Traduction par Bénédict H. Révoil.
Hachette (p. 24-33).

III


Un tête-à-tête à Marlborough-house.


Jamais, avant ce jour, la réception à Saint-James n’avait été si nombreuse et si brillante. On remarqua néanmoins que la reine paraissait fatiguée et découragée, et la souffrance qu’elle éprouvait était d’autant plus apparente, qu’elle avait sur les yeux une légère inflammation. Inquiet de ces symptômes, le duc de Marlborough en parla au prince de Danemark, qui répondit à la hâte et étourdiment, selon son habitude :

« La reine est seule cause de ses maux ; si elle ne veillait pas si tard, ses yeux ne seraient pas si rouges et son humeur si sombre.

— En vérité ! s’écria le duc ; je croyais que Sa Majesté se retirait toujours de bonne heure.

— Habituellement, oui, répliqua le prince confus, tout en s’aperçevant alors de l’indiscrétion qu’il avait commise ; mais quelquefois elle cause une heure ou deux avant de se coucher… elle cause avec moi, Votre Grâce… avec moi seul, me demandant conseil sur des affaires d’État. À vrai dire elle ferait mieux de se mettre au lit : veiller ne nous va ni à l’un ni à l’autre, ha ! ha ! » Et en disant ces mots il offrit sa tabatière au duc, dans l’espoir de détourner la conversation.

Marlborough lui fit un profond salut en guise de remerciment pour cette prévenance, mais il se dit à part lui :

« Ab ! elle veille la nuit… une autre que la duchesse possède donc sa confiance ?… c’est ce qu’il faudra voir ! »

Plus tard, le même jour, lorsque la réception fut terminée, le duc se trouva seul à Marlborough-house, avec son illustre compagne.

La duchesse était rayonnante. Ses beaux yeux étincelaient de plaisir, et sur ses joues empourprées on devinait l’émotion du triomphe. En traversant l’appartement pour gagner un sofa qui se trouvait à l’autre extrémité, sa démarche paraissait aussi majestueuse que celle d’une princesse, et sa physionomie décelait plus de fierté que de coutume.

Sarah de Marlborough était encore une femme magnifique, et les années avaient laissé peu de traces sur sa beauté. Il avait quelque chose de royal dans son regard et dans son maintien ; sa taille était élevée et imposante, ses traits du modèle le plus parfait. Son visage savait retracer toutes les émotions qu’elle éprouvait, mais son expression la plus habituelle trahissait l’orgueil. À vrai dire, son regard se noyait dans une douceur toute féminine, nuancée d’une certaine volupté, volupté que l’on devinait surtout dans la coupe sensuelle de ses lèvres et dans la langueur humide de ses yeux, qui étaient d’une tendresse inexprimable lorsqu’ils ne lançaient pas des éclairs. Elle avait le front très-beau, des cheveux bruns réunis comme un diadème et tombant par derrière en boucles longues et lissées. Les proportions de tout son corps étaient largement développées, le cou bien rond, les bras et les épaules de la blancheur du marbre. Ses vêtements splendides étaient dignes de sa beauté et resplendissaient de diamants et de pierres précieuses. Entre autres ornements, elle portait une bague d’une immense valeur, qui lui avait été offerte par Charles III d’Espagne, lorsqu’il avait visité l’Angleterre quatre ans auparavant.

La duchesse de Marlborough était une femme capable d’inspirer une passion profonde et durable, et ni l’absence ni la violence de son caractère n’avaient pu altérer l’attachement dévoué que le duc éprouvait pour elle. Aussi, à l’heure où se développe notre récit, après une si longue union, était-il aussi vivement épris d’elle que lorsqu’elle était encore Sarab Jennings.

Le noble époux de la belle duchesse était du reste bien digne d’elle, car Marlborough se montrait également remarquable par ses rares talents et par ses grâces personnelles. Parfait courtisan, c’est-à-dire parfait gentilhomme, soldat d’un courage et d’une expérience rares, aucune distinction ne lui manquait. Les manières de Marlboroush étaient si imposantes, si distinguées, et en même temps si gracieuses et si courtoises, que son aisance mettait les autres à leur aise. Sa taille était haute et bien prise ; on citait la beauté de ses formes et la noblesse de ses traits, et il était impossible de le contempler sans admiration. Et cependant le duc n’était plus jeune ; il avait éprouvé des fatigues excessives et de toute nature, il avait été tourmenté de mille façons, et pendant de longues années n’avait pris que de très-courts repos à de rares intervalles. En dépit de tout cela, pourtant, Marlborough était étonnamment bien conservé, et, quoiqu’il ne fût plus le bel adolescent qui avait captivé la duchesse de Cleveland du temps du roi Charles II, il pouvait passer encore pour un type de mâle beauté ; il portait son uniforme de général, lequel était chamarré de décorations. L’une d’entre elles, le Georges, était une sardoine entourée de diamants d’une immense valeur. Le duc ne paraissait pas être en aussi belle humeur que la duchesse ; bien au contraire, il semblait être pensif, et il suivit sa femme lentement et d’un air distrait jusqu’au sofa, où ils s’assirent tous les deux.

« Qu’arrive-t-il à Votre Grâce ? s’écria la duchesse en se laissant tomber sur le meuble somptueux. On croirait pourtant que les acclamations qui vous ont accueilli en sortant du palais devraient vous rendre gai ; les cris assourdissants de : « Dieu sauve la reine et le duc de Marlborough ! » peuvent presque encore s’entendre d’ici, et je présume qu’ils sont parvenus jusqu’aux oreilles d’Anne elle-même. Pour moi, la plus douce musique consiste dans les applaudissements du peuple, et la vue la plus récréante est celle des visages radieux de la populace lorsqu’elle agite ses chapeaux. Mais je vois que tout cela est sans charme pour vous aujourd’hui ; la force de l’habitude vous a blasé.

— Les louanges populaires peuvent, il est vrai, ne plus m’émouvoir, répliqua le duc avec affection ; mais le jour où je serai insensible à votre amour, ma bien-aimée, est encore bien éloigné. Je suis excédé de tout ce tumulte et j’aurais désiré revenir du palais incognito.

— Tout est pour le mieux, fit la duchesse, car vous ne sauriez vous montrer assez. Avez-vous été contrarié par quelque chose dans les appartements du palais ? Il m’a paru que vous aviez l’air sérieux chez la reine.

— Eh bien ! je dois vous avouer que j’ai été tracassé par quelques mots qui sont échappés au prince au sujet de Sa Majesté. Je lui disais que je regrettais de voir à la reine un mauvais visage, et il m’a répondu que c’était sa propre faute, parce qu’elle veillait trop tard.

— Vous a-t-il dit avec qui ? demanda la duchesse.

— Non, répondit le duc ; et, suivant l’usage d’un joueur ignorant qui veut réparer ses fautes, il s’est embrouillé de plus en plus à chaque parole nouvelle : j’ajouterai même qu’il m’a été impossible de savoir qui partage avec lui les veilles de la reine.

— Alors moi je vais vous le dire, répliqua la duchesse ; c’est notre cousine Abigaïl Hill.

— Comment, cette femme de chambre ? s’écria le duc ; oh ! dans ce cas, cela ne signifie pas grand’chose.

— Cela signifie plus que Votre Grâce ne l’imagine, répliqua la duchesse ; et si, lorsque j’ai placé Abigaïl près de la reine, j’avais su d’elle ce que je sais aujourd’hui, jamais je ne l’eusse mise en position de me nuire. Qui eût pensé qu’une créature si simple en apparence pût jouer son rôle avec tant de finesse ? Mais la friponne a découvert le côté faible de sa maîtresse, et en voyant à quel point notre souveraine est l’esclave de ceux qui feignent de l’aimer, elle s’abaisse aux flagorneries les plus serviles, et vante son esprit et son intelligence. Son esprit et son intelligence, juste ciel ! En un mot, Abigaïl a eu recours aux artifices les plus bas pour gagner la confiance de la reine.

— Si elle l’a gagnée, vous ne sauriez l’en blâmer, répliqua le duc, et je ne puis m’empêcher de vous dire, madame, que, si vous vous appliquiez davantage à étudier le caractère et les manies de la reine, cela n’en vaudrait que mieux.

— Je suis surprise d’entendre Votre Grâce parler ainsi, reprit la duchesse en se contraignant ; voudriez-vous que je sacrifiasse ma manière de voir à une personne à laquelle j’ai été de tout temps habituée à l’imposer ? Devrais-je approuver ce que je blâme ? devrais-je faire des courbettes, des protestations, des mensonges, enfin copier les allures de cette vile créature ? Voudriez-vous me voir me plier à des enfantillages, à des plaintes puériles, à des caprices, à des fantaisies ? Consentiriez-vous à me voir encore affecter des sympathies que je n’éprouve pas ? Ou faudrait-il aussi demander ce que je puis prendre, me prosterner au lieu de m’asseoir, obéir au lieu de commander ?

— À Dieu ne plaise ! et pourtant, madame, dit le duc, vos devoirs envers la reine font que ce qui serait de la bassesse et de la flatterie vis-à-vis de toute autre, devient, quand il s’agit d’elle, le respect et l’hommage qui lui sont légitimement dus.

— Je ne manquerai jamais de loyauté et de dévouement envers la reine, répliqua la duchesse, et, quoi qu’il arrive, j’aurai toujours son honneur en vue ; je n’ai point à me reprocher de lui avoir, en aucun cas, conseillé quelque chose de contraire au bien du pays ou à sa dignité personnelle. Aussi, duc, avec cette conviction, je ne changerai pas de conduite. Je puis perdre son estime, mais jamais le respect de moi-même.

— Je sais que vous avez une grande âme, madame, ajouta le duc, et que toutes vos actions sont dictées par les plus nobles intentions ; mais je soutiens, toutefois, que, sans rien faire qui nuisît à votre considération, vous pourriez vous maintenir dans la faveur de Sa Majesté.

— Votre Grâce né comprend absolument rien au caractère de la reine, interrompit la duchesse avec impatience ; si je çédais à ses caprices et si j’adoptais ses idées, la position serait encore plus mauvaise qu’elle ne l’est aujourd’hui. Anne est une de ces personnes qui prennent infailliblement la mauvaise route, du moment qu’on les abandonne à elles-mêmes. Indécise, sans énergie, elle est si peu clairvoyante, qu’elle n’aperçoit que ce qui est précisément devant elle, et même alors elle se trompe dans ses appréciations. Il faut la dominer pour la bien servir, et, pour que son règne soit prospère et glorieux, il est indispensable de gouverner à sa place.

— Ma propre expérience m’amène à la même conclusion que vous, répondit le duc ; mais si c’est là un principe, il ne faut pas le pousser trop loin. Une nature aussi faible que celle de la reine ne doit pas être opprimée, car elle se révolterait tôt ou tard contre la main qui la dirige. Depuis quelque temps, j’ai observé chez la reine des symptômes de ce genre ; elle paraît mécontente de vous.

— Et qu’importe qu’elle soit mécontente ? répliqua la duchesse avec un accent dédaigneux. Elle peut être un instant piquée, mais je lui suis trop nécessaire, et par le fait je la maîtrise trop pour qu’il y ait jamais entre nous une brouille très durable.

— Ne soyez pas trop confiante, madame, répondit le duc ; la sécurité est souvent dangereuse. Tallard a perdu la bataille de Blenheim par excès de confiance, et je dois à l’orgueil de Villeroy la victoire de Ramillies. Être trop confiant, c’est donner mille avantages à un ennemi qui triomphe de vous au moment où vous songez le moins au danger. Il est vrai que jusqu’à présent la reine s’est soumise en toutes choses à votre empire, mais ses conseillers peuvent en un jour tourner votre omnipotence contre vous-même ; je suis, dans un sens, un jésuite si achevé, que si j’étais sûr que le but que je me propose est noble et juste, je serais peu scrupuleux quant aux moyens que j’emploierais pour réussir. Il faut donc, croyez-moi, faire quelques concessions à la reine, il est urgent d’apporter quelques changements dans votre conduite avec elle ; sinon, je le crains, vous perdrez ses bonnes grâces.

— Je les perdrai s’il le faut, dit froidement la duchesse ; mais je ne les conserverai pas en imitant ces lâches esclaves, ces favorites, qui ramperaient pour obtenir un sourire. On ne dira jamais que Sarah de Marlborough a suivi les traces serviles d’Abigaïl Hill. Je m’étonne seulement que mon noble époux puisse me conseillér parellle chose.

— Je ne conseille aucune bassesse, reprit le duc un peu offensé ; mais il y a une différence à établir entre la fermeté et l’arrogance. Il n’est pas dans la nature humaine, encore moins dans la nature d’ane personne d’un rang aussi élevé, de supporter an joug comme celui dont vous accablez notre reine.

— Contentez-vous de régner dans les camps, milord, répliqua la duchesse, et laissez-moi gouverner la reine. J’ai réussi jusqu’à ce jour.

— Mais vous êtes à la veille d’une défaite, s’écria le duc ; je vous en avertis, madame !

— Votre Grâce est aussi pétulante que sa Majesté, répondit la duchesse avec un accent railleur.

— Et j’ai autant de raison qu’elle de l’être, riposta le duc en se levant pour se promener dans l’appartement.

— J’ai été pour vous, milord, une compagne fidèle et affectionnée ; j’ai été pour la reine une amie tendre et fidèle et une servante dévouée, répliqua la duchesse ; je ne saurais maintenant changer de conduite pour plaire à tous les deux.

— Vous nous gouvernez l’un et l’autre avec une verge de fer, s’écria Marlborough, et l’irritation que j’éprouve pour mon compte me fait parfaitement comprendre celle de la reine.

— Comme je n’ai pas la moindre envie de me quereller avec Votre Grâce, je vais la quitter jusqu’à ce qu’elle soit calmée, reprit la duchesse en se levant et en se dirigeant vers la porte.

— Vous ne sortirez pas ! s’écria le duc en lui saisissant la main. J’ai été trop vif, j’ai eu tort. Par le ciel ! je ne m’étonne pas que vous gouverniez Anne si entièrement, puisque moi je n’ai pas d’autre volonté que celle que vous m’imposes.

— Et moi pas d’autre loi que la vôtre, milord, répondit la duchosse en souriant ; vous le savez, et voilà pourquoi vous me cédez quelquefois, comme fait aussi Sa Majesté.

— Si celle vous aime aussi tendrement que je le fais, Sarah, continua tendrement Marlborough, vous n’avez rien à craindre ; ma passion pour vous est de l’idolâtrie, et vous feriez de moi tout ce qu’il vous plairait, si votre amour était le prix de ma soumission. Les lettres que vous avez reçues de moi, écrites au miliuu de la précipitation et des fatigues de marches forcées, dans le conflit des discussions, à la veille d’une bataille, ou enfin dans l’effervescence d’un triomphe, peuvent vous prouver que toujours vous êtes ma pensée dominante, mais elles ne vous peignent pas la profondeur de mes sentiments. Oh Sarah ! quelque brillante qu’ait été ma carrière, quelques efforts qu’il soit encore de mon devoir de faire pour servir mon pays et ma souveraine, je préférerais à toutes choses me retirer avec vous dans une retraite ignorée, pour y passer ensemble le reste de nos jours loin des factions et de la politique.

— Une pareille existence ne saurait satisfaire Votre Grâce, pas plus qu’elle ne me conviendrait, ajouta la duchesse. Nous avons été créés pour les grandeurs ; la douce retraite dont vous parlez serait une prison où vous seriez tourmenté par mille visions de conquêtes à accomplir et de lauriers à cueillir ; tandis que de mon côté je pleurerais ma puissance perdue. Non, non, milord ; il nous manque encore bien des choses qu’il faut gagner avant de nous retirer. Il sera temps de quitter la place lorsque nous n’aurons plus rien à acquérir. Quand j’aurai fait de vous le grand seigneur le plus riche de l’Europe, comme vous en êtes le plus illustre, alors je serai satisfaite ; mais il faut attendre jusque-là.

— Vous êtes une femme sans pareille ! s’écria le duc transporté d’admiration.

— Je suis digne d’être unie au duc de Marlborough, répliqua-t-elle fièrement ; et milord peut sans crainte remettre entre mes mains son honneur et ses intérêts : j’aurai soin de l’un et des autres.

— Je n’en doute pas, madame, fit le duc avec émotion, en portant sa main à ses lèvres. Je n’en ai jamais douté, et cependant je regrette que vous ayez placé Abigaïl Hill près de la Reine.

— Voici le motif qui m’a portée à le faire, répliqua la duchesse. J’étais fatiguée à mourir de mon service assidu auprès de la reine ; et, pour être franche, depuis que vous avez été élevé à la dignité de prince du royaume, je trouvais ces devoirs audessous de mon rang. Je songeai donc à Abigaïl comme à la personne la plus convenable et la plus sûre qui pût me remplacer. Je m’aperçois maintenant qu’il est impossible d’avoir fait un plus mauvais choix. La donzelle a commencé à se comporter envers moi avec une insolence qui dit assez combien elle se sent assurés de la protection de la reine. Ajoutez à cela que j’ai découvert qu’il existe un parfait accord entre elle et son parent M. Harley.

— Godolphin et moi, nous nous méfions de Harley depuis quelque temps, reprit le duc, et j’ai tout mis en œuvre pour l’expulser du ministère ; mais la reine s’y est opposée avec une ténacité dont jusqu’à présent je n’avais pu me rendre compte.

— Il fut un temps où Votre Grâce avait de lui la plus haute opinion ; ajouta la duchesse. Quant à moi, je vous ai sans cesse mis en garde contre cet hypocrite à la langue dorée, qui ne songe qu’à son avancement. Et maintenant, êtes vous convaincu ?

— De la manière la plus déplaisante, fit le duc ; mais qui vous fait supposer que Harley soit en rapport avec Abigaïl ?

— À la réception de ce matin, j’ai intercepté un billet qu’elle lui adressait, dit la duchesse. — Est-ce une lettre d’amour ? demanda Marlborough..

— Non ; quelques mots au crayon, tracés à la hâte. Elle le priait de se trouver demain, à onze heures du soir, à la grille du jardin du palais.

— Ceci ressemble fort à un rendez-vous ! s’écria le duc.

— Oh ! ce n’est pas pour elle, dit la duchesse ; c’est pour voir la reine qu’il doit venir là, j’en suis certaine. Mais je les surprendrai, et, comme j’ai la clef de l’escalier dérobé, je puis facilement assister à la conférence.

— Je vous conseille de réfléchir, fit Marlhorough ; la reine pourrait bien s’indigner d’être ainsi espionnée.

— J’ai déjà fait observerà Votre Grâce qu’elle ne connaissait pas la reine. Anne a bien plus peur de moi que je n’ai peur d’elle, et en cela elle a raison ; car, si Sa Majesté n’était pas honteuse de ses rapports avec Harley, elle ne le recevrait pas clandestinement. La découverte que je ferai de ces entrevues y mettra un terme.

— Je l’espère, répliqua le duc. Mais tant qu’Abigaïl sera en faveur, il y aura toujours du danger ; ne pourrions-nous pas lui trouver un mari ?

— C’est là une bonne idée ! » s’écria la duchesse.

À cet instant, un valet parut sur le seuil de la porte et annonça le comte de Sunderland.

« Je suis charmé de vous voir, mon gendre, dit le duc en tendant la main au gentilhomme. Nous parlions de marier notre cousine Abigaïl Hill.

— Quoi ! serait-ce avec le marquis de Guiscard, qui a essayé de l’enlever ce matinà la face de l’univers ? s’écria Sunderland ; il n’en a été empèché que par l’intervention du jeune Masham, l’écuyer du prince.

— Que dites-vous donc ? Et comment cela s’est-il passé ? » demanda la duchesse.

Le comte raconta les détails de l’événement.

« Guiscard est un homme dangereux, ajouta le duc ; lorsqu’il ne peut parvenir à se débarrasser d’un rival, il n’hésite pas à recourir aux moyens violents. Il a laissé un triste renom à la Haye. Et cependant il est brave, et fort utile en certains cas ; je parie qu’il ne fait la cour à Abigaïl que parce qu’il a deviné l’amitié que lui montre la reine ; sans cela notre jeune parente n’aurait aucun prestige pour un aventurier tel que lui.

— Lord Ross, qui a conté la chose à lady Sunderland, reprit le comte, et qui la tenait de lady Rivers, assure qu’Abigaïl a la tête tournée pour Masham.

— Ah vraiment ! dit la duchesse. On pourra tirer parti de cet on dit. Connaissez-vous M. Masham, milord ?

— Assez pour pouvoir seconder les desseins de Votre Grâce, répondit Sunderland.

— Occupez-vous de le chercher, et amenez-le à diner ici, fit la duchesse.

— Vous oubliez le bal qui a lieu ce soir chez la Reine ? fit le duc.

— Pas le moins du monde, répliqua la duchesse. Je serais fort obligée à Votre Grâce si elle voulait bien adresser, sans délai, une invitation au marquis de Guiscard. Je vous expliquerai mon plan tout à l’heure. Sunderland, je compte sur vous.

— Vos ordres seront exécutés, madame, si cela est en mon pouvoir, répliqua le comte, qui, de même que tous les membres de la famille de la duchesse, était habitué à lui obéir aveuglément. Je crois avoir entendu dire que Masham était allé avec Harley et plusieurs autres au Cocotier, et je vais directement l’aller chercher là. »