on destine au souverain. Chaque gouverneur choisit tous les ans douze filles nées la même année dans l’étendue de sa juridiction, et les fait élever aux dépens du roi jusqu’à l’âge de douze ans. Ensuite, étant conduites à la cour, on les fait revêtir d’une robe de coton, avec laquelle elles sont exposées à l’ardeur du soleil jusqu’à ce que la sueur ait pénétré leurs robes. Le monarque, à qui l’on porte les robes, les sent l’une après l’autre, et retient pour son lit les filles dont la sueur n’a rien qui lui déplaise, dans l’opinion qu’elles sont d’une constitution plus saine. Il donne les autres aux officiers de sa cour.

Le roi d’Arakan prend des titres fastueux, comme tous les monarques voisins. Il se fait nommer Paxda, ou empereur d’Arakan possesseur de l’éléphant blanc et des deux pendans d’oreilles, et en vertu de cette possession, héritier légitime du Pégou et de Brama, seigneur des douze provinces de Bengale et des douze rois qui mettent leur tête sous la plante de ses pieds. Sa résidence ordinaire est dans la ville d’Arakan ; mais il emploie deux mois de l’été à faire par eau le voyage d’Oriétan, suivi de toute sa noblesse, dans des barques si belles et si commodes, qu’on prendrait ce cortége pour un palais ou pour une ville flottante.

C’est à Daniel Sheldon qu’on doit aussi quelque éclaircissement sur un pays célèbre, mais dont l’intérieur est peu connu.

Il donne au Pégou pour bornes au nord, les pays de Brama, de Siammon et de Calaminham ; à l’ouest, les montagnes de Pré, qui le séparent du royaume d’Arakan, et le golfe de Bengale, dont les côtes lui appartiennent depuis le cap de Nigraès jusqu’à la ville de Tavay ; à l’est, le pays de Laos ; au midi, le royaume de Siam ; mais il ajoute que ces bornes ne sont pas si constantes, qu’elles ne changent souvent par des acquisitions ou des pertes. Vers la fin du siècle précédent, un de ses rois les étendit beaucoup ; il obligea jusqu’aux Siamois à payer un tribut : mais cette gloire dura peu, et ses successeurs ont été renfermés dans les possessions de leurs ancêtres.

Le pays est arrosé de plusieurs rivières, dont la principale sort du lac de Chiama, et ne parcourt pas moins de quatre ou cinq cents milles jusqu’à la mer : elle porte le nom de Pégou, comme le royaume qu’elle arrose. La fertilité qu’elle répand, et ses inondations régulières l’ont fait nommer aussi le Nil indien. Ses débordemens s’étendent jusqu’à trente lieues de ses bords ; ils laissent sur la terre un limon si gras, que les pâturages y deviennent excellens, et que le riz y croît dans une prodigieuse abondance.

Les principales richesses de ce royaume sont les pierres précieuses, telles que les rubis, les topazes, les saphirs, les améthystes, qu’on y comprend sous le nom général de rubis, et qu’on ne distingue que par la couleur, en nommant un saphir, un rubis bleu ; une améthyste, un rubis violet ; une topaze, un rubis jaune. Cependant la pierre qui porte proprement le nom de rubis est une pierre transparente, d’un rouge éclatant, et qui, dans ses extrémités, ou près de sa surface, a quelque chose du violet de l’améthyste. Sheldon ajoute que les principaux endroits d’où les rubis se tirent sont une montagne voisine de Cabelan ou Cablan, entre Siriam et Pégou, et les montagnes qui s’étendent depuis le Pégou jusqu’au royaume de Camboge.

Les Pégouans sont plus corrompus dans leurs mœurs qu’aucun peuple des Indes. Leurs femmes semblent avoir renoncé à la modestie naturelle. Elles sont presque nues, ou du moins leur unique vêtement est à la ceinture, et consiste dans une étoffe si claire et si négligemment attachée, que souvent elle ne dérobe rien à la vue. Elles donnèrent pour excuse à Sheldon que cet usage leur venait d’une ancienne reine du pays, qui, pour empêcher que les hommes ne tombassent dans de plus grands désordres, avait ordonné que les femmes de la nation parussent toujours dans un état capable d’irriter leurs désirs.

Un Pégouan qui veut se marier est obligé d’acheter sa femme et de payer sa dot à ses parens. Si le dégoût succède au mariage, il est libre de la renvoyer dans sa famille. Les femmes ne jouissent pas moins de la liberté d’abandonner leurs maris, en leur restituant ce qu’ils ont donné pour les obtenir. Il est difficile aux étrangers qui séjournent dans le pays de résister à ces exemples de corruption. Les pères s’empressent de leur offrir leurs filles, et conviennent d’un prix qui se règle par la durée du commerce. Lorsqu’ils sont prêts à partir, les filles retournent à la maison paternelle et n’en ont pas moins de facilité à se procurer un mari. Si l’étranger, revenant dans le pays, trouve la fille qu’il avait louée au pouvoir d’un autre homme, il est libre de la redemander au mari, qui la lui rend pour le temps de son séjour, et qui la reprend à son départ.

Ils admettent deux principes comme les manichéens : l’un, auteur du bien ; l’autre, auteur du mal. Suivant cette doctrine, ils rendent à l’un et à l’autre un culte peu différent. C’est même au mauvais principe que leurs premières invocations s’adressent dans leurs maladies et dans les disgrâces qui leur arrivent. Ils lui font des vœux dont ils s’acquittent avec une fidélité scrupuleuse aussitôt qu’ils croient en avoir obtenu l’effet. Un prêtre, qui s’attribue la connaissance de ce qui peut être agréable à cet esprit, sert à diriger leur superstition. Ils commencent par un festin, qui est accompagné de danses et de musique ; ensuite quelques-uns courent le matin par les rues, portant du riz dans une main, et dans l’autre un flambeau. Ils crient de toute leur force qu’ils cherchent le mauvais esprit pour lui offrir sa nourriture, afin qu’il ne leur nuise point pendant le jour. D’autres jettent par-dessus leurs épaules quelques alimens qu’ils lui consacrent. La crainte qu’ils ont de son pouvoir est si continuelle et si vive, que, s’ils voient un homme masqué, ils prennent la fuite avec toutes les marques d’une extrême agitation, dans l’idée que c’est ce redoutable maître qui sort de l’enfer pour les tourmenter. Dans la ville de Tavay, l’usage des habitans est de remplir leurs maisons de vivres au commencement de l’année, et de les laisser exposés pendant trois mois, pour engager leur tyran, par le soin qu’ils prennent de le nourrir, à leur accorder du repos pendant le reste de l’année.

Quoique tous les prêtres du pays soient de cette secte, on y voit un ordre de religieux qui portent comme à Siam le nom de talapoins, et qui descendent apparemment des talapoins siamois. Ils sont respectés du peuple ; ils ne vivent que d’aumônes. La vénération qu’on a pour eux est portée si loin, qu’on se fait honneur de boire de l’eau dans laquelle ils ont lavé leurs mains ; ils marchent dans les rues avec beaucoup de gravité, vêtus de longues robes, qu’ils tiennent serrées par une ceinture de cuir large de quatre doigts. À cette ceinture pend une bourse dans laquelle ils mettent les aumônes qu’ils reçoivent. Leur habitation est au milieu des bois, dans une sorte de cage qu’ils se font construire au sommet des arbres ; mais cette pratique n’est fondée que sur la crainte des tigres, dont le royaume est rempli. À chaque nouvelle lune ils vont prêcher dans les villes : ils y assemblent le peuple au son d’une cloche ou d’un bassin. Leurs discours roulent sur quelques préceptes de la loi naturelle, dont ils croient que l’observation suffit pour mériter des récompenses dans une autre vie, de quelque extravagance que soient les opinions spéculatives auxquelles on est attaché. Ces principes ont du moins l’avantage de les rendre charitables pour les étrangers, et de leur faire regarder sans chagrin la conversion de ceux qui embrassent le christianisme. Quand ils meurent, leurs funérailles se font aux dépens du peuple, qui dresse un bûcher des bois les plus précieux pour brûler leurs corps. Leurs cendres sont jetées dans la rivière ; mais leurs os demeurent enterrés au pied de l’arbre qu’ils ont habité pendant leur vie.

Le royaume de Boutan est d’une fort grande étendue ; mais on n’en connaît pas exactement les limites. Les caravanes qui s’y rendent chaque année de Patna partent vers la fin du mois de décembre : elles arrivent le huitième jour à Garachepour, jusqu’au pied des hautes montagnes. Il reste encore huit ou neuf journées, pendant lesquelles on a beaucoup à souffrir dans un pays plein de forêts, où les éléphans sauvages sont en grand nombre. Les marchands, au lieu de reposer la nuit, sont obligés de faire la garde et de tirer sans cesse leurs mousquets pour éloigner ces redoutables animaux. Comme l’éléphant marche sans bruit, il surprend les caravanes ; et quoiqu’il ne nuise point aux hommes, il emporte les vivres dont il peut se saisir, surtout les sacs de riz ou de farine, et les pots de beurre, dont on a toujours de grosses provisions.

On peut aller, de Patna jusqu’au pied des montagnes dans des palekis, qui sont les carrosses des Indes ; mais on se sert ordinairement de bœufs, de chameaux et de chevaux du pays. Ces chevaux sont naturellement si petits, que les pieds d’un homme qui les monte touchent presqu’à terre ; mais ils sont très-vigoureux, et leur pas est une espèce d’amble, qui leur fait faire vingt lieues d’une seule traite, avec fort peu de nourriture. Les meilleurs s’achètent jusqu’à deux cents écus. Lorsqu’on entre dans les montagnes, les passages deviennent si étroits, qu’on est obligé de se réduire à cette seule voiture, et souvent même on a recours à d’autres expédiens. La vue d’une caravane fait descendre de diverses habitations un grand nombre de montagnards, dont la plupart sont des femmes et des filles qui viennent faire marché avec les négocians pour les porter, eux, leurs marchandises et leurs provisions, entre des précipices qui se succèdent pendant neuf ou dix journées : elles ont sur les deux épaules un gros bourlet auquel est attaché un épais coussin qui leur pend sur le dos, et qui sert comme de siège à l’homme dont elles se chargent ; elles sont trois qui se relaient tour à tour pour chaque homme. Le bagage est transporté sur le dos des boucs, qui sont capables de porter jusqu’à cent cinquante livres. Ceux qui s’obstinent à mener des chevaux dans ces affreuses montagnes sont souvent obligés, dans les passages dangereux, de les faire guinder avec des cordes : on ne leur donne à manger que le matin et le soir. Les femmes qui portent les hommes ne gagnent que deux roupies dans l’espace de dix jours. On paie le même prix pour chaque bouc et pour chaque cheval.

À cinq ou six lieues de Garachepour, on entre sur les terres du radja de Népal, qui s’étendent jusqu’aux frontières du royaume de Boutan. Ce radja, vassal et tributaire du grand-mogol, fait sa résidence dans la ville de Népal. Son pays n’offre que des bois et des montagnes. On entre de là dans l’ennuyeux espace qu’on vient de représenter, et l’on retrouve ensuite des boucs, des chameaux des chevaux, et même des palekis. Ces commodités ne cessent plus jusqu’à Boutan. On marche dans un fort bon pays, où le blé, le riz, les légumes et le vin sont en abondance. Tous les habitans de l’un et de l’autre sexe y sont vêtus, l’été, de grosse toile de coton ou de chanvre, et l’hiver, d’un gros drap, qui est une espèce de feutre. Leur coiffure est un bonnet, autour duquel ils mettent pour ornement des dents de porc et des pièces d’écaille de tortue, rondes ou carrées. Les plus riches y mêlent des grains de corail ou d’ambre jaune, dont les femmes se font aussi des colliers. Les hommes, comme les femmes, portent des bracelets au bras gauche seulement, et depuis le poignet jusqu’au coude, avec cette différence, que ceux des femmes sont plus étroits. Ils ont au cou un cordon de soie, d’où pendent quelques grains de corail ou d’ambre, et des dents de porc. Quoique fort livrés à l’idolâtrie, ils mangent toutes sortes de viande, excepté celle de vache, parce qu’ils adorent cet animal comme la nourrice du genre humain. Ils sont passionnés pour l’eau-de-vie, qu’ils font de riz et de sucre, comme dans la plus grande partie de l’Inde. Après leurs repas, surtout dans les festins qu’ils donnent à leurs amis, ils brûlent de l’ambre jaune : ce qui le rend cher et fort recherché dans le pays.

Le roi de Boutan entretient constamment auteur de sa personne une garde de sept à huit mille hommes, qui sont armés d’arcs et de flèches, avec la rondache et la hache ; ils ont depuis long-temps l’usage du mousquet et du canon de fer. Leur poudre a le grain long ; et celle que l’auteur vit entre les mains de plusieurs marchands, était d’une force extraordinaire. Ils l’assurèrent qu’on voyait sur leurs canons des chiffres et des lettres qui n’avaient pas moins de cinq cents ans. Un habitant du royaume n’en sort jamais sans la permission expresse du gouverneur, et n’aurait pas la hardiesse d’emporter une arme à feu, si ses plus proches parens ne se rendaient caution qu’elle sera rapportée. Sans cette difficulté, Tavernier aurait acheté des marchands de ce pays un de leurs mousquets, parce que les caractères qui étaient sur le canon rendaient témoignage qu’il avait cent quatre-vingts ans d’ancienneté. Il était fort épais, la bouche en forme de tulipe, et le dedans aussi poli que la glace d’un miroir. Sur les deux tiers du canon il y avait des filets de relief et quelques fleurs dorées et argentées : les balles étaient d’une once. Le marchand, étant obligé de décharger sa caution, ne se laissa tenter par aucune offre, et refusa même de donner un peu de sa poudre.

On voit toujours cinquante éléphans autour du palais du roi, et vingt ou vingt-cinq chameaux qui ne servent qu’à porter une petite pièce d’artillerie d’environ une demi-livre de balle. Un homme assis sur la croupe du chameau manie d’autant plus facilement cette pièce, qu’elle est sur une espèce de fourche qui tient à ta selle, et qui lui sert d’affût. Il n’y a pas au monde un souverain plus respecté de ses sujets que le roi de Boutan : il en est comme adoré. Lorsqu’il rend la justice ou qu’il donne audience, ceux qui se présentent devant lui ont les mains jointes, élevées sur le front ; et se tenant éloignés du trône, ils se prosternent à terre sans oser lever la tête. C’est dans cette humble posture qu’ils font leurs supplications ; et, pour se retirer, ils marchent à reculons, jusqu’à ce qu’ils soient hors de sa présence. Leurs prêtres enseignent, comme un point de religion, que ce prince est un dieu sur la terre ; cette superstition va si loin, que chaque fois qu’il satisfait au besoin de la nature, on ramasse soigneusement son ordure pour la faire sécher et mettre en poudre ; ensuite on la met dans de petites boîtes qui se vendent dans les marchés, et dont on saupoudre les viandes. Deux marchands du Boutan, qui avaient vendu du musc à l’auteur, montrèrent chacun leur boîte, et quelques pincées de cette poudre, pour laquelle ils avaient beaucoup de vénération.

Les peuples de Boutan sont robustes et de belle taille ; ils ont le visage et le nez un peu plats. Les femmes sont encore plus grandes et plus vigoureuses que les hommes ; mais la plupart ont des goîtres fort incommodes. La guerre est peu connue dans cet état : on n’y craint pas même le grand-mogol, parce que, du côté du midi, la nature a mis de hautes montagnes et des passages fort étroits qui forment une barrière impénétrable. Au nord, il n’y a que des bois, presque toujours couverts de neige ; des deux autres côtés, ce sont de vastes déserts, où l’on ne trouve guère que des eaux amères. Si l’on y rencontre quelques terres habitées, elles appartiennent à des radjas sans armes, et sans forces. Le roi de Boutan fait battre des pièces d’argent de la valeur des roupies : ce qui porte à croire que son pays a quelques mines d’argent : cependant les marchands que Tavernier vit à Patna, ignoraient où ces mines étaient situées. Leurs pièces de monnaie sont extraordinaires dans leur forme : au lieu d’être rondes, elles ont huit angles ; et les caractères qu’elles portent ne sont ni indiens ni chinois. L’or de Boutan y est apporté par les marchands du pays qui reviennent du Levant.

Leur principal commerce est celui du musc. Dans l’espace de deux mois que les marchands passèrent à Patna, Tavernier en acheta d’eux pour vingt-six mille roupies. L’once, dans la vessie, lui revenait à quatre livres quatre sous de notre monnaie ; il la payait huit francs hors de vessie. Tout le musc qui entre dans la Perse vient de Boutan, et les marchands qui font ce commerce aiment mieux qu’on leur donne de l’ambre jaune et du corail que de l’or ou de l’argent. Pendant les chaleurs, ils trouvent peu de profit à transporter le musc, parce qu’il devient trop sec et qu’il perd de son poids. Comme cette marchandise paie vingt-cinq pour cent à la douane de Garachepour, dernière ville des états du Mogol, il arrive souvent que, pour éviter de si grands frais, les caravanes prennent un chemin qui est encore plus incommode, par les montagnes couvertes de neige et les grands déserts qu’il faut traverser ; ils vont jusqu’à la hauteur de trente degrés, d’où, tournant vers Kaboul, qui est au quarantième, elles se divisent, une partie pour aller à Balk, et l’autre dans la grande Tartarie. Là, les marchands qui viennent de Boutan troquent leurs richesses contre des chevaux , des mulets et des chameaux ; car il y a peu d’argent dans ces contrées : ils y portent avec le musc beaucoup d’excellente rhubarbe et de semencine. Les Tartares font passer ensuite ces marchandises dans la Perse ; ce qui fait croire aux Européens que la rhubarbe et la semencine viennent de la Tartarie. Il est vrai, remarque l’Anglais Sheldon, qu’il en vient de la rhubarbe ; mais elle est beaucoup moins bonne que celle du royaume de Boutan ; elle est plus tôt corrompue, et c’est le défaut de la rhubarbe de se dissoudre d’elle-même par le cœur. Les Tartares remportent de Perse des étoffes de soie de peu de valeur, qui se font à Tauris et à Ardevil, avec quelques draps d’Angleterre et de Hollande, que les Arméniens vont prendre à Constantinople et à Smyrne, où nous les portons de l’Europe. Quelques-uns des marchands qui viennent de Boutan à Kaboul vont à Candehar, et jusqu’à Ispahan, d’où ils emportent pour leur musc et leur rhubarbe, du corail en grains, de l’ambre jaune et du lapis en grains. D’autres, qui vont du côté de Moultan, de Lahor et d’Agra, remportent des toiles, de l’indigo, et quantité de cornaline et de cristal. Enfin ceux qui retournent par Garachepour remportent de Patna et de Daka, du corail, de l’ambre jaune, des bracelets d’écaille de tortue et d’autres coquilles de mer, avec quantité de pièces rondes et carrées de la grandeur de nos jetons, qui sont aussi d’écaille de tortue et de coquille. L’auteur vit à Patna quatre Arméniens qui, ayant déjà fait un voyage au royaume de Boutan, venaient de Dantzick, où ils avaient fait faire un grand nombre de figures d’ambre jaune qui représentaient toutes sortes d’animaux et de monstres. Ils allaient les porter au roi de Boutan pour augmenter le nombre de ses divinités. Ils dirent à Tavernier qu’ils se seraient enrichis, s’ils avaient pu faire composer une idole particulière que le prince leur avait recommandée ; c’était une figure monstrueuse, qui devait avoir six cornes, quatre oreilles et quatre bras, avec six doigts à chaque main ; mais ils n’avaient pas trouvé d’assez grosse pièce d’ambre jaune.

Le roi de Boutan, commençant à craindre que les tromperies qui se font dans le musc ne ruinassent ce commerce, d’autant plus qu’on en tire aussi du Tonquin et de la Cochinchine, où il est beaucoup plus cher, parce qu’il y est moins commun, avait ordonné depuis quelque temps que les vessies ne seraient pas cousues, et qu’elles seraient apportées ouvertes à Boutan, pour y être visitées et scellées de son sceau. Mais cette précaution n’empêche pas qu’on ne les ouvre subtilement, et qu’on n’y mette de petits morceaux de plomb, qui, sans l’altérer, à la vérité, en augmentent du moins le poids.

Le royaume d’Assam est une des plus fertiles contrées de l’Asie ; il produit tout ce qui est nécessaire à la vie , sans que les habitans aient besoin de recourir aux nations voisines. Ils ont des mines d’argent, d’acier, de plomb et de fer ; la soie en abondance, mais grossière. Ils en ont une espèce qui croît sur les arbres, et qui est l’ouvrage d’un animal dont la forme ressemble à celle des vers à soie communs, avec cette double différence, qu’il est plus rond et qu’il demeure toute l’année sur les arbres. Les étoffes qu’on fait de cette soie sont fort lustrées ; mais elles se coupent. C’est du côté du midi que la nature produit ces vers, et qu’on trouve les mines d’or et d’argent. Le pays produit aussi quantité de gomme-laque, dont on distingue deux sortes : celle qui croît sur les arbres est de couleur rouge, et sert à peindre les toiles et les étoffes. Après en avoir tiré cette couleur, on emploie ce qui reste à faire une sorte de vernis dont on enduit les cabinets et d’autres meubles de cette nature. On le transporte en abondance à la Chine et au Japon, où il passe pour la meilleure laque de l’Asie. À l’égard de l’or, on ne permet pas qu’il sorte du royaume, et l’on n’en fait néanmoins aucune espèce de monnaie. Il demeure en lingots, grands et petits, dont le peuple se sert dans le commerce intérieur.

Nous tirons le peu de détails que nous présente la Cochinchine de la relation d’un missionnaire jésuite, nommé le père de Rhodes, et nous y joindrons quelques-unes des remarques et aventures qui lui sont particulières.

Destiné à la mission du Japon par le souverain pontife, il se rendit de Rome à Lisbonne, où il avait ordre de s’embarquer avec d’autres missionnaires.

Ce fut le 4 avril 1619 qu’ils mirent à la voile avec trois grands vaisseaux : ils étaient au nombre de six sur la Sainte-Thérèse. Trois mois et demi de navigation leur firent doubler le cap de Bonne-Espérance. Ils essuyèrent plusieurs tempêtes et les ravages du scorbut, qui ne les empêchèrent point d’arriver heureusement au port de Goa le 5 octobre.

Après avoir passé deux ans, tant à Goa qu’à Salsette, il reçut ordre enfin de partir pour le Japon, sur un vaisseau qui devait porter à Malacca un seigneur portugais, nommé pour commander dans la citadelle. Il passa par Cochin, qui n’est qu’à cent lieues de Goa : les jésuites y avaient un collége dans lequel ils enseignaient toutes les sciences. La violence des vents qui arrêta long-temps le vaisseau portugais vers le cap de Comorin, donna occasion à l’auteur de visiter la fameuse côte de la Pêcherie, qui tire ce nom de l’abondance des perles qu’on y pèche. « Les habitans connaissent, dit-il, dans quelle saison ils doivent chercher ces belles larmes du ciel qui se trouvent endurcies dans les huîtres. Alors les pêcheurs s’avancent en mer dans leurs barques : l’un plonge, attaché sous les aisselles avec une corde, la bouche remplie d’huile et un sac au cou : il ramasse les huîtres qu’il trouve au fond ; et lorsqu’il n’a plus la force de retenir son haleine, il emploie quelques signes pour se faire retirer. Ces pêcheurs sont si bons chrétiens, qu’après leur pêche ils viennent ordinairement à l’église, où ils mettent souvent de grosses poignées de perles sur l’autel. On fit voir au père de Rhodes une chasuble qui en était entièrement couverte, et qui était estimée deux cent mille écus dans le pays. Qu’eût-elle valu, dit-il, en Europe ? »

La principale place de cette côte est Totocorin : on y trouve les plus belles perles de l’Orient. Les Portugais y avaient une citadelle, et les jésuites un fort beau collége. Il était arrivé, par des malheurs que de Rhodes ignore, qu’on avait ôté cette maison à sa compagnie. « Les jésuites, dit-il, s’étant retirés, on dit que les perles et les huîtres disparurent dans cet endroit de la côte ; mais aussitôt que le roi de Portugal eut rappelé ces zélés missionnaires, on y vit revenir les perles, comme si le ciel eût voulu remarquer que, lorsque les pêcheurs d’âmes seraient absens, il ne fallait pas attendre une bonne pêche de perles. » Ceci nous rappelle un passage fort plaisant de la Gazette de France, de l’année 1774, dans lequel on disait, à l’article de la Suède, que tout se ressentait du bonheur de la nouvelle administration, et que jamais les harengs n’étaient venus en si grand nombre sur les bords de la Baltique.

Après avoir visité la côte de Coromandel, le père de Rhodes fit voile vers Malacca, et échoua sur un banc de sable à la vue du cap de Rachado. Il attribue le salut du vaisseau à un miracle sensible de son reliquaire, qu’il plongea dans la mer au bout d’une longue corde. En moins d’une minute, sans que personne y travaillât, le bâtiment, dit-il, qui avait été long-temps immobile, sortit du sable avec une force extrême, et fut poussé en mer. Il observe qu’on peut aborder dans tous les temps de l’année au port de Malacca, avantage que n’ont pas le ports de Goa, de Cochin, de Surate, ni, suivant ses lumières, aucun autre port de l’Inde orientale. Quoique Malacca, observe-t-il encore, ne soit qu’à deux degrés au nord de la ligne, et que par conséquent la chaleur y soit extrême, cependant les fruits de l’Europe et le raisin même n’y mûrissent point. La raison, dit-il, en paraîtra fort étrange ; mais elle n’est pas moins certaine : c’est faute de chaleur que ces fruits n’y mûrissent pas. Il ajoute, pour s’expliquer, que, « le soleil donnant à plomb sur la terre, devrait à la vérité tout brûler et rendre le pays inhabitable. Les anciens en avaient cette opinion ; mais ils ignoraient le secret de la Providence, qui a voulu qu’il fût le plus habité. Le soleil, dans le temps qu’il a toute sa force, attire tant d’exhalaisons et de vapeurs, que c’est alors l’hiver du pays. Les vents, qui sont impétueux, les pluies continuelles tiennent cet astre caché, et s’opposent à la maturité de tous les fruits qui ne sont pas propres au climat. »

Les vues du père de Rhodes étaient toujours pour le Japon, et sa soumission pour d’autres ordres qui le retinrent un an et demi, soit à Macao, soit à Canton, fut une violence qu’il fit à son zèle. Cependant de nouvelles dispositions de ses supérieurs l’obligèrent d’abandonner entièrement son premier projet pour se rendre à la Cochinchine. D’ailleurs les portes du Japon se trouvaient fermées par une violente persécution qui s’y était élevée contre le christianisme. Le père de Mattos reçut ordre de partir pour la Cochinchine avec cinq autres jésuites de l’Europe, entre lesquels de Rhodes fut nommé. Ils s’embarquèrent à Macao, dans le cours du mois de décembre 1624, et leur navigation ne dura que dix-neuf jours.

Il n’y avait pas cinquante ans que la Cochinchine était un royaume séparé du Tonquin, dont elle n’avait été qu’une province pendant plus de sept cents ans. Celui qui secoua le joug était l’aïeul du roi qui occupait alors le trône. Après avoir été gouverneur du pays, il se révolta contre son prince, et se fit un état indépendant, dans lequel il se soutint assez heureusement par la force des armes pour laisser à ses enfans une succession tranquille. Leur puissance y étant mieux établie que jamais, il n’y a pas d’apparence que cette souveraineté retourne jamais à ses anciens maîtres.

La Cochinchine est sous la zone torride, au midi de la Chine ; elle s’étend depuis le 12e. degré jusqu’au 18e. De Rhodes lui donne quatre cents milles de longueur ; mais sa largeur est beaucoup moindre. Elle a pour bornes à l’orient la mer de la Chine, le royaume de Laos à l’occident, celui de Chiampa au sud, et le Tonquin au nord. Sa division est en six provinces, dont chacune a son gouverneur et ses tribunaux particuliers de justice. La ville où le roi fait son séjour se nomme Kehoué. Si les bâtîmens n’en sont pas magnifiques, parce qu’ils ne sont composés que de bois, ils ne manquent pas de commodités, et les colonnes fort bien travaillées, qui servent à les soutenir, leur donnent beaucoup d’apparence. La cour est belle et nombreuse, et les seigneurs y font éclater beaucoup de magnificence dans leurs habits.

Le pays est fort peuplé. De Rhodes vante la douceur des habitans ; mais elle n’empêche pas, dit-il, qu’ils ne soient bons soldats ; ils ont un respect merveilleux pour leur roi. Ce prince entretient continuellement cent cinquante galères dans trois ports ; et les Hollandais ont éprouvé qu’elles peuvent attaquer avec avantage ces grands vaisseaux avec lesquels ils se croient maîtres des mers de l’Inde.

La fertilité du pays rend les habitans fort riches. Il est arrosé de vingt-quatre belles rivières, qui donnent de merveilleuses commodités pour voyager par eau dans toutes ses parties, et qui servent par conséquent a l’entretien du commerce. Des inondations réglées qui se renouvellent tous les ans aux mois de novembre et de décembre, engraissent la terre sans aucune culture. Dans cette saison, il n’est pas possible de voyager à pied, ni de sortir même des maisons sans une barque ; de là vient l’usage de les élever sur deux colonnes, qui laissent un passage libre à l’eau.

Il se trouve des mines d’or dans la Cochinchine : mais les principales richesses du pays sont, le poivre, que les Chinois y viennent prendre ; la soie, qu’on fait servir jusqu’aux filets des pécheurs et aux cordages des galères ; et le sucre, dont l’abondance est si grande, qu’il ne vaut pas ordinairement plus de deux sous la livre. On en transporte beaucoup au Japon, quoique les Cochinchinois n’entendent pas beaucoup la manière de l’épurer.

On s’imaginerait qu’une contrée qui ne produit ni blé, ni vin, ni huile, nourrit mal ses habitans. Mais, sans expliquer en quoi consiste leur bonne chère, de Rhodes assure que les tables de la Cochinchine valent celles de l’Europe.

C’est le seul pays du monde où croisse le calembac, cet arbre renommé dont le bois est un parfum précieux, et qui d’ailleurs sert aux plus excellens usages de la médecine. L’odeur en est admirable ; le bois en poudre ou en teinture fortifie le cœur contre toutes sortes de venins ; il se vend au poids de l’or.

De Rhodes assure, contre le témoignage de plusieurs autres voyageurs, que c’est aussi dans la seule Cochinchine que se trouvent ces petits nids d’oiseaux qui servent d’assaisonnement aux potages et aux viandes. On pourrait croire, pour concilier les récits, qu’il parle d’une espèce particulière. Ils ont, dit-il, la blancheur de la neige : on les trouve dans certains rochers de cette mer, vis-à-vis des terres où croissent les calembacs, et l’on n’en voit point autre part ; c’est ce qui le porte à croire que les oiseaux qui font ces nids vont sucer ces arbres, et que de ce sucre, mêlé peut-être avec l’écume de la mer, ils composent un ouvrage si blanc et de si bon goût. Cependant ils demandent d’être cuits avec de la chair ou du poisson ; et de Rhodes assure qu’ils ne peuvent être mangés seuls.

La Cochinchine produit des arbres qui portent pour fruits de gros sacs remplis de châtaignes. On doit regretter que le père de Rhodes n’en rapporte pas le nom, et qu’il n’en explique pas mieux la forme. « Un seul de ces sacs fait la charge d’un homme ; aussi la Providence ne les a-t-elle pas fait sortir des branches, qui n’auraient pas la force de les soutenir, mais du tronc même ; le sac est une peau fort épaisse, dans laquelle on trouve quelquefois cinq cents châtaignes plus grosses que les nôtres ; mais ce qu’elles ont de meilleur, est une peau blanche et savoureuse, qu’on tire de la châtaigne avant de la cuire. »

Les difficultés de la langue étant un des plus grands obstacles qui arrêtent le progrès des missionnaires, le père de Rhodes comprit que cette étude devait faire son premier soin. On parle à peu près la même langue dans le royaume de Tonquin et de la Cochinchine.Elle est aussi entendue dans trois autres pays voisins ; mais est entièrement différente de la chinoise. On la prendrait, surtout dans la bouche des femmes, pour un gazouillement d’oiseaux ; tous les mots sont des monosyllabes, et leur signification ne se distingue que par les divers tons qu’on leur donne en les prononçant. Une même syllabe, telle, par exemple, que daï, peut signifier vingt-trois choses tout-à-fait différentes. Le zèle du père de Rhodes lui fit mépriser ces obstacles ; il apporta autant d’application à cette entreprise qu’il en avait donné autrefois à la théologie, et dans l’espace de quatre mois, il se rendit capable de prêcher dans la langue de la Cochinchine ; mais il avoue qu’il en eut l’obligation à un petit garçon du pays, qui lui apprit en trois semaines les divers tons de cette langue, et la manière de prononcer tous les mots : ce qu’il y eut d’admirable, et ce qui mérite d’être remarqué, c’est qu’ils ignoraient la langue l’un de l’autre.

Dans l’intervalle de ses entreprises apostoliques, il fit un voyage aux Philippines, sans autre dessein que de profiter d’une occasion qui se présentait pour se rendre à Macao.

Une violente persécution l’obligeant de quitter la Cochinchine, il s’embarqua, le 2 juillet 1641, sur un vaisseau qui faisait voile pour Bolinao. Il entra dans ce port le 28 du même mois, après avoir essuyé une dangereuse tempête ; mais il fut surpris de remarquer à son arrivée que les habitans ne comptaient que samedi 27 juillet. Il avait mangé de la viande le matin, parce qu’il se croyait au dimanche, et le soir il fut obligé de faire maigre, lorsqu’on l’assura que le dimanche et le vingt-huitième n’étaient que le lendemain : cette erreur lui causa d’abord beaucoup d’embarras ; mais en y pensant un peu, il comprit que de part et d’autre on avait fort bien compté, quoiqu’il y eût dans les deux comptes la différence d’un jour.

Ce qu’il y a d’étonnant dans l’embarras du père de Rhodes, c’est qu’étant aux Indes depuis si long-temps, il n’eût jamais eu l’occasion de faire la même remarque. Il s’applaudit de l’explication qu’il donne à son erreur.

Quand on part d’Espagne, dit-il, pour aller aux Philippines, on va toujours de l’orient à l’occident. Il faut par conséquent que tous les jours deviennent plus longs de quelques minutes ; parce que le soleil, dont on suit la course, se lève et se couche toujours plus tard. Dans le cours de cette navigation, la perte est d’un demi-jour. Au contraire, les Portugais qui vont du Portugal aux Indes orientales, avancent contre le soleil, qui, se couchant et se levant toujours plus tôt, rend chaque jour plus court de quelques minutes, et leur donne ainsi l’avance du jour en arrivant au même terme. D’où il est aisé de conclure que, les uns gagnant et les autres perdant un demi-jour, il faut nécessairement que les Portugais et les Espagnols, qui arrivent aux Philippines par des chemins opposés, trouvent un jour entier de différence. « Le père de Rhodes, venu vers l’orient par le chemin des Portugais, avait vécu par conséquent un jour de plus que les Espagnols des Philippines. » Par la même raison, continue-t-il, deux prêtres qui partiraient au même jour, l’un de Portugal vers l’orient, l’autre d’Espagne vers l’occident, disant chaque jour la messe, et arrivant le même jour au même lieu, l’un aurait dit une messe plus que l’autre : et de deux jumeaux qui, étant nés ensemble, feraient le même voyage par les deux routes opposées, l’un aurait vécu un jour de plus. »

Ceux pour qui cette remarque ne sera pas aussi merveilleuse qu’elle le fut pour l’auteur apprendront de lui plus volontiers l’origine de la persécution qui fermait alors aux missionnaires l’entrée des ports du Japon. Après avoir observé que Manille, la principale des Philippines, est au 13e. degré de l’élévation de la ligne, et que c’est là qu’on compte le dernier terme de l’occident, quoique ces îles soient à l’orient de la Chine, dont elles ne sont éloignées que de cent cinquante lieues, il ajoute :

« Comme on les prend pour le bout des Indes occidentales, qui appartiennent aussi aux Espagnols, deux Hollandais prirent occasion de cette idée pour renverser le christianisme au Japon. Ils firent voir à l’empereur, dans une mappemonde, d’un côté les Philippines, et de l’autre Macao, que le roi d’Espagne possédait alors à la Chine, en qualité de roi de Portugal. Voyez-vous, lui dirent-ils, jusqu’où la domination du roi d’Espagne s’est étendue ? Du côté de l’orient, elle est arrivée à Macao, et du côté de l’occident aux Philippines. Vous êtes si près de ces deux extrémités de son empire, qu’il ne lui reste que le vôtre à conquérir ; à la vérité, il n’a pas aujourd’hui des troupes assez nombreuses pour entreprendre tout d’un coup la conquête du Japon ; mais il y envoie des prêtres qui, sous le prétexte de faire des chrétiens, font des soldats pour l’Espagne ; et lorsque le nombre en sera tel que les Espagnols le désirent, vous éprouverez, comme le reste du monde, que, sous le voile de la religion, ils ne pensent qu’à vous rendre l’esclave de leur ambition. » L’empereur du Japon, alarmé de cet avis, jura une guerre irréconciliable à tous les missionnaires chrétiens : l’Église n’a jamais essuyé de persécution plus obstinée que celle qui a rempli de sang toutes les villes de ce florissant royaume, où le christianisme avait fait des progrès. Nous en parlerons plus au long à l’article du Japon.

Dans une traversée de Malacca à Java, qui ne fut que de onze jours, il arriva au vaisseau qu’il montait un accident fort singulier, qu’il attribue à la protection du premier martyr de la Cochinchine, nommé André, dont il portait la tête à Rome. Le 25 février, pendant que le vent était favorable, l’imprudence des matelots les fit heurter contre un gros rocher, qui était presqu’à fleur d’eau. Le bruit ne fut pas moindre que celui du tonnerre, et le coup avait été si violent, que le navire demeura fixé sur l’écueil. Plusieurs planches qu’on vit flotter sur l’eau ne laissèrent aucun doute qu’il ne fût près de périr. Cependant il se remit de lui-même à flot, tandis que l’auteur et deux autres missionnaires, qui étaient partis avec lui de Malacca, faisaient leur prière au martyr. Les matelots, surpris qu’il ne se remplit pas d’eau, jugèrent qu’ayant été doublé en plusieurs endroits, il n’avait perdu que des planches extérieures. Ils continuèrent leur navigation sept jours entiers avec beaucoup de bonheur. Mais, en arrivant au port de Batavia, où l’on pensa aussitôt à radouber le vaisseau, on s’aperçut avec admiration qu’il avait une grande ouverture sur le bas, et que le rocher qui avait brisé les planches, s’étant rompu lui-même, avait rempli le trou d’une grosse et large pierre. Toute la ville accourut pour voir cette merveille. La même chose est arrivée de nos jours à un vaisseau anglais, dans un voyage du capitaine Cook, sans que saint André de Cochinchine s’en mêlât.

Il se trouvait dans Batavia, plusieurs Français catholiques et quantité de Portugais, auxquels le missionnaire s’empressa de rendre les services de sa profession : son zèle se satisfit paisiblement pendant l’espace de cinq mois. Mais un jour de dimanche, 29 juillet, la messe, qu’il célébrait dans sa maison devant un grand nombre de catholiques, fut interrompue par l’arrivée du juge criminel de la ville, qui entra dans la chapelle avec ses archers. De Rhodes se hâta de consommer les saintes espèces. Mais il fut saisi à l’autel même par les archers, qui voulurent le mener en prison revêtu des habits sacerdotaux. Sept gentilshommes portugais mirent l’épée à la main pour sa défense. Le désordre aurait été fort grand, s’il n’eût supplié ses défenseurs de l’abandonner à la violence des hommes. Le juge, touché apparemment de sa générosité, lui laissa quitter ses habits ; mais s’étant saisi néanmoins de tout ce qui appartenait à son ministère, il le fit conduire dans la prison publique, d’où il fut mené deux jours après dans un cachot noir, destiné aux criminels qui ne peuvent éviter le dernier supplice. Son procès fut instruit. Outre le crime d’avoir célébré la messe à Batavia, il fut accusé d’avoir travaillé à la conversion du gouverneur de Malacca, et d’avoir brûlé plusieurs livres de la religion hollandaise. Il se justifia sur ce dernier article en protestant que, quelque opinion qu’il eût de ces livres, il ne lui en était jamais tombé entre les mains. Mais il n’en reçut pas moins sa sentence, qui contenait trois articles. Par les deux premiers, il était condamné à un bannissement perpétuel de toutes les terres de Hollande, et à payer une amende de quatre cents écus d’or. Le troisième, qui lui fut le plus douloureux, portait que les ornemens ecclésiastiques, les images et le crucifix qu’on lui avait enlevés seraient brûlés par la main du bourreau, et qu’il assisterait sous un gibet à cette exécution. Ses représentations et ses larmes ne purent fléchir ses juges. S’il fut dispensé de paraître sous le gibet, il n’eut cette obligation qu’à la politique du gouverneur, qui craignit un soulèvement des catholiques de la ville. On suppléa même à cette espèce d’adoucissement en faisant pendre deux voleurs tandis que l’on brûlait le crucifix et les images. Ce n’est pas là de la tolérance, il s’en faut de beaucoup ; mais il faut avouer qu’on ne leur en avait pas donné l’exemple.

Des deux autres articles, le premier ne put être exécuté sur-le-champ, parce que le père de Rhodes n’était point assez riche pour satisfaire au second. Il fut retenu pendant trois mois dans les chaînes ; et sa réponse aux offres qu’on lui faisait de le rendre libre aussitôt qu’il aurait payé l’amende, était de protester qu’il était content de son sort, et qu’il regardait ces souffrances comme une faveur du ciel.

Au mois d’octobre, quelques vaisseaux de Hollande apportèrent des lettres de la compagnie des Indes qui nommaient Corneille Van-der-Lyn gouverneur général des établissemens hollandais après la mort d’Antoine Van Diemen, qui avait enlevé Malacca aux Portugais. Entre les réjouissances publiques qui se firent à l’entrée du nouveau gouverneur, tous les prisonniers furent délivrés. Non-seulement de Rhodes fut élargi sans payer les quatre cents écus, mais Van-Der-Lyn le vengea par quelques bastonnades qu’il donna de sa main au principal juge pour le punir de son excessive rigueur. Ensuite l’ayant comblé de caresses, auxquelles il joignit des excuses pour sa nation, il lui laissa la liberté de partir. Quelques Portugais qui faisaient voile pour Macassar le reçurent avec joie dans leurs vaisseaux, et consentirent volontiers à la prière qu’il fit d’être conduit à Bantam, qui n’est qu’à douze lieues de Batavia. Il espérait trouver dans cette ville quelque vaisseau anglais prêt à retourner en Europe ; mais il entreprit encore d’autres courses. Il alla à Ormus, et prit sa route par terre, en traversant la Perse et la Natolie jusqu’à Smyrne, d’où il se rendit au port de Gênes sur un vaisseau de cette république.

FIN DU SIXIÈME VOLUME.