Traduction par Bénédict H. Révoil.
Hachette (p. --9).
ABIGAÏL,
OU
LA COUR DE LA REINE ANNE.




PREMIÈRE PARTIE.

LA DUCHESSE DE MARLBOROUGH.


I


Aperçu de la cour de le reine Anne et de son ministère en 1707.


Au commentement de l’année 1707, la reine Anne, placée sur le trône d’Angleterre, se trouvait, en apparence du moins, la souveraine la plus puissante de l’Europe. Eïle possédait l’affection de ses sujets, dont cinq années d’un règne sage et glorieux lui avaient acquis l’amour, et les Anglais commençaient à lui donner généralement le titre de bonne reine. Redoutée par ses ennemis desquels elle avait en tous lieux triomphé, favorisée par la victoire, entourée de conseillers habiles et dévoués, ayant à la tête de ses armées le plus grand général que l’Angleterre ait jamais possédé, sa florissante cour était surtout renommée à cause de l’assemblage de grâce, de politesse raffinée et d’esprit qu’on y voyait brilier.

Sous son règne, les sciences, les arts et la littérature furent cultivés avec un égal succès ; la réunion de l’Angleterre à l’Écosse venait de s’effectuer, l’orgueil de la France se voyait humilié, et la prépondérance du cabinet de Saint-James était solidement établie en Europe. Enfin, la succession au trône de la branche royale professant la religion protestante étant définitivement assurée, rien ne paraissait devoir manquer au bonheur et à la grandeur de la reine Anne.

Et cependant, au milieu de tout cet éclat, le cœur de la souveraine souffrait cruellement ; son pouvoir était insuffisant pour l’accomplissement de ses désirs les plus chers ; l’indolence en matière politique de son royal époux, le prince Georges de Danemark, qu’elle adorait, et son incapacité à remplir dignement les hautes charges qui lui avaient été conférées, incapacité qui lui attirait souvent le blâme et les railleries de l’opposition, étaient pour elle une source éternelle d’amertume. La perte de toute sa lignée, et surtout celle du duc de Glocester, mort à l’âge de onze ans, l’avait accablée de douleur, et, dans les accès de mélancolie auxquels elle était sujette, elle considérait son abandon désolé comme une juste punition du ciel pour sa conduite envers son père, ce malheureux Jacques II, le roi exilé. La situation de son frère, celui qui s’intitulait le chevalier de Saint-Georges, la tourmentait aussi ; elle éprouvait de vifs scrupules à son sujet, et s’accusait d’usurper un trône qui appartenait à ce frère par droit de naissance. Plus encore, une désunion secrète régnait dans son conseil, tandis que le chef de l’armée se remuait avec tant de violence, que la reine elle même était souvent attaquée pendant les débats des deux partis.

Les tracasseries intérieures suscitées à la reine par la duchesse de Marlborough n’étaient pas son moindre ennui. Son amitié pour cette illustre dame était d’ancienne date, et avait été consolidée, par le zèle et le dévouement déployés par la duchesse pendant les discussions qui s’élevèrent entre Anne, alors princesse de Danemark, et sa sœur, la reine Marie. L’attachement de la princesse pour sa favorite était si complet, qu’afin de bannir toute étiquette et d’établir une espèce d’égalité entre son amie et elle, elle avait daigné, pour leurs rapports privés et leur correspondance, adopter le nom de mistress Morley, et permettre à lady Marlborough de prendre celui de mistress Freeman. D’un caractère impérieux et ambitieux, douée d’une haute intelligence et des dons les plus rares, lorsqu’ils n’étaient point paralysés par ses passions, lady Marlborough, qui devint duchesse aussitôt après l’avénement d’Anne, le 8 mars 1702, prit la ferme résolution de ne négliger aucun moyen d’enrichir et d’élever son mari et sa famille. Ses projets furent admirablement secondés par sa royale mattresse, de qui elle obtint, outre des pensions considérables, les charges de premier gentilhomme de la chambre, de dame d’atour, d’intendant des pares royaux, et de trésorière particullère, tandis qu’elle augmentait son influence particulière en mariant sa fille ainée, lady Henriette Churchill, à lord Ryalton, fils ainé du comte de Godolphin, grand trésorier de la couronne ; sa seconde fille, lady Anne, au lord Sunderland ; la troisième, lady Elisabeth, au comte de Bridgewater, et la quatrième et derniere, lady Mary, au marquis de Mouthermer, créé plus tard, par son crédit, duc de Montagne. Dès lors les partisans des Marlborough et des Godolphin furent désignés par leurs adversaires par l’appellation de : la famille.

L’excessive bonté d’Anne pour la duchesse, et sa constante déférence à ses avis, firent supposer à cette dernière que pour obtenir il lui suffisait de demander, et qu’elle n’avait qu’à réfuter un argument pour convaincre la reine, ou tout au moins pour triompher. Pendant longtemps ce système fut couronné de succès ; la bienveillance naturelle de la souveraine l’engageait à céder, tandis que sa timidité lui faisait redouter les menaces. Mais la duchesse ne remportait ces victoires qu’au prix de l’estime de sa royale maîtresse ; déjà plusieurs altercations avaient éclaté entre elles, et chacun prévoyait (excepté toutefois la favorite elle-même) que son empire touchait à sa fin. Néanmoins, aveuglée par la confiance que lui inspirait l’autorité qu’elle avait acquise sur la reine, elle croyait sa position aussi assurée que celle de la souveraine, et défiait ses ennemis de la renverser.

Une alliance avait été conclue deux ans auparavant entre Marlborough, Godolphin et les whigs, dont le parti supportait seul maintenant le ministère ; et la reine, ayant été insultée par les tories lors de la motion faite au sujet de l’opportunité d’inviter la princesse Sophie à visiter l’Angleterre, s’abandonna aux whigs, malgré ses anciennes répugnancés, à l’époque de la session du parlement de 1705. À cette occasien, elle écrivit à la duchesse de Marlborough : « Je crois que nous ne serons plus en désaccord comme par le passé ; je comprends quel service m’ont rendu les gens (les whigs) que vous estimez tant, et je veux les protéger ; car je suis formellement convaincue de la malice et de l’insolence de ceux (les tories) auxquels vous avez toujours été contraire. »

Les chefs du cabinet whig, désigné sous le nom de la junte, étaient les lords Somers, Halifax, Warthon, Oxford et Sunderland. Ces cinq hommes d’État étaient doués de talents éminents et très-divers, et ils approuvaient hautement l’hérédité protestante. Il est superflu de rappeler ici le patronage zélé accordé par Halifax à des gens de lettres et de science, tels que Addison, Prior, Locke, Steele, Congrève et Newton.

Néanmoins, la reine éprouvait un invincible éloignement pour la plupart des membres de la junte, et malgré les vives instances de la duchesse de Marlborough, qui lui demandait de nommer son gendre, le comte de Sunderland, secrétaire d’État, ce ne fut qu’à la suite des sollicitations personnelles du duc lui-même, à son retour de sa dernière campagne si glorieuse, que le comte obtint ce poste en remplacement de sir Charles Hedges, qui donna sa démission. À la tête de l’opposition tory se trouvaient les lords Rochester, Jersey, Nottingham Haversham, sir Edward Seymour, sir Nathan Wright, et sir Charles Hedges.

Le comte de Godolphin, dont les intérêts, tant à cause de ses alliances de famille que par suite d’une communauté réelle d’opinions, étaient liés à ceux du duc de Marlborough, était un homme, sinon brillant, du moins d’une intelligence et d’une capacité telles, que ces qualités compensaient largement l’absence d’avantages plus éclatants ; il était particulièrement propre à la charge de grand trésorier qu’il exerçait. Méthodique, rangé, exact à payer, il éleva le crédit du royaume plus hant qu’il ne l’avait jamais été, et se trouva toujours en mesure de fournir les subsides qui lui étaient demandés. Homme d’inflexible probité, jamais il ne manquait à ses engegements ; anssi, quoique ses manières fussent rebutantes et son abord difficile, il était généralement très-estimé.

Il y avait deux autres membres du cabinet unis par une amitié sincère, M. Saint-John et sir Harley, tories l’un et l’autre, attachés au parti du haut clergé, et entrés aux affaires en 1704, à l’époque où sir Harley consentit à devenir secrétaire d’État à la place du comte de Nottinghamn, à la condition que son ami Saint-John deviendrait secrétaire à la guerre : demande qui lui fut accordée sans peine, car l’esprit et l’éloquence de Saint-John, joints à ses rares talents et à ses gracieuses manières, l’avaient depuis longtemps mis en relief. Il est vrai que ses folles prodigalités avaient seules empêché son avancement. Toutefois, depuis sa nomination, il s’était appliqué au travail avec une ardeur pareille à celle qu’il apportait auparavant à ses plaisirs, et il déploya des talents si transcendants et si extraordinaires, des ressources de génie tellement remarquables, qu’il n’était aucun poste administratif, quelque élevé qu’il fût, auquel il ne parût pouvoir prétendre. Parmi les savants et les lettrés son opinion faisait loi ; il était à la fois l’arbitre suprême du goût et de la mode, aussi bien que de la politique.

Robert Harley était tout le contraire ; il n’avait point comme Saint-John l’éclat d’un météore, une entrainante éloquence, des connaissances classiques et une philosophie éclairée, mais il comprenait vite et bien ; son esprit était très-subtil et son ambition toujours excitée, quoique satisfaite. Il jouissait dans tous les partis de la réputation d’un financier très-habile, possédant une intelligence claire et lucide et fort précieuse peur les affaires ; mais en réalité il n’était attaché à aucun parti, L’union avec l’Écosse était due uniquement à ses infatigables efforts.

Sir Harley affectait une grande modération, et par ce moyen il déguisait son inconstance. Sa maxime favorite était qu’on devrait abolir le nom de parti. Il professait une complète indépendance et se tenait à l’écart, dans le but de se créer de l’influence dans les deux camps. Ses manières agréables et polies, ses talents éprouvés et son expérience lui avaient valu le poste d’orateur-président de la Chambre des communes pendant les deux derniers parlements de Guillaume III, et à l’avénement d’Anne, il garda cette charge jusqu’au moment où il fut nommé secrétaire d’État, en 1704.

Sir Harley, pour plusieurs raisons, s’était rendu odieux à Godolphin. On supposait entre autres choses qu’il avait supplanté le lord trésorier dans les bonnes grâces d’une certaine mistress Oglethorp, par le canal de laquelle on avait obtenu d’importantes révélations touchant les intrigues clandestines de la cour de Saint-Germain. La duchesse de Marlborough traitait toujours Harley avec dédain, et elle se comportait à son égard avec une hauteur si méprisante, qu’on soupçonna qu’il avait osé lui faire des propositions malséantes.

Il était notoire qu’il se montrait peu scrupuleux quant aux moyens qu’il employait pour parvenir, et, comme le chemin des honneurs lui eût été facilement aplani s’il eût pu obtenir la faveur de la toute-puissante duchesse, ce soupçon prit de la consistance. Néanmoins, soit par dépit de voir ses vœux repoussés, soit par toute autre cause, il conçut la plus violeute antipathie contre la duchesse, et résolut de détruire son crédit auprès de la reine, de renverser son mari et Godolphin, et de rétablir le cabinet whig, avec un ministère tory dont il serait le chef.

Ce plan hardi une fois arrêté, il était essentiel, afin de parvenir à le mettre à exécution, de trouver le moyen d’approcher secrètement de la reine, ce qui paraissait presque impossible, vu la vigilance de la duchesse ; il songeait à ces difficultés, lorsque tout à coup l’instrument qu’il lui fallait s’offrit inopinément à ses regards.

Un jour, se trouvant à Saint-James pour les devoirs de sa charge, il aperçut, parmi les femmes de la reine, sa cousine Abigaïl Hill, fille ainée d’un marchand banqueroutier, qui était alliée à la duchesse de Mariborough au même degré qu’à lui-même. Elle venait tout récemment d’être placée dans la maison royale par la protection de Sa Grâce. Harley, vu les malheurs de famille, l’avait jusqu’alors complètement négligée ; mais, comprenant subitement de quelle utilité Abigail pouvait être pour lui, il la félicita au sujet de sa nomination et manifesta le plus vif désir de la servir.

Toute neuve à la cour, et ignorant les desseins du dipiomate, Abigaï le crut et lui pardonna sa précédente froideur. L’artificieux secrétaire d’État ne négligea aucune occasion de s’insinuer dans la confiance de sa cousine, et se hâta de semer quelques brandons de discorde entre elle et la duchesse. En même temps il lui indiqua la marche à suivre pour gagner la faveur de la reine. Ces conseils, donnés judicieusement et avec une parfaite connaissance des faibles de la reine, furent religieusement suivis et eurent les résultats prévus. Abigaïl Hill devint en peu de temps la favorite et la confidente de sa royale maîtresse. Plusieurs circonstances fortuites contribuèrent à accélérer les succès d’Abigaïl. Exaspérée contre la duchesse, qui, pour un léger malentendu, venait de la quitter en l’accablant des plus amers reproches, la reine éclata en sanglots devant sa nouvelle amie, qui s’ingénia avec tant de zèle et de succès à consoler sa maîtresse, que son empire data de ce jour.

Redoutant la jalousie et la colère de son ancienne favorite, Anne fut soigneuse de lui cacher sa préférence croissante, ce qui fit que la duchesse resta dans l’ignorance et ne s’aperçut du mal que lorsqu’il fut trop tard pour y porter remède. Abigaïl de son côté, quoique déjà dépositaire des plus intimes pensées de la reine, et comprenant à merveille l’immense importance de la position qu’elle avait conquise, eut le bon sens de s’abstenir de toute démonstration extérieure, sachant bien que la moindre indiscrétion pouvait nuire à sa naissante fortune.

Harley, par le canal de l’auxiliaire qu’il s’était créé, se hasarda alors à s’offrir à la reine pour la délivrer du joug de la duchesse, s’il lui plaisait de lui confier ce soin. Mais Anne hésita : elle craignait le retentissement qui en serait la suite. À cette époque, la victoire de Ramillies vint opérer un changement favorable dans la situation périlleuse de la duchesse.

Le duc de Marlborough était incontestablement l’homme le plus remarquable de la cour de la reine Anne ; il eût brillé au premier rang dans quelque cour que ce fût en Europe, comme homme d’État ou comme général d’armée. À vrai dire, la carrière militaire étant son principal mérite, il y avait déployé un rare génie dans quatre glorieuses campagnes, immortalisées par les victoires de Schellenberg, Blenheim et Ramillies, et avait, par ces hauts faits, atteint l’apogée de la renommée humaine. Ces exploits lui avaient valu, outre de notables avantages dans son pays, les félicitations de presque tous les potentats ; l’empereur Joseph lui avait conféré le titre de prince, et les deux parlements avaient cru, à différentes reprises, devoir lui voter des remerciments pour ses éclatants services.

Aucun général n’avait élevé si haut la gloire militaire de l’Angleterre ; ausi sa popularité était-elle immense. Ses succès étaient le thème de toutes les conversations, ses louanges passaient dans toutes les bouches. Ceux-là méme qui le blâmaient en secret l’applaudissaient hautement ; et il était en effet digne des louanges exaltées qui lui étaient prodiguées, aussi bien que des magnifiques récompenses qu’il reçut : car il avait les vertus d’un grand général : pour l’action, les plans et la stratégie, nul n’avait plus de savoir que lui. Aussi calme en présence de la mitraille que sous l’abri de sa tente, il savait profiter du plus léger avantage, en faire promptement une victoire, et compléter aussi sa victoire, non par un carnage inutile, car aucun homme ne montra jamais plus de miséricorde, mais en empêchant l’ennemi de se rallier. Sa douceur et sa magnanimité égalaient seules son courage et ses talents. En un mot l’Angleterre était fière de Marlborough, et cela à juste titre, car il était le plus illustre de ses enfants.

Ce n’était pas seulement au camp que le mérite du soldat éclatait ; il brillait d’une égale splendeur en sa qualité de diplomate : sa perspicacité, sa sagacité, ses rares counaissances en politique, combinées avec les manières les plusséduisantes, en faisaient un admirable négociateur dans les cours étrangéres. L’absence de Marlborough pendant la campagne de Flandre l’empécha de prendre une part active aux affaires de son pays ; il n’y participa que par correspondance, et se trouvait d’ailleurs habilement représenté par sa femme et par Godolphin.

Le duc revint à Londres vers la fin de novembre 1706, après avoir terminé sa quatrième campagne dans les Pays-Bas, laquelle fut remarquable, entre autres beaux faits d’armes, par la bataille de Ramillies dont il a été parlé plus haut, et eut pour résultat la soumission des principales villes de Flandre et du Brabant, et la reconnaissance du roi Charles III.

Dès son arrivée, Marlborough se rendit en carrosse à Saint-James ; mais, en dépit de ses efforts pour garder l’incognito, il fut reconnu, et en peu d’instants entouré d’une population immense, qui fit retentir l’air de ses cris. La réception de la souveraine et de son illustre époux ne fut pas moins flatteuse. Le prince Georges l’embrassa et la reine lui dit, après l’avoir remercié avec beaucoup d’émotion, « qu’elle ne serait jamais heureuse tant qu’elle ne lui aurait pas témoigné sa gratitude pour ses admirables services. »

Le lord-maire lui offrit aussi de superbes fêtes, qui furent suivies de l’invitation de toutes les corporations, et, comme les étendards gagnés à Blenheim avaient été placés à Westminster-Hall, les trophées conquis à Ramillies furent portés triomphalement à Guildhall par un pompeux cortége de cavalerie et d’hommes de pied, au milieu des décharges multipliées de l’artillerie et des clameurs joyeuses d’une foule immense.

La popularité du duc avait atteint son apogée. Entrer en opposition avec lui eût été aussi daugereux que d’entreprendre de détrôner la reine elle-même ; le tonnerre des applaudissements universels étouffa la voix des factions, et pour quelque temps les efforts de ses ennemis se trouvèrent paralysés.

Tels étaient, au commencement de 1707, la position d’Anne et l’état des affaires. En apparence, tout semblait riant et prospère, et la reine devait être la souveraine la plus heureuse, comme elle était la plus renommée et la plus puissante qui fût en Europe. Nous avons raconté quelles étaient ses souffrances secrètes, et expliqué l’amertume que lui causait l’esclavage qu’elle subissait ; nous avons dit aussi qu’elle n’ignorait pas les cabales et les dissensions qui divisaient son cabinet. Un seul cœur reçut la confidence de ses douleurs secrètes : à l’oreille d’une seule amie elle daigna murmurer ses souhaits et ses projets. Il est certes superflu d’ajouter que cette personne si hautement favorisée était Abigaïl Hill.