Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome V/Seconde partie/Livre II/Chapitre II

CHAPITRE II.

Surate.

Après cette vue générale du Malabar, nous devons nous arrêter un moment sur les deux villes les plus célèbres de cette côte, Surate, dépendance de l’empire mogol, et Goa, autrefois la capitale florissante des établissemens portugais dans l’Inde, aujourd’hui le faible reste d’une puissance renversée.

Surate est située sur le golfe de Cambaye, à l’extrémité septentrionale de la mer Indienne, et fait partie du royaume de Guzarate. Sa position est par le 21e. degré et demi de latitude nord. Elle est arrosée par le Taphy, belle et grande rivière qui forme un port, où les plus gros bâtimens de l’Europe peuvent entrer facilement. Le climat est fort chaud ; mais son ardeur excessive est tempérée par des pluies douces qui tombent dans les saisons où le soleil a le plus de force, et par des vents qui soufflent régulièrement dans certains mois. Ce mélange d’humidité et de chaleur fait le plus fertile et le plus beau pays du monde d’un terrain qui serait naturellement sec et inhabitable. Le riz et le blé, nécessaires pour la nourriture d’une si grande ville, y croissent en abondance avec tout ce qui peut servir à la bonne chère.

Les habitans n’épargnent rien pour embellir leurs maisons. On est surpris de voir les dehors aussi ornés d’ouvrages, de menuiserie que les appartenons les plus propres. L’intérieur est d’une magnificence achevée. On y marche sur la porcelaine, et de toutes parts les murs brillent de cette précieuse matière, outre une quantité infinie de vases, qui donnent aux chambres un air incomparable de fraîcheur et de propreté. Les fenêtres ne reçoivent pas le jour, comme en Europe, par des carreaux de verre, mais par des écailles de crocodiles ou de tortues, ou par des nacres de perles, dont les différentes couleurs adoucissent la lumière du soleil, et la rendent plus agréable sans la rendre plus obscure. Les toits sont en plates-formes, et servent le soir à la promenade : souvent même on y fait tendre des lits pour y passer la nuit plus fraîchement. C’est presque le seul moyen d’éviter les grandes chaleurs qui se font sentir la nuit dans l’intérieur des maisons, tandis que l’air est frais au-dehors.

Outre les maisons publiques, qui sont l’ouvrage des magistrats, Carré, voyageur français, vante celles que d’autres nations avaient fait bâtir comme à l’envi, et qui occupent de grands quartiers de la ville. On distinguait par différens étendards les comptoirs des Français, des Anglais et des Hollandais. Ces trois grands édifices joignaient à leur beauté l’avantage d’être si bien fortifiés, qu’ils étaient à couvert de toutes sortes d’insultes.

L’or de Surate est si fin, que, le transportant en Europe, on peut y gagner douze ou quatorze pour cent. L’argent, qui est le même dans tous états du Mogol, surpasse celui du Mexique et les piastres de Séville : il a moins d’alliage que tout autre argent. L’Anglais Ovington dit qu’il n’y a jamais vu de pièces rognées, ni d’or ou d’argent qui eût été falsifié. La roupie d’or en vaut quatorze d’argent, et celle d’argent vingt-sept sous d’Angleterre, ou cinquante-quatre sous de France.

On apporte à Surate des marchandises de toutes les parties de l’Asie ; elles y sont achetées par les Européens, les Turcs, les Arabes, les Persans et les Arméniens. Il n’y a point de marchands qui se répandent plus dans le monde, et qui voyagent avec autant d’ardeur que les Arméniens ; leur langue est une des plus usitées dans l’Asie. De tout temps ils ont été célèbres par leur commerce : c’était dans leur voisinage, c’est-à-dire sur le Phase, qu’était autrefois la toison d’or ; toison fameuse parmi les anciens, mais qui n’était qu’un grand commerce de laine, de peaux et de fourrures que les peuples du Nord y portaient.

Les marchands Indiens, qui viennent par terre à Surate, se servent rarement de chevaux pour le transport de leurs marchandises, parce qu’ils sont tous employés au service du prince ; ils les amènent dans des chariots, sur des dromadaires, des chameaux et des ânes.

Ce sont les Hollandais qui apportent à Surate toutes sortes d’épiceries. Les Anglais y apportent particulièrement du poivre.

Outre le gouverneur militaire de Surate, qui demeure constamment au château, comme s’il y était prisonnier, les habitans ont leur gouverneur civil, qui est chargé particulièrement de l’administration des affaires publiques et de la justice. Il ne s’éloigne guère plus souvent de son palais, pour être à portée de recevoir sans cesse les requêtes des principaux marchands, et de régler les affaires qui demandent une prompte exécution. S’il sort pour prendre l’air, il est assis sur un éléphant, dans un fauteuil magnifique. Outre le conducteur de l’animal, il a près de lui un domestique qui l’évente et qui chasse les mouches avec une queue de cheval attachée au bout d’un petit bâton de la longueur d’un pied. Cet éventail, tout simple qu’il doit paraître, est le seul en usage parmi les grands, et pour la personne même de l’empereur. Entre différentes marques de grandeur, le gouverneur de Surate nourrit plusieurs éléphans ; il entretient une garde de cavalerie et d’infanterie pour la sûreté de sa personne et pour l’exécution de ses ordres.

Quoique Surate soit habitée par toutes sortes de nations, les querelles et les disputes mêmes Y sont rares. Les Indiens idolâtres, plus propres à recevoir une injure qu’à la faire, évitent soigneusement tous les crimes odieux et nuisibles à la société, tels que le meurtre et le vol. Ovington apprit avec étonnement que dans une si grande ville il y avait plus de vingt ans que personne n’avait été puni de mort. L’empereur se réserve le droit des sentences capitales. On ne les communique qu’aux tribunaux les plus éloignés de sa cour ; ainsi, dans les cas extraordinaires, on informe ce monarque du crime ; et, sans faire venir le coupable, il impose le châtiment.

S’il se fait quelque vol à la campagne dans la dépendance de Surate, un officier, qui se nomme le poursdar, est obligé d’en répondre ; il a sous ses ordres plusieurs compagnies de gens armés qui observent continuellement les grands chemins et les villages pour donner la chasse aux voleurs. En un mot, comme il y a peu de villes où le commerce soit aussi florissant qu’à Surate, il n’y en a guère où l’on apporte autant de soin au maintien du repos et de la sûreté publique.

Ovington parle avec complaisance d’un grand hôpital, dans le voisinage de cette ville, entretenu par les Banians, pour les vaches, les chèvres, les chiens, et d’autres animaux qui sont malades ou estropiés, ou trop vieux pour le travail. Un homme qui ne peut plus tirer de service d’un bœuf, et qui est porté à lui ôter la vie pour s’épargner la dépense de le nourrir, ou pour se nourrir lui-même de sa chair, trouve un Banian charitable qui ne manque pas, lorsqu’il est informé du danger de cet animal, de le demander au maître, et qui, l’achetant quelquefois assez cher, le place dans cet hôpital, où il est bien traité jusqu’au terme naturel de sa vie.

Près du même édifice on en voit un autre qui est fondé pour les punaises, les puces, et toutes les espèces de vermine qui sucent le sang des hommes. De temps en temps, pour donner à ces animaux la nourriture qui leur convient, on loue un pauvre homme pour passer une nuit sur un lit dans cet hôpital ; mais on a la précaution de l’y attacher, de peur que, la douleur des piqûres l’obligeant de se retirer avant le jour, il ne puisse les nourrir à l’aise de son sang. C’est pousser un peu loin l’amour pour les animaux. Les sages de l’Inde n’ont-ils pas compris que tout ce qui ne vit que du mal d’autrui ne mérite pas de vivre ? Ce n’est pas pour les insectes nourris à Surate que nous faisons cette réflexion.

Thévenot, voyageur français, regarde Surate et son canton comme la plus belle partie de la province du Guzarate, indépendamment des avantages extraordinaires que cette ville tire de son commerce ; et la province même, comme la plus agréable de l’Indostan : c’était autrefois un royaume, qui tomba sous la domination du grand-mogol Akbar, vers l’année 1595.

C’est ici le lieu de placer une aventure fort touchante arrivée au voyageur Carré, dont nous venons de tirer les détails qui regardent Surate. Il traversait les déserts de l’Arabie ; il s’était pourvu en Perse d’un guide arabe, nommé Hadgi-Hassem, dont on lui avait garanti le courage et la fidélité. Un jour que la disette d’eau, ou plutôt l’infection que les sauterelles avaient répandue dans tous les puits qui se trouvent sur la route, les avait réduits pour unique ressource à une petite provision d’eau fraîche qu’ils portaient dans des outres, ils aperçurent, à quatre cents pas d’une colline, un cavalier bien monté qui venait à eux à toute bride : ils s’arrêtèrent avec quelque défiance dans un lieu rempli de brigands : ils le couchèrent en joue, Carré armé de son fusil, et l’Arabe de son arc. Le cavalier retint son cheval, et leur cria en langue turque qu’il ne pensait point à les insulter. En leur tenant ce discours, il reculait sur ses traces pour se mettre hors de la portée du fusil qui lui était suspect. Lorsqu’il se crut en sûreté, il fit un signe de la main ; et, baissant la pointe de sa lance, il fit entendre aux étrangers qu’il désirait leur parler.

Hadgi-Hassem ne balança point à s’approcher de lui : Carré les laissa un moment ensemble. Après quelques mots d’explication, le cavalier, s’étant assuré qu’il n’avait rien à craindre, descendit de cheval, et la conversation devint commune ; mais les complimens ne furent pas longs. Il était si plein de son malheur, qu’il ne pouvait parler d’autre chose. « J’ai, leur dit-il, derrière cette colline, une grosse compagnie de gens que j’amène d’Alep. Avancez, vous allez être témoin de notre funeste situation, et peut-être aiderez-vous à notre salut. »

Carré et son guide montèrent la colline ; ils découvrirent bientôt la caravane, composée d’une vingtaine de valets et d’environ cent chameaux qui servaient à porter deux cents filles âgées de douze à quinze ans : elles étaient dans un état dont la seule vue inspirait la pitié ; couchées par terre, la plupart fort belles, mais les yeux baignés de larmes, et le désespoir peint sur leurs visages. Les unes jetaient des cris pitoyables ; d’autres s’arrachaient les cheveux.

« Jamais de ma vie, dit l’auteur, je ne serai aussi touché que je le fus de ce spectacle ; et, quoique j’entrevisse une partie de la vérité, je demandai au cavalier turc qui étaient ces misérables filles, et d’où venaient leurs lamentations. Il me répondit en italien que je voyais sa ruine entière ; qu’il était un homme perdu, et plus désespéré cent fois que toutes ces filles ensemble. « Il y a dix ans, ajouta-t-il, que je les élève dans Alep, avec des soins et des peines infinies, après les avoir achetées bien cher. C’est ce que j’ai pu rassembler de plus beau en Grèce, en Géorgie, en Arménie ; et dans le temps que je les conduis pour les vendre à Bagdad, où la Perse, l’Arabie et le pays du Mogol s’en fournissent, j’ai le malheur de les voir périr faute d’eau, pour avoir pris le chemin du désert, comme le plus sûr. »

» Ce récit m’inspira une égale horreur pour sa personne et pour sa profession. Cependant je feignis d’autres sentimens pour l’engager à nous apprendre le reste de son aventure. Il continua librement ; et nous montrant des fossés qui venaient d’être comblés : « J’ai déjà fait enterrer, nous dit-il, plus de vingt de ces filles et dix eunuques qui sont morts pour avoir bu de l’eau des puits. C’est un poison mortel pour les hommes et les bêtes. À peine même y trouve-t-on de l’eau ; ce ne sont que des sauterelles mortes, dont l’odeur seule est capable de tout infecter. Nous sommes réduits à vivre du lait des chameaux femelles ; et si l’eau continue de nous manquer, il faut m’attendre à laisser dans ces déserts la moitié de mes espérances. »

» Pendant que je détestais au fond du cœur la barbarie de cet infâme marchand, la compassion dont j’étais rempli pour tant de malheureuses filles me tirait les larmes des yeux ; mais je me crus près de mourir de saisissement et de douleur lorsque j’en vis neuf ou dix qui touchaient à leur fin, et que j’aperçus sur les plus beaux visages du monde les dernières convulsions de la mort.

» Je m’approchai d’une d’entre elles qui allait expirer, et coupant la corde qui attachait nos outres, je me hâtai de lui offrir à boire. Mon guide arabe devint furieux. Je compris par l’excès auquel il s’emporta combien ces peuples ont de férocité dans les mœurs. Il prit son arc, et d’un coup de flèche il tua la jeune fille que je voulais secourir. Ensuite il jura qu’il traiterait de même toutes les autres, si je continuais de leur donner de l’eau. « Ne vois-tu pas, me dit-il d’un ton brutal, que, si tu prodigues le peu d’eau qui nous reste, nous serons bientôt réduits à la même extrémité ? Sais-tu que d’ici à vingt lieues il n’y en a pas une goutte qui ne soit empoisonnée par les sauterelles pouries ? » En me tenant ce discours, il fermait les outres, et les attachait au cheval avec une action si violente et tant de fureur dans les yeux, que la moindre résistance l’eût rendu capable de m’attaquer moi-même.

» Cependant il conseilla au marchand turc d’envoyer quelques-uns de ses gens avec des chameaux dans les marais de Taiba, qui ne devaient pas être fort éloignés, et dans lesquels il se trouve des eaux vives qui pouvaient avoir été garanties de la corruption ; mais la crainte que les Arabes de cette ville ne vinssent enlever ce qui lui restait de sa marchandise l’empêchait de prendre ce parti, et nous le laissâmes dans une irrésolution dont nous ne vîmes pas la fin.

» Je ne dirai rien des cris que j’entendis jeter à tant de victimes innocentes lorsque, nous voyant partir, elles perdirent l’espérance qu’elles avaient eue pendant quelques instans, de trouver du soulagement à la soif qui les consumait. Ce souvenir m’afflige encore. »