Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome III/Première partie/Livre VI/Chapitre I

LIVRE SIXIÈME.

CONGO. CAP DE BONNE-ESPÉRANCE. HOTTENTOTS. MONOMOTAPA.


CHAPITRE PREMIER.

Congo.

Si l’on considère, avec les géographes, le royaume de Congo dans toute son étendue, elle comprend depuis l’équateur jusqu’au 16e. degré de latitude sud. On lui donne environ neuf cent cinquante milles de longueur du nord au sud, et sept cents de largeur de l’ouest à l’est.

Ses bornes au nord sont les pays de Gabon et de Pongo ; à l’est, le royaume de Mokokos ou d’Anzibo, celui de Matamba et le territoire des Iaggas-Kasangis ; au sud, le même territoire, le pays de Mouzoumbo, Akalounga, et celui de Mataman, dans la région des Cafres ; à l’ouest, l’Océan occidental ou atlantique ; mais ces côtes forment un arc dont les deux extrémités sont le cap de Sainte-Catherine et le cap Nègre, l’un au nord, et l’autre au sud, tout deux célèbres chez les navigateurs.

Sous ce point de vue, le Congo peut être divisé en quatre principales parties, qui sont autant de grands royaumes : 1°. Loango ; 2°. Congo, proprement dit ; 3°. Angole ; 4°. Benguéla : ces quatre royaumes s’étendent du nord au sud ; celui de Loango, qui est le plus septentrional, a le pays de Gabon au nord, Mokoko ou Anzibo à l’est, et le fleuve du Zaïre au sud.

Lopez prétend que le royaume de Loango, habité par les Bramas, commence, du côté du nord, à l’équateur, et s’étend de la côte dans l’intérieur des terres l’espace de deux cents milles, en comprenant dans ses bornes le golfe de Lopez-Consalvo. Ce pays est peu connu des Européens, à l’exception de quelques places le long de la côte. De tous les voyageurs dont les relations ont été publiées, Battel est celui qui traite l’article de Loango avec le plus d’étendue ; il s’accorde même fort exactement avec Bruno et Dapper, quoiqu’il déclare qu’il ne les a jamais lus.

La province de Mayomba, dans le royaume de Loango, est si couverte de bois, qu’on y peut voyager à l’ombre sans être jamais incommodé par la chaleur du soleil. On n’y trouve ni blé, ni aucune sorte de grain. Les habitans se nourrissent de bananes, de racines et de cocos. N’étant pas mieux fournis de volaille et de bestiaux que de blé, ils ne connaissent d’autre chair que celle des éléphans et des bêtes féroces ; mais leurs rivières fournissent du poisson en abondance.

Leurs bois sont si remplis de singes, que le voyageur le plus intrépide n’oserait y passer sans escorte. On y trouve surtout une multitude de ces dangereux singes dont la grande espèce se nomme pongo, et la petite empko. Le port de Mayomba est à deux lieues au sud du cap Nègre, qui a tiré son nom de la noirceur apparente de ses arbres.

La ville de Mayomba consiste dans une grande rue, si proche de la mer, que les flots forcent quelquefois les habitans d’abandonner leurs maisons.

Les chasses des habitans se font avec des chiens du pays qui n’aboient point, mais qui portent au cou des crécelles de bois dont le bruit guide les chasseurs. Ils font tant de cas des chiens de l’Europe à cause de leur aboiement, que l’Anglais Battel leur en vit acheter un trente livres sterling (720 fr.).

Le territoire de Setté est situé à cinquante-cinq milles au nord de la rivière de Mayomba, et s’étend jusqu’à Gobbi. Ce pays, qui est arrosé par une rivière du même nom, produit avec une abondance extraordinaire du bois rouge et plusieurs autres sortes de bois. On en distingue deux, le kines, que les Portugais achètent, mais qui n’est pas estimé à Loango ; et le bifesse, qui est plus pesant et plus rouge : les habitans le vendent plus cher. La racine se nomme angansi abifesso. Il n’y a point de bois plus dur ni d’une couleur si foncée. Les habitans en font un grand commerce sur toute la côte d’Angole et dans le royaume de Loango ; mais ils ne traitent qu’avec les Nègres ; et le droit de leur gouverneur est de dix pour cent.

Le pays de Gobbi est situé entre Setté et le cap Lopès-Consalvo. La ville capitale est éloignée d’une journée de la mer. La terre nourrit peu de bestiaux, et n’offre que des animaux féroces. Un habitant qui reçoit la visite d’un ami commence par lui offrir l’usage d’une de ses femmes ; et, dans les autres occasions, une femme surprise en adultère reçoit moins de reproches que d’éloges : cependant l’empire des hommes est si absolu, qu’ils maltraitent leurs femmes avec une rigueur sans exemple ; et cette pratique leur étant devenue comme naturelle, une femme se plaint de n’être pas aimée lorsqu’elle n’est pas assez souvent battue par son mari. On a vu autrefois la même chose en Russie avant sa civilisation.

On trouve au nord-est de Mani-keseck, à huit journées de Mayomba, les Matimbas, nation de Pygmées, qui sont de la hauteur d’un garçon de douze ans, mais tous d’une grosseur extraordinaire. Leur nourriture est la chair des animaux qu’ils tuent de leurs flèches. Quoiqu’ils n’aient rien de farouche dans le caractère, ils ne veulent point entrer dans les maisons des Marambas, ni les recevoir dans leurs villes. Les femmes se servent de l’arc avec autant d’habileté que les hommes. Elle ne craignent point de pénétrer seules dans les bois, sans autre défense contre les pongos que leurs flèches empoisonnées.

La plus grande partie du royaume est un pays plat et assez fertile. Les pluies y sont fréquentes. La terre y est noirâtre, au lieu que dans la plupart des autres pays elle est sablonneuse ou de nature craïeuse. Les habitans sont civils et humains. On raconte qu’après avoir inutilement invoqué leurs dieux dans un temps de peste, ils les brûlèrent en disant : « S’ils ne nous servent de rien dans l’infortune, quand nous serviront-ils ? »

Dans le pays d’Angole, les princesses du sang royal ont la liberté de choisir l’homme qui leur plaît, sans égard pour sa naissance ou sa condition ; mais elles ont sur lui un pouvoir absolu de vie ou de mort. Pendant que le missionnaire Mérolla, dont nous tirons quelques détails, se trouvait dans le pays, une dame de ce rang, sur le simple soupçon que son mari vivait librement avec une autre femme, fit vendre sa maîtresse aux Portugais ; et, loin d’oser s’en plaindre, il se crut fort heureux d’une vengeance si modérée. Les femmes qui reçoivent les étrangers dans leurs maisons sont obligées de leur accorder leurs faveurs pendant les deux premières nuits. Aussi, dès qu’un missionnaire capucin arrive dans le pays, ses interprètes avertissent le public que l’entrée de sa chambre est interdite aux femmes.

Avec une culture exacte, la terre de Loango produit trois moissons. Les habitans n’y emploient point d’autre instrument qu’une sorte de truelle, mais plus large et plus creuse que celle de nos maçons.

Entre les arbres extraordinaires, on vante l’enzanda, le métombas et l’alikondi, qui servent tous trois à faire des étoffes. Il n’y a point de canton dans le royaume de Loango qui ne produise en abondance le métombas, et où l’on n’en tire beaucoup d’utilité. Le tronc fournit d’assez bon vin, quoique moins fort que le vin de palmier ; de ses branches on fait des solives et des lattes pour les maisons, et des bois de lit. Les feuilles servent à couvrir les toits, et résistent aux plus fortes pluies ; mais le plus grand usage est pour la fabrique d’une espèce d’étoffe dont tout le monde est vêtu dans le royaume.

L’alikondi ou l’alekonde est d’une hauteur et d’une grosseur singulières ; on en voit de si gros, que douze hommes n’en embrasseraient pas le tronc. Ses branches s’écartent comme celles du chêne. Il s’en trouve de creux qui contiennent une prodigieuse quantité d’eau : Mérolla ne craint pas de la faire monter jusqu’à trente ou quarante tonneaux ; et s’il faut l’en croire, elle a servi pendant vingt-quatre heures à désaltérer trois ou quatre cents Nègres, sans être entièrement épuisée. Ils emploient, pour monter sur l’arbre, des coins de bois dur, qui s’enfoncent aisément dans un tronc dont la substance est fort tendre. Ces arbres étant fort communs, et la plupart creux par le pied, on y fait entrer des troupeaux de porcs pour les garantir des ardeurs du soleil. Le fruit ressemble beaucoup à la courge.

Les peuples qui habitent le royaume de Loango portent le nom de Bramas. Ils sont soumis à la rigoureuse pratique de la circoncision. Ils exercent le commerce entre eux. Ils sont vigoureux et de haute taille ; civils, quoique anciennement leur férocité les ait fait passer pour anthropophages ; livrés à tous les excès du libertinage ; avides de s’enrichir, mais généreux et libéraux les uns à l’égard des autres ; passionnés pour le vin de palmier, sans aucun goût pour celui de la vigne ; et sans cesse entraînés par leurs superstitions.

Le mariage, dans le royaume de Loango, est si débarrassé de cérémonies et de formalités, qu’à peine se soumet-on à demander le consentement des pères. On jette ses vues sur une fille de l’âge de six ou sept ans, et lorsqu’elle en a dix, on l’attire chez soi par des caresses et des présens. Cependant il se trouve des pères qui veillent soigneusement sur leurs filles jusqu’à l’âge nubile, et qui les vendent alors a ceux qui se présentent pour les épouser. Mais une fille qui se laisse séduire avant le mariage doit paraître à la cour avec son amant, déclarer sa faute, et demander pardon au roi. Cette absolution n’a rien d’humiliant ; mais elle est si nécessaire, qu’on croirait le pays menacé de sa ruine par une éternelle sécheresse, si quelque fille coupable refusait de se soumettre à la loi. Quoique le nombre des femmes ne soit pas borné, et que plusieurs en aient huit ou dix, le commun des Nègres n’en prend que deux ou trois.

Les femmes sont chargées, comme chez tous les peuples nègres, de tous les ouvrages serviles, extérieurs et domestiques. Pendant que le mari prend ses repas, elles se tiennent à l’écart, et mangent ensuite ses restes. Leur soumission va si loin, qu’elles ne leur parlent qu’à genoux, et qu’à son arrivée elles doivent se prosterner pour le recevoir.

L’aîné d’une famille en est l’unique héritier ; mais il est obligé d’élever ses frères et ses sœurs jusqu’à l’âge où l’on suppose qu’ils peuvent se pourvoir eux-mêmes. Les enfans naissent esclaves, lorsque leur père et leur mère sont dans cette condition.

Tous les enfans, suivant l’observation particulière de Dapper, naissent blancs, et dans l’espace de deux jours ils deviennent parfaitement noirs. Les Portugais, qui prennent des femmes dans ces régions, y sont souvent trompés. À la naissance d’un enfant, ils se croient sûrs d’en être les pères, parce qu’ils le voient de leur couleur ; mais, deux jours après, ils sont obligés de le reconnaître pour l’ouvrage d’un Nègre. Cependant ils ne se rebutent point de ces épreuves, parce que leur passion, dit le même auteur, est d’avoir un fils mulâtre à toutes sortes de prix. On voit quelquefois naître d’un père et d’une mère nègres des enfans aussi blancs que les Européens. L’usage est de les présenter au roi. On les nomme dondos. Ils sont élevés dans les pratiques de la sorcellerie ; et, servant de sorciers au roi, ils l’accompagnent sans cesse. Leur état les fait respecter de tout le monde. S’ils vont au marché, ils peuvent prendre tout ce qui convient à leurs besoins. Battel en vit quatre à la cour de Loango.

Dapper s’étend un peu plus sur la nature des Nègres blancs. Il observe qu’à quelque distance ils ont une parfaite ressemblance avec les Européens : leurs yeux sont gris, et leur chevelure blonde ou rousse ; mais, en les considérant de plus près, on leur trouve la couleur d’un cadavre, et leurs yeux paraissent postiches. Ils ont la vue très-faible pendant le jour, et la prunelle tournée comme s’ils étaient bigles. La nuit, au contraire, ils ont le regard très-ferme, surtout à la clarté de la lune. Quelques Européens ont cru que la blancheur de ces Nègres est un effet de l’imagination des mères, comme on prétend que plusieurs femmes blanches ont mis des enfans noirs au monde après avoir vu des Nègres.

Les Portugais donnent à ces Maures blancs le nom d’albinos, et cherchent l’occasion de les enlever pour les transporter au Brésil. On prétend qu’ils sont d’une force extraordinaire, et par conséquent très-propres au travail ; mais que leur paresse est extrême, et qu’ils préfèrent la mort aux exercices pénibles. Les Hollandais ont trouvé des hommes de la même espèce non-seulement en Afrique ; mais aux Indes Orientales, dans l’île de Bornéo, et dans la Nouvelle-Guinée ou pays des Papous. Les Nègres blancs du royaume de Loango ont le privilége d’être assis devant le roi. Ils président à quantité de cérémonies religieuses, surtout à la composition des mokissos, qui sont des idoles du pays.

Il est fort remarquable, suivant Battel, que les Nègres de Loango ne permettent jamais qu’un étranger soit enterré dans leur pays. Qu’un Européen meure, on est obligé, pour les satisfaire, de porter son corps dans une chaloupe à deux milles du rivage, et de le jeter dans la mer. Un négociant portugais, étant mort dans une de leurs villes, ne laissa pas d’y être enterré par le crédit de ses amis, et demeura tranquille pendant quatre mois dans sa sépulture ; mais il arriva cette année que les pluies, qui commencent ordinairement au mois de décembre, retardèrent de deux mois entiers. Les mokissos ou prêtres sorciers ne manquèrent point d’attribuer cet événement au mépris qu’on avait fait des lois en faveur du Portugais. Son corps fut exhumé avec diverses cérémonies, et précipité dans les flots. Trois jours après, suivant Battel, on vit tomber la pluie en abondance ; car il fallait bien quelle tombât après deux mois de retard.

Loango était autrefois soumis au roi de Congo ; mais un gouverneur du pays, s’étant fait proclamer roi, envahit une si grande partie des états de son souverain, que le royaume de Loango est aujourd’hui fort étendu et tout-à-fait indépendant ; mais il est toujours regardé comme faisant partie du pays de Congo.

Les rois de Loango sont respectés comme des dieux, et portent le titre de samba et de pango, qui signifie, dans le langage du pays, dieu ou divinité. Les sujets sont persuadés que leur prince a le pouvoir de faire tomber la pluie du ciel. Ils s’assemblent au mois de décembre pour l’avertir que c’est le temps où les terres en ont besoin ; ils le supplient de ne pas différer cette faveur, et chacun lui apporte un présent dans cette vue. Le monarque indique un jour auquel tous ses nobles doivent se présenter devant lui, armés comme en guerre, avec tous leurs gens. Ils commencent les cérémonies de cette fête par des exercices militaires, et rendent à genoux leur hommage au roi, qui les remercie de leur soumission et de leur fidélité. Ensuite on étend à terre un tapis d’environ quatre-vingts pieds de circuit, sur lequel est place le trône où il est assis. Alors il commande à ses officiers de faire entendre leurs tambours et leurs trompettes. Les tambours sont si gros, qu’un homme seul ne suffit pas pour les porter. Les trompettes sont des dents d’éléphans d’une grandeur xtraordinaire, creusées et polies avec beaucoup d’art : le bruit de cette musique est effroyable. Après ce concert barbare, le roi se lève, et lance une flèche vers le ciel. S’il pleut le même jour, les réjouissances et les acclamations sont poussées jusqu’à l’extravagance.

L’usage absurde et barbare des épreuves juridiques, qui domine dans toute la Guinée, n’est pas moins en usage à Loango. L’engagement le plus solennel se fait en avalant la liqueur de bonda.

Cette liqueur, qui se nomme aussi imbonda, est le suc d’une racine : on la râpe dans l’eau. Après y avoir longtemps fermenté, elle forme une liqueur aussi amère que le fiel. Si on en râpe trop dans une petite quantité d’eau, elle cause une suppression d’urine ; et, gagnant la tête, elle y répand des vapeurs si puissantes, qu’elle renverse infailliblement celui qui l’avale. C’est le cas où il est déclaré coupable.

La liqueur de bonda sert aussi à découvrir la cause des événemens. Les Nègres de Loango s’imaginent que peu de personnes finissent leur vie par une mort naturelle : ils croient que tout le monde meurt par sa faute au par celle d’autrui. Si quelqu’un tombe dans l’eau et se noie, ils en accusent, quelque sortilége. S’ils apprennent qu’une panthère ait dévoré quelqu’un, ils assurent que c'est un dakkin ou un sorcier qui s’est revêtu de la peau de cet animal. Lorsqu’une maison est consumée par un incendie, ils racontent gravement que quelque mokisso y a mis le feu. Ils ne sont pas moins persuadés, lorsque la saison des pluies arrive trop tard, que c’est l’effet du mécontentement de quelque mokisso qu’on laisse manquer de quelque chose d’utile ou d’agréable. Comme il paraît important de découvrir la vérité, on a retours à la liqueur de bonda. Les personnes intéressées s’adressent au roi pour le prier de nommer un ministre, et cette faveur coûte une certaine somme. Les ministres de la bonda sont au nombre de neuf ou dix, qui se tiennent ordinairement assis dans les grandes rues. Vers trois heures après midi, l’accusateur leur apporte les noms de ceux qu’il soupçonne, et jure par les mokissos que ses dépositions sont sincères. Les accusés sont cités avec toute leur famille ; car il arrive rarement que l’accusation tombe sur un seul, et souvent tout le voisinage y est compris. Ils se rangent sur une ou plusieurs lignes pour s’approcher successivement du ministre, qui ne cesse point, pendant les préparatifs, de battre sur un petit tambour. Chacun reçoit sa portion de liqueur, l’avale, et reprend sa place.

Alors le ministre se lève, et lance sur eux des petits bâtons de bananier, en les sommant de tomber, s’ils sont coupables, ou de se soutenir sur leurs jambes et d’uriner librement, s’ils n’ont rien à se reprocher. Il coupe ensuite une de ces mêmes racines dont la liqueur est composée, et jette les pièces devant lui. Tous les accusés sont obligés de marcher dessus d’un pas ferme. Si quelqu’un a le malheur de tomber, l’assemblée pousse un grand cri, et remercie les mokissos de l’éclaircissement qu’ils accordent à la vérité. Ses accusateurs le conduisent devant le roi, après l’avoir dépouillé de ses habits, qui sont l’unique salaire du ministre. La sentence est prononcée aussitôt, et le condamne ordinairement au supplice. On le mène à quelque distance de la ville, où son sort est d’être coupé en pièces au milieu d’un grand chemin. On accorde aux personnes riches la liberté de faire avaler la liqueur par un de leurs esclaves. S’il tombe, le maître est obligé d’avaler la liqueur à son tour. On donne l’antidote à l’esclave ; et si le maître tombe, ses ricnesses ne le garantissent point de la mort. Cependant, lorsque le crime est léger, il achète sa grâce en donnant quelques esclaves. Au reste, tous les voyageurs reconnaissent que cette pratique est mêlée de beaucoup d’artifice et d’imposture. Les ministres font tomber l’effet du poison sur leurs ennemis, ou sur ceux dont la ruine peut leur être de quelque utilité : ils se laissent gagner par des présens pour noircir l’innocence ou pour sauver les coupables. Si les accusés sont des étrangers à l’égard desquels ils soient sans prévention, c’est ordinairement sur le plus pauvre qu’ils font tomber la peine du crime. Maîtres de préparer la liqueur, ils donnent la plus forte dose à ceux qu’ils veulent perdre, quoique cette odieuse prévarication se fasse avec tant d’adresse, que personne ne s’en aperçoit. Il ne se passe point de semaine où la cérémonie de l’épreuve ne se renouvelle à Loango, et elle y fait périr un grand nombre d’innocens.

Les femmes du roi n’en sont point exemptes, surtout dans les cas où leur fidélité paraît suspecte. La grossesse en est un qui favorise le plus les soupçons. Lorsqu’une femme du roi devient grosse, toute la sagesse de sa conduite n’empêche pas qu’on ne fasse avaler la bonda pour elle à quelque esclave. S’il tombe, elle est condamnée au feu, et l’adultère est enterré vif. Suivant le récit des Nègres de Loango, leur roi n’a pas moins de sept mille femmes. Il nomme entre elles une des plus graves et des plus expérimentées, qu’il honore du titre de sa mère, et qui est plus respectée que celle à qui cette qualité appartient par le droit de la nature. Cette matrone, que le peuple appelle makonda, jouit d’une autorité si distinguée, que, dans toutes les affaires d’importance, le roi est obligé de prendre ses conseils. S’il l’offense, ou s’il lui refuse ce qu’elle désire, elle a le droit de lui ôter la vie de ses propres mains. Lorsque son âge lui laisse du goût pour le plaisir, elle peut choisir l’homme qui lui plaît, et ses enfans sont comptés parmi ceux du sang royal. L’amant sur lequel tombe son choix est puni de mort, s’il est surpris avec une autre femme.

Une loi, que nous avons déjà vue ailleurs, défend sous peine de mort de regarder le roi boire ou manger. On rapporte un exemple encore plus étrange que celui que nous avons déjà cité de l’atrocité du traitement que l’on fait éprouver aux malheureux qui par hasard enfreignent cet usage. Un fils du roi, âgé de onze ou douze ans, étant entré dans la salle tandis que son père buvait, fut saisi par l’ordre de ce prince, revêtu sur-le-champ d’un habit fort riche, et traité avec toutes sortes de liqueurs et d’alimens. Mais aussitôt qu’il eut achevé ce funeste repas, il fut coupé en quatre quartiers, qui furent portés dans toutes les villes, avec une proclamation qui apprenait au public la cause de son supplice. Ce trait exécrable est confirmé par une barbarie de la même nature que rapporte un témoin. Un autre fils du roi, mais plus jeune, ayant couru vers son père pour l’embrasser dans les mêmes circonstances, le grand-prêtre demanda qu’il fût puni de mort. Le roi y consentit, et sur-le-champ ce malheureux enfant eut la tête fendue d’un coup de hache. Le grand-prêtre recueillit quelques gouttes de son sang, dont il frotta les bras du roi pour détourner les malheurs d’un tel présage. Cette loi s’étend jusqu’aux bétes. Les Portugais de Loango avaient fait présent au roi d’un fort beau chien de l’Europe, qui, n’étant pas bien gardé, entra dans la salle du festin pour caresser son maître : il fut massacré sur-le-champ.

Cet usage vient d’une opinion superstitieuse et généralement établie dans la nation, que le roi mourrait subitement si quelqu’un l’avait vu boire ou manger. On croit détourner le malheur dont il est menacé en faisant mourir le coupable à sa place. Quoiqu’il mange toujours seul, il lui arrive quelquefois de boire en compagnie ; mais ceux qui lui présentent la coupe tournent aussitôt le visage contre terre jusqu’à ce qu’il ait cessé de boire. Si ses courtisans boivent dans la même salle, ils sont obligés de tourner le dos pendant qu’ils ont le verre à la bouche. Il n’est permis à personne de boire dans le verre dont le roi s’est servi, ni de toucher aux alimens dont il a goûté. Tout ce qui sort de sa table doit être enterré sur-le-champ. Que d’extravagance et de barbarie ! et, quand l’homme est fait ainsi, est-il un plus odieux et plus méprisable animal ?

Il y a des crieurs publics dont l’office est de proclamer les ordres du roi dans la ville, et de publier ce qu’on a perdu ou trouvé. Battel parle d’une sonnette du roi, qui ressemble à celles des vaches de l’Europe, et dont le son est si redoutable aux voleurs, qu’ils n’osent garder un moment leurs vols après l’avoir entendue. Ce voyageur, étant logé dans une petite maison à la mode du pays, avait suspendu son fusil au mur. Il lui fut enlevé dans son absence. Sur ses plaintes, le roi fit sonner la cloche, et dès le matin du jour suivant le fusil se trouva devant la porte de Battel.

Vis-à-vis le trône du roi sont assis quelques nains, le dos tourné vers lui. Ils ont la tête d’une prodigieuse grosseur ; et, pour se rendre encore plus difformes, ils sont enveloppés dans une peau de quelque bête féroce.

Les images ou les statues s’appellent, ainsi que les prêtres, mokissos, comme on l’a déjà vu. Les Nègres se font instruire par les prêtres dans l’art de faire des mokissos. Lorsqu’un particulier se croit obligé de créer une nouvelle divinité, il assemble tous ses amis et tous ses voisins. Il demande leur assistance pour bâtir une hutte de branches de palmier, dans laquelle il se renferme pendant quinze jours, dont il doit passer neuf sans parler ; et pour mieux garder le silence, il porte deux plumes de perroquet aux deux coins de la bouche. Si quelqu’un le salue, au lieu de battre les mains suivant l’usage, il frappe d’un petit bâton sur un bloc qu’il tient sur ses genoux, et sur lequel est gravée la figure d’une tête d’homme.

Au bout de quinze jours, toute l’assemblée se rend dans un lieu plat et uni, où il ne croît aucun arbre, avec un dembé ou un tambour autour duquel on trace un cercle. Le tambour commence à battre et à chanter. Lorsqu’il paraît bien échauffé de cet exercice, le prêtre donne le signal de la danse, et tout le monde, à son exemple, se met à danser en chantant les louanges des mokissos. L’adorateur entre en danse aussitôt que les autres ont fini, et continue pendant deux ou trois jours, au son du même tambour, sans autre interruption que celle des besoins indispensables de la nature, tels que la nourriture et le sommeil. Enfin le prêtre reparaît au bout du terme, et, poussant des cris furieux, il prononce des paroles mystérieuses ; il fait de temps en temps des raies blanches et rouges sur les tempes de l’adorateur, sur les paupières et sur l’estomac, et successivement sur chaque membre , pour le rendre capable de recevoir le mokisso. L’adorateur est agité tout d’un coup par des convulsions violentes , se donne mille mouvemens extraordinaires, fait d’affreuses grimaces, jette des cris horribles, prend du feu dans ses mains, et le mord en grinçant les dents, mais sans paraître en ressentir aucun mai. Quelquefois il est entraîné comme malgré lui dans des lieux déserts où il se couvre le corps de feuilles vertes. Ses amis le cherchent, battent le tambour pour le retrouver, et passent quelquefois plusieurs jours sans le revoir. Cependant, s’il entend le bruit du tambour, il revient volontairement. On le transporte à sa maison, où il demeure couché pendant plusieurs jours sans mouvement et comme mort. Le prêtre choisit un moment pour lui demander quel engagement il veut prendre avec son mokisso. Il répond en jetant des flots d’écume, et avec des marques d’une extrême agitation. Alors on recommence à chanter et à danser autour de lui ; enfin le prêtre lui met un anneau de fer autour du bras, pour lui rappeler constamment la mémoire de ses promesses. Cet anneau devient si sacré pour les Nègres qui ont essuyé la cérémonie du mokisso, que dans les occasions importantes ils jurent par leur anneau ; et tous les jours on reconnaît qu’ils perdraient plutôt la vie que de violer ce serment. Le voyageur qui raconte ces cérémonies ne doute pas que ce ne soit une manière solennelle de se donner au diable. Ce qu’on doit observer, c’est que l’espèce d’hommes qu’on nomme convulsionnaires, énergumènes, démoniaques, joue à peu près les mêmes farces chez tous les peuples barbares. Faut-il que des nations policées aient à rougir d’avoir vu chez elles les mêmes extravagances !

Il paraît que les peuples de Loango sont les plus superstitieux de toute l’Afrique. En voyageant pour le commerce, ils portent dans une marche de quarante ou cinquante milles un sac rempli de misérables reliques, qui pèsent quelquefois dix ou douze livres. Quoique ce poids, joint à leur charge, soit capable d’épuiser leurs forces, ils ne veulent pas convenir qu’ils en ressentent la moindre fatigue ; au contraire, ils assurent que ce précieux fardeau sert à les rendre plus légers.

Le royaume de Congo n’a pas de plus belle et de plus grande rivière que celle de Zaïre. Cette fameuse rivière tire, dit-on, ses eaux du lac de Zambré. On voit dans ce grand lac plusieurs sortes de monstres, entre lesquels (si on en croit le missionnaire Mérolla) il s’en trouve un de figure humaine, sans autre exception que celle du langage et de la raison. Le P. François de Paris, missionnaire capucin, qui faisait sa résidence dans le pays de Matomba, rejetait toutes ces histoires de monstres comme autant de fictions des Nègres ; mais la reine Zinga, informée de ses doutes, l’invita un jour à la pêche. À peine eut-on jeté les filets, qu’on découvrit sur la surface de l’eau trois de ces poissons monstrueux. Il fut impossible d’en prendre plus d’un. C’était une femelle. La couleur de sa peau était noire ; ses cheveux longs et de la même couleur ; ses ongles d’une longueur singulière. Mérolla conjecture qu’ils lui servaient à nager. Elle ne vécut que vingt-quatre heures hors de l’eau ; et, dans cet intervalle, elle refusa toute sorte de nourriture. Si cette espèce de monstre existe, c’est elle qui a servi de fondement aux contes arabes sur ce qu’ils appellent l’homme de la mer.

Lopez, qui passa plusieurs années au Congo, donne vingt-huit milles de largeur à l’embouchure de ce fleuve. Il entre avec tant d’impétuosité dans l’Océan, qu’à trente ou quarante milles de la terre, ses eaux se conservent fraîches ; cependant il n’est navigable que dans l’espace d’environ vingt-cinq lieues, au delà desquelles, étant resserré par des rochers, il tombe avec un bruit épouvantable qui se fait entendre à sept ou huit milles. Les Portugais ont donné à ce lieu le nom de cachivera, c’est-à-dire chute ou cataracte.

Les Portugais et les Hollandais se sont procuré des établissemens dans le Congo, où ils ont fait le commerce, et où quelquefois ils ont porté la guerre, comme ont fait partout les Européens. Les Portugais ont joui long-temps d’une sorte de pouvoir que leur donnaient leurs missionnaires ; et même les petits souverains du pays, dépendons du roi de Congo, ont pris des noms portugais, et les titres des dignités d’Europe, comme ceux de comtes, de ducs, etc. D’ailleurs les Européens ont toujours un grand avantage dans ces contrées, en se mêlant dans les guerres des nationaux, et faisant payer leurs services ; ils y ont même tenté quelquefois des conquêtes ; mais ils n’y ont pas souvent réussi. Les Portugais y ont même essuyé de cruelles disgrâces.

Vers l’année 1680, ils étaient établis à Angola. Ils entreprirent la conquête de la province de Sogno. Mérolla rapporte qu’un roi de Congo, voulant se faire couronner, eut recours à l’assistance des Portugais, et leur promit le comté de Sogno, avec deux mines d’or, qui n’eurent pas moins de force pour les engager dans ses intérêts. Ils assemblèrent immédiatement toutes leurs forces. Le roi leva, de son côté, de nombreuses troupes, auxquelles il joignit une compagnie de diaggas. Les deux armées s’étant réunies, marchèrent ensemble vers Sogno. Elles n’y trouvèrent pas le comte sans défense. Il avait eu le temps de rassembler un prodigieux nombre de ses sujets, et son courage le fit marcher au-devant de l’ennemi. Mais la plupart de ses gens manquant d’armes à feu, et n’étant point accoutumés à la manière de combattre des Européens, il perdit la vie dans une bataille sanglante, après avoir vu prendre ou massacrer une grande partie de son armée.

Le désespoir se répandit dans toute la nation. Lorsqu’elle s’attendait aux dernières extrémités de la guerre, un seigneur du pays se présenta courageusement, et promit de la délivrer de toutes ses craintes, si l’on voulait le choisir pour succéder au comte. Sa proposition fut acceptée : il commença par rétablir l’ordre dans les troupes dispersées ; et, pour éviter la confusion à laquelle il attribuait leurs derniers malheurs, il ordonna qu’à l’avenir tout le monde aurait la tête rasée, sans excepter les femmes, et que les soldats se ceindraient le front d’une branche de palmier. Cet usage, dont le but n’était pas moins d’inspirer de la confiance au peuple par des préparatifs extraordinaires que d’apprendre en effet aux troupes à se reconnaître dans la mêlée, s’est conservé jusque aujourd’hui dans la nation.

Le nouveau comte exhorta ses sujets à ne pas s’effrayer du bruit des armes à feu, qui n’étaient propres, leur dit-il, qu’à causer de l’épouvante aux enfans, puisqu’une balle ne faisait pas plus d’effet qu’une flèche ou qu’un coup de zagaie, sans compter que le temps dont les blancs avaient besoin pour charger leurs fusils donnait beaucoup d’avantage à ceux qui n’avaient qu’une flèche à poser sur leur arc. Il les avertit surtout de ne pas s’arrêter puérilement aux bagatelles[1]que les Portugais étaient accoutumés à jeter parmi eux pour causer du désordre dans leurs rangs. Il leur recommanda de tirer aux hommes, sans s’amuser aux chevaux, qui ne devaient pas leur paraître aussi terribles que les lions, les panthères et les éléphans. Il ordonna que celui qui tournerait le dos fût tué sur-le-champ par ses voisins, et que, si plusieurs avaient cette lâcheté, loin d’être plus épargnés, ils fussent regardés par les autres comme leurs premiers ennemis ; car il est question, leur dit-il, de périr glorieusement plutôt que de mener une vie misérable. Enfin, pour ne laisser aucun sujet d’inquiétude à ceux qui promettaient de le suivre, il voulut que tous les animaux domestiques fussent massacrés ; et, donnant l’exemple le premier, il égorgea aussitôt tous les siens. Cet ordre fut exécuté si ponctuellement, que toute la race des bestiaux, surtout celle des vaches, est presque entièrement détruite dans le comté de Sogno. On y a vu vendre une petite fille pour un veau, et une femme pour une vache.

Il ne restait au comte qu’à fortifier son armée par le secours de ses voisins. L’intérêt commun eut la force d’en rassembler un grand nombre ; ainsi, marchant avec ses légions de Nègres, il trouva bientôt l’occasion de surprendre des ennemis qui prenaient trop de confiance dans leurs victoires. Comme ils avançaient sans ordre et sans précaution, ils tombèrent imprudemment dans la première embuscade : les diaggas et leur chef donnèrent l’exemple de la fuite ; ils furent suivis par les troupes de Congo. Les esclaves qu’ils avaient faits dans la première bataille, étant abandonnés par leurs gardes, rejoignirent leurs amis, et tournèrent avec eux toute leur fureur contre les Portugais, qui disputaient encore le terrain ; mais, accablés par le nombre, ils se virent forcés de tourner le dos, sans pouvoir éviter d’être massacrés dans leur fuite ; il n’en resta que six, qui furent faits prisonniers et présentés au comte. Après les avoir regardés quelque temps d’un air furieux, il leur laissa le choix ou de mourir avec leurs compagnons, ou de vivre esclaves. Mérolla leur prête une réponse fort noble : « On n’a point encore vu, lui dirent-ils, de blancs qui aient daigné servir des Nègres, et nous n’en donnerons point l’exemple. » À peine eurent-ils prononcé ces mots, qu’ils furent tués sous les yeux du vainqueur. L’artillerie et le bagage de leur nation tombèrent entre les mains des Nègres de Sogno, qui les vendirent dans la suite aux Hollandais. Mérolla assure que la Compagnie de Hollande employa ces dépouilles portugaises à munir un fort de terre qu’elle avait fait bâtir à l’embouchure du Zaïre, et qui commande ce fleuve et la mer.

En partant de Loanda pour se rendre à l’armée de Congo, les Portugais, trop accoutumés à la victoire pour douter du succès de leur entreprise, avaient recommandé à leurs marchands de les suivre de près, et de débarquer au premier endroit de la côte de Sogno où ils découvriraient des feux allumés. L’armadilla (c’est le nom qu’ils donnent à leurs petites flottes) arriva dans les circonstances de la victoire du comte, chargée des fers qui devaient servir aux esclaves nègres, et voyant sur la côte un grand nombre de feux que les vainqueurs avaient allumés pour se réjouir, elle les prit pour le signal dont on était convenu ; mais, lorsqu’elle eut jeté l’ancre, un Portugais qui se fit apercevoir sur le rivage demanda par plusieurs signes qu’on se hâtât de le prendre dans une chaloupe ; c’était un malheureux fugitif qui, ayant été pris et conduit au comte de Sogno, après l’exécution des six autres, avait obtenu la vie à des conditions fort humiliantes : le comte s’était fait apporter une jambe et un bras des six Portugais qu’il avait sacrifiés à son ressentiment, et lui avait ordonné de porter ce présent, avec la nouvelle de sa victoire, au gouverneur de Loanda. L’armadilla se crut fort heureuse d’une rencontre qui la garantissait peut-être de sa ruine.

Le comte de Sogno ne jouit pas long-temps des fruits de sa victoire : il avait reçu dans la mêlée trois blessures dont il mourut à la fin du mois ; mais il laissa ses peuples tranquilles, après avoir fait perdre à ses ennemis l’espérance de les subjuguer.

Tous ces démêlés causèrent tant de préjudice à la religion, que le missionnaire Mérolla, étant à Khitombo, malheureux champ de la dernière bataille, n’y trouva presque personne qui fût disposé à recevoir les sacremens de l’Église.

Battel nous apprend que le pays de Sogno est voisin des mines de Demba, d’où l’on tire, à deux ou trois pieds de terre, un sel de roche d’une beauté parfaite, aussi clair que la glace, et sans aucun mélange ; on le coupe en pièces d’une aune de long, qui se transportent dans toutes les parties du pays, et qui s’y vendent mieux que toute autre marchandise.

San-Salvador, ainsi nommé par les Portugais, capitale du royaume de Congo, où les rois font leur résidence ordinaire, portait anciennement le nom de Banza, qui signifie, dans le langage de la nation, cour ou demeure royale. Elle est située à cent cinquante milles de la mer, sur une grande et haute montagne qui n’est presque qu’un seul rocher, et qui contient néanmoins une mine de fer ; le sommet offre une plaine d’environ dix milles de tour, bien cultivée, et si remplie de villes et de villages, que dans un si petit espace elle contient plus de cent mille âmes : les Portugais, charmés d’un si beau lieu, lui ont donné le nom d’Othéirio, c’est-à-dire perspective, parce qu’outre les agrémens du terrain méme, on y a celui de découvrir d’un coup d’œil toutes les plaines dont la montagne est environnée : elle est fort escarpée du côté de l’est ; mais sa hauteur n’empêche pas qu’elle n’ait quantité de sources, qui achèveraient d’en faire un séjour délicieux, si l’eau en était meilleure : les habitans tirent celle dont ils font usage d’une seule fontaine qui est du côté du nord, sur la pente de la montagne, où leurs esclaves vont la puiser dans des vaisseaux de bois et de cuir : la plaine est d’une fertilité extrême en grains de toutes les espèces ; elle a des prairies d’une herbe excellente et des arbres d'une verdure continuelle ; l’air y est aussi très-frais et très-sain : outre ce motif que les rois ont eu sans doute pour y établir leur demeure, ils n’y ont pas été moins engagés par la situation du terrain qui fait de leur palais une retraite inaccessible, et parce qu’étant au centre du royaume, il leur donne la facilité d’étendre leur attention de toutes parts à la même distance.

Il y a peu de régions aussi peuplées que le royaume de Congo. Carli assure hardiment que ses habitans sont innombrables ; les Mosicongos (tel est le nom qu’ils se donnent eux-mêmes) sont communément noirs, quoiqu’ils s’en trouve un grand nombre de couleur olivâtre : la plupart ont les cheveux noirs et frisés ; mais il s’en trouve aussi qui les ont roux : leur taille est moyenne, ; et si l’on excepte la couleur, ils ont beaucoup de ressemblance avec les Portugais ; les uns ont la prunelle des yeux noire, d’autres d’un vert de mer ; leurs lèvres ne sont pas grosses et pendantes comme celle des Nubiens et des autres Nègres.

Quand le roi et les principaux seigneurs du royaume ont embrassé le christianisme, ils ont adopté l’habillement portugais ; ils ont pris les manteaux à l’espagnole, le chapeau, la veste de soie, les mules de velours ou de maroquin, et les bottines à la portugaise, avec des épées aussi longues qu’on en ait jamais porté dans la Castille : la nécessité borne encore les pauvres à leurs anciens habits ; mais les femmes de distinction imitent les usages des femmes de Lisbonne.

Ils n’ont aucune trace des sciences, ni la moindre inclination à les cultiver ; on ne trouve point parmi eux d’anciennes histoires de leur pays, ni de registres des temps éloignés, où la mémoire et le nom de leurs rois soient conservés. Jusqu’à l’arrivée des Portugais, ils n’avaient pas connu l’art de l’écriture ; la date des faits était la mort de quelque personne remarquable : cela est arrivé, disaient-ils, avant ou après la mort d’un tel. Ils comptaient les années par les kossionos, ou les hivers, qui commencent pour eux au mois de mai et finissent au mois de novembre ; leurs mois par les pleines lunes, et les jours de la semaine par leurs marchés : mais ils ne poussaient pas plus loin la division du temps. De même ils n’avaient pas d’autre règle pour juger de la grandeur d’un pays que le nombre des marches ou des journées, qu’ils distinguaient seulement par le terme de voyage libre ou chargé.

Mérolla nous représente une de leurs fêtes. Ils choisissent ordinairement le temps de la nuit, et s’assemblent en fort grand nombre. Leur posture favorite est d’être assis en rond ; mais ils choisissent quelque arbre épais, sous lequel ils se placent sur l’herbe. Le centre du cercle est occupé par un grand plat de bois qui contient quelque mélange de leur goût. L’ancien de la troupe, qu’ils appellent makolontou, divise les portions, et les distribue avec une égalité qui ne laisse aucun sujet de plainte. Ils n’emploient pour boire ni verres ni tasses. Le makolontou prend le flacon qu’ils appellent moringo, le porte successivement à la bouche de tous les convives, laisse boire à chacun la mesure qu’il juge convenable, et le remet à sa place. Cette méthode s’observe jusqu’au dernier moment de la fête.

Mais ce qui parut beaucoup plus surprenant à Mérolla, il ne passait personne près de l’assemblée qui ne se plaçât sans façon dans le cercle, et qui ne reçût sa portion comme les autres, quoiqu’il fût arrivé après la distribution. Le makolontou prenait sur chaque part de quoi composer celle de l’étranger. On apprit à Mérolia que cette cérémonie ne s’observe pas moins quand les passans se présentent en plus grand nombre. Ils se lèvent aussitôt que le plat est vide, et continuent leur chemin sans prendre congé de l’assemblée et sans dire un mot de remercîment. Les voyageurs profitent de ces rencontres pour ménager leurs propres provisions. Il n’est pas moins étrange que l’assemblée ne fasse pas la moindre question à ces nouveau-venus pour savoir d’eux où ils vont et d’où ils viennent. Tout se passe avec un silence admirable. « On croirait, dit Mérolla, qu’ils veulent imiter les Locriens, ancien peuple d’Achaïe, qui, suivant le témoignage de Plutarque, punissait par une amende ceux qui se rendaient importuns par leurs questions. » Un jour Mérolla, traitant plusieurs Nègres qui lui avaient rendu quelque service, remarqua que le nombre de ses convives était fort augmenté. Comme il ne se croyait pas obligé de recevoir des inconnus, il demanda qui étaient ces étrangers. On lui répondit qu’on l’ignorait. » Pourquoi souffrez-vous, dit-il, que des gens qui n’ont pas de part à votre travail viennent partager votre nourriture ? » Ils lui répondirent simplement que c’était l’usage. Avec un peu de réflexion, cette charité lui parut si louable, qu’il fit doubler la portion commune.

On remarque peu de différence entre les édifices de Congo et ceux de toute la côte occidentale d’Afrique.

Ceux des habitans qui font leur demeure dans les villes tirent leur subsistance du commerce ; ceux qui demeurent à la campagne vivent de l’agriculture et de l’entretien des bestiaux ; ceux qui sont établis sur les bords du Zaïre et des autres rivières subsistent de la pêche ; d’autres gagnent leur vie à recueillir le vin de Tombo, d’autres à fabriquer les étoffes du pays. Il y a peu de Mosicongos qui ne soient experts dans quelque métier ; mais ils ont tous une extrême aversion pour le travail pénible.

Les habitans des parties orientales du royaume et des pays voisins sont d’une habileté singulière pour la fabrique de plusieurs sortes d’étoffes, telles que les velours, les tissus, les satins, les damas et les taffetas. Leurs fils sont composés de feuilles de divers arbres, qu’ils empêchent de s’élever en les coupant chaque année, et les arrosant avec beaucoup de soin pour leur faire pousser au printemps des feuilles plus tendres. Les fils sont très-fins et très-unis. Les plus longs servent à composer les grandes pièces. Les Portugais ont commencé à les employer pour faire des tentes, et s’en trouvent bien contre la pluie et le vent.

Les richesses des Mosicongos consistent principalement en esclaves, en ivoire et en simbos, qui sont de petites coquilles qui tiennent lieu de monnaie. Congo, Sogno et Bamba vendent peu d’esclaves, et ceux qu’on tire de ces trois provinces ne passent pas pour les meilleurs, parce qu’étant accoutumés à vivre dans l’indolence, ils succombent bientôt aux travaux pénibles. Les principales marchandises du comté de Sogno sont les étoffes de Sombos, l’huile de palmier et les noix de kola. Les dents d’éléphans, qu’on y apportait autrefois en grand nombre, y sont devenues plus rares. Au reste, c’est la ville de San-Salvador qui est le centre du commerce portugais.

Quoique le christianisme ait fait de grands progrès dans le royaume de Congo, la seule contrée de l’Afrique où les Portugais aient envoyé des missionnaires, quoique les mariages y soient célébrés avec les cérémonies de l’église romaine, il a toujours été fort difficile de faire perdre aux habitans le goût du concubinage. Malgré les plaintes et les reproches des missionnaires, ils prennent autant de maîtresses qu’ils en peuvent entretenir. L’ancien usage des Nègres de Sogno était de vivre quelque temps avec leurs femmes avant de s’engager dans le mariage, pour apprendre à se connaître mutuellement par cette épreuve. La méthode chrétienne leur paraît contraire au bien de la société, parce qu’elle ne permet point qu’on s’assure auparavant de la fécondité d’une femme ni des autres qualités convenables à l’état conjugal ; aussi les missionnaires n’ont-ils pas peu de peine à leur faire abandonner la pratique de leurs ancêtres, qui consiste dans un traité fort simple. Les parens d’un jeune homme envoient à ceux d’une jeune fille pour laquelle il prend de l’inclination un présent qui passe pour dot, et leur font proposer leur alliance. Ce présent est accompagné d’un grand flacon de vin de palmier. Le vin doit être bu par les parens de la fille avant que le présent soit accepté ; condition si nécessaire, que, si le père et la mère ne le buvaient pas, leur conduite passerait pour un outrage. Ensuite le père fait sa réponse. S’il retient le présent, il n’y a pas besoin d’autre explication pour marquer son consentement. Le jeune homme et tous ses amis se rendent aussitôt à sa maison, et reçoivent sa fille de ses propres mains. Mais si quelques semaines d’épreuves et d’observations font connaître au mari qu’il s’est trompé dans son choix, il renvoie sa femme, et se fait restituer son présent. Si les sujets de mécontentement viennent de lui, il perd son droit à la restitution. Mais de quelque côté qu’il puisse venir, la jeune femme n’en est pas regardée avec plus de mépris, et ne trouve pas moins l’occasion de subir bientôt une nouvelle épreuve.

Les femmes ont droit aussi de mettre leurs maris à l’essai, et l’on reconnaît tous les jours qu’elles sont plus inconstantes et plus opiniâtres que les hommes, car on les voit profiter plus souvent de la liberté qu’elles ont de se retirer avant la célébration du mariage, quoique leurs maris n’épargnent rien pour les retenir.

Une femme qui laisse prendre sa pipe par un homme, et qui lui permet de s’en servir un moment, lui donne des droits sur elle, et s’engage à lui accorder ses faveurs. Dans le cas de l’adultère, la loi condamne l’amant à donner la valeur d’un esclave au mari, et la femme à demander pardon de son crime, sans quoi le mari obtiendrait facilement la permission du divorce.

L’économie domestique a ses lois, qui sont uniformes dans toute la nation. Le mari est obligé de se pourvoir d’une maison, de vêtir sa femme et ses enfans suivant sa condition, d’émonder les arbres, de défricher les champs et de fournir sa maison de vin de palmier.

Le devoir des femmes est de faire les provisions pour tout ce qui concerne la nourriture, et par conséquent d’aller au marché. Aussitôt que la saison des pluies est arrivée, elles vont travailler aux champs jusqu’à midi pendant que les maris se reposent tranquillement dans leurs huttes. À leur retour, elles préparent leur dîner. S’il manque quelque chose pour la subsistance de la famille, elles doivent l’acheter sur-le-champ de leur propre bourse, ou se le procurer par des échanges. Le mari est assis seul à table, tandis que sa femme et ses enfans sont debout pour le servir. Après son dîner, elles mangent ses restes, mais sans cesser de se tenir de bout, par la force d’une ancienne tradition qui leur persuade que les femmes sont faites pour servir les hommes et pour leur obéir.

Dans la première jeunesse des Nègres, on les lie avec de certaines cordes faites par les sorciers ou les prêtres du pays, avec quelques paroles mystérieuses qui accompagnent cette cérémonie.

Lorsque les missionnaires trouvent ces cordes magiques sur les enfans qu’on présente au baptême, ils obligent les mères de se mettre à genoux, et leur font donner le fouet jusqu’à ce qu’elles aient reconnu leur erreur. Une femme que le missionnaire Carli avait condamnée à ce châtiment s’écria sous les verges : « Pardon, mon père, pour l’amour de Dieu. J’ai ôté trois de ces cordes en venant à l’église, et c’est par oubli que j’ai laissé la quatrième. »

Les Nègres qui n’ont point embrassé le christianisme, ou qui ne sont pas fermes dans la foi, présentent leurs enfans aux sorciers dès le moment de leur naissance.

L’ascendant des sorciers sur les Nègres va jusqu’à leur interdire l’usage de la chair de certains animaux, et de tels, fruits ou de tels légumes, et leur imposer d’autres obligations ridicules ; ce joug religieux porte le nom de kédjilla. Rien n’approche de la soumission des jeunes Nègres pour les ordonnances de leurs prêtres. Ils passeraient plutôt deux jours à jeun que de toucher aux alimens qui leur sont défendus ; et si leurs parens ont négligé de les assujettir au kédjilla dans leur enfance, à peine sont-ils maîtres d’eux-mêmes, qu’ils se hâtent de le demander au prêtre ou au sorcier, persuadés qu’une prompte mort serait le châtiment du moindre délai volontaire. Mérolla raconte qu’un jeune Nègre, étant en voyage, s’arrêta le soir chez un ami qui lui offrit à souper un canard sauvage, parce qu’il le croyait meilleur que les canards domestiques, le jeune étranger demanda de bonne foi si c’était un canard privé. On lui répondit que c’en était un : il en mangea de bon appétit comme un voyageur affamé. Quatre ans après, les deux amis s’étant rencontrés, celui qui avait trompé l’autre lui demanda s’il voulait manger avec lui d’un canard sauvage ; le jeune homme, qui n’était point encore marié, s’en défendit, parce que c’était son kédjilla. Quel scrupule ! lui dit son ami ; et pourquoi refuser aujourd’hui ce que vous acceptâtes il y a quatre ans à ma table ? Cette déclaration fut un coup de foudre qui fit trembler le jeune Nègre de tous ses membres, et qui lui troubla l’imagination jusqu’à lui causer la mort dans l’espace de vingt-quatre heures.

Le royaume de Congo n’a point de médecins ni d’apothicaires, ni même d’autres remèdes que les simples, l’écorce des arbres, les racines les eaux et l’huile, qu’on fait prendre aux malades presque indifféremment pour toutes sortes de maladies. Le climat d’ailleurs est sain, et les habitans sont sobres.

Dans les royaumes de Kakongo et d’Angole, l’usage ne permet pas d’ensevelir un parent, si toute la famille ne se trouve assemblée. L’éloignement des lieux n’est pas même un sujet d’exception. Les funérailles commencent par le sacrifice de quelques poules, du sang desquelles on arrose le dehors et le dedans de la maison. Ensuite on jette les cadavres par-dessus le toit, pour empêcher que l’âme du mort ne fasse le zombi, c’est-à-dire qu’elle ne revienne troubler les habitans par des apparitions ; car on est persuadé que celui qui verrait l’âme d’un mort tomberait mort lui-même sur-le-champ. Cette persuasion est si fortement gravée dans l’esprit des Nègres, que l’imagination seule a souvent produit tous les effets de la réalité. Ils assurent aussi que le premier mort appelle le second, surtout lorsqu’ils ont eu quelque démêlé pendant leur vie.

Après la cérémonie des poules, on continue de faire des lamentations sur le cadavre ; et si la douleur ne fournit pas des larmes, on a soin de se mettre du poivre dans le nez, ce qui les fait couler en abondance. Lorsqu’on a crié et pleuré quelque temps, on passe tout d’un coup de la tristesse à la joie, en faisant bonne chère aux frais des plus proches parens du mort, qui demeure pendant ce temps-la sans sépulture. On cesse de boire et de manger, mais c’est pour suivre le son des tambours qui invite toute l’assemblée à danser. Le bal commence. Aussitôt qu’il est fini, on se retire dans des lieux indiqués, où tous les spectateurs des deux sexes sont renfermés ensemble dans l’obscurité, avec la liberté de se mêler sans distinction. Comme le signal de cette cérémonie se donne au son des tambours, l’ardeur du peuple est incroyable pour se rendre à l’assemblée. Il est presque impossible aux mères d’arrêter leurs filles, et plus encore aux maîtres de retenir leurs esclaves. Les murs et les chaînes sont des obstacles trop faibles ; mais, ce qui doit paraître encore plus étrange, si c’est le maître d’une maison qui est mort, sa femme se livre à ceux qui demandent ses faveurs, à la seule condition de ne pas prononcer un seul mot tandis qu’on est seul avec elle.

Le conseil de Congo est composé de dix ou douze personnes qui sont dans la plus haute faveur auprès du roi, et sur lesquelles il se repose des affaires d’état, de l’administration, de la paix et de la guerre, et de la publication de ses ordres.

Sa cour est fort nombreuse. Elle est composée d’une partie de sa noblesse, qui fait sa résidence au palais, ou dans les lieux voisins, et d’une multitude de domestiques ou d’officiers de sa maison. Il a pour garde un corps d’Anzikos et de plusieurs autres nations. Son habillement est très-riche. C’est ordinairement quelque étoffe d’or ou d’argent, avec un manteau de velours. Il se couvre la tête d’un bonnet blanc, comme tous les seigneurs qu’il honore de ses bonnes grâces. C’est une marque si certaine de faveur, qu’au moindre mécontentement, il le fait ôter à ceux qui lui déplaisent. En un mot, le bonnet blanc est un caractère de noblesse et de chevalerie à Congo, comme la Toison d’or et le Saint-Esprit en Europe.

Le roi donne deux audiences publiques dans le cours de chaque semaine ; mais la liberté de lui parler n’est accordée qu’aux seigneurs. Lorsqu’il se rend à l’église, tous les Portugais, soit ecclésiastiques ou séculiers, sont obligés de grossir son cortége et de l’accompagner de même à son retour jusqu’à la porte du palais ; mais c’est la seule occasion où ce devoir leur soit imposé.

Parmi les moyens qu’emploie le monarque pour suppléer par des rapines à la modicité de ses revenus, on en raconte un bien bizarre, si quelque chose peut le paraître dans un despote. Lorsqu’il sort en bonnet blanc avec les seigneurs de son cortége, il se fait quelquefois apporter un chapeau dans sa marche, et s’en sert quelques momens ; ensuite, redemandant son bonnet, il le met si négligemment, qu’il peut-être abattu par le moindre vent. S’il tombe en effet, les seigneurs s’empressent pour le ramasser ; mais le roi, offensé de cette disgrâce, refuse de le recevoir, et retourne au palais fort mécontent. Le lendemain il fait partir deux ou trois cents soldats, avec ordre de lever sur le peuple une grosse imposition ; ainsi l’état est menacé d’un grand malheur quand le roi a mis son bonnet de travers.

Il peut lever, dit-on, des armées innombrables et les mettre en campagne. Carli et d’autres voyageurs racontent qu’un roi de Congo marcha contre les Portugais à la tête de neuf cent mille hommes. On aurait cru qu’il se proposait la conquête de l’univers ; cependant il n’avait à combattre que trois ou quatre cents mousquetaires portugais, qui n’avaient pour armes, avec leurs fusils, que deux pièces de campagne ; mais, les ayant chargées a cartouche, l’exécution qu’elles firent dans les premiers rangs des Nègres jeta la consternation dans une armée si nombreuse, et la mort du monarque acheva de les mettre en déroute. Le Portugais qui avait coupé la tête à ce prince assura que ses armes royales et tous les ustensiles dont il faisait usage étaient d’or battu.

La manière ordinaire de combattre dans toutes ces régions ne prouve pas plus de courage que de discipline. Deux armées nègres qui sont en présence commencent par discuter froidement le sujet de leur querelle : elles passent successivement aux reproches et aux injures ; enfin, la chaleur augmentant par degrés, on en vient aux coups. Les tambours se font entendre avec beaucoup de confusion. Ceux qui sont armés de fusils les jettent à la première décharge, parce qu’ils sont plus occupé de leur propre frayeur que de l’envie de nuire. D’ailleurs la méthode qu’ils prennent pour tirer est rarement dangereuse. Ils appuient la crosse du fusil contre l’estomac, sans aucun point de mire, et les balles passent en l’air par-dessus la tête de leurs ennemis, d’autant plus que des deux côtés l’usage est de s’accroupir lorsqu’ils voient le premier feu de la poudre ; ensuite les deux partis se relèvent et se servent de leurs arcs. S’ils sont à quelque distance, ils lancent leurs flèches en l’air, persuadés qu’elles sont plus meurtrières dans leur chute ; mais, lorsqu’ils sont fort près, ils tirent en droite ligne. Les flèches sont quelquefois empoisonnées, et le premier remède qu’ils appliquent à leurs blessures, est leur propre urine. Ils ramassent les flèches qu’ils découvrent autour d’eux pour les employer contre ceux qui les ont tirées.

La succession au trône n’a point d’ordre établi ; du moins n’en a-t-elle pas qui ne puisse être renversé par la volonté des grands, sans aucun égard pour le droit d’aînesse ou pour la légitimité de la naissance. Ils choisissent entre les fils du roi celui pour lequel ils ont conçu le plus de respect, ou qu’ils croient le plus capable de les gouverner. Quelquefois ils rejettent les enfans pour donner la couronne au frère ou au neveu.

Dans le couronnement du roi, l’usage est de faire une proclamation qui prouve le crédit des Portugais dans ces contrées ; un héraut dit à haute voix : « Vous qui devez être roi, ne soyez ni voleur, ni avare, ni vindicatif ; soyez l’ami des pauvres ; faites des aumônes pour la rançon des prisonniers et des esclaves : assistez les malheureux ; soyez charitable pour l’église : efforcez-vous d’entretenir la paix et la tranquillité dans ce royaume, et conservez avec une fidélité inviolable le traité d’alliance avec votre frère le roi de Portugal. »

Ensuite deux seigneurs se lèvent pour aller chercher le prince, comme s’il était confondu dans la foule. L’ayant bientôt trouvé, ils l’amènent, l’un par le bras droit, l’autre par le bras gauche. Ils le placent sur le fauteuil royal, lui mettent la couronne sur la tête, les bracelets d’or aux poignets, et sur le dos un manteau noir, qui sert depuis long-temps à cette cérémonie. Alors on lui présente un livre d’évangiles, soutenu par un prêtre en surplis ; il y porte la main, et jure d’observer tout ce que le Héraut a prononcé. Toute l’assemblée jette aussitôt un peu de sable et de terre sur lui non-seulement comme un témoignage de la joie publique, mais encore pour l’avertir que sa qualité de roi n’empêchera pas qu’il ne soit réduit quelque jour en poudre. Il se rend ensuite au palais, accompagné de douze principaux nobles qui ont présidé à la fête.

Chaque province de Congo, quoique gouvernée par un des principaux seigneurs du royaume, sous le titre de mani, se divise en plusieurs petits cantons qui ont aussi leur mani particulier, mais d’un rang inférieur. Ainsi le mani ou le seigneur de Vamma, qui n’est qu’une division de province, n’est pas du même rang que le mani bamba, qui gouverne une province entière.

Le roi nomme dans chaque province un juge revêtu de son autorité pour la décision de toutes les causes civiles. Comme il n’y a point de lois écrites, les juges n’ont pour règle, dans l’exercice de leur juridiction, que leur caprice ou celui de l’usage ; mais leurs sentences ne vont jamais plus loin que l’emprisonnement ou l’amende. Dans les matières importantes, les accusés appellent au roi, seul juge des causes criminelles ; il porte sa sentence, mais il est rare qu’elle soit à mort. Les offenses des Nègres contre les Portugais sont jugées par les lois du Portugal ; ordinairement le roi se contente de bannir le coupable dans quelque île déserte. S’ils ont le bonheur d’y vivre onze ou douze ans, il leur accorde un pardon formel, et ne fait pas même difficulté de les employer au service de l’état, comme des gens d’expérience qui ont eu le temps de s’endurcir à la fatigue.

Le véritable nom du pays d’Angole est Dongo. Les Portugais l’ont nommé Angola, du premier prince qui l’usurpa sur la couronne de Congo : il portait anciennement le nom d’Ambanda, et ses habitans se nomment encore Ambandos, comme ceux de Loango se nomment Bramas.

Le royaume d’Angole est borné au nord par celui de Congo, dont il est séparé par la rivière de Danda, que d’autres appellent Bengo ; à l’est, par le royaume de Matamba ; au sud, par Benguéla, et à l’ouest, par l’Océan : sa situation est entre 7 degrés 30 minutes, et 10 degrés 40 minutes de latitude sud.

Dans la province de Massingan ou de Massangano, les Portugais ont un fort près d’une petite rivière du même nom, entre les rivières de Koanza et de Sounda. La Koanza coule au sud, et la Sounda au nord ; mais leurs eaux se mêlent à la distance d’une lieue, et c’est de cette jonction que la ville tire le nom de Massangano, qui signifie, dans la langue du pays, un mélange d’eau : elle n’était autrefois qu’un grand village ouvert ; mais le soin que les Portugais ont pris d’y bâtir un grand nombre de belles maisons de pierre en a fait une ville considérable. Ce changement et l’érection du fort sont de l’année 1578, lorsque, avec le secours du roi de Congo, les Portugais pénétrèrent dans le royaume d’Angole. La ville est habitée aujourd’hui par quantité de familles portugaises, et par un grand nombre de mulâtres et de Nègres.

Le roi d’Angole fait sa résidence ordinaire un peu au-dessus de Massangano, dans l’intérieur d’une chaîne de montagnes d’environ sept lieues de tour, où la richesse des campagnes et des prairies lui fournit des provisions en abondance. On n’y peut pénétrer que par un seul passage ; et ce prince l’a fortifié avec tant de soin, qu’il est à couvert des insultes de ses ennemis.

La province de Loanda tient le premier rang par sa grandeur et ses richesses. Sa capitale est la ville de Loanda, qu’on nomme aussi Saint-Paul de Loanda, pour la distinguer d’une île du même nom. C’est la capitale de toutes les possessions portugaises dans cette grande partie de l’Afrique et la résidence du gouverneur.

Saint-Paul de Loanda doit son origine aux Portugais en 1578, lorsque Paul Diaz de Novaës fut envoyé dans cette contrée pour en être le premier gouverneur. Elle est grande et remplie de beaux édifices, mais sans murs et sans fortifications, à la réserve de quelques petits forts élevés sur le rivage pour la sûreté du port. Les maisons des blancs sont de pierre et couvertes de tuiles. Celles des Nègres ne sont que de bois et de paille. L’évêque d’Angole et de Congo y fait sa résidence à la tête d’un chapitre de neuf ou dix chanoines.

La ville est habitée par trois mille blancs et par un nombre prodigieux de Nègres qui servent les blancs en qualité d’esclaves, ou de domestiques libres. Il est commun pour un Portugais de Loanda d’avoir cinquante esclaves à son service ; les plus riches en ont deux ou trois cents, et quelques-uns jusqu’à trois mille ; c’est en quoi consiste leur richesse, parce que tous ces Nègres, étant propres à quelque travail, s’occupent suivant leur profession, et qu’outre, la dépense de leur entretien qu’ils épargnent à leur maître, ils lui apportent chaque jour le fruit de leur travail mais, à l’exception de Massangano et de quelques autres places intérieures, les Portugais ne possèdent rien au delà des côtes.

Le nombre des mulâtres est fort grand : ils portent une haine mortelle aux Nègres, sans en excepter leur mère négresse, et toute leur ambition consiste à se mettre dans une certaine égalité avec les blancs ; mais, loin d’obtenir cette grâce, ils n’ont pas même la liberté de paraître assis devant eux.

Les enfans que les Portugais ont de leurs Négresses passent également pour esclaves, à moins que le père ne se détermine à les déclarer légitimes. À la moindre faute, ces misérables victimes sont vendues et transportées sans aucun égard pour les lois de la religion et de la nature. Un Portugais avait deux filles, l’une veuve et l’autre à marier : dans la vue de procurer un meilleur établissement à la seconde, il dépouilla l’autre de tout ce qu’elle possédait. Celle-ci ne pouvant rien opposer à cette injustice, prit une autre résolution, qu’elle ne fit pas difficulté de déclarer à Mérolla : « Je ne veux pas déplaire à mon père, lui dit-elle ; il est le maître de me traiter à son gré ; mais après sa mort je vendrai ma sœur, parce qu’elle est née de mon esclave, et je me dédommagerai sans bruit du tort qu’il me fait. » Voilà les abominations que produit le commerce des esclaves.

L’usage des pères, à la naissance de chaque enfant, est de jeter les fondemens d’une nouvelle maison pour le loger après son mariage ; les murs s’élèvent à mesure que l’enfant croît en âge. On n’a point d’autre chaux que la poudre des écailles d’huîtres calcinées au feu.

Les bornes du pays de Benguéla, que l’on nomme Bankella, sont, au nord, le royaume d’Angole, dont quelques-uns le regardent comme une partie ; à l’est, le pays de Djoggi-Kasandj, duquel il est séparé par la rivière Kounéni ; au sud, celui de Martaman, et la mer à l’ouest ; sa situation est entre 10 degrés 30 minutes, et 16 degrés 15 minutes de latitude sud.

L’air est si dangereux dans le pays de Benguéla, et communique aux alimens des qualités si pernicieuses, que les étrangers qui en usent à leur arrivée n’évitent point la mort ou de fâcheuses maladies. On conseille ordinairement aux passagers de ne pas descendre à terre, ou du moins de ne pas boire de l’eau du pays, qu’on prendrait pour une lie épaisse. On reconnaît aisément combien l’air est dangereux pour les blancs ; tous ceux qui habitent le pays ont l’air d’autant de morts sortis du tombeau ; leur voix est faible et tremblante, et leur respiration entrecoupée, comme s’ils la retenaient entre les dents. Carli, qui fait d’eux cette peinture, se dispensa de résider dans un si triste lieu.

Du temps de Lopez et de Battel, les Européens n’avaient qu’un établissement dans cette baie ; mais dans la suite les Portugais y ont bâti du côté du nord une ville qu’ils ont nommée San-Phelipé, ou Saint-Philippe de Benguéla, et qu’ils appellent aussi le Neuf-Benguéla, pour la distinguer d’une ancienne ville du même nom, qui est située sur les bords de cette contrée du côté du nord, entre le port de Soto et la rivière de Dongo ou de Moréna. Carli, qui se trouvait dans le pays en 1666, dit que la ville de Benguéla est gardée par une garnison portugaise, avec un gouverneur de la même nation : il ajoute que le nombre des blancs qui l’habitent est d’environ deux cents, que celui des Nègres est très-grand, que les maisons ne sont bâties que de terre et de paille, que l’église et les forts ne sont pas mieux.

Mérolla parle avec horreur d’un usage établi dans un port de ce royaume où son vaisseau relâcha : les femmes, d’intelligence avec leurs maris, emploient tous les artifices de leur sexe pour attirer d’autres hommes dans leurs bras, et livrent leurs amans au mari, qui les emprisonne aussitôt pour les vendre à la première occasion, sans avoir aucun compte à rendre de cette violence.

Dans toutes les parties du royaume d’Angole, on distingue quatre ordres de Nègres qui composent la nation : le premier, qui est celui des nobles, se nomme mokata ; on donne au second, dans la langue du pays, le titre d’enfant du domaine : il renferme tous les habitans libres, qui sont la plupart artisans ou laboureurs ; le troisième ordre est celui d’une sorte d’esclaves qui appartient au domaine de chaque noble, et qui passe de même à l’héritier ; enfin le quatrième est l’ordre des mokikas ou des esclaves ordinaires, qui s’acquiert par la guerre ou par le commerce.

En général, les habitans d’Angole et de Benguéla n’amassent point de richesses. Ils se contentent d’un peu de millet et de quelques bestiaux, de leur huile et de leur vin de palmier. Le principal commerce des Portugais et des autres Européens dans le royaume consiste en esclaves, qu’ils transportent à Porto-Rico, à Rio-de-la-Plata, à Saint-Domingue, à la Havanne, à Carthagène, et surtout au Brésil, pour le service des plantations et des mines. Autrefois les Espagnols transportaient annuellement plus de quinze mille esclaves dans leurs propres colonies, et l’on juge qu’aujourd’hui les Portugais n’en transportent pas moins. Leurs agens les achètent à cent cinquante et deux cent milles dans l’intérieur des terres. Lorsqu’ils arrivent sur la côte, ils sont ordinairement fort maigres et très-faibles, parce qu’ils sont mal nourris dans le voyage, et qu’on ne leur donne la nuit que le ciel pour toit et la terre pour lieu de repos. Mais, avant que de les embarquer, l’usage des Portugais de Loanda est de les bien traiter, dans une grande maison qui n’a point d’autre destination. Ils leur fournissent de l’huile de palmier pour se frotter le corps et se rafraîchir. S’il ne se trouve point de vaisseau prêt à les recevoir, ou s’ils ne sont point en assez grand nombre pour faire une cargaison complète, ils les emploient à la culture de leurs terres. Lorsqu’ils sont à bord, ils prennent soin de leur santé ; ils sont pourvus de remèdes, surtout de citrons, pour les garantir du scorbut. Si quelqu’un d’entre eux tombe malade, ils ne manquent point de le loger à part et de lui faire observer un régime salutaire. Dans leurs vaisseaux de transport, ils leur donnent des nattes, qui sont changées régulièrement de douze en douze jours. L’avarice même peut donc quelquefois ramener à l’humanité.

Lopez raconte que de son temps le roi d’Angole et tous ses sujets n’avaient point encore d’autre religion que l’idolâtrie. Il ajoute que ce prince, ayant formé le dessein d’embrasser la foi chrétienne, à l’exemple du roi de Congo, lui fit demander, par un ambassadeur, des prêtres et des missionnaires ; mais que le royaume de Congo n’en avait point assez pour s’en défaire en faveur de ses voisins. Depuis le même temps, l’état de la religion a reçu peu de changement dans le royaume d’Angole, excepté dans les villes de Loanda, de Massangano et quelques autres lieux immédiatement soumis aux Portugais. Loanda est un siège épiscopal, suffragant de celui de San-Salvador.

La langue du royaume d’Angole n’est pas plus différente de celle de Congo que le portugais ne l’est du castillan, ou le vénitien du calabrois, c’est-à-dire que la différence consiste principalement dans la prononciation ; cependant elle est assez grande pour en faire comme une autre langue. Toutes ces régions n’ont point de caractères pour l’écriture.

Les rois d’Angole n’étaient anciennement que des gouverneurs ou des lieutenans du roi de Congo qui s’étaient emparés de l’autorité dans l’étendue de leur administration ; ensuite ils usurpèrent le pouvoir absolu dans un pays qu’ils gouvernaient au nom d’autrui ; et joignant diverses conquêtes au royaume d’Angole, ils devinrent aussi riches et presque aussi puissans que leur maître ; cependant ils ont toujours conservé une ombre de dépendance sous le nom d’un tribut qu’ils ne paient qu’à leur gré.

Les rois d’Angole entretiennent, comme ceux de Congo, un grand nombre de paons ; ce privilége est réservé à la famille royale. Leur vénération pour ces animaux va si loin, qu’un de leurs sujets, qui aurait la hardiesse d’en prendre une seule plume n’éviterait pas la mort ou l’esclavage.

Les provinces d’Angole sont gouvernées, sous l’autorité du roi, par les principaux seigneurs de sa cour, et chaque canton par un chef inférieur qui porte le nom de sova.

On ne connaît dans le royaume d’Angole qu’une sorte de punition pour les crimes ; c’est l’esclavage au profit du Sova.

Le roi de Portugal tire du royaume d’Angole un revenu considérable, soit du tribut annuel des sovas, soit des droits qu’il impose sur la vente des marchandises et des esclaves.

Les révolutions du royaume d’Angole n’ont point empêché qu’il ne soit demeuré fort puissant. Lopez observe que, depuis l’établissement du christianisme dans le royaume de Congo, le nombre des habitans y est beaucoup diminué ; au lieu que l’ancien usage de la polygamie, qui subsiste toujours dans le royaume d’Angole, le rend plus peuplé qu’on ne peut se l’imaginer. Le même auteur ajoute que, suivant l’usage du pays, qui oblige tous les sujets de suivre le monarque à la guerre, il peut mettre en campagne un million d’hommes. Dapper confirme ce nombre ; mais il ajoute que, dans une occasion pressante, le roi peut lever promptement cent mille volontaires : puissance redoutable, si la conduite et le courage y répondaient. On reconnut assez que ces deux qualités leur manquent, en 1584, lorsque cinq cents Portugais, assistés d’un petit nombre de Mosicongos, défirent une armée de douze cent mille Angoliens. L’année suivante, deux cents Portugais et dix mille Nègres en battirent six cent mille.

Quoique la foi chrétienne ait fait quelque progrès dans ces trois contrées, la plus grande partie des habitans observe encore l’ancienne religion, qui consiste dans le culte de Mokissos.

Tous les sovas chrétiens ont un chapelain dans leur benza ou village pour baptiser les enfans et célébrer les saints mystères. Mais entre ceux qui font profession du christianisme il s’en trouve un grand nombre qui demeurent attachés secrètement à l’idolâtrie.

Les gangas ou les prêtres nommés singhillis, c’est-à-dire dieux de la terre, ont un supérieur ou un souverain pontife qui porte le nom de ganga kitorna, et qui passe pour le premier dieu de cette espèce. C’est à lui qu’on attribue toutes les productions terrestres, telles que les fruits et les grains. On lui offre les premiers, comme un juste hommage ; et lui-même se vante de n’être pas sujet à la mort. Pour confirmer les Nègres dans cette ridicule opinion, lorsqu’il se sent près de sa fin par la faiblesse de l’âge ou par la maladie, il appelle un de ses disciples pour lui communiquer le pouvoir qu’il a de produire les biens de la terre ; ensuite il le fait étrangler publiquement avec une corde, ou tuer d’un coup de massue. Cette exécution se fait à la vue d’une nombreuse assemblée. Si l’office du grand pontife n’était pas rempli continuellement, les habitans sont persuadés que la terre deviendrait stérile, et que le genre humain toucherait bientôt à sa ruine. Les gangas inférieurs finissent ordinairement leur vie par une mort violente.

Comme tous les gangas prétendent à la divination, nos missionnaires leur ont donné le nom de sorciers, et les persécutent sans cesse dans tous les lieux où ils ont quelque pouvoir. D’un autre côté, les prêtres idolâtres portent une haine mortelle à ceux de l’église romaine, soit par le ressentiment des injures qu’ils reçoivent soit par zèle pour le rétablissement du paganisme.


  1. Les Portugais jetaient dans les rangs des Nègres qu’ils avaient à combattre des couteaux, des rubans et des colifichets.