Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome V/Seconde partie/Livre II/Chapitre IV

CHAPITRE IV.

Golconde.

La division générale de l’Inde présente d’abord à nos recherches les régions situées en deçà du Gange, que l’on peut distinguer en deux parties, l’occidentale, nommée autrement côte de Malabar, dont nous venons de parler ; et l’orientale, qui s’étend vers la côte de Coromandel. On sent bien que notre plan n’est point de donner une description exactement géographique de toutes les contrées situées entre ces deux côtes. Nous nous bornons à suivre les voyageurs dans les pays d’où l’on peut tirer des détails intéressans, et qui ont paru fixer principalement leur attention. Nous ne nous sommes arrêté sur la côte de Malabar, qu’à Surate et à Goa. Avant de passer sur la côte opposée, nous trouvons sur notre route Golconde, qui mérite d’occuper nos lecteurs. Gingi, Tanjaour, Maduré, et tous les pays qui s’étendent vers la pointe du cap Comorin, ne nous offrent rien, dans les récits des voyageurs, qui puisse ajouter aux notions que nous cherchons à prendre du grand pays de l’Inde. Nos observations sur ce pays étant principalement tirées de Tavernier, nous croyons devoir dire un mot de ce célèbre voyageur qui a reçu tant d’éloges et essuyé tant de censures. Lorsqu’il raconte sur la foi d’autrui, on peut croire et on a prouvé que ces récits sont souvent fabuleux ; mais, comme il ne manque ni de probité ni de lumières, on peut d’autant moins le démentir sur ce qu’il a vu de ses propres yeux, qu’en le comparant avec les voyageurs les plus estimés, on ne s’aperçoit point qu’il soit jamais en contradiction avec eux. Son critique le plus violent a été le ministre Jurieu ; mais, par le mal que Tavernier avait dit des Hollandais dans ses voyages, on peut présumer qu’il entrait dans les censures de Jurieu beaucoup de partialité nationale ; et le caractère connu de ce critique protestant, l’amertume et la violence de ses déclamations contre Tavernier, doivent faire penser qu’il écoutait beaucoup plus son animosité personnelle que le zèle de la vérité. Bayle, en convenant lui-même des reproches qu’on peut faire à Tavernier, le justifie sur le degré de croyance qu’il mérite quand il parle comme témoin oculaire, et infirme le témoignage de Jurieu par une réflexion très-juste : « Que n’a-t-on pris, dit-il, le parti d’opposer relation à relation, faits à faits, au lieu d’entasser des injures personnelles ? »

Jean-Baptiste Tavernier était né, en 1605, à Paris, où son père, natif d’Anvers, était venu s’établir pour y faire le commerce des cartes géographiques. Les curieux qui venaient en acheter chez lui, s’y arrêtant quelquefois à discourir sur les pays étrangers, l’inclination naturelle du jeune Tavernier pour les voyages ne fut pas moins échauffée par leurs discours que par la vue de tant de cartes. Aussi commença-t-il à s’y livrer dès sa plus tendre jeunesse. On apprendra par son exemple que l’ardeur et l’industrie peuvent conduire à la fortune avec fort peu de secours. Il gagna dans ses voyages d’Orient des biens si considérables par le commerce de pierreries, qu’à son retour en 1668, après avoir été anobli par Louis XIV, il se vit en état d’acheter la baronnie d’Aubonne, au canton de Berne, sur les bords du lac de Genève. Cependant la malversation d’un de ses neveux, auquel il avait confié la direction d’une cargaison de deux cent vingt-deux mille livres, dont il espérait tirer au Levant plus d’un million de profit, jeta ses affaires dans un si grand désordre, que, pour payer ses dettes ou pour se mettre en état de former d’autres entreprises, il vendit cette terre à M. du Quesne, fils aîné d’un de nos grands hommes de mer. Ensuite, s’étant mis en chemin dans l’espérance de réparer ses pertes par de nouveaux voyages, il mourut à Moscou, dans le cours du mois de juillet 1689, âgé de quatre-vingt-quatre ans.

Il avait recueilli quantité d’observations dans six voyages qu’il avait faits pendant l’espace de quarante ans, en Turquie, en Perse et aux Indes ; mais un si long commerce avec les étrangers lui avait fait négliger sa langue naturelle, jusqu’à le mettre hors d’état de dresser lui-même ses relations : elles ont été rédigées par différens écrivains, Chappuzeaux, La Chapelle, etc.

Le royaume de Golconde prend son nom de la ville de Golconde, qui en est la capitale, et que les Persans et les Mogols ont nommée Haïderabad, située à 17 degrés et demi de latitude nord. On ne trouve dans aucun voyageur l’exacte mesure de son étendue ; et les itinéraires de Tavernier ne peuvent donner là-dessus que des lumières d’autant plus imparfaites, que diverses révolutions y ont apporté beaucoup de changemens ; mais en général c’est un pays dont on vante la fertilité. Il produit abondamment du riz et du blé, toutes sortes de bestiaux et de volailles, et les autres nécessités de la vie. On y voit quantité d’étangs qui sont remplis de bon poisson, surtout d’une espèce d’éperlans fort délicats.

Le climat est fort sain. Les habitans divisent leurs années en trois saisons : mars, avril, mai et juin font l’été ; car, dans cet espace, non-seulement l’approche du soleil cause beaucoup de chaleur, mais le vent, qui semblerait devoir la tempérer, l’augmente à l’excès ; il y souffle ordinairement vers le milieu de mai un vent d’ouest qui échauffe plus l’air que le soleil même. Dans les chambres les mieux fermées, le bois des chaises et des tables est si ardent, qu’on n’y saurait toucher, et qu’on est obligé de jeter continuellement de l’eau sur le plancher et sur les meubles ; mais cette ardeur excessive ne dure que six ou sept jours, et seulement depuis neuf heures du matin jusqu’à quatre heures après midi ; il s’élève ensuite un vent frais qui la tempère agréablement. Ceux qui ont la témérité de voyager pendant ces extrêmes chaleurs sont quelquefois étouffés dans leurs palanquins. Elles dureraient pendant tous les mois de juillet, d’août de septembre et d’octobre, si les pluies continuelles qui tombent alors en abondance ne rafraîchissaient l’air, et n’apportaient aux habitans le même avantage que les Égyptiens reçoivent du Nil. Leurs terres étant préparées par cette inondation, ils y sèment leur riz et leurs autres grains, sans espérer d’autres pluies avant la même saison de l’année suivante. Ils comptent leur hiver au mois de décembre, de janvier et de février : mais l’air ne laisse pas d’être alors aussi chaud qu’il est au mois de mai dans les provinces septentrionales de France ; aussi les arbres de Golconde sont-ils toujours verts et toujours chargés de fruits mûrs. On y fait deux moissons de riz. Il se trouve même des terres qu’on sème trois fois.

Les habitans de Golconde sont presque tous de belle taille, bien proportionnés, et plus blancs de visage qu’on ne saurait se l’imaginer d’un climat si chaud. Il n’y a que les paysans qui soient un peu basanés. Leur religion est un mélange d’idolâtrie et de mahométisme. Ceux qui sont attachés à la secte de Mahomet ont adopté la doctrine des Persans. Les idolâtres suivent celle des bramines.

Quoique l’usage fasse donner à présent le nom de Golconde à la capitale du royaume, elle se nomme proprement Bagnagar. Golconde est une forteresse qui en est éloignée d’environ deux lieues, où le roi fait sa résidence ordinaire, et qui n’a pas moins de deux lieues de circuit. La ville de Bagnagar fut commencée par le bisaïeul du monarque qui occupait le trône pendant le voyage de Tavernier, à la sollicitation d’une de ses femmes qu’il aimait passionnément, et qui se nommait Nagar. Ce n’était auparavant qu’une maison de plaisance où l’on entretenait de fort beaux jardins pour le roi. En y jetant les fondemens d’une grande ville, il lui fit prendre le nom de sa femme ; car Bag-Nagar signifie le jardin de Nagar. On y rencontre à peu de distance quantité de grandes roches, qui ressemblent à celles de la forêt de Fontainebleau. Une grande rivière baigne les murs du côté du sud-ouest, et va se jeter proche de Mazulipatan, dans le golfe de Bengale ; on la passe à Bagnagar sur un grand pont de pierre, dont la beauté ne le cède guère à celle du Pont-Neuf de Paris. La ville est bien bâtie et de la grandeur de celle d’Orléans. On y voit plusieurs belles et grandes rues, mais qui, n’étant pas mieux pavées que toutes les villes de Perse et des Indes, sont fort incommodes en été par le sable et la poussière dont elles sont remplies.

Dans un endroit de la ville, dit Tavernier, on voit une pagode commencée depuis cinquante ans, et demeurée imparfaite, qui sera la plus grande de toutes les Indes, s’il arrive jamais qu’elle soit achevée. On admire surtout la grandeur des pierres. Celle de la niche, qui est l’endroit où doit se faire la prière, est une roche entière, d’une si prodigieuse grosseur, que cinq ou six cents hommes ont employé cinq ans à la tirer de la carrière, et qu’il a fallu quatorze cents bœufs pour la traîner jusqu’à l’édifice. Une guerre du roi de Golconde et du Mogol a fait suspendre ce bel ouvrage, qui aurait passé, suivant Tavernier, pour le plus merveilleux monument de toute l’Asie.

Le peuple de Golconde est divisé en quarante-quatre tribus ; et cette division sert à régler les rangs et les prérogatives. La première tribu est celle des bramines, qui sont les prêtres du pays, et les docteurs de la religion dominante. Ils entendent si bien l’arithmétique, que les mahométans mêmes les emploient pour leurs comptes. Leur méthode est d’écrire avec une pointe de fer sur des feuilles de palmier. Ils tiennent par tradition, de leurs ancêtres, les secrets de la médecine et de l’astrologie, qu’ils ne communiquent jamais aux autres tribus. L’Anglais Méthold vérifia par diverses expériences qu’ils n’entendent pas mal le calcul des temps, et la prédiction des éclipses. C’est par l’exercice continuel de ces connaissances qu’ils ont si bien établi leur réputation dans toutes les Indes, qu’on n’entreprend rien sans les avoir consultés. Mais rien n’a tant servi à la relever que l’honneur qu’ils ont eu de donner deux rois de leur race, l’un à Calicut, et l’autre à la Cochinchine. Après eux, la tribu des famgams tient le second rang. C’est un autre ordre de prêtres qui observent les cérémonies des bramines, mais qui ne prennent point d’autre nourriture que du beurre, du lait, et toutes sortes d’herbages, à l’exception des ognons, auxquels ils ne touchent jamais, parce qu’il s’y trouve certaines veines qui paraissent avoir quelque ressemblance avec du sang.

Les comitis, qui composent la troisième tribu, sont des marchands, dont le principal commerce est de rassembler les toiles de coton qu’ils revendent en gros, et de changer les monnaies. Leur habileté va si loin dans les changes, qu’à la seule vue d’une pièce d’or ils parient d’en connaître la valeur à un grain près. La tribu des campoveros, qui suit immédiatement, est composée de laboureurs et de soldats. C’est la plus nombreuse ; elle ne rejette l’usage d’aucune sorte de viande, à l’exception des bœufs et des vaches ; mais elle regarde comme un si grand excès d’inhumanité, de tuer des animaux dont l’homme reçoit tant de services, que le plus indigent de cet ordre n’en vendrait pas un pour la plus grosse somme aux étrangers qui les mangent, quoique entre eux ils se les vendent pour quatre francs ou cent sous. La tribu suivante est celle des femmes de débauche, dont on distingue deux sortes : l’une, de celles qui ne se prostituent qu’aux hommes d’une tribu supérieure ; l’autre, des femmes communes qui ne refusent leurs faveurs à personne. Elles tiennent cette infâme profession de leurs ancêtres, qui leur ont acquis le droit de l’exercer sans honte. Les filles de leur tribu, qui ont assez d’agrémens pour n’être pas rebutées de l’autre sexe, sont élevées dans l’unique vue de plaire. Les plus laides sont mariées à des hommes de la même tribu, dans l’espérance qu’il naîtra d’elles des filles assez belles pour réparer la disgrâce de leurs mères.

On fait apprendre aux plus jolies le chant, la danse, et tout ce qui peut leur rendre le corps souple. Elles prennent des postures qu’on croirait impossibles. « J’ai vu, dit Méthold, une fille de huit ans lever une de ses jambes aussi droit, par-dessus la tête, que j’aurais pu lever mon bras, quoiqu’elle fût debout et soutenue seulement sur l’autre. Je leur ai vu mettre les plantes des pieds sur la tête. » Tavernier dit : « Il y a tant de femmes publiques dans la capitale, dans ses faubourgs et dans la forteresse, qu’on en compte ordinairement plus de vingt mille sur les rôles du déroga. Elles ne paient point de tribut, mais elles sont obligées, tous les vendredis, de venir en certain nombre, avec leur intendante et leur musique, se présenter devant le balcon du roi. Si ce prince s’y trouve, elles dansent en sa présence ; et s’il n’y est pas, un eunuque vient leur faire signe de la main qu’elles peuvent se retirer. Le soir, à la fraîcheur, on les voit devant les portes de leurs maisons, qui sont de petites huttes ; et quand la nuit vient, elles mettent pour signal à la porte une chandelle ou une lampe allumée. C’est alors qu’on ouvre aussi toutes les boutiques où l’on vend le tari. On l’apporte de cinq ou six lieues dans des outres, sur des chevaux qui en portent une de chaque côté, et qui vont le grand trot. Le roi tire de l’impôt qu’il met sur le tari un revenu considérable ; et c’est principalement dans cette vue qu’il permet tant de femmes publiques, parce qu’elles en occasionent une grande consommation. Ces femmes ont tant de souplesse, que, lorsque le roi qui règne présentement voulut aller voir la ville de Masulipatan, neuf d’entre elles représentèrent bien la figure d’un éléphant, quatre faisant les quatre pieds, quatre autres le corps, et une la trompe ; et le roi, monté dessus comme sur un trône, fit de la sorte son entrée dans la ville.

Les orfèvres, les charpentiers, les maçons, les marchands en détail, les peintres, les selliers, les barbiers, les porteurs de palanquins, en un mot, toutes les professions qui servent aux usages de la société, font autant de tribus qui ne s’allient jamais entre elles, et qui n’ont pas d’autre relation avec les autres que celles de l’intérêt et des besoins mutuels. La dernière est celle des piriaves. Cette malheureuse espèce de citoyens n’est reçue dans aucune autre tribu : elle n’a pas même la permission de demeurer dans les villes. Le plus vil artisan d’une tribu supérieure, qui aurait touché par hasard un piriave, serait obligé de se laver aussitôt. Leur fonction est de préparer les cuirs, de faire des sandales et d’emballer les marchandises. Malgré cette odieuse différence, toutes les tribus ont la même religion et les mêmes temples ; car le mahométisme n’a guère trouvé de faveur qu’à la cour. Ces temples sont ordinairement fort obscurs, et n’ont pas d’autre lumière que celle qu’ils reçoivent par les portes, qui demeurent toujours ouvertes. Chacun y choisit son idole. Ils servent aussi de retraite à ceux qui voyagent. Méthold fut obligé de se loger un jour dans le temple de la Petite-Vérole, dont l’idole principale représentait une grande femme maigre, avec deux têtes et quatre bras. Le fondateur de cet édifice lui raconta que, cette maladie s’étant répandue dans sa famille, il avait fait vœu de lui bâtir un temple, et qu’elle avait cessé aussitôt. Les plus dévots, s’ils sont moins riches, lui font un autre vœu. Méthold fut témoin du zèle avec lequel il s’exécute. On fait à l’adorateur deux ouvertures avec un couteau dans les chairs des épaules, et l’on y passe les pointes de deux crocs de fer. Ces crocs tiennent au bout d’une solive posée sur un essieu, qui est porté par deux roues de fer, de sorte que la solive a son mouvement libre. D’une main l’adorateur tient un poignard ; de l’autre une épée. On l’élève en l’air, et dans, cet état on lui fait faire un quart de lieue de chemin par le mouvement des roues. Pendant cette procession il fait mille différens gestes avec ses armes. Méthold, qui en vit successivement accrocher quatorze à la solive, s’étonna que la pesanteur du corps ne fît pas rompre la peau par laquelle il est attaché. Cette douleur n’arrache aucune marque d’impatience à ceux qui la souffrent. On met un appareil sur leurs plaies ; ils retournent chez eux dans un triste état, mais consolés par le respect et l’admiration des spectateurs.

Le droit de marier les enfans appartient aux pères et aux mères, qui leur choisissent toujours un parti dans la même tribu, et le plus souvent dans la même famille ; car ils n’ont aucun égard pour les degrés de parenté. Ils ne donnent rien aux filles en les mariant ; le mari est même obligé de faire quelque présent au père. On marie les garçons dès l’âge de cinq ans, et les filles à l’âge de trois ; mais on suit les lois de la nature pour la consommation. Elle est fort avancée dans un climat si chaud ; et Méthold a vu des filles devenir mères avant l’âge de douze ans. La cérémonie du mariage consiste à promener les deux époux dans un palanquin, par les rues et les places publiques. À leur retour, un bramine étend un drap sous lequel il fait passer une jambe au mari, pour presser de son pied nu celui de la jeune épouse, qui est dans le même état. Si le mari meurt avant sa femme, la veuve n’a jamais la liberté de se remarier, sans excepter celles dont le mariage n’a point été consommé. Leur condition devient fort malheureuse. Elles demeurent renfermées dans la maison de leur père dont elles n’obtiennent jamais la permission de sortir ; assujetties aux ouvrages les plus fatigans, privées de toutes sortes d’ornemens et de plaisirs. Enfin cette contrainte est si pénible, que la plupart prennent la fuite pour mener une vie plus libre ; mais elles sont obligées de s’éloigner de leur famille, dans la crainte d’être empoisonnées par leurs parens, qui se font un honneur de cette vengeance.

L’usage leur laisse indifféremment la liberté de brûler leurs morts ou de les enterrer. On jette les cendres des uns dans la rivière la plus voisine ; les autres sont ensevelis les jambes croisées, c’est-à-dire, dans la posture où ils s’asseyent ordinairement. Si l’on en croit la tradition du pays, les femmes étaient autrefois si livrées a la débauche, qu’elles empoisonnaient leurs maris pour s’y abandonner plus librement. Ce désordre, répandu dans toutes les conditions, ne put être arrêté que par de rigoureuses lois qui obligeaient une veuve de se brûler avec son mari, sur le seul fondement qu’elle pouvait avoir procuré sa mort par l’avantage qu’elle trouvait à lui survivre. Cet usage subsiste encore dans quelques autres pays des Indes ; mais, du temps de Méthold, on en avait adouci la rigueur à Golconde. La loi n’ôtait aux veuves que la liberté de se remarier, en leur laissant néanmoins celle de se brûler par un simple mouvement de tendresse, et dans l’espérance de rejoindre l’objet de leur affection. Ce motif n’a souvent que trop de force, surtout dans de jeunes femmes qui se voient condamnées pour le reste de leur vie aux horreurs du veuvage. On peut même conclure du récit de Méthold non-seulement que les femmes sont élevées dans des préjugés favorables à l’ancien usage, mais que toute la nation n’est pas fâchée qu’il se perpétue.

Il nous reste à parler des mines de Golconde. Tavernier se vante d’être le premier Européen qui les ait visitées ; il se trompe. Ce même anglais Méthold, dont nous avons mêlé les observations à celles de Tavernier, avait fait un voyage aux mines en 1622 ; et nous transcrirons son récit avant celui du voyageur français.

Méthold ayant entendu parler avec admiration d’une mine de diamans dont le roi de Golconde s’était mis en possession, et qui attirait tous les joailliers des pays voisins, ne put résister à la curiosité de la visiter. On attribuait cette découverte au hasard. Un berger, gardant son troupeau dans un champ écarté, avait donné du pied contre une pierre qui lui avait paru jeter quelque éclat. Il l’avait ramassée, et l’ayant vendue pour un peu de riz à quelqu’un qui n’en connaissait pas mieux la valeur, elle était passée de mains en mains, sans rapporter beaucoup de profit à ses maîtres, jusqu’à celle d’un marchand plus éclairé, qui, par de longues recherches, était parvenu enfin à découvrir la mine. Méthold, également curieux de voir le lieu d’où l’on tirait une si riche production de la nature, et de connaître l’ordre qui s’observait dans le travail, entreprit ce voyage avec Socore et Thomason, tous deux employés comme lui au service de la compagnie anglaise dans le comptoir de Masulipatan.

Ils employèrent quatre jours à traverser un pays désert, stérile et rempli de montagnes. Cet espace leur parut d’environ cent huit milles d’Angleterre. Le premier étonnement fut de trouver les environs de la mine fort peuplés, non-seulement par la multitude des ouvriers que le roi ne cessait pas d’y envoyer, mais encore par un grand nombre d’étrangers que l’avidité du gain attirait de toutes les contrées voisines. Les trois Anglais se logèrent dans une hôtellerie assez commode ; et pour suivre l’usage établi, ils rendirent une visite de civilité au gouverneur, Radja Ravio, qui était bramine ; le roi l’avait chargé de recevoir les droits de la couronne, et de conserver l’ordre entre quantité de nations différentes. Cet officier leur fit voir de fort beaux diamans dont le plus précieux était de trente carats, et pouvait se tailler en pointe.

Le jour suivant ils se rendirent à la mine : elle n’est qu’à deux lieues de la ville de Golconde. Le nombre des ouvriers ne montait pas à moins de trente mille. Les uns fouillaient la terre, les autres en remplissaient des tonneaux. D’autres puisaient l’eau qui s’amassait dans les ouvertures. D’autres portaient la terre de la mine dans un lieu fort uni, sur lequel ils l’étendaient à la hauteur de quatre ou cinq pouces ; et la laissant sécher au soleil, ils la broyaient le jour suivant avec des pierres. Ils ramassaient avec soin tous les cailloux qui s’y trouvaient. Ils les cassaient sans aucune précaution. Quelquefois ils y trouvaient des diamans. Plus souvent ils n’en trouvaient pas. Mais on assura Méthold qu’ils connaissaient à la vue les terres qui donnaient le plus d’espérance, et qu’ils les distinguaient même à l’odeur. Il ne put douter du moins qu’ils n’eussent quelque moyen de faire cette distinction sans rompre les mottes de terre et les cailloux ; car dans quelques endroits ils ne faisaient qu’égratigner un peu de terre ; et dans d’autres ils fouillaient jusqu’à la profondeur de cinquante à soixante pieds.

La terre de cette mine est rouge, avec des veines d’une matière qui ressemble beaucoup à de la chaux, quelquefois blanches et quelquefois jaunes. Elle est mêlée de cailloux qui se lèvent attachés plusieurs ensemble. Au lieu d’y faire des allées et des chambres comme dans les mines de l’Europe, on creuse droit en bas, et l’on fait comme des puits carrés. Méthold ne peut assurer si les mineurs s’attachent à cette méthode pour suivre le cours de la veine, ou si c’est un simple effet de leur ignorance ; mais ils ont une manière de tirer l’eau des mines qui lui parut préférable à toutes nos machines : elle consiste à placer les uns au-dessus des autres un grand nombre d’hommes qui se donnent l’eau de mains en mains. Rien n’est plus prompt que ce travail ; et la diligence y est d’autant plus nécessaire, que l’endroit où l’on a travaillé à sec pendant toute la nuit se trouverait le matin presque rempli d’eau.

La mine était affermée à Marcanda, riche marchand de la tribu des orfèvres, qui en payait annuellement la somme de trois cent mille pagodes, sans compter que le roi se réservait tous les diamans au-dessus de dix carats. Ce fermier général avait divisé le terrain en plusieurs portions carrées qu’il louait à d’autres marchands. Les punitions étaient très-rigoureuses pour ceux qui entreprenaient de frauder les droits : mais cette crainte n’empêchait pas qu’on ne détournât sans cesse quantité de beaux diamans. Méthold en vit deux de cette espèce qui approchaient chacun de vingt carats, et plusieurs de dix ou douze. Mais, malgré le péril auquel on s’expose en les montrant, ils se vendent fort cher.

Cette mine est située au pied d’une grande montagne, assez proche de Chrischna, grand fleuve qui coule à l’est. Le pays est naturellement si stérile, qu’il ne pouvait passer que pour un désert avant cette découverte. On admirait avec quelle promptitude il s’était peuplé, et l’on y comptait alors plus de cent mille hommes, ouvriers ou marchands. Les vivres y étaient d’autant plus chers, qu’on était obligé de les y apporter de fort loin ; et les maisons assez mal bâties, parce qu’on se formait des logemens proportionnés au peu de séjour qu’on y devait faire. Peu de temps après, un ordre du roi fit fermer la mine et disparaître tous les habitans. On s’imagina que le dessein de ce prince était d’augmenter le prix et la vente des diamans : mais quelques Indiens mieux instruits apprirent à Méthold que cet ordre était venu à l’occasion d’une ambassade du Mogol qui demandait au roi de Golconde trois livres pesant de ses plus beaux diamans. Aussitôt que les deux cours se furent accordées, on recommença le travail, et la mine était presque épuisée lorsque Methold quitta Masulipatan.

Ce pays produit aussi beaucoup de cristal et quantité d’autres pierres transparentes, telles que des grenats, des améthystes, des topazes et des agates. Il s’y trouve beaucoup de fer et d’acier qui se transporte en divers endroits des Indes.

On ne connaît dans le pays aucune mine d’or ni de cuivre. Il se trouve dans un seul endroit des montagnes une grande quantité de bézoards, qu’on tire du ventre des chèvres. Méthold parle avec admiration de la multitude de ces animaux qu’on ne cesse pas de tuer, pour chercher ces précieuses pierres dans leurs entrailles. Quelques-unes en donnent trois ou quatre, les unes longues, d’autres rondes, mais toutes fort petites. On a fait une expérience singulière sur ces chèvres. De quatre qui furent transportées à cent cinquante milles de leurs montagnes, on en ouvrit deux aussitôt après, et l’on y trouva des bézoards. On laissa passer dix jours pour ouvrir la troisième, et l’on vit à quelques marques qu’elle en avait eu. Dans la quatrième, qui ne fut ouverte qu’un mois après, on ne trouva ni bézoards, ni la moindre marque de pierre. Méthold en conclut que la nature produit dans ces montagnes quelque arbre ou quelque plante qui, servant de nourriture aux chèvres, concourt à la production du bézoard. Il ajoute à cette courte relation que la teinture, ou plutôt, dit-il, la peinture des toiles de ce pays (car les plus fines se peignent au pinceau) est la meilleure et la plus belle de toutes celles de l’Orient. La couleur dure autant que l’étoffe. On la tire d’une plante qui ne croît point dans d’autres lieux, et que les habitans nomment chay.

Le récit de Tavernier est plus étendu. Il s’était rendu dans le golfe Persique, où l’espérance du gain et sa profession de joaillier l’avaient engagé à acheter un grand nombre de perles. Il résolut d’entreprendre le voyage de Golconde pour se fournir de ce qu’il trouverait de plus riche dans les mines de diamans, et pour vendre au roi ses perles, dont la moindre était de trente-quatre carats. L’espèce de curiosité que peut inspirer ce voyage nous empêche de rien retrancher de son itinéraire, que plusieurs de nos lecteurs seront bien aises de suivre.

Il s’embarqua le onzième jour de mai 1652 sur un grand vaisseau du roi de Golconde, qui vient en Perse tous }es ans, chargé de toiles fines et de chites, ou de toiles peintes, dont les fleurs sont au pinceau ; ce qui les rend plus belles et les plus chères que celles qui se font au moule. La compagnie hollandaise s’étant accoutumée à donner aux vaisseaux des rois de l’Inde un pilote, un sous-pilote et deux ou trois canonniers, il y avait six matelots hollandais dans l’équipage du vaisseau. Les marchands arméniens et persans qui passaient aux Indes pour leur commerce y étaient au nombre de cent. On avait aussi à bord cinquante-six chevaux que le roi de Perse envoyait au roi de Golconde.

Après quelques jours de navigation il s’éleva un vent des plus impétueux. Le bâtiment, qu’on avait eu l’imprudence de laisser sécher pendant cinq mois au port de Bender-Abassi, commença bientôt à faire eau de toutes parts ; et, par un autre malheur, les pompes ne valaient rien. On fut obligé de recourir à deux balles de cuirs de Russie qu’un marchand portait aux Indes, où ces belles peaux, qui sont très-fraîches, servent à couvrir, les lits de repos. Quatre ou cinq cordonniers qui se trouvaient heureusement à bord, entreprirent d’en faire des seaux qui ne tenaient pas moins d’une pipe, et rendirent un service important dans un si grand danger. À l’aide d’un gros câble auquel on attacha autant de poulies qu’il y avait de seaux, on vint à bout, dans l’espace d’une heure ou deux, de tirer toute l’eau du vaisseau par cinq grands trous qu’on fit en divers endroits du tillac.

Le temps étant devenu plus doux, on arriva le 2 juillet au port de Masulipatan. Les facteurs anglais et hollandais y reçurent fort civilement Tavernier, et lui donnèrent plusieurs fêtes dans un beau jardin que les Hollandais ont à une demi-lieue de la ville ; mais, apprenant le dessein qu’il avait de se rendre à Golconde, ils l’avertirent que le roi n’achetait rien de rare ni de haut prix sans avoir consulté Mirghimola, son premier ministre et général de ses armées, qui faisait alors le siège de Gandicot, ville de la province de Carnatic, dans le royaume de Visapour. Tavernier ne balança point à prendre cette route ; il acheta une sorte de voiture qui se nomme pallekis, avec trois chevaux et six bœufs, pour porter lui, ses valets et son bagage ; et son départ ne fut différé que jusqu’au 21 juillet.

Il fit trois lieues le premier jour pour aller passer la nuit dans le village de Nilmol. Le 22 il fit six lieues jusqu’à Vouhir, autre village avant lequel on passe une rivière sur un radeau ; le 23, après une marche de six heures, il arriva dans Patemet, mauvais village où la violence des pluies l’obligea de s’arrêter trois jours.

Le 27, n’ayant pu faire qu’une lieue et demie jusqu’à Bézoara, par des chemins que les grandes eaux avaient rompus, il s’y arrêta quatre autres jours. Une rivière qu’il avait à passer s’était changée en torrent si rapide, que la barque ne pouvait résister au courant, sans compter qu’il fallut du temps pour laisser passer les chevaux du roi de Perse. On les menait à Mirghimola, par la même raison qui forçait Tavernier de voir ce ministre avant de se rendre à Golconde. Pendant le séjour qu’il fit à Bézoara il visita plusieurs pagodes. Le nombre en est plus grand dans cette contrée qu’en tout autre endroit des Indes, parce qu’à l’exception des gouverneurs et de quelques-uns de leurs domestiques qui sont mahométans, tous les peuples y sont idolâtres.

Il partit de Bézoara le 31, et, passant la rivière, qui était large alors d’une demi-lieue, il arriva trois lieues plus loin devant une grande pagode bâtie sur une plate-forme où l’on monte par quinze ou vingt marches. On y voit la figure d’une vache, d’un marbre fort noir, et quantité d’autres idoles. Les plus hideuses sont celles qui reçoivent le plus d’adorations et d’offrandes. Un quart de lieue au delà, on traverse un gros village. Le même jour Tavernier fit encore trois lieues pour arriver à Kakkali, village proche duquel on voit dans une petite pagode cinq ou six idoles de marbre assez bien faites. Le lendemain, après une marche de sept heures, il alla descendre à Condevir, grande ville avec un double fossé revêtu de pierres de taille. On y arrive par un chemin qui est fermé des deux côtés d’une forte muraille où, d’espace en espace, on voit quelques tours rondes peu capables de défense. Cette ville touche au levant d’une montagne d’une lieue de tour, environnée par le haut d’un bon mur, avec une demi-lune de cinquante en cinquante pas. Elle a dans son enceinte trois forteresses dont on néglige l’entretien.

Le 2 d’août Tavernier et les compagnons de son voyage ne firent que six lieues pour aller passer la nuit dans le village de Copenour. Le 3, après avoir fait huit lieues, ils entrèrent dans Adanqui, village assez considérable, qui est accompagné d’une fort grande pagode, où l’on voit les ruines de quantité de chambres qui avaient été faites pour les prêtres. Il reste encore dans la pagode quelques idoles mutilées que ces peuples ne laissent pas d’adorer. Le 4, on fit huit lieues jusqu’au village de Nosdrepar, avant lequel on trouve, à la distance d’une demi-lieue, une grande rivière qui avait alors peu d’eau, parce que le temps des pluies n’était pas encore arrivé dans ce canton. Le 5, après huit lieues de chemin, on passa la nuit au village de Condecour. Le 6, on marcha sept heures pour arriver à Dakié. Le 7, après avoir fait trois lieues, on traversa Nélour, ville où les pagodes sont en grand nombre. Un quart de lieue plus loin, on traversa une grande rivière, après laquelle on fit encore six lieues jusqu’au village de Gandaron. Le 8, on arriva par une marche de huit heures à Sereplé, qui n’est qu’un petit village. Le 9, on fit neuf lieues pour s’arrêter dans un fort bon village qui se nomme Ponter. Le 10, on marcha deux heures, et l’on passa la nuit à Senepgond, autre village considérable.

Le jour suivant on arriva le soir à Paliacate, qui n’est qu’à quatre lieues de Senepgond ; mais on en fit plus d’une dans la mer, où les chevaux, avaient, en plusieurs endroits, de l’eau jusqu’à la selle. Le véritable chemin est plus long de deux ou trois lieues. Paliacate est un fort qui appartient aux Hollandais, et dans lequel ils tiennent leur comptoir pour la côte de Coromandel ; ils y entretiennent une garnison d’environ deux cents hommes, qui, joints à plusieurs marchands et à quelques naturels du pays, en font une demeure assez peuplée. L’ancienne ville du même nom n’en est séparée que par une grande place. Les bastions sont montés d’une fort bonne artillerie, et la mer vient battre au pied ; mais c’est moins un port qu’une simple plage. Tavernier séjourna dans la ville jusqu’au lendemain au soir, et le gouverneur, qui se nommait Pitre, ne souffrit point qu’il y eût d’autre table que la sienne. Il lui fit faire trois fois, avec une confiance affectée, le tour du fort sur les murailles, où l’on pouvait se promener facilement. La manière dont les habitans de Paliacate vont prendre l’eau qu’ils boivent est assez remarquable ; ils attendent que la mer soit retirée pour aller faire sur leur rivage des ouvertures d’où ils tirent de l’eau douce qui est excellente.

Le 12, il partit de Paliacate ; et le lendemain, vers dix heures du matin, il entra dans Madraspatan, ou Madras, fort anglais qui porte aussi le nom de Saint-Georges, et qui commençait alors à se peupler. Il s’y logea dans le couvent des Capucins, où le P. Éphraïm de Nevers et le P. Zénon de Beaugé jouissaient paisiblement de la protection du gouverneur. San-Thomé n’étant qu’à une demi-lieue de Madras, Tavernier visita cette ville, dont les Portugais étaient encore en possession ; mais leurs civilités ne purent l’empêcher de retourner le soir parmi les Anglais, avec lesquels il trouvait plus d’amusement. Ils l’arrêtèrent jusqu’au 22, qu’étant parti le matin, il fit six lieues pour aller passer la nuit dans un gros village qui se nomme Servavaron.

Le 23, il la passa dans le bourg d’Oudecot, après avoir traversé pendant sept lieues un pays plat et sablonneux, où l’on ne voit de toutes parts que des forêts de bambous d’une hauteur égale à nos plus hautes futaies. Il s’en trouve de si épaisses, qu’elles sont inaccessibles aux hommes ; mais elles sont peuplées d’une prodigieuse quantité de singes. On avait raconté à Tavernier que les singes qui habitent un côté du chemin étaient si mortels ennemis de ceux qui occupent les forêts du côté opposé, que, si le hasard en fait passer un d’un côté à l’autre, il est étranglé sur-le-champ. Le gouverneur de Paliacate lui avait parlé du plaisir qu’il avait eu à les voir combattre, et lui avait appris comment on se procure ce spectacle. Dans tout ce canton le chemin est fermé, de lieue en lieue, par des portes et des barricades, où l’on fait une garde continuelle, avec la précaution de demander aux passans où ils vont et d’où ils viennent ; de sorte qu’un voyageur y peut marcher sans crainte et porter son or à la main. L’abondance n’y règne pas moins que la sûreté, et l’on y trouve à chaque pas l’occasion d’acheter du riz. Ceux qui veulent être témoins d’un combat de singes font mettre dans le chemin cinq ou six corbeilles de riz, éloignées de quarante ou cinquante pas l’une de l’autre ; et près de chaque corbeille cinq ou six bâtons de deux pieds de long et de la grosseur d’un pouce. On se retire ensuite un peu plus loin. Bientôt on voit les singes descendre des deux côtés du sommet des bambous, et sortir du bois pour s’approcher des corbeilles. Ils sont d’abord près d’une demi-heure à se montrer les dents : tantôt ils avancent, tantôt ils reculent, comme s’ils appréhendaient d’en venir au choc. Enfin les femelles, qui sont plus hardies que les mâles, surtout celles qui ont des petits, qu’elles portent entre leurs bras, comme une femme porte son enfant, s’approchent d’une proie qui les tente, et mettent la tête dans les corbeilles. Alors les mâles du parti opposé fondent sur elles et les mordent sans ménagement. Ceux de l’autre côté s’avancent aussi pour soutenir leurs femelles ; et, la mêlée devenant furieuse, ils prennent les bâtons qu’ils trouvent près des corbeilles, avec lesquels ils commencent un rude combat. Les plus faibles sont obligés de céder : ils se retirent dans les bois, estropiés de quelque membre, ou la tête fendue ; tandis que les vainqueurs, demeurant maître du champ de bataille, mangent avidement le riz. Cependant, lorsqu’ils sont à demi rassasiés, ils souffrent que les femelles du parti contraire viennent manger avec eux.

Tavernier, se disposant à partir pour Golconde, se rendit le 15 au matin à la tente du nabab Mirghimola. Sa curiosité n’y manqua pas d’exercice. Ce général était assis les jambes croisées et les pieds nus, avec deux secrétaires près de lui. Cette posture n’eut rien de surprenant pour Tavernier, parce qu’elle est commune en Orient, non plus que la nudité des jambes et des pieds, parce que c’est l’usage des plus grands seigneurs de Golconde, surtout dans leurs appartemens, où l’on ne marche que sur de riches tapis. Mais il observa que le nabab avait tous les entre-deux des doigts des pieds pleins de lettres, et qu’il en avait aussi quantité entre les doigts de la main gauche. Il en tirait tantôt de ses mains, tantôt de ses pieds, pour en dicter les réponses à ses secrétaires. Lui-même il en faisait quelques-unes. Lorsque les secrétaires avaient achevé d’écrire, il leur faisait lire leurs lettres. Ensuite il y appliquait son cachet de sa propre main ; et c’était lui-même aussi qui les donnait aux messagers qui devaient les porter. Aux Indes, suivant la remarque de Tavernier, toutes les lettres que les rois, les généraux d’armée et les gouverneurs de provinces envoient par des gens de pied, arrivent beaucoup plus vite que par d’autres voies. On rencontre de deux en deux lieues de petites cabanes où demeurent constamment deux ou trois hommes gagés pour courir. Le messager, qui arrive hors d’haleine, jette sa lettre à l’entrée. Un des autres la ramasse, et se met à courir aussitôt. Ajoutez qu’aux Indes, la plupart des chemins sont comme des allées d’arbres, et que ceux qui sont sans arbres ont, de cinq en cinq cents pas, de petits monceaux de pierres que les habitans des villages voisins sont obligés de blanchir, afin que dans les nuits obscures et pluvieuses ces courriers puissent distinguer leur route.

Pendant que Tavernier était dans la tente, on vint avertir le nabab qu’on avait amené quatre criminels à sa porte. L’usage du pays ne permet pas de les garder long-temps en prison. La sentence suit de près la conviction du crime. Mirghimola, sans rien répondre, continua d’écrire et de faire écrire ses secrétaires ; ensuite il ordonna tout d’un coup qu’on lui amenât les criminels. Après les avoir interrogés sévèrement, et leur avoir fait confesser de bouche le crime dont ils étaient accusés, il reprit ses occupations. Plusieurs officiers de son armée, qui entraient dans la tente, s’approchaient respectueusement pour lui faire leur cour. Il ne répondit à leur salutation que par un signe de tête. Enfin, ce silence ayant duré près d’une heure, il leva brusquement la tête pour prononcer la sentence des quatre criminels.

Tavernier alla descendre chez Pitre Delan, jeune Hollandais, chirurgien du roi, que ce prince avait demandé instamment à Cheteur, envoyé de Batavia. Le roi de Golconde se plaignait depuis long-temps d’un mal de tête, et les médecins l’exhortaient à se faire tirer du sang en quatre endroits de la langue. Les chirurgiens du pays n’osaient entreprendre cette opération. Delan, dont on espérait un si grand service, fut attaché à la cour avec huit cents pagodes de gages. Quelques jours après le départ de l’envoyé, cet adroit jeune homme, qui avait déjà fait prendre une bonne opinion de son habileté en publiant que la saignée était le moins difficile de tous les exercices de chirurgien, fut averti que le roi était résolu de le mettre à l’épreuve ; mais on lui déclara que ce prince voulait absolument que, suivant l’ordonnance des médecins, il ne lui tirât que huit onces de sang, et qu’avec un maître si redoutable il ne devait rien donner au hasard. Delan, plein de confiance en ses propres lumières, ne balança point à se laisser conduire dans une chambre du palais par deux ou trois eunuques. Quatre vieilles femmes l’y vinrent prendre pour le mener au bain, où, l’ayant déshabillé et bien lavé, elles lui parfumèrent tout le corps, particulièrement les mains. Elles lui firent prendre une robe à la mode du pays ; ensuite l’ayant mené devant le roi, elles apportèrent quatre petits plats d’or, que les médecins firent peser. Il fut averti encore qu’il devait se garder sur sa tête de passer les bornes de leur ordonnance ; il saigna le roi avec tant de bonheur ou d’adresse, qu’en pesant le sang avec les plats, on trouva qu’il n’en avait tiré que huit onces. Cette justesse, et la légèreté de sa main, passèrent pour des prodiges de l’art. Le monarque en fut si satisfait, qu’il lui fit donner sur-le-champ trois cents pagodes, c’est-à-dire environ sept cents écus. La jeune reine et la mère-reine voulurent aussi qu’il leur tirât du sang. Tavernier, qui ne s’arrête à ce récit que pour faire connaître à nos chirurgiens ce qu’ils peuvent espérer aux Indes, s’imagine que la curiosité de le voir avait plus de part à cet empressement que le besoin de se faire saigner. C’était, dit-il, un jeune homme des mieux faits, et jamais ces deux princesses n’avaient vu un étranger de si près. Delan fut conduit dans une chambre magnifique, où les femmes qui l’avaient préparé à saigner le roi lui lavèrent encore les bras et les mains, et le parfumèrent soigneusement. Ensuite elles tirèrent un rideau, et la jeune reine allongea le bras par un trou. Il la saigna fort habilement. La reine-mère n’ayant pas été moins satisfaite, il reçut une grosse somme, avec quelques pièces de brocart d’or ; et ces trois opérations le mirent dans une haute faveur à la cour.

Il paraît que ce fut sous la protection de cet heureux chirurgien que Tavernier entreprit de visiter les mines de diamans. On lui conseilla de commencer par celle de Raolkonde, qui est la plus célèbre. Elle est située à cinq journées de Golconde, et à huit ou neuf de Visapour. Il n’y avait pas plus de deux cents ans qu’elle avait été découverte. Comme les souverains de ces deux royaumes étaient autrefois sujets de l’Indoustan et gouverneurs des mêmes provinces qu’ils érigèrent en royaumes après leur révolte, on a cru long-temps en Europe que les diamans venaient des terres du grand-mogol.

En arrivant à Raolkonde, Tavernier alla saluer le gouverneur de la mine, qui commande aussi dans la province. C’était un mahométan, qui lui fit un accueil fort civil, et qui lui promit toutes sortes de sûretés pour son commerce, mais qui lui recommanda beaucoup de ne pas frauder les droits du souverain, qui sont de deux pour cent.

Aux environs du lieu d’où l’on tire les diamans, la terre est sablonneuse et pleine de rochers et de taillis. Ces rochers ont plusieurs veines larges, tantôt d’un demi-doigt, tantôt d’un doigt entier ; et les mineurs sont armés de petits fers crochus par le bout, qu’ils enfoncent dans ces veines pour en tirer le sable ou la terre. C’est dans cette terre qu’ils trouvent les diamans. Mais, comme les veines ne vont pas toujours droit, et que tantôt elles baissent ou elles haussent, ils sont contraints de casser ces rochers pour ne pas perdre leur trace. Après les avoir ouvertes, ils ramassent la terre ou le sable, qu’ils lavent deux ou trois fois pour en séparer les diamans. C’est dans cette mine que se trouvent les pierres les plus nettes et de la plus belle eau ; mais il arrive souvent que, pour tirer le sable des rochers, ils donnent de si grands coups d’un gros levier dé fer, qu’ils étonnent le diamant et qu’ils y mettent des glaces. Lorsque la glace est un peu grande, ils clivent la pierre, c’est-à-dire qu’ils la fendent, et plus habilement que nous. Ce sont les pièces qu’on nomme faibles en Europe, et qui ne laissent pas d’être de grande montre. Si la pierre est nette, ils ne font que la passer sur la roue, sans s’amuser à lui donner une forme, dans la crainte de lui ôter quelque chose de son poids. S’il y a quelque petite glace, ou quelques points, ou quelque petit sable noir ou rouge, ils couvrent toute la pierre de facettes pour cacher ses défauts. Une glace fort petite se couvre de l’arête d’une des facettes ; mais les marchands aimant mieux un point noir dans une pierre qu’un point rouge, on brûle la pierre qui est tachée d’un point rouge, et ce point devient noir.

On trouve auprès de cette mine quantité de lapidaires qui n’ont que des roues d’acier à peu près de la grandeur de nos assiettes de table. Ils ne mettent qu’une pierre sur chaque roue, qu’ils arrosent incessamment avec de l’eau, jusqu’à ce qu’ils aient trouvé le chemin de la pierre. Alors ils prennent de l’huile et n’épargnent pas la poudre de diamant, qui est toujours à grand marché. Ils chargent aussi la pierre beaucoup plus que nous. Tavernier vit mettre sur une pierre cent cinquante livres de plomb. C’était à la vérité une grande pierre qui demeura à cent trois carats après avoir été taillée, et la grande roue du moulin, qui était à notre manière, était tournée par quatre Nègres. Les Indiens ne croient pas que la charge donne des glaces aux pierres.

Le négoce se fait à la mine avec autant de liberté que de bonne foi. Outre ses deux pour cent, le roi tire un droit des marchands pour la permission de faire travailler à la mine. Ces marchands, après avoir cherché un endroit favorable avec les mineurs, prennent une portion de terrain à laquelle ils emploient un nombre convenable d’ouvriers. Depuis le premier moment du travail jusqu’au dernier, ils paient chaque jour au roi deux pagodes pour cinquante hommes, et quatre pagodes s’ils en emploient cent.

Les plus malheureux sont les mineurs mêmes, dont les gages ne montent par an qu’à trois pagodes ; aussi ne se font-ils pas scrupule en cherchant dans le sable de détourner une pierre qu’ils peuvent dérober aux yeux, et comme ils sont nus, à la réserve d’un petit linge qui leur couvre le milieu du corps, ils tâchent adroitement de l’avaler. Tavernier en vit un qui avait caché dans le coin de son œil une pierre du poids d’un manghelin, c’est-à-dire d’environ deux de nos carats, et dont le larcin fut découvert. Celui qui trouve une pierre dont le poids est au-dessus de sept ou huit menghelins reçoit une récompense, mais proportionnée à sa misère plutôt qu’à l’importance du service.

Les marchands qui se rendent, à la mine pour ce riche négoce ne doivent pas sortir de leur logement : mais chaque jour, à dix ou onze heures du matin, les maîtres mineurs leur apportent des montres de diamans. Si les parties sont considérables, ils les confient aux marchands pour leur donner le temps de les considérer à loisir. Il faut ensuite que le marché soit promptement conclu, sans quoi les maîtres reprennent leurs pierres, les lient dans un coin de leur ceinture ou de leur chemise, et disparaissent pour ne revenir jamais avec les mêmes pierres ; ou du moins s’ils les rapportent, elles sont mêlées avec d’autres qui changent absolument le marché. Si l’on convient de prix, l’acheteur leur donne un billet de la somme pour l’aller recevoir du chérif, c’est-à-dire d’un officier nommé pour donner et recevoir les lettres de change. Le moindre retardement au delà du terme oblige de payer un intérêt sur le pied d’un et demi pour cent par mois. Mais, lorsque l’acheteur est connu, ils aiment mieux les lettres de change pour Agra, pour Golconde ou pour Visapour, et surtout pour Surate, d’où ils font venir diverses marchandises par les vaisseaux étrangers.

C’est un spectacle agréable de voir paraître tous les jours au matin les enfans des maîtres mineurs et d’autres gens du pays, depuis l’âge de dix ans, jusqu’à l’âge de quinze ou seize, qui viennent s’asseoir sous un gros arbre dans la place du bourg. Chacun d’eux a son poids de diamans dans un sac pendu d’un côté de sa ceinture, et de l’autre une bourse attachée qui contient quelquefois jusqu’à cinq ou six cents pagodes d’or. Ils attendent qu’on leur vienne vendre quelques diamans, soit du lieu même ou de quelque autre mine. Quand on leur en présente un, on le met entre les mains du plus âgé de ces enfans, qui est comme le chef des autres. Il le considère soigneusement, et le fait passer à son voisin, qui l’examine à son tour : ainsi la pierre circule de main en main dans un grand silence, jusqu’à ce qu’elle revienne au premier. Il en demande alors le prix pour en faire le marché ; et s’il l’achète trop cher, c’est pour son compte. Le soir, tous ces enfans font la somme de ce qu’ils ont acheté. Ils regardent leurs pierres, et les mettent à part, suivant leur eau, leur poids, et leur netteté. Ils mettent le prix sur chacune, à peu près comme elles pourraient se vendre aux étrangers. Ensuite ils les portent aux maîtres, qui ont toujours quantité de parties à assortir, et tout le profit se partage entre ces jeunes marchands, avec cette seule différence, que le chef ou le plus âgé prend un quart pour cent de plus que les autres. Ils connaissent si parfaitement le prix de toutes sortes de pierres, que, si l’un d’eux, après en avoir acheté une, veut perdre demi pour cent, un autre est prêt à lui rendre aussitôt son argent.

Un jour, sur le soir, Tavernier reçut la visite d’un homme fort mal vêtu. Il n’avait qu’une ceinture autour du corps et un méchant mouchoir sur la tête. Après quelques civilités, il fit demander à Tavernier, par son interprète, s’il voulait acheter quelques rubis ; et tirant de sa ceinture quantité de petits linges, il en fit sortir une vingtaine de petites pierres. Tavernier en acheta quelques-unes, et ne fit pas difficulté de les payer un peu au-delà de leur prix, parce, qu’il jugea qu’on n’était pas venu le trouver sans avoir quelque chose de plus précieux à lui offrir. En effet, l’Indien l’ayant prié d’écarter ses gens, ne se vit pas plus tôt seul avec l’interprète et lui, qu’il ôta le mouchoir sous lequel ses cheveux étaient liés. Il en tira un petit linge qui contenait un diamant de quarante-huit carats et demi, et de la plus belle eau du monde, et les trois quarts fort net. « Gardez-le jusqu’à demain, dit-il à Tavernier, pour l’examiner à loisir. S’il est de votre goût, vous me trouverez hors du bourg à telle heure, et vous m’apporterez telle somme. » Tavernier ne manqua pas de lui porter la somme qu’il avait demandée ; à son retour à Surate, il trouva un profit considérable sur cette pierre.

Quelques jours après, ayant reçu avis qu’un Français nommé Boète, qu’il avait laissé à Golconde pour recevoir et garder son argent, était attaqué d’une maladie dangereuse, il ne pensa qu’à retourner dans le pays. Le gouverneur de la mine, surpris de le voir partir sitôt, lui demanda s’il avait employé tout son argent. Il lui restait vingt mille pagodes, dont il regrettait effectivement de n’avoir pas fait l’emploi ; mais, se croyant pressé par l’avis qu’il avait reçu, il fit voir au gouverneur tout ce qu’il avait acheté, qui se trouva conforme au rôle du receveur des droits ; il paya les deux pour cent ; et, ne déguisant pas même qu’il avait acheté en secret un diamant de quarante-huit carats et demi, il satisfit avec la même fidélité pour cette pierre, quoique personne ne fût informé de son marché dans le bourg. Le gouverneur, admirant sa bonne foi, lui confessa naturellement qu’aucun marchand du pays n’aurait eu cette délicatesse ; et, dans le mouvement de son estime, il fit venir les plus riches marchands de la mine, avec ordre d’apporter leurs plus belles pierres. Dans l’espace d’une heure ou deux, Tavernier employa fort avantageusement ses vingt mille pagodes. Après le marché, ce généreux gouverneur dit aux marchands qu’ils devaient distinguer un si galant homme par quelque témoignage de reconnaissance et d’amitié. Ils consentirent de fort bonne grâce à lui faire présent d’un diamant de quelque prix.

La manière de traiter entre ces marchands mérite particulièrement une observation. Tout se passe dans le plus profond silence. Le vendeur et l’acheteur sont assis l’un devant l’autre comme deux tailleurs. L’un des deux ouvrant sa ceinture, le vendeur prend la main droite de l’acheteur, et la couvre avec la sienne de cette ceinture, sous laquelle le marché se fait secrètement, quoiqu’en présence de plusieurs autres marchands qui peuvent se trouver dans la même salle, c’est-à-dire que les deux intéressés ne se parlent, ni de la bouche, ni dés yeux, mais seulement de la main. Si le vendeur prend toute la main de l’acheteur, ce signe exprime mille. Autant de fois qu’il la lui presse, ce sont autant de mille pagodes ou de mille roupies, suivant les espèces dont il est question. S’il ne prend que les cinq doigts, il n’exprime que cinq cents. Un doigt signifie cent. La moitié du doigt jusqu’à la jointure du milieu, signifie cinquante ; et le petit bout du doigt jusqu’à la première jointure, signifie dix. Il arrive souvent que, dans un même lieu et devant quantité de témoins, une même partie se vend sept à huit fois, sans qu’aucun autre que les intéressés sache à quel prix elle est vendue. À l’égard du poids des pierres, on n’y peut être trompé que dans les marchés clandestins. Lorsqu’elles s’achètent publiquement, c’est toujours aux yeux d’un officier du roi, qui, sans tirer aucun bénéfice des particuliers, est chargé de peser les diamans ; et tous les marchands doivent s’en rapporter à son témoignage.

Tavernier obtint du gouverneur une escorte de six cavaliers pour sortir des terres de son gouvernement, qui s’étend jusqu’aux limites communes des royaumes de Visapour et de Golconde. Elles sont marquées par une rivière large et profonde, dont le passage est d’autant plus difficile, qu’il ne s’y trouve ni pont ni bateau. On se sert, pour la traverser, d’une invention assez commune aux Indes. C’est un vaisseau rond de dix à douze pieds de diamètre, composé de branches d’osier, comme nos mannequins, et couvert de cuir de bœuf. On pourrait entretenir de bonnes barques, ou faire un pont sur cette rivière ; mais les deux rois s’y opposent, parce qu’elle fait la séparation de leurs états. Chaque jour au soir, tous les bateliers des deux rives sont obligés de rapporter à deux officiers, qui demeurent de part et d’autre à un quart de lieue du passage, un état exact des personnes et des marchandises qui ont passé l’eau pendant le jour.

En arrivant à Golconde, Tavernier apprit avec chagrin que son agent était mort, et que la chambre où il l’avait laissé avait été scellée de deux sceaux, l’un du cadi, qui est comme le chef de la justice, et l’autre du cha-bander ou saban-dar, qu’il compare à notre prévôt des marchands. Un officier de justice gardait la porte nuit et jour, avec deux valets qui avaient servi l’agent jusqu’à sa mort. Après avoir demandé à Tavernier si l’argent qui se trouvait dans la chambre était à lui, on en exigea des preuves, qui furent le témoignage des chérifs mêmes qui l’avaient compté par son ordre. On lui fit signer un papier par lequel il déclarait qu’on n’en avait rien détourné ; et les frais de ces procédures lui parurent si légers, qu’il admira également la fidélité et le désintéressement de la justice indienne.

Il entreprit bientôt de visiter une autre mine de diamans qui est dans le royaume de Golconde, à sept journées de la capitale. Elle est proche d’un gros bourg ou passe la même rivière qu’il avait traversée en revenant de Raolkonde. De hautes montagnes forment une sorte de croissant à une lieue et demie du bourg ; et c’est dans l’espace qui est entre le bourg et les montagnes qu’on trouve le diamant. Plus on cherche en s’approchant des montagnes, plus on découvre de grandes pierres ; mais si l’on remonte trop haut, on ne rencontre plus rien. Ce voyage, suivant le calcul de Tavernier, est de cinquante-cinq lieues.

Il fut surpris de trouver aux environs de cette mine jusqu’à soixante mille personnes qu’on y employait continuellement au travail. On lui raconta qu’elle avait été découverte depuis environ cent ans par un pauvre homme, qui, bêchant un petit terrain pour y semer du millet, avait trouvé une pointe-naïve du poids d’environ vingt-cinq carats. La forme et l’éclat de cette pierre la lui avaient fait porter à Golconde, où les négocians avaient reçu avec admiration un diamant de ce poids, parce que les plus gros qui fussent connus auparavant n’étaient que de dix à douze carats. Le bruit de cette découverte n’ayant pas tardé à se répandre, plusieurs personnes riches avaient commencé aussitôt à faire ouvrir la terre, et l’on n’avait pas cessé d’y trouver quantité de grandes pierres. Il s’en trouvait en abondance depuis dix jusqu’à quarante carats, et quelquefois de beaucoup plus grandes, puisque, suivant le témoignage de Tavernier, Mirghimola, ce même capitaine indien dont on a parlé, fit présent au grand mogol Aureng-zeb d’un diamant de cette mine qui pesait neuf cents carats avant d’être taillé. Mais la plupart de ces grandes pierres ne sont pas nettes, et leurs eaux tiennent ordinairement de la qualité du terroir. S’il est humide et marécageux, la pierre tire sur le noir ; s’il est rougeâtre, elle tire sur le rouge, et suivant les autres endroits, tantôt sur le vert et tantôt sur le jaune. Il paraît toujours sur leur surface une sorte de graisse qui oblige de porter sans cesse la main au mouchoir pour l’essuyer.

À l’égard de leur eau, Tavernier observe qu’au lieu qu’en Europe nous nous servons du jour pour examiner les pierres brutes, les Indiens se servent de la nuit. Ils mettent dans un trou qu’ils font à quelque mur, de la grandeur d’un pied carré, une lampe avec une grosse mèche, à la clarté de laquelle ils jugent de l’eau et de la netteté de la pierre, qu’ils tiennent entre leurs doigts. L’eau que l’on nomme céleste est la pire de toutes. Il est impossible de la reconnaître tandis que la pierre est brute. Mais, pour peu qu’elle soit découverte sur le moulin, le secret infaillible pour bien juger de son eau est de la porter sous un arbre touffu. L’ombre de la verdure fait découvrir facilement si elle est bleue.

On cherche les pierres dans cette mine par des méthodes qui ressemblent peu à celle de Raolkonde. Après avoir reconnu la place où l’on veut travailler, les mineurs aplanissent une autre place à peu près de la même étendue, qu’ils environnent d’un mur d’environ deux pieds de haut. Au pied de ce mur, ils font de petites ouvertures pour l’écoulement de l’eau, et les tiennent fermées jusqu’au moment où l’eau doit s’écouler. Alors tous les ouvriers se rassemblent, hommes, femmes et enfans, avec le maître qui les emploie, accompagné de ses parens et de ses amis. Il apporte avec lui quelque idole, qu’on met debout sur la terre, et devant laquelle chacun se prosterne trois fois. Un prêtre, qui fait la prière pendant la cérémonie, leur fait à tous une marque sur le front avec une composition de safran et de gomme, espèce de colle qui retient sept ou huit grains de riz qu’il applique dessus. Ensuite s’étant lavé le corps avec de l’eau que chacun apporte dans un vase, ils se rangent en fort bon ordre pour manger ce qui leur est présenté dans un festin que le maître leur fait au commencement du travail.

Après ce repas, chacun commence à travailler. Les hommes fouillent la terre, les femmes et les enfans la portent dans l’enceinte qui se trouve préparée. On fouille jusqu’à dix, douze et quatorze pieds de profondeur ; mais, aussitôt qu’on rencontre l’eau, il ne reste plus d’espérance. Toute la terre étant portée dans l’enceinte, on prend avec des cruches l’eau qui demeure dans les trous qu’on a faits en fouillant. On la jette sur cette terre pour la détremper ; après quoi les trous sont ouverts pour donner passage à l’eau, et l’on continue d’en jeter d’autre par-dessus, afin qu’elle entraîne le limon et qu’il ne reste que le sable. On laisse sécher tout au soleil, ce qui tarde peu dans un climat si chaud. Tous les mineurs ont des paniers à peu près de la forme d’un van, dans lesquels ils mettent ce sable pour le secouer comme nous secouons le blé. La poussière achève de se dissiper, et le gros est remis sur le fond qui demeure dans l’enceinte. Après avoir vanné tout le sable, ils l’étendent avec une manière de râteau qui le rend fort uni. C’est alors que, se mettant tous ensemble sur ce fond de sable avec un gros pilon de bois, large d’un demi-pied par le bas, ils le battent d’un bout à l’autre de deux ou trois grands coups qu’ils donnent à chaque endroit. Ils le remettent ensuite dans les paniers, le vannent encore, et recommencent à l’étendre ; et, ne se servant plus que de leurs mains, ils cherchent les diamans en pressant cette poudre, dans laquelle ils ne manquent point de les sentir. Anciennement, au lieu d’un pilon de bois pour battre la terre, ils la battaient avec des cailloux, et de là venaient tant de glaces dans les pierres.

Depuis trente ou quarante ans, on avait découvert une autre mine entre Colour et Raolkonde ; on y trouvait des pierres qui avaient l’écorce verte, belle, transparente, et qui paraissaient même plus belles que les autres ; mais elles se mettaient en morceaux lorsqu’on commençait à les égriser, ou du moins elles ne pouvaient résister sur la roue. Le roi de Golconde fit fermer la mine.

Il restait à visiter la mine de Bengale, qui est la plus ancienne de toutes les mines de diamans. On donne indifféremment à cette mine le nom de Soumelpour, qui est un gros bourg proche duquel on trouve les diamans, ou celui de Gouel, rivière sablonneuse dans laquelle on les découvre. La rivière de Gouel vient des hautes montagnes, qui sont éloignées d’environ cinquante cosses au midi, et va se perdre dans le Gange.

C’est en remontant que les recherches commencent ; lorsque le temps des grandes pluies est passé, ce qui arrive ordinairement au mois de décembre, on attend encore pendant tout le mois de janvier que la rivière soit éclaircie, parce qu’alors elle n’a pas plus de deux pieds d’eau en divers endroits, et qu’elle laisse toujours quantité de sable à découvert. Vers le commencement de février on voit sortir de Soumelpour et d’un autre bourg qui est vingt cosses plus haut sur la même rivière, et de plusieurs petits villages de la plaine, huit ou dix mille personnes de tous les âges qui ne respirent que le travail ; les plus experts connaissent à la qualité du sable s’il s’y trouve des diamans. On entoure ces lieux de pieux, de fascines et de terre, pour en tirer l’eau et les mettre tout-à-fait à sec. Le sable qu’on y trouve, sans le chercher jamais plus loin qu’à deux pieds de profondeur, est porté sur une grande place qu’on a préparée au bord de la rivière, et qui est entourée comme à Raolkonde d’un petit mur d’environ deux pieds. On y jette de l’eau pour le purifier ; et tout le reste de l’opération ressemble à celle des mineurs de Golconde.

C’est de cette rivière que viennent toutes les belles pierres qu’on appelle pointes-naïves : elles ont beaucoup de ressemblance avec celles qu’on nomme pierres de tonnerre, mais il est rare qu’on en trouve de grandes.