Conseil colonial de la Guadeloupe
Imprimerie de Giraudet et Jouaust (p. 46-49).

ADRESSE AU ROI

Votée à l’unanimité moins une voix.

Sire,

Le 14 mai 1844, Votre Majesté faisait présenter à la chambre des pairs un projet de loi ayant pour titre : Loi pour modifier le régime législatif des colonies. Porté à la chambre des députés, ce projet devenait la loi dite du 18 juillet ; préparées pour l’abolition, toutes ses dispositions concouraient à ce but. Votre ministre y ajoutait la promesse de rendre compte annuellement aux chambres des progrès qu’aurait faits la question dans l’intervalle des sessions. Le conseil colonial de la Guadeloupe s’est associé à ces sentiments : il a compris que le gouvernement du roi résumait l’opinion de la France, et il a présenté à Votre Majesté une adresse où il a déclaré être prêt à marcher dans la voie de l’abolition.

Cet empressement des colons était dû au respect qu’ils portent à Votre Majesté, au dévoûment qu’ils ont pour la France ; leur sécurité n’y était pas étrangère. Ils avaient promptement reconnu que les ordonnances qui mettaient en exécution la loi de juillet compromettaient le présent et perdaient l’avenir de la colonie : le travail diminuait et menaçait de cesser, l’indiscipline succédait à l’ordre, les poursuites correctionnelles avilissaient le maître, et l’antagonisme, enfant haineux de l’apprentissage anglais, ne réservait à la prochaine réorganisation sociale que des groupes éparpillés, éléments réfractaires au travail.

Il n’y avait pas à balancer !

Le gouvernement de Votre Majesté avait plusieurs fois demandé aux colons leur concours, ils l’avaient promis… Ils le donnent.

Trois vices radicaux avaient compromis l’abolition anglaise : le salaire, la désertion des travailleurs, l’avilissement de l’autorité intelligente.

Le principe de l’association concilie toutes les conditions avec celle de la liberté. Préconisé pour le bien-être d’une liberté déjà ancienne et perfectionnée, il se recommandait davantage à une liberté récente plus désirée que comprise, il autorisait une discipline presque de famille et dégageait les abords de la justice de ces passions effervescentes qu’y avaient ameutées le bill anglais ; bon comme préparation et comme transition, il restait tel sous la main du gouvernement, aussi long-temps que les besoins satisfaits conseillaient de le conserver permanent. C’est à ce principe que les colons ont emprunté une nouvelle formule de travail. Ils ont l’honneur d’adresser au gouvernement de Votre Majesté leurs premières études, qui ne peuvent manquer de se perfectionner par de réciproques observations consciencieusement échangées entre lui et le conseil colonial.

Sire, les colons sont malheureux… nous ne sommes plus au temps où l’esclavage, défendu comme une nécessité, excitait la France à s’armer contre eux d’une législation rigoureuse… Cette législation, si elle avait pour objet de préparer l’esclave à la liberté, s’écarte évidemment de son but, car la liberté civilisée est inséparable de l’ordre et du travail, et cette législation y porte atteinte… Si c’était le maître qu’elle voulait y préparer, ce but a été dépassé, car les colons ont offert à la France de marcher avec elle dans la voie de l’émancipation. Que Votre Majesté daigne donc tempérer cette législation dont l’exercice est devenu intolérable ; qu’elle veuille adoucir ces ordonnances travesties en loi des suspects ; qu’elle rappelle la confiance dans une société où règne en ce moment l’intimidation.

Là ne se bornent pas les plaintes et les prières des colons : des préventions qu’ils ne veulent pas discuter les ont récemment privés de leurs juges naturels : une cour criminelle tient entre ses mains leurs fortunes, leurs vie et leur honneur, et les juges qui la composent sont amovibles !  !… C’est cependant au nom du Roi que se rend la justice. Sire, l’inamovibilité de la magistrature, en garantissant l’indépendance des juges, rassure la conscience des rois… Ce sera une des gloires de votre règne d’avoir su respecter et maintenir ce principe lors de votre avènement au trône !… Un roi, votre aïeul, fut appelé le Juste, et l’histoire ne lui a pas conservé ce surnom parce que sous son règne il y eut des sujets jugés par commissaires… En appliquant aux colonies les bienfaits d’une institution dont vous avez compris la grandeur et la nécessité, vous aurez fait la justice égale pour tous les Français, et vous devrez à notre reconnaissance un titre que la postérité n’effacera pas.

Sire, sous un gouvernement représentatif la représentation est seule un abri, soit pour elle-même, soit pour ceux qui s’y retranchent. À ce titre les colonies étaient mieux protégées par la Charte de 1814 qu’elles ne le sont par celle de 1830 : car, si la première les couvrait par la royauté, la seconde les abandonne sans défense à la merci des chambres. À votre prérogative, qui leur manque, quel autre appui substitueront-elles, si ce n’est celui de leur propre représentation ? Peut-être l’exception de leur régime les exclut-elle d’une assemblée où domine seul le droit commun ? Mais ce motif d’exclusion émané de la bouche d’un ministre organe de votre gouvernement, les colons l’ont accueilli comme une promesse, et non comme un déni : car, s’il répondait à une pétition des colons résidant en France, qui demandaient la représentation directe des colonies, en tenant à l’écart la question d’abolition, il tombe aujourd’hui naturellement devant la même demande que le conseil colonial adresse à Votre Majesté, après lui avoir précédemment offert de marcher avec elle dans la voie de l’abolition.

À toutes ces souffrances morales que les colons viennent d’exprimer à Votre Majesté qu’elle daigne leur permettre de joindre l’expression d’une souffrance matérielle.

La loi des sucres de 1840 a porté ses fruits : encore quelques instants et le sucre indigène aura définitivement chassé du marché la dernière barrique de sucre des colonies. Habitués à l’insouciance et au dédain, les colons ne fatiguaient plus les chambres de demandes qu’ils savaient inutiles ; mais un intérêt puissant, celui de la marine, s’est réveillé, et cet intérêt ne parle jamais qu’il ne soit en même temps question des colonies… Elles osent donc faire entendre leur voix à côté de la sienne.

Le temps n’est plus où, fortes de leur destination, les colonies pouvaient réclamer la prérogative d’une consommation réservée ; mais si elles ne peuvent invoquer vis-à-vis de la France un droit qui ne serait qu’une réciprocité, et qu’on est parvenu cependant à faire envisager comme un privilège, elles peuvent, vis-à-vis d’un produit rival, reconnu embarrassant, réclamer une justice égale.

Cette justice, Sire, c’est l’égalité de conditions.

Le sucre de betterave est rendu sans frais sur le marché ; le sucre des colonies n’y arrive que grevé de frais de navigation et autres, qui ne s’élèvent pas à moins de 26 francs 50 centimes par 100 kilogrammes.

Les colons demandent à Votre Majesté que, par application du principe déjà consacré en faveur de la colonie de Bourbon, il leur soit tenu compte de cette différence au moyen d’une diminution proportionnée aux distances dans les droits d’entrée.

Ils osent en même temps lui renouveler la demande, qu’ils lui ont précédemment faite, de la suppression de ces mêmes droits sur les cafés d’origine française.

Sire, la liberté avec l’ordre et le travail, la liberté avec l’indemnité garantie par la Charte, l’indépendance de la magistrature protégée par l’inamovibilité, l’exercice de nos droits assuré par la représentation directe, l’égalité dans la production du sucre réalisée par un nouveau tarif, voilà ce que demandent les colons, voilà ce qu’ils espèrent obtenir de la haute sagesse et de la justice de Votre Majesté.

Nous sommes avec un profond respect, Sire,

De Votre Majesté,
Les très humbles, très obéissants et fidèles serviteurs.
Fait à la Basse-Terre, au conseil colonial,

           le 19 novembre 1847.


Le Président du Conseil colonial,
Signé Ambert.
Les Secrétaires :
Signé A. Leger.           Signé Le Dentu,