Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome V/Seconde partie/Livre II/Chapitre III

CHAPITRE III.

Goa.

L’île de Goa était, comme on l’a vu dans le premier volume de cet Abrégé, une dépendance du royaume de Décan ; elle a donné son nom à la ville qui en est la capitale. Cette île, dont le circuit est d’environ huit lieues, est formée par une belle et grande rivière qui l’environne, et qui fait plusieurs autres îles peuplées d’Indiens et de Portugais. Cette rivière est assez profonde, quoique les grands vaisseaux, tels que les caraques et les galions, soient obligés de s’arrêter à l’embouchure, qui porte le nom de Barre. Les bords de l’île sont défendus par sept forteresses, dont les deux principales sont à l’embouchure de la rivière ; l’une au nord, du côté de la terre ferme, qui est le pays de Bardes, dépendant aussi des Portugais, et pour la garde d’une belle fontaine d’eau fraîche autant que pour celle de la rivière ; l’autre à l’opposite, sur un cap de l’île. Ces deux forteresses défendent fort bien l’entrée de la rivière ; mais elles ne peuvent empêcher les navires étrangers de mouiller à la Barre, et par conséquent de fermer le passage aux vaisseaux portugais.

Toute l’île est montagneuse : la plus grande partie est d’une terre rouge dont les habitans font d’assez belles poteries ; mais on y trouve une autre terre d’un gris noirâtre, beaucoup plus fine et plus délicate, qui sert aussi à faire des vases de la finesse du verre. Le pays n’est pas des plus fertiles ; ce qu’il faut moins attribuer aux mauvaises qualités du terroir qu’à ses montagnes ; car on sème dans les vallées du riz et du millet qui se moissonnent deux fois l’année. L’herbe et les arbres y conservent toujours leur verdure, comme dans la plupart des îles et des pays qui sont entre les deux tropiques. On y voit un grand nombre de vergers bien plantés et fermés de murailles, qui servent de promenades et de maisons de campagne aux Portugais. Ils y conduisent de l’eau par un grand nombre de canaux pour l’entretien des cocotiers dont ils tirent leur vin et leurs ustensiles. Assez près de la ville est un fort bel étang de plus d’une lieue de tour, sur les bords duquel les seigneurs ont de fort belles maisons et des jardins remplis de toutes sortes de fruits.

Les villages de l’île sont peuplés de différentes sortes d’habitans naturels ou étrangers. La plupart des naturels sont encore idolâtres. On distingue, 1o. les bramines, qui sont répandus dans toutes les Indes, et que les autres regardent comme leurs supérieurs et leurs maîtres ; 2o. les canarins, qui se divisent en deux espèces : l’une, de ceux qui exercent le commerce et d’autres métiers honnêtes ; l’autre composée de pêcheurs, de rameurs et de toutes sortes d’artisans ; 3o. les colombins, qui s’emploient aux choses les plus viles, et qui vivent dans la pauvreté et la misère. Le privilége de ces anciens habitans de l’île est de jouir tranquillement de leur liberté en vertu d’une ordonnance des rois de Portugal, et de ne pouvoir être forcés dans leur culte de religion ni réduits à l’esclavage. Entre les étrangers, quoique le premier rang appartienne aux Portugais, ils mettent eux-mêmes beaucoup de différence entre tous ceux qui prennent ce nom. Les véritables maîtres sont ceux qui viennent de l’Europe, et qui se nomment avec affectation Portugais du Portugal. On considère après eux ceux qui sont nés dans l’Inde de père et de mère portugais ; ils portent le nom de castices. Les derniers sont ceux qui ont pour père un Portugais, ou une Portugaise pour mère, mais qui doivent la moitié de leur naissance à une Indienne ou à un Indien. On les appelle métis, comme on appelle mulâtres ceux qui viennent d’un Portugais et d’une Négresse d’Afrique. Les mulâtres sont au même rang que les métis. Mais, entre les métis, ceux qui sont de race bramine du côté de leur père ou de leur mère, jouissent d’une considération particulière. Les autres habitans sont ou des étrangers indiens qui achètent la liberté de demeurer dans l’île en payant un tribut personnel, ou des Européens, tels qu’un petit nombre d’Espagnols, quantité d’Italiens, quelques Allemands et Flamands, un fort grand nombre d’Arméniens et quelques Anglais. On n’y voit pas un seul Français, à l’exception de quelques jésuites employés dans les missions. Le nombre des esclaves y est infini. Les Portugais en achètent de toutes les nations indiennes, et le commerce qu’ils en font est très-étendu. Ils s’arrêtent peu aux défenses qui doivent leur faire excepter plusieurs peuples avec lesquels ils vivent en paix. Amis, ennemis, ils enlèvent ou achètent tous ceux qui tombent entre leurs mains, et les vendent pour le Portugal ou pour les autres colonies.

La ville de Goa, située à 15 degrés et demi de latitude septentrionale, règne l’espace d’une demi-lieue sur le bord de la rivière du côté du nord. Depuis environ cent dix ans que les Portugais s’étaient rendus maîtres de l’île, Pyrard ne se lassait point d’admirer qu’ils y eussent élevé tant de superbes bâtimens, qui comprennent des églises, des monastères, des palais, des places publiques, des forteresses et d’autres édifices à la manière de l’Europe. Il lui donne une lieue et demie de tour, sans y comprendre les faubourgs. Elle n’est forte que du côté de la rivière. Une simple muraille qui l’environne de l’autre côté ne la défendrait pas long-temps contre ceux qui seraient maîtres de l’île. Elle avait dans son origine de bonnes portes et des murs plus hauts et plus épais ; mais, s’étant fort accrue pendant les années florissantes du règne de ses habitans dans les Indes, ses anciennes défenses sont devenues presque inutiles. Aussi toute la confiance des Portugais est-elle dans la difficulté des passages.

La grande porte de la ville est ornée avec beaucoup de magnificence. Ce sont des peintures qui représentent les guerres des Portugais dans les Indes, des trophées d’armes ; surtout une belle statue dorée, qui est celle de sainte Catherine, patronne de Goa, parce que ce fut le jour de sa fête que les Portugais se rendirent maîtres de l’île.

La rue Drécha est un marché perpétuel où l’on trouve toutes sortes de marchandises de l’Europe et de l’Inde. C’est là que tous les ordres de la ville se rassemblent et se mêlent indifféremment pour vendre ou acheter. On y fait les changes et les encans ; on y vend les esclaves ; et dans une ville où le commerce est si florissant, il n’y a personne qui n’ait journellement quelque intérêt à ce qui s’y passe. La foule est si serrée, que tout le monde y portant de grands chapeaux nommés sombreros, dont le diamètre est au moins de six ou sept pieds, et qui servent également à défendre de la chaleur et de la pluie, il semble, de la manière dont ils s’entre-touchent, qu’ils ne fassent qu’une seule couverture. Les esclaves ne s’y vendent pas avec plus de décence qu’en Turquie, c’est-à-dire qu’on les y mène en troupes de l’un ou de l’autre sexe comme les animaux les plus vils, et que chacun a la liberté de les visiter curieusement. Les plus chers, du temps de Pyrard, ne coûtaient que vingt ou trente pardos, quoiqu’il s’y trouvât des hommes très-bien faits, et de fort belles femmes de tous les pays des Indes, dont la plupart savaient jouer des instrumens, broder, coudre, faire toutes sortes d’ouvrages, de confitures et de conserves. Pyrard observa que, malgré la chaleur du pays, tous ces esclaves indiens des deux sexes n’exhalent pas de mauvaise odeur ; au lieu que les Nègres d’Afrique sentent, dit-il, le porreau vert, odeur qui devient insupportable lorsqu’ils sont échauffés.

Les Portugais de Goa ne se font pas un scrupule d’user des jeunes esclaves qu’ils achètent, lorsqu’elles sont sans maris. S’ils les marient eux-mêmes, ils renoncent à ce droit, et leur parole devient une loi qu’ils ne croient pas pouvoir violer sans crime. S’ils ont un enfant mâle d’une esclave, l’enfant est légitimé, et la mère est déclarée libre. C’est une richesse à Goa qu’un grand nombre d’esclaves : outre ceux dont on tire des services domestiques, d’autres qui s’occupent au-dehors sont obligés d’apporter chaque jour ou chaque semaine à leur maître ce qu’ils ont gagné par leur travail. On voit dans le même marché un grand nombre de ces esclaves qui ne sont point à vendre, mais qui mettent eux-mêmes leurs ouvrages en vente, ou qui cherchent des occupations convenables à leurs talens. Les filles se parent soigneusement pour plaire aux spectateurs, et cet usage donne lieu à beaucoup de désordres.

Il se trouve dans le marché de la rue Drécha quantité de beaux chevaux arabes et persans, qui se vendent nus jusqu’à cinq cents pardos ; mais la plupart y sont amenés avec de superbes harnais, dont la valeur surpasse quelquefois celle du cheval.

La marée montant jusqu’à la ville, les habitans sont réduits à tirer l’eau qu’ils boivent de quelques sources qui descendent des montagnes, dont il se forme des ruisseaux qui arrosent plusieurs parties de l’île. Il y a peu de maisons dans Goa qui n’aient des puits ; mais cette eau ne peut servir qu’aux besoins domestiques. Celle qui se boit est apportée d’une belle fontaine nommée Banguenin, que les Portugais ont environnée de murs à un quart de lieue de la ville. Ils ont pratiqué au-dessous quantité de réservoirs où l’on blanchit le linge, et d’autres qui servent comme de bains publics. Quoique le chemin en soit fort pénible, et qu’on ait à monter et descendre trois ou quatre grandes montagnes, on y rencontre nuit et jour quantité de gens qui vont et qui viennent. L’eau se vend par la ville. Un grand nombre d’esclaves, employés continuellement à cette besogne, la portent dans des cruches de terre qui tiennent environ deux seaux, et vendent la cruche cinq bosourouques, qui reviennent à six deniers. Il aurait été facile aux Portugais de faire venir la source entière dans Goa par des tuyaux ou des aqueducs ; mais ils prétendent que le principal avantage serait pour les étrangers, auxquels il n’en coûterait rien pour avoir de l’eau, quoiqu’ils soient en plus grand nombre qu’eux dans la ville ; sans compter que le soin d’en apporter occupe les esclaves, et fait un revenu continuel pour les maîtres qui tirent le fruit de leur travail.

Les Portugais, prétendant tous à la qualité de gentilshommes, affectent de fuir le travail, qu’ils croient capable de les avilir, et se bornent au commerce, qui peut s’accorder avec la noblesse et les armes. La plupart ne marchent qu’à cheval ou en palanquin. Leurs chevaux sont de Perse ou d’Arabie ; les harnais de Bengale, de la Chine et de Perse, brodés de soie, enrichis d’or, d’argent et de perles fines ; les étriers d’argent doré ; la bride couverte de pierres fines, avec des sonnettes d’argent. Ils se font suivre d’un grand nombre de pages, d’estafiers et de laquais à pied, qui portent leurs armes et leurs livrées. Les femmes ne sortent que dans un palanquin, qui est une sorte de litière portée par quatre esclaves, couverte ordinairement d’une belle étoffe de soie, suivie d’une multitude d’esclaves à pied.

Dans la situation de Goa, les seuls ennemis qui puissent causer de l’inquiétude aux Portugais sont les Indiens du Décan, lorsque la paix cesse de subsister entre les deux nations ; mais elle est établie depuis long-temps d’une manière qui paraît inaltérable, parce qu’elle paraît fondée sur un intérêt réciproque. Celui des Portugais consiste à compter les rois du Décan pour leurs amis ; et celui de ces rois est de tirer le plus grand parti possible du commerce que les Portugais attirent dans le pays. D’ailleurs, depuis fort long-temps, les Portugais ne sont plus assez puissans dans l’Inde pour y faire craindre l’esprit de conquête qui les animait autrefois.

Le pouvoir du vice-roi portugais s’étend sur tous les établissemens de sa nation dans les Indes. Il y exerce tous les droits de l’autorité royale, excepté à l’égard des gentilshommes, que les Portugais nomment hidalgos. Dans les causes civiles comme dans les criminelles, ils peuvent appeler de sa sentence en Portugal ; mais il les y envoie prisonniers les fers aux pieds. Ses appointemens sont peu considérables en comparaison des profits qui lui reviennent pendant ses trois ans d’administration. Le roi lui donne environ soixante mille pardos, ce qui suffit à peine pour son entretien, au lieu qu’il gagne quelquefois un million. Il se fait servir avec tout le faste de la royauté. Jamais on ne le voit manger hors de son palais, excepté le jour de la conversion de saint Paul, et celui du nom de Jésus, qu’il va diner dans les maisons de jésuites qui portent ces noms. L’archevêque est le seul qui mange quelquefois à sa table. Ce prélat est lui-même un grand seigneur par son rang et par l’immensité de son revenu. Son autorité dans les Indes représente celle du pape, excepté à l’égard des jésuites, qui, ne voulant reconnaître que le pape même et leur général, étaient en procès avec lui depuis long-temps. Son revenu n’a pas de bornes, parce qu’outre les rentes annuelles qui sont attachées à la dignité d’archevêque et de primat des Indes, il tire des présens de tous les autres ecclésiastiques, et la principale part des biens confisqués par l’inquisition de Goa. On lui rend à peu près les mêmes honneurs qu’au vice-roi. Il mange en public avec la même pompe, et ne se familiarise pas plus avec la noblesse. Un évêque qu’il a sous ses ordres, et qui porte aussi le titre d’évêque de Goa, rend pour lui ses visites, comme il exerce en son nom la plupart des fonctions épiscopales.

Quant à ce qui regarde l’inquisition, le rédacteur de l’Histoire générale, avant de rapporter ce qu’en dit Pyrard, commence par remarquer que c’est un homme très-religieux, dont le caractère est bien établi, et dont le témoignage ne peut être suspect. Sa franchise, à qui la naïveté de son langage un peu vieux semble encore donner plus de poids, se manifeste tellement dans son récit, que le rédacteur n’a pas cru devoir y changer le moindre mot. Nous imiterons son exemple.

« Quant à leur inquisition, leur justice y est beaucoup plus sévère qu’en Portugal, et brûle fort souvent des Juifs que les Portugais appellent christianos novos, qui veut dire, nouveaux chrétiens. Quand ils sont une fois pris par la justice de la sainte inquisition, tous leurs biens sont saisis aussi, et ils n’en prennent guère qui ne soient riches. Le roi fournit à tous les frais de cette justice, si les parties n’ont de quoi ; mais ils ne les attaquent ordinairement que quand ils savent qu’ils ont amassé beaucoup de biens. C’est la plus cruelle et impitoyable chose du monde que cette justice, car le moindre soupçon et la moindre parole, soit d’un enfant, soit d’un esclave qui veut faire déplaisir à son maître, font aussitôt prendre un homme, et ajouter foi à un enfant, pourvu qu’il sache parler. Tantôt on les accuse de mettre des crucifix dans les coussins sur quoi ils s’asseyent et s’agenouillent ; tantôt qu’ils fouettent des images et ne mangent point de lard ; enfin qu’ils observent encore leur ancienne loi, bien qu’ils fassent publiquement les œuvres de bons chrétiens. Je crois véritablement que le plus souvent ils leur font accroire ce qu’ils veulent, car ils ne font mourir que les riches et aux pauvres ils donnent seulement quelque pénitence. Et ce qui est plus cruel et méchant, c’est qu’un homme qui voudra mal à un autre, pour se venger, l’accusera de ce crime ; et étant pris, il n’y a ami qui ose parler pour lui, ni le visiter ou s’entremettre pour lui, non plus que pour les criminels de lèse-majesté. Le peuple n’ose non plus parler en général de cette inquisition, si ce n’est avec un très-grand honneur et respect ; et si de cas fortuit il échappait quelque mot qui la touchât tant soit peu, il faudrait aussitôt s’accuser et se déférer soi-même, si vous pensiez que quelqu’un l’eut ouï ; car autrement, si un autre vous déférait, on serait aussitôt pris. C’est une horrible et épouvantable chose d’y être une fois, car on n’a ni procureur ni avocat qui parle pour soi ; mais eux sont juges et parties tout ensemble. Pour la forme de procéder, elle est toute semblable à celle d’Espagne, d’Italie et de Portugal. Il y en a quelquefois qui sont deux ou trois ans prisonniers sans savoir pourquoi, et ne sont visités que des officiers de l’inquisition, et sont en lieu d’où ils ne voient jamais personne. S’ils n’ont de quoi vivre, le roi leur en donne. Les Gentous et Maures indiens de Goa, de quelque religion que ce soit, ne sont pas sujets à cette inquisition, si ce n’est lorsqu’ils se sont faits chrétiens. Cependant, si d’aventure un Indien, Maure ou Gentou avait diverti ou empêché un autre qui aurait eu volonté de se faire chrétien, et que cela fut prouvé contre lui, il serait pris de l’inquisition, comme aussi celui qui aurait fait quitter le christianisme à un autre, comme il arrive assez souvent. Il me serait difficile de dire le nombre de tous ceux que cette inquisition fait mourir ordinairement à Goa. Je me contente de l’exemple seul d’un joaillier ou lapidaire qui y avait demeuré vingt-cinq ans et plus, et était marié à une Portugaise métisse, dont il avait une fort belle fille prête à marier, ayant amassé environ trente ou quarante mille crusades de bien. Or, étant en mauvais ménage avec sa femme, il fut accusé d’avoir des livres de la religion prétendue. Sur quoi étant pris, son bien fut saisi, la moitié laissée à sa femme, et l’autre à l’inquisition. Je ne sais ce qui en arriva, car je m’en vins là-dessus ; mais je crois, plutôt qu’autre chose, qu’on l’a fait mourir, ou pour le moins tout son bien perdu pour lui. Il était Hollandais de nation. Au reste, toutes les autres inquisitions des Indes répondent à celle-ci de Goa. C’est toutes les bonnes fêtes qu’ils font justice. Ils font marcher tous ces pauvres criminels ensemble avec des chemises ensoufrées et peintes de flammes de feu ; et la différence de ceux qui doivent mourir d’avec les autres, est que les flammes vont en haut, et celles des autres en bas. On les mène droit à la grande église, qui est assez près de la prison, et sont là durant la messe et le sermon, auquel on leur fait de grandes remontrances ; après, on les mène au Campo Santo-Lazaro, et là on brûle les uns en présence des autres qui y assistent. »

C’est un spectacle curieux de voir tous les nouveaux chrétiens de la domination portugaise avec un grand chapelet de bois qu’ils portent au cou ; et les Portugais mêmes, hommes et femmes, qui en portent sans cesse un entre les mains, sans le quitter dans les exercices les plus profanes et les plus opposés aux bonnes mœurs. Ils ont quelques autres usages d’une piété assez mal entendue. À la messe, par exemple, lorsque le prêtre lève l’hostie consacrée, ils lèvent tous le bras, comme s’ils voulaient la montrer, et crient deux ou trois fois de toute leur force, misericordia ! Ils poussent un cri bien plus effrayant, au rapport de quelques voyageurs modernes, lorsque, se précipitant vers le lieu où l’on exécute les autodafé, et pleins de cette curiosité barbare qui se permet le spectacle d’un supplice, ils répètent, en se pressant les uns sur les autres, à l’aspect d’un juif qu’on va brûler, judeo ! judeo ! Ce murmure sourd, ce frémissement d’une rage pieuse (je le répète d’après un voyageur français qui en a été témoin) fait frissonner jusqu’au fond de l’âme ; il semble qu’alors tout un peuple soit composé de bourreaux. En général, tout ce qu’on rapporte de cette nation prouve une dévotion sombre et mélancolique, un culte de terreur qui rappelle ce mot de La Bruyère : « Il y a des gens dont on peut dire, non pas qu’ils craignent Dieu, mais qu’ils en ont peur. » On pourrait citer aussi ce beau vers de la tragédie d’Oreste qui peint Clytemnestre tremblant devant les dieux :

Elle semblait les craindre, et non les adorer.