Abolition de l’esclavage/06
RAPPORT DE LA COMMISSION
Votre commission m’a délégué le soin de venir vous apporter son approbation aux propositions que vous l’avez chargée d’examiner. Ma tâche sera sans doute facile, puisqu’elle consiste à vous reproduire des considérations que j’ai déjà eu l’honneur de vous exposer.
Vous m’avez tous recommandé d’être bref, je pourrai l’être encore facilement : car, s’il faut discuter avec ceux qui protestent, entre gens de commune foi les opinions se symbolisent.
Votre adresse vous a concilié les hommes de bonne foi, mais il en est d’autres habitués à chercher la popularité à vos dépens ; vous leur enlevez une curée et vous leur créez un embarras, car en leur offrant de marcher avec eux dans l’abolition, c’est les forcer à y marcher eux-mêmes ; si vous étiez prêts, peut-être ne l’étaient-ils pas. Pourquoi alors avoir accusé vos résistances et vos lenteurs ? Vous accusiez, à votre tour, leur impuissance. — Il convenait dès lors d’attaquer la sincérité de votre adresse, pour éviter d’y répondre.
Vous, Messieurs, vous avez pris les choses au sérieux ; vous vous étiez imposé une tâche, vous l’avez faite. Vous deviez vous réunir de nouveau pour discuter un travail d’organisation : vous vous êtes réunis, vous l’avez discuté, vous l’avez voté, vous l’allez envoyer. Que vous reste-t-il désormais à faire ? Vous avez offert au gouvernement de marcher avec lui dans la voie de l’abolition, vous y êtes, et vous l’attendez.
Aussi désormais plus d’embûches, et qu’il soit compris que, si les colons n’ont pas prétendu précipiter des mesures qui ne pourront s’exécuter qu’après celles destinées à garantir le travail et à assurer l’indemnité, ils sont cependant prêts à marcher avec le gouvernement aussitôt qu’il fera sonner l’heure du départ.
Voilà, Messieurs, tout ce qu’a dit votre première adresse, voilà ce que vous renouvelez aujourd’hui, et que vous allez confirmer en le renouvelant.
Mais si, avant de se déterminer à réaliser l’abolition, qu’il a cependant dit être la conséquence et la fin de la loi du 18 juillet, le gouvernement devait prendre le temps d’aviser ; serait-il juste, Messieurs, qu’il voulût perpétuer pendant ce temps l’exercice d’une loi, espèce de torture, qui ne semblait vous avoir été imposée que pour vaincre vos résistances ? Vos résistances sont, à l’avenir, vaincues ; que l’on relâche les liens, que l’on écarte les coins, — car vous vous êtes écriés d’un cri suprême que votre état était intolérable ! — L’opinion vous reprochait de lutter contre elle, et elle avait armé contre vous la main du gouvernement du fouet et de l’aiguillon ; vous avez désormais satisfait à l’opinion, vous marchez avec elle, vous marchez même devant elle ; n’est-il pas juste qu’elle fasse tomber des mains où elle les a mis cet aiguillon et ce fouet qui vous déchirent ? Vous faisiez attendre, se plaignait-on ? C’est aujourd’hui vous qui attendez ; voudrait-on vous punir de ses propres retards, comme on vous punissait des vôtres ? En écartant de ses paroles toute nouvelle peinture des maux dont vous souffrez, maux cuisants qui ont suffisamment eu à cette tribune leur plainte et leur cri, et qu’on a vainement cherché à affaiblir en les démentant, l’auteur de la proposition a attiré l’attention sur l’effet funeste des ordonnances qui accompagnent la loi qu’il vous a représentée comme compromettant politiquement et socialement le but de cette loi : dans un siècle qui proclame l’agrégation et l’association des forces comme principe social, les y prépare-t-on par l’antagonisme et la désaffection ? Si c’est de l’union de la force avec l’intelligence que doit naître un meilleur sort des classes sociales, si à cette union il convient d’appeler un troisième associé, le capital, une codification qui les dissout, qui les sépare ou les détruit, est-elle une idée intelligente ? Et, à ce seul point de vue, la France le serait-elle, à défaut de compassion, en perpétuant la gêne où vivent les populations de sa colonie ? Dès lors, votre collègue a été amené naturellement à vous proposer la conclusion de prier Sa Majesté de suspendre la rigueur d’une législation qui, comme il le dit, peut avoir eu son fait et son temps, mais qui, en se prolongeant, compromettrait l’œuvre. L’art emploie bien des caustiques violents, mais il mesure leur durée : car, s’il les continuait, il risquerait d’emporter le malade.
Placé dans ces idées, la question d’inamovibilité de la magistrature se présentait naturellement à la pensée de votre collègue, et, quoi qu’il eût pu dire, quoi que vous ayez pu dire vous-mêmes sur le rôle qui a été imposé à la magistrature et qu’elle a accepté dans la triste mission dont la colonie est la victime, ce ne sont pas des paroles de reproche, c’est sa cause, au contraire, que vous avez fait entendre. La confiance dans sa magistrature est un besoin pour une société, et, ne serait-ce que pour l’avoir détruite, qu’il faudrait condamner une législation qui, en dissolvant tous les liens, n’a pas même épargné ceux-là. Ce n’a pas été par des discussions théoriques et politiques que la question d’inamovibilité a été examinée ; ces discussions vous les avez approfondies, et depuis long-temps la France ne les approfondit plus. Le siècle, dans la marche de ses idées, jette successivement derrière lui des analyses qui embarrasseraient sa marche, et s’en tient à des synthèses où tout se résume d’un mot ; l’inamovibilité de la magistrature en est un. Dès lors le raisonnement ne pouvait rien auprès de la France de la part des colons pour obtenir cette inamovibilité, puisque le raisonnement avait pu amener la France à la proscrire. C’est à des sentiments que l’on n’invoque jamais en vain que l’auteur de la proposition a été s’adresser. Reproduisons ici ses paroles, plus expressives que le commentaire que dans notre nouveau rôle nous voudrions vous en faire. « Adressons-nous au roi, au roi, au nom duquel se rend la justice ; et au moment où une nouvelle institution criminelle nous enlève au jugement de nos pairs, pour placer nos fortunes, notre vie et notre honneur, sous la main des magistrats, que le roi rassure sa propre conscience, qu’il délègue aux juges ses mandataires, en mettant la leur à l’abri par l’inamovibilité de leurs fonctions ! »
Le roi, Messieurs, est fait pour comprendre ce langage.
Ainsi que la question d’inamovibilité, celle de la représentation directe n’en est depuis long-temps plus une pour vous et pour la France. Ouvrez le mémorable rapport de l’illustre président de la commission des affaires coloniales, c’est par un projet de représentation des colonies au sein des chambres qu’il débute. Quant à vous, Messieurs, quatre de vos sessions ont successivement débattu l’opportunité de cette demande. Ce sentiment intime de l’individualité qui se cantonne vous écartait avec effroi de ce tout qui allait vous emporter dans une spirale immense : une fois mêlés ensemble, des éléments, quels qu’ils soient, s’aggrègent, s’assimilent, se confondent ; or, vous teniez à votre spécialité et à votre forme. Mais vint le moment où vous pûtes reconnaître que votre intérêt particulier n’était plus de force à protéger cette individualité, cette spécialité, cette forme, et vous avez compris qu’il vous fallait être ce que sont les autres pour n’être pas moins que les autres. Vous avez alors demandé la représentation directe des colonies au sein des chambres.
Vous aviez été prévenus par les colons, vos frères, résidant à Paris. Placés au centre de l’opinion, près du pouvoir ; effrayés de ce qu’ils entendaient dire des effets de la loi de juillet dans les colonies, plus effrayés encore des effets ultérieurs que s’en promettait le gouvernement, qui pesait sur son ressort ; menacés de l’abolition partielle des enfants et encore de celle des esclaves de traite de 1817, ils présentèrent aux chambres une pétition qui concluait à la représentation directe des colonies au sein des chambres. Il y fut répondu par un mot, et ce mot était peut-être sans réplique en l’état : c’est qu’un pays régi exceptionnellement ne pouvait pas prétendre à la représentation commune. Ce mot, il faut nous en emparer, Messieurs, car, s’il était un déni pour eux, il est une promesse pour nous ! Une pétition qui demandait la représentation directe, en s’abstenant de l’abolition, concluait dans l’exception, et le ministre était vrai en l’écartant ; mais vous, Messieurs, vos conclusions sont connexes : si vous demandez la représentation, vous demandez en même temps l’abolition ; vous rejetez donc l’exception, vous concluez dans le droit commun, et dès lors la réponse au ministre est en effet une promesse, car, avant tout, le ministre est logicien.
Vous offrez, Messieurs, à la France de marcher avec elle dans la voie de l’abolition, et vous êtes malheureux et pauvres ! Cependant, à des jours déjà anciens, en 1839, un rapporteur éminent, un de ces hommes de conscience qui ont du cœur dans la politique, votre adversaire, — vous le teniez pour tel alors, — néanmoins votre ami toujours, et aujourd’hui surtout votre protecteur, M. de Tocqueville enfin, proclamait que l’abolition devait se faire dans la prospérité des colonies.
La prospérité des colons !… Cela vous amène à l’examen de notre état matériel, car, si tout s’enchaîne dans la prospérité, tout s’enchaîne aussi dans l’infortune !
Il faut le reconnaître, Messieurs, et le reconnaître avec regret, ce n’est pas à la justice, c’est à l’intérêt de la France que les colonies doivent ses propensions. Les colonies, dit-on, sont faites pour les métropoles, et cet axiome égoïste n’a pas de corrélation. Depuis la fatale loi de 1840, rien n’a été fait en faveur des colonies ; cependant elles décroissent successivement, et si enfin la France paraît se réveiller, c’est sous l’impression d’un intérêt personnel en souffrance : sa marine était compromise. Dans ce siècle de concurrence, point de marine possible sans marchés réservés : la France est donc par la force des choses amenée à reporter sur ses colonies le bien indirect qu’elle veut faire directement à sa marine.
Inutile de replacer sous vos yeux l’état comparatif des avantages du sucre indigène vis-à-vis du sucre colonial ; le tableau en quelque sorte statistique que vous en a présenté le développement de la proposition suffit à des esprits exercés.
Mais quel est le remède que le gouvernement se proposerait d’appliquer à ces plaies ? Le croiriez-vous, Messieurs ! ! le dégrèvement des surtaxes !
Le dégrèvement des surtaxes ! Le ministre est-il si étranger à tout ce qui touche les colonies, qu’il ne sache qu’à l’égard de leurs sucres, le dégrèvement ne soit qu’une faveur dérisoire, par cela qu’ils ne peuvent atteindre aux types que frappe la surtaxe ? Placés dans un état d’infériorité par les mauvaises conditions de leur fabrication, les sucres des colonies n’atteignent pas, dans la moyenne, à la bonne 4me : aussi leur offrir le dégrèvement de la surtaxe comme encouragement, et même comme soulagement, n’est-ce pas, par un sarcasme amer, renouveler pour eux un des supplices de la fable !
L’équilibre entre les deux industries ne peut trouver un niveau que dans une satisfaction donnée aux conditions respectives de leurs prix de revient. Le sucre métropolitain, assis sur le marché, s’y débite sans frais ; et, en outre de frais nombreux qui en diminuent le prix de vente, le sucre colonial n’arrive à ce marché qu’à la charge d’un transport qu’on ne peut pas calculer à moins de 26 fr. 60 cent, les 50 kilogrammes. C’est donc seulement dans la diminution de cette charge sur les droits d’entrée que le sucre colonial peut trouver le soulagement qu’on paraîtrait vouloir lui accorder, et c’est là la conclusion que vous propose l’auteur de la proposition
Votre commission a donc l’honneur de vous proposer l’adoption de la proposition dans les termes où elle vous a été présentée.