II


L’aventurier français et la favorite de la reine.


Pendant le règne de la reine Anne, l’anniversaire de son jour de naissance était célébré avec beaucoup d’apparat. Jamais pourtant les fêtes données à cette occasion ne furent aussi magnifiques que celles du 6 février 1707. Il y eut une illumination générale, par laquelle les sentiments de la multitude se manifestèrent : car partout le nom de la reine se trouva suivi de celui du héros de Blenheim et de Ramillies. Des transparenta d’immense dimension et fort nombreux représentaient les principaux événements de la dernière campagne ; des feux de joie furènt allumés de bonne heure, et le roi de France, le pape, le prétendant et le diable, furent promenés en effigie par les rues, et brülés ensuite sans merci.

La température, remarquablement belle pour la saison, favorisa ces réjouissances ; le ciel était sans nuages, le soleil brillait, et l’atmosphère flattait l’odorat de tous les parfums du printemps. Une excellente musique militaire retentissait dans les cours du palais ; on entendait les trépignements des chevaux et le cliquetis des armures des gardes qui venaient se poster dans Saint-James street, où stationnait déjà une foule compacte.

Une heure environ avant midi, les bonnes gens qui avaient eu la patience de se grouper en masses compactes dès le matin durent croire qu’ils allaient être récompensés de leur constance : les curieux commencèrent à circuler, d’abord insensiblement et bientôt avec plus de facilité. Les cochers de cette époque ignoraient la ressource du fouet, si universellement employé de nos jours ; peut-être aussi les somptueuses et commodes voitures du temps étaient-elles plus difficiles à diriger, Enfin, quel qu’en fût le motif, il est certain qu’il s’éleva de violentes querelles entre divers automédons qui ne se génèrent point pour donner un libre cours à un torrent de vociférations et de blasphèmes.

La voie publique destinée aux piétons était envahie par des gens qui portaient des chaises, culbutaient les passants, sans trop se soucler d’écraser les pieds ou d’enfoncer les côtes de ceux qui ne leur faisaient pas place à l’instant même. Il résultait nécessairement beaucoup d’agitation de tout cela ; mais la foule, tout en étant pressée et bousculée, ne s’en montrait pas moins très-gaie et de fort bonne humeur.

Peu à peu la multitude s’était agglomérée, et les équipages de toutes sortes se dirigèrent vers le palais sur quatre files, Les rideaux de presque toutes les chaises à porteurs étaient baissés, et l’attention des spectateurs se portait uniquement sur les voitures où l’on voyait de radieuses beautés couvertes de pierreries et de dentelles, de jeunes élégants admirablement ajustée, de graves magistrats et de rêvérends ecclésiastiques dans leurs costumes, des officiers supérieurs de l’armée et de la marine en grand uniforme, des ambassadeurs étrangers, enfin tous les différents personnages qui forment la cour d’une grande reine. Les équipages, pour la plupart, étaient neufs et splendides, comme aussi les livrées des laquais.

Les habillements des maîtres, taillés dans les plus riches étoffes et brillants des plus belles couleurs, ajoutaient à l’éclat et à la gaieté de la solennité ; la soie, le velours de toutes les nuances et de toutes les formes chatoyaient au soleil ; toutes les espèces de perruques connues, depuis la mode nouvelle, appelés perruque de Ramillies, jusqu’aux perruques flottantes plus anciennes et plus gracieuses, qui dataient de la campagne de France, se pavanaient en plein air. Il y avait là aussi abondance de chapeaux à plumes, de cravates et de manchettes de dentelle, de tabatières et de boucles ornées de diamants, et autres babioles décelant la parfaite élégance.

Au coin de Pall-Mall se tenait un petit groupe, composé d’un homme fluet et maigre, simplement vétu, appartenant évidemment à la cldsse bourgeoise, et d’un individu au visage coloré, au cou court, dont la soutans et le rabat indiquaient la profession religieuse. Il donnait le bras droit à une avenante personne d’environ quarante ans, et tenait sous l’autre uns jolie jeune fille à l’air timide, plus jeune de moitié que la première.

« Voici sir Nathan Wright, ex-garde des sceaux, dit l’homme maigre à son révérend compagnon, dont il paraissait être le cicerone.

— Est-ce là, en vérité, sir Nathan, monsieur Greg ? répliqua le ministre en regardant de tous se yeux un personnage aux traits pointus, assis dans la voiture, le chef orné d’une perruque très-soignée.

— Lui-même, monsieur Hyde, ajouta l’autre, et, sur mon âme, celui qui vient après lui est son successeur, lord Cowper ; je n’ai pas besoin de vons dire que c’est un des hommes de loi les plus habiles qui aient jamais porté la toge, et Sa Seigneurie peut se tenir assurée d’être assise avant peu sur le sac de laine.

— Juste ciel ! fit la jeune fille, quel est done ce monsieur assis dans ce coupé tout doré ? Qu’il est drôle, et que ses vêtements sont magnifiques !

— C’est le comte de Sunderland, miss Angelica, répondit Greg, secrétaire d’État et gendre de Sa Grâce le duc de Marlborough ; la comtesse est auprès de lui. Ce gentilhomme qui a l’air en colère, et qui passe à chaque instant sa tête par la portière pour gourmander son cocher et se plaindre de ce qu’il va si lentement, se nomme lord Oxford ; c’est encore un ministre et un des plus habiles, mais peu apprécié par Sa Majesté notre reine, à cause d’un reproche qu’il s’est permis d’adresser au prince de Danemark au sujet de la mauvaise administration de Son Altesse dans les affaires de la marine. Derrière iui, vient le duc de Devonshire, et après le duc, Sa Grâce de Newcastle. Ensuite voici mon maître, sir Harley, auquel on fera injustice si où ne le nomme pas bientôt grand trésorier du royaume. Regardez-le bien, je vous prie, miss Angelica, il en vaut la peine.

— Oh ! je le vois, répondit Angelica, mais je ne découvre rien de bien admirable en lui.

— Beaucoup de personnes de votre sexe ont été d’un avis contraire, répliqua Greg en souriant ; comment trouvez-vous le jeune gentilhomme qui l’accompagne ?

— Pour celui-ci, fit-elle, franchement c’est autre chose.

— Qui peut être ce jeune homme, ami Greg ? demanda l’ecclésiastique.

— Il s’appelle Masham, répondit Greg ; c’est un des écuyers du prince de Danemark ; il passe pour être l’homme le mieux fait de la cour.

— Quant à moi, je déclare que c’est le plus faux garçon que j’aie jamais vu de ma vie ! s’écria Angelica dont les yeux étincelaient. Oh ciel ! ne voilà-t-il pas qu’il descend de voiture ! J’espère qu’il ne va pas venir me parler. Mère, prêtez-moi votre éventail peur me cacher la figure.

— Silence, petite sotte ! » riposta mistress Hyde d’une voix courroucée.

Tandis que la brave dame parlait ainsi, la voiture s’arrêta, et Masham descendit en refermant la portière derrière lui. L’éloge de Greg était mérité : le jeune écuyer possédait toutes les conditions d’une beauté et d’une distinction parfaites ; ses yeux d’un bleu limpide devaient exercer une grande puissance sur toutes les femmes, car lorsque, retenu un instant par la foule auprès d’Angelica, il fixa son regard sur elle, elle sentit son cœur trembler dans sa poitrine.

Son accoutrement n’était pas splendide, mais il était du meilleur goût. Il se composait d’un habit de velours vert lamé d’or, d’une veste de satin blanc dont les longues basques descendaient jusqu’à la moitié des cuisses, selon la mode d’alors. Au lieu de porter une perruque, il avait le front découvert, et ses longs cheveux de couleur brun foncé étaient rassemblés par derrière et noués avec un ruban.

Samuel Masham était issu d’une benne famille du comté d’Essex. Son père était sir Francis Masham, baronnet High-Laver, et sa mère était fille de sir William Scott, de Rouen en Normandie, lequel portait en France le titre de marquis de La Moransène. Mais comme il était le huitième fils de son père, il avait presque fait son deuil de jamais posséder ni titres ni patrimoine. Macham était âgé d’environ vingt-trois à vingt-quatre ans tout au plus, et demeurait à la cour déjà depuis quelque temps. D’abord page de la reine lorsqu’elle n’était que princesse de Danemark, il était devenu écuyer et gentilhomme de la chambre du prince Georges.

« Avec votre permission, ma jolie fille, dit-il à Angelica, d’un accent qui noya son cœur dans un océan de délices, je désirerais passer.

— Par ici, monsieur Masham, par ici, répliqua Greg en se réculant et en s’efforçant de faire faire place au jeune seigneur.

— Ah ! c’est vous, monsieur Greg ! s’écria Masham ; que faites-vous donc ici ?

— Je suis venu, monsieur, répliqua Greg, avec quelques cousins qui habitent la province, dans ie but de voir la noblésse qui se rend à la cour.

— Par ma foi ! vous ne trouverez pas dans tout le cortége d’yeux plus brillants ni de joues plus fraîches que celles que vous avez près de vous, répondit Masham en caressant le menton d’Angelica ; ces lèvres sont vraiment aussi vermeilles que des cerises ! Mais il ne faut pas que cette séduction me retienne, car j’ai un mot à dire au comte da Briançon avant d’entrer au palais. »

En disant ces mots, Masham adressa une tendre œillade à Angelica, et fendant la foule, il frappa à la porte de la maison qui faisait le coin de Pall-Mall, et disparut aussitôt.

« L’hôtel dans lequel il vient d’entrer, reprit Greg, est celui du comte de Briançon, envoyé extraordinaire du duc de Savoie. » Le bonhomme était ravi d’avoir, par lui-même et sa jolie cousine campagnarde, attiré l’attention du bol écuyer. « Je suis très-lié, poursuivit-il, avec son secrétaire particulier, M. Claude Baude, qui remplit chez son maître les fonctions dont je suis chargé auprès de sir Harley. M. Masham est un charmant bomme, n’est-il pas vrai, miss Angelica ?

— Oh ! oui, délicieux ! balbutia la jeune personne.

— Toutes les dames sont de cet avis, reprit Greg, aussi elles sont toutes amoureuses de lui.

— Je serais surprise qu’il en fût autrement, ajouta Angslica.

— Regardez ! s’écria Greg, voici vouir un bien beau cavalier. Il se nomme M. Saint-John, secrétaire à la guerre ; c’est le plus terrible libertin qu’il soit au monde.

— Lui ! un libertin ! est-il possible ? Oh ! miséricorde ! je ne veux pas le regarder, car ma mère dit qu’un libertin est plus à craindre qu’un lion rugissant, et qu’il ne manque jamais de vous dévorer tôt ou tard. Vous me direz le reste quand il sera hors de vue, monsieur Greg, car enfin je ne veux pas perdre de mon plaisir plus qu’il n’est nécessaire.

— Le lion rugissant est parti, répliqua Greg en riant ; et voici le duc de Beaufort et la duchesse, sa ravissante femme. Sa Grâce n’est-ells pas vraiment belle ? La dame qui vient après, et qui a l’air si fer et si hardi, est lady de Cecil. Les trois dames qui rient aux éclats dans cette voitures sont lady Carlisle, lady Efingham et mistress Cross ; vient ensuite lord Ross, pour lequel on prétend que lady Sunderland se montre plus bienveillante qu’elle ne devrait l’être : mais je soupçonne que c’est une médisance. Ah ! qui vient là ? sur mon âme, c’est lady Fitzharding, chez qui les dissipateurs extravagants se ruinent plus promptement en jouant à l’hombro ou au lansquenet, qu’en dépensant leur argent chez l’intendant des menus plaisirs.

— Oh ! génération aveugle et perverse ! s’écria Hyde en levant les yeux au ciel.

— Vous avez bien raison, mon révérend, répliqua Greg. Voici venir encore du gibier à sermon, en la personne de Sa Grâce de Grafton. Voyez avec quelle désinvolture il se balance au fond de sa voiture ! Ses charmes ont fait d’affreux ravages dans les cœurs de nos dames de cour ; jamais aucune ne lui a résisté, à l’exception de mistress Onslow. Et maintenant, voici la grosse mistress Knigt ; je pourrais, si je voulais, vous conter d’elle une divertissante bistoire, mais… Après elle s’avance milord Hottingham, qui paraît aussi taciturne que s’il n’était pas encore remis de la secousse qu’il a éprouvée en se voyant destitué de sa charge ; il a cependant essayé de se consoler avec la signora Margaritta. Dans la voiture qui suit la sienne, vous voyez la femme la plus orgueilleuse de la cour, sans en excepter Sa Grâce de Marlborough, dont elle est fille : c’est la duchesse de Montagne : n’est-elle pas merveilleusement belle ? La dame qui vient de passer si rapidement, toute chargée de diamants, est mistress Long, sœur de sir William Raby. Ce splendide équipage est celui de sir Richard Temple ; vous pouvez le voir sans difficulté : convenez que c’est un bel homme. On parle de lui et de sa liaison avec mistress Centlivre… mais je ne veux rien dire de plus. Ah ! voici venir deux beaux esprits : celui de ce côté est le fameux M. Congrève ; l’autre est le non moins fameux capitaine Steele. Je serais curieux de savoir auquel des deux appartient la voiture : ni à l’un ni à l’autre, probablement. La belle personne qui les suit est mistress Hammond, dont le mari est un lion tout aussi rugissant que M. Saint-John ; on assure qu’elle se console de son abandon avec lord Dursley, vice-amiral, que vous pouvez voir appuyé sur la portière de cette voiture marchant de front avec celle de la dame, à laquelle il envoie des baisers avec la main. »

Tandis qu’il débitait toutes ces explications, Greg sentit qu’on lui pressait le bras ; c’était Angelica qui lui demanda à demi-voix s’il connaissait un gentilhomme étranger qui venait précisément de se poster à côté d’eux.

« Certainement, » répondit Greg après avoir jeté à la dérobée un regard dans la direction indiquée. Dans ce même moment, l’individu désigné ayant regardé du côté de Greg, celui-ci leva son chapeau pour saluer. « C’est le marquis de Guiscard, ajouta Greg à voix basse.

— Seigneur ! quels yeux hardis ! murmura Angelica ; je vous assure qu’il me fait perdre contenance. »

Le marquis était grand et bien fait, quoique un peu maigre ; il avait des yeux noirs et perçants, d’épais sourcils de même couleur, et le teint d’une pâleur olivâtre. Son menton rasé était bleu foncé ; ses traits prononcés eussent été beaux s’ils n’avaient été animés d’une expression sinistre dont l’effet désagréable était augmenté par son air insolent et libertin ; son costume était celui que portaient à la cour les officiers de rang élevé : il consistait en un habit écarlate, richement brodé d’or et à larges parements, en une veste de satin blanc, également brodée d’or ; la cravate et les manchettes étaient en point d’Alençon, et une épée à poignée de diamants, une perruque française à boucles flottantes, un chapeau à plumes et une canne, complétaient son accoutrement.

Antoine de Guiscard, abbé de la Bourlie, ou, ainsi qu’il lui plaisait de s’intituler, le marquis de Guiscard, rejeton d’une noble et antique famille française, était né en 1658, et avait, par conséquent, à peu près cinquante ans à l’époque où se passe notre histoire. Destiné à l’Église, et prodigieusement instruit, ses relations de famille et ses talents sans nombre l’eussent fait sans doute atteindre aux plus hautes dignités dans cette carrière, s’il avait su maîtriser ses passions. Mais au milieu des libertins d’une cour dépravée, il se montrait le plus débauché, et, trouvant la vie ecclésiastique trop monotone pour lui, il avait accompagné le chevalier de Guiscard, son frère, à l’armée de Flandre. Lorsqu’il revint de cette campagne, il avait repris le cours de ses folies et aidé son frère à enlever une femme mariée, dont ce dernier s’était épris. Cette fâcheuse affaire était à peine étouffée, lorsqu’il se créa de nouveaux embarras en blessant en duel un gentilhomme, proche parent de Mme de Maintenon, et en tuant à la chasse deux de ses domestiques. Bof, il avait comblé la mesure par une scène de violence et de barbarie. Sur un simple soupçon de vol, M. de Guiscard condamna certain jour un sergent de son régiment à subir une espèce de torture qui consistait à placer des mèches allumées entre les doigts du patient. L’arrestation du marquis fut décrétée ; il sut s’y soustraire par la fuite et gagna la Suisse, où il forma le projet de se mettre à la tête des mécontents qui complotaient contre la France. À cet effet, il se concerta avec les chefs alliés, afin de susciter une insurrection générale des protestants et des catholiques parmi les camisards qui étaient alors en dissension entre eux. Grâce à ses intrigues, il obtint de l’empereur une commission de lieutenant général ; il se rendit alors à Turin, et, avec le secours du duc de Savoie, il se procura quatre petits vaisseaux de guerre qui furent armés à Nice et avec lesquels il songeait à faire une descente sur les côtes du Languedoc ; mais plusieurs terribles tempètes et certaines autres causes encore entravèrent l’expédition, et le marquis revint à la cour de Savoie après avoir perdu un de ses navires, en échappant lui-même aux plus grands dangers. Les sourdes menées d’Antoine de Guiscard ayant excité la défiance du duc, le gentilhomme vint se fixer à la Haye vers la fin de 1704, et eut plusieurs conférences avec le grand pensionnaire Heinsius et avec le duc de Marlborough, qui tous deux furent si satisfaits de lui, qu’ils lui accordèrent, d’un commun accord, une pension mensuelle de cent ducats. Sur ces entrefaites, la nouvelle arriva de l’expéditon projetée du comte de Peterborough en Catalogne, et le marquis se hâta d’aller rejoindre ce seigneur à Barcelone. Ses projets eurent dans cette ville le même succès qu’ailleurs, et enfin, de guerre lasse, étant parvenu à obtenir du roi d’Espagne des lettres de recommandation pour la reine d’Angleterre, il s’élait embarqué pour ce royaume. Pendant le voyage, le temps fut presque toujours orageux ; le vaisseau à bord duquel il se trouvait fut attaqué par un corsaire français, circonstance qui fournit au marquis une bonne occasion de déployer ses talents et de montrer sa bravoure, car ce fut par son courage seul que le bâtiment put se dérober à une capture certaine. À son arrivée à Londres, il reçut de la reine un accueil très-gracieux qui lui procura sur-le-champ ses entrées chez les ducs de Devonshire et d’Osmond. Il parvint promptement à s’insinuer dans les bonnes grâces de plusieurs ministres, notamment de SaintJohn. En conséquence, lorsqu’il fut question d’une descente en France, et qu’on s’occupa de lever des troupes qui devaient être commandées par le comte de Rivers, Guiscard reçut une commission de lieutenant-colonel, et mille guinées lui furent allouées pour les frais de son équipement. Mais la fortune, qui jusqu’alors lui avait souri, commença à le délaisser. Tandis que la flotte confédérée, mouillée à Torbay, attendait le vent propice, des démélés s’élevèrent entre Guiscard et les généraux anglais, qui refusèrent de lui accorder le commandement qu’il exigeait ; et son ignorance des choses militaires aussi bien que de l’état de la France ayant apparu clairement à l’esprit de lord Rivers, il fut rappelé et demeura à Londres quelque temps fort à l’écart. Quoique ses appointements de lieutenant général eussent été supprimés, il avait toujours son régiment, ainsi que sa pension des états de Hollande ; il acheta donc une belle maison dans Pall-Mall, eut de brillants équipages, de nombreux domestiques, et commença une nouvelle carrière d’extravagances et de prodigalités, qu’il ne pouvait soutenir et alimenter qu’à l’aide du jeu et de toutes sortes d’expédients. Il était, malgré cela, fort assidu à la cour, au lever des ministres, et toujours en quête d’emplois et de dignités.

Désireux, comme le sont tous les aventuriers, d’établir un sort précaire sur des bases solides grâce à une alliance avantageuse, Guiscard avait adressé ses vœux, jusqu’alors sans succès, à plusieurs héritières et riches veuves. On le soupçonnait d’avoir en outre d’autres projets ténébreux en tête, et une fois en paix avec la France, d’être parvenu à nouer une correspondance clandestine avec la cour de Saint-Germain. Tout en étant un heureux joueur, le marquis avait d’autres goûts ruineux qui lui enlevaient les gains énormes de la table de jeu. Audacieux et arrogant à l’excès, il savait être souple et faire des courbettes, lorsque cela pouvait être utile à ses intérêts. Quelques créatures soudoyées par lui, et employées dans l’intérieur du palais, lui avaient rendu un compte exact de la position d’Abigaïl Hill près de la reine ; il comprit par leurs récits quel serait plus tard son ascendant sur sa souveraine, et réunit tous ses efforts pour tâcher de lui plaire. Mais il se vit constamment repoussé. Soit que la jeune fille devinât ses intentions secrètes, soit qu’elle eût été mise en garde contre lui par Harley, elle ne daignait jamais l’écouter, et, dans les rares occasions où elle ne pouvait éviter de le rencontrer, à peine était-elle polie. À vrai dire, Guiscard était un homme dont on ne se débarrassait pas facilement. De pareils dédains blessaient sans doute sa vanité, mais il se décida à persévérer et à attendre un moment opportun pour mettre ses projets à exécution.

Peu de temps après que le marquis se fut posté de la manière qui a été décrite plus haut, un nouvel incident eut lieu auprès de Greg et de sa société. Il fut causé par l’apparition de plusieurs laquais en livrées claires, qui sortirent, au coin de Pall-Mall, de la maison dont nous avons parlé tout à l’heure, et qui écartèrent la foule avec leurs hallebardes, pour frayer un passage à une chaise superbement dorée et blasonnée aux armes de Savoie. Au moment où les porteurs passaient devant le marquis de Guiscard, la glace s’abaissa, il s’échappa de l’intérieur une bouffée de parfums, et un fort bel homme, à l’air blasé et libertin, passa dans l’embrasure de la portière sa tête ornés d’une magnifique perruque à la française, pour lui adresser la parole.

« Voici le comte de Briançon en personne, dit alors Greg à ses amis.

— Dieu ! comme il sent bon ! gs’écria Angelica ; je déclare qu’on le prendrait pour un flacon de senteur !

— Eh bien ! mon cher marquis, où en êtes-vous ? l’aventure est-elle terminée ? demanda le comte, qui montra, en riant, des dents d’une admirable blancheur et d’une parfaite régularité.

— La dame en question n’a pas encore passé, répondit Guiscard. Qu’avez-vous fait de Masham ? Je le croyais monté dans la même chaise que vous.

— Il est resté en arrière pour lire une lettre, répliqua le comte ; vous êtes sûr du cocher, m’avez-vous dit ?

— Très-sûr ; cela m’a coûté cinq guinées, ajouta Guiscard. Mais, par saint Michel, voici venir votre beauté ; partez, comte ! partez !

— Adieu donc, et bonne chance ! » cria Briançon.

Et faisant un signe à ses porteurs, le comte s’avança dans la direction du palais.

Cette conversation, malgré sa courte durée et quoiqu’elle eût été faite en français, ne fut pas perdue pour Greg, qui comprenait parfaitement cette langue, et qui connaissait aussi la réputation méritée du marquis. Il devina sur-le-champ ce dont il était question, et se mit à examiner avec curiosité les voitures les plus proches, afin de ne point laisser échapper celle qui contenait l’héroïne de l’aventure promise. Il la découvrit bientôt.

En suivant des yeux la file d’équipages, il remarqua un garçon frais et robuste, vêtu d’une livrée bleu de ciel à parements jaunes, coiffé d’une perruque poudrée et assis sur le siége drapé d’une superbe voiture. Cet homme leva légèrement son fouet, et ft un imperceptible signe d’intelligence au marquis. « Voici la dame dont il s’agit, j’en suis sûr ! s’écria Greg en faisant un pas en avant, afin de mieux voir. Sur mon âme, c’est lady Rivers ; mais il est impossible qu’il songe à lui donner un billet doux au su et au vu de tout ce monde ! Qui donc est avec elle ? miss Abigaïl Hill ! Oh ! à présent j’y suis !… en vérité, cette demoiselle est aujourd’hui plus charmante que jamais ! »

Abigaïl Hill n’était pas positivement belle, et cependant l’expression de sa physionomie était si agréable, qu’elle méritait peut-être plus cette épithète que bien d’autres dont les traits sont d’une pureté classique. De beaux yeux d’un bleu clair, une peau resplendissante de blancheur, des cheveux châtains, des joues chargées de gracieuses fossettes et des dents de perles constituaient ses seuls attraits. En la détaillant attentivement, on trouvait sur son front et dans les contours de sa bouche les indices d’une grande fermeté. L’expression sérieuse de son regard annonçait de la détermination : du reste, l’analyse de ses traits en garantissait la direction convenable ; la vivacité de ses manières faisait présager un esprit prompt et subtil, et ces indices n’étaient point trompeurs. Abigaïl avait une jolie tournure, elle était mince, grande et gracieuse ; son costume très-avantageux consistait en un grand habit de cour de satin blanc garni de dentelle, au corsage décolleté et aux manches courtes et bouffantes. La belle jeune fille paraissait âgée d’environ vingt-quatre ans.

En ce moment, la voiture dans laquelle Abigaïl se trouvait assise était parvenue à peu près à l’endroit où stationnait le marquis de Guiscard, lorsque le cocher, prenant babilement son temps, s’arrangea de manière à accrocher le véhicule qui suivait la file à côté de lui. L’automédon lui adressa sur-le-champ les reproches les plus véhéments sur sa maladresse ; il y répondit sur le même ton en l’accusant lui-même ; il en résulta chez le second cocher une colère si épouvantable, qu’il le menaça de le renverser de son siége, à quoi l’agresseur répondit par une imprétation de défi et un coup de fouet. Au même instant l’offensé se leva sur son siége et fustigea son adversaire avec fureur, tandis que ce dernier, tout en se défendant, avait fort à faire pour contenir ses chevaux effrayés qui se cabraient.

Les spectateurs, que cette querelle divertissait fort, l’animaient par leurs clameurs, tandis que les dames placées à l’intérieur commençaient à s’alarmer de tout ce bruit. À la fin, Abigaïl Hill mit la tête à la portière pour voir ce qui empéchait d’avancer. Dans ce moment le marquis de Guiscard s’élança, ouvrit la portière et offrit à la jeune fille de l’aider à descendre de voiture. Mais, en l’apercevant, Abigaïl se rejeta involontairement en arrière. Guiscard offrit ensuite ses services à lady Rivers, et n’eut pas plus de succès auprès d’elle.

« Merci pour votre bonne volonté, marquis, répondit Sa Seigneurie ; nous préférons rester où nous sommes. Veuillez dire à mon cocher de marcher à l’instant, ou je le chasserai,

— Pardon, milady, s’écria Guiscard ; le drôle refuse de m’écouter, son sang d’insulaire est en ébullition ; venez, miss Hill, j’insiste pour que vous descendiez. À vous dire vrai, je redoute un accident.

— Vous êtes très-obligeant, marquis, dit Abigaïl : mais les gens de lady Rivers sont là, et ils auront soin de nous. » Puis elle ajouta, en interpellent un valet de pied qui s’approchait : « Ditchley… voire bras… »

Cet homme se disposait à obéir, mais le marquis le repoussa, Pendant ce temps-là, la bataille des deux cochers continuait, ils étaient arrivés au dernier paroxyame de la rage.

« Ditchley ! s’écria lady Rivers, qui finit par être sérieusement épouvantée,

— Me voici, Votre Seigneurie, répliqua le laquais, qui s’efforçait de se débarrasser du marquis.

— Arrière, manant ! s’écria Guiscard ; je te conseille de ne pas intervenir. »

Mais en voyant cet homme décidé à passer outre, le gentilhomme, exaspéré de l’insuccès de son stratagème, leva sa canne, et, d’un coup bien assené sur le crâne, il étendit le malheureux Ditchley à ses pieds.

Les deux dames, ignorant jusqu’où le marquis pousserait ses violences, criérent à tue-tête, et aussitôt les trois autres valets de pied, plantés derrière le carrosse, accoururent au secours de leurs maîtresses. Mais ils avaient été devancés par un autre protecteur. Au moment où Ditchley tombait, Masham, qui venait, quelques secondes auparavant, de sortir de l’hôtel du comte Briançon, vit ce qui se passait, se précipita du côté de la voiture, saisit le marquis par le collet, et le jeta à terre avec rudesse.

« Ah ! de par tous les diables, monsieur ! qui vous amène ici ? s’écria Guiscard suffoqué de rage.

— Je suis venu pour mettre ces dames à l’abri de vos insultes, répliqua sévèrement Masham, tout en portant la main sur la garde de son épée.

— Malédiction, monsieur ! qui vous a dit qu’elles fussent offensées, et de quel droit vous instituez-vous leur défenseur ? demanda Guiscard avec véhémence.

— Je vous rendrai plus tard raison de mon intervention, marquis, répliqua Masham ; mais, si vous tenez à vous conduire en gentilhomme, vous cesserez cette altercation, qui est inconvenante en présence de ces dames.

— Qu’il en soit ainsi ! reprit Guiscard les dents serrées ; soyez néanmoins certain que vous n’échapperez point au châtiment que je vous dois.

— Ne vous attirez pas une méchante affaire à cause de moi, je vous en supplie, monsieur Masbam, dit Abigaïl qui était descendue de la voiture, dont la portière lui avait été ouverte par un des laquais.

— Je m’estime très-heureux, miss Hill, d’avoir pu vous être utile à quelque chose, répliqua Masham en s’ioclinant ; et quant à la dispute que j’ai eue avec le marquis de Guiscard, je vous demande en grâce de ne pas vous en préoccuper le moins du monde.

— J’ai vu comment les choses se sont passées, dit un soldat qui s’avança le mousquet sur l’épaule ; et si vous le trouvez bon, monsieur et mesdames, je vais conduire au corps de garde ces deux cochers querelleurs.

— Cela ne raccommoderait rien, mon brave homme, dit Masham ; du reste, tout est fini maintenant.

— Sans aucun doute, quant à ce qui me concerne, dit tout à coup le marquis qui, voyant dans quelle fausse position il s’était placé, affecta de s’excuser. Les torts sont de mon côté ; je n’avais d’autre but que de vous faire agréer mes services, miss Hill, et j’ai à implorer votre pardon pour m’être laissé ainsi emporter par la colère. Mon irascibilité a été excitée par la brusquerie de ce malheureux ; je suis désolé de l’avoir blessé, et j’espère qu’une guinée réparera le mal. Quant à vous, monsieur Masham, vous me devez des remerciments ; je vous ai rendu service, sans le vouloir il est vrai, mais ce n’en est pas moins un important service. Mesdames, je vous salue. » Et sur ces paroles, faisant une révérence d’une exquise politesse, Guiscard s’éloigna dans la direction du palais, au milieu des murmures de tous ceux qui avaient été témoins de cette scène.

Le cocher de lady Rivers, voyant de quelle manière les choses avaient tourné, et peu satisfait de la défaite de celui à qui il s’était vendu, jugea à propos de se rendre à la raison, et, tandis que son adversaire s’éloignait à toutes brides, il sollicita son pardon de sa maîtresse. Au même moment, Abigaïl rassurée remonta en voiture, tout en remerciant chaleureusement de sa courtoisie le jeune écuyer qui l’aidait à s’y placer.

« Promettez-moi seulement une chose, monsieur Masham, lui dit-elle ; c’est que, dans le cas où le marquis vous enverrait une provocation en duel, vous ne l’accepteriez pas. S’il vous arrivait la moindre chose À cause de moi, je ne pourrais jamais m’en consoler.

— Ne craignez rien, répondit-il joyeusement, je ne cours aucun danger.

— Promettez-moi toujours de ne pas vous battre, s’écria Abigaïl ; hélas ! vous hésitez : eh bien, j’invoquerai la médiation de la reine ; vous n’oseriez lui désobérr !

— Il est, en vérité, superflu d’importuner Sa Majesté pour un sujet aussi frivole, reprit Masham.

— Le sujet n’est pas frivole pour moi, » s’écria Abigaïl, qui s’arrêta tout à coup et rougit jusqu’aux oreilles ; puis, sans ajouter un mot de plus, elle se rejeta dans la voiture, qui roula dans la direction du palais.

« Vous avez exprimé beaucoup d’inquiétude pour le sort de M. Masham, ma chère enfant, dit lady Rivers, et pour peu qu’il ait de l’amour-propre… et quel est l’homme jeune et beau qui n’en a pas ? il s’imaginera qu’il a fait votre eonquête.

— Oh ! mon Dieu, je n’ai exprimé qu’une inquiétude bien naturelle, répondit Abigaïl ; je serais au désespoir qu’il se battit avec cet odieux marquis de Guiscard.

— Vous éprouveriez un bien plus grand désespoir encore, s’il était pourfendu par cet odieux marquis, qui est, dit-on, la meilleure lame de Londres, ajouta lady Rivers.

— Ne faites pas d’aussi affreuses suppositions ! s’écria Abigaïl en pâlissant. Je ne manquerai pas de parler de cette affaire à la reine ; ce sera le moyen le plus sûr d’empêcher un malheur.

— Seulement, prenez garde en même temps de ne pas dévoiler à Sa Majesté l’état de votre cœur, » continua malicieusement lady Rivers.

Abigaïl rougit encore, mais elle n’essaya pas de nier. Précisément dans ce moment même la voiture s’arrêta, la portière s’ouvrit, et les deux dames, descendant de leur équipage, entrèrent dans le palais.