À la plus belle (1877)/Chapitre 14

Albin Michel (p. 115-122).


XIV

LE LOGIS DE BERTHE


À la place où fut commencée, quelques années plus tard, cette magnifique cathédrale de Dol, qui tombera en poussière avant d’être achevée, la rue Miracle descendait tortueusement vers le champ de foire. C’était le quartier noble. Il y avait jusqu’à cinq hôtels projetant leurs pignons pointus sur l’étroite voie, et ces cinq hôtels faisaient l’achalandage principal de dame Fanchon Le Priol, autrefois métayère au bourg de Saint-Jean, présentement mercière.

Dame Fanchon ouvrait sa boutique, bien fournie de rubans, lacets, agrafes, cordonnets de soie et touffes de laines tressées, juste en face de l’Hôtel de Maurever. Elle avait de l’âge, la bonne femme, mais elle gardait honnête mine et buvait encore son écuellée de cidre d’une seule haleine. Simon Le Priol, son mari, dormait depuis longtemps au cimetière.

L’hôtel de Maurever était un édifice assez grand, qui abritait sa porte massive dans un enfoncement en forme de niche. La vierge Marie et sainte Anne étaient dans deux autres niches plus petites aux deux côtés de l’huis. Le soir, on allumait deux petits cierges de résine sous les pieuses images, et c’était l’unique éclairage de la plus belle rue de Dol.

Nous penchons même à croire qu’on l’appelait la rue Miracle à cause de ces deux lampions protecteurs, car, à cette époque, c’était vraiment merveille qu’une lumière brillant dans la nuit d’une ville bretonne !

Deux petites tourelles, de hauteur et de formes inégales, avançaient sur la rue aux deux cornes du portail ; celle de droite avait un balcon de fer qui faisait saillie sous son dais de granit festonné. Sur ce balcon s’ouvrait la fenêtre de Berthe-Mathilde de Maurever, demoiselle de Montfort, fille d’Enguerrand de Maurever, seigneur de Montfort et du Bosc, cadet de feu M. Hue.

Berthe possédait un grand héritage du chef de sa mère, qui était de la maison de Combourg, et n’avait pas de frère.

La fenêtre de Berthe, haute et large, coupait son cintre en ogive très évasée. Les carreaux s’enchâssaient dans des trèfles d’ébène, reliés par des couronnes ovales et ouvertes comme celles qui se tiennent suspendues sur la tête des saints. La chambre était hexagone. Le pan qui faisait face à la croisée rentrait dans le corps de logis et formait une énorme alcôve, au fond de laquelle se dressait un prie-Dieu entre deux chandeliers d’argent à branches. À droite de l’alcôve une porte vitrée donnait issue sur un jardin suspendu, communiquant par des terrasses tournantes avec les grands parterres de l’hôtel.

À gauche, c’était le réduit pour s’ajuster : la toilette.

Berthe avait dix-huit ans, il lui fallait peu de soins pour se faire belle. Elle n’avait qu’à ne point trop cacher ses brillants cheveux à reflets perlés, sous le cône rigide que la mode imposait alors aux têtes des nobles dames ; elle n’avait qu’à montrer sa taille hardie et flexible, ses belles mains blanches et son petit pied de fée ; elle n’avait qu’à relever les longs cils de la paupière, voilant la fierté douce et tendre de ses yeux bleus ; elle n’avait qu’à sourire.

Elle était grande ; il y avait un peu de hauteur dans sa grâce, mais beaucoup de naïveté. Les pauvres gens de Dol savaient si elle était charitable et bonne !

Elle avait perdu sa mère dès l’enfance, son père qui l’avait élevée, était un assez beau portrait de famille. Il suivait la cour de Nantes. Au temps de la Praguerie c’avait été un superbe capitaine.

Nous entrons à l’hôtel de Maurever quinze jours après la visite que fit Pierre Gillot, de Tours en Touraine, au manoir du Roz. Il n’était pas encore midi. Berthe achevait sa toilette.

Javotte, sa fille de chambre, grosse brune aux yeux rieurs, étageait le long de ses joues les tresses lustrées de sa coiffure et bavardait comme il convient à une caméristc doloise. Les caméristes doloises ressemblent aux filles de chambre des autres pays.

— Pour quant à ça qu’il est gentil, mais gentil tout plein, oh ! Seigneur Dieu du ciel ! disait-elle en supprimant les virgules pour ne rien perdre, c’est la vérité vraie, je ne mens pas ! Quand il chevauche dans la rue avec Jeannin, son écuyer, (encore un qui est beau, c’est sûr !), toutes les demoiselles se mettent aux fenêtres pour le voir passer. Que c’est même effronté, à elles, on peut le dire, de se pendre aux croisées pour dévisager les hommes d’armes !… Tournez voir un petit peu votre tête, demoiselle Berthe… Là !… Quoique ça, la Haoulette Guennec (depuis qu’il est échevin, son père a tant grossi, qu’il se tient de côté pour passer à la porte du Champ-Dolent !), la Raoulettc lui sourit tant qu’elle peut, à l’écuyer Jeannin.

— Tu es médisante, petite Javotte, dit Berthe doucement.

— Moi, médisante, demoiselle ! ah ! mi Jésus ! Croyez-vous que ça ne m’est pas bien égal que la Raoulette, et même Fanchon du Haut-Lieu, sans parler d’Yvonne la Rousse, fassent les doux yeux à l’écuyer Jeannin ? Mais dame si ! mais dame si ! ça m’est bien égal ! Tout ça c’était pour vous dire que messire Aubry perd la tête à cause de vous ! Depuis quinze jours, il vient en la ville de Dol matin et soir. Il passe, il repasse bonté des anges ! Par la rue Miracle, a pied, à cheval, le matin, le soir…

— Et jamais il ne franchit le seuil de l’hôtel ! interrompit Berthe avec tristesse.

— Ah ! mais dame ! ah ! mais dame ! s’écria la grosse Javotte ; depuis que le monde est monde, les jeunes gars sont plus timides que les demoiselles. Ça tient à la différence des sexes, comme dit mon oncle Bruno, qui est moine et savant de nature, car il n’a jamais étudié.

Voilà donc pourquoi Javotte était si bavarde ! Elle avait un peu de bon sang de Bruno dans les veines.

— De quoi ! reprit-elle, faudrait-il pas que messire Aubry fût gaillard comme s’il portait des jupes ? Allez ! il n’a pas besoin d’entrer à l’hôtel… à moins que ce ne soit pour moi ou la petite Jeannine de chez la Le Priol qu’il passe et repasse dans la rue Miracle…

Elle éclata en un bon gros rire franc et joyeux.

Les longues tresses de Berthe tombaient en désordre sur ses joues. La main de la fille de chambre, un peu rouge, faisait ressortir la délicate carnation de ce visage si jeune et si beau. Certes, ce n’était pa en effet pour Javotte que messirc Aubry passait et repassait dans la rue Miracle.

… Tu sais, dit Berthe, fais que mes tresses se renflent et descendent en s’arrondissant. Un jour que j’étais coiffée ainsi, je me souviens qu’il regarda longtemps mes cheveux.

— Oh ! comme vous vous aimez tous deux, ma chère maîtresse ! et le joli ménage que vous ferez !

Berthe baissa les yeux et un incarnat fugitif vint animer sa joue trop pâle. Elle avait presque un sourire.

— C’est singulier, murmura-t-elle, tu me dis toujours qu’il m’aime, toi, Javotte ; mon père me l’assure, madame Reine me l’écrit, le bon écuyer Jeannin m’en jure ses grands dieux. Et lui… oh ! lui ne m’a jamais rien dit de semblable !

— Son sexe, mademoiselle Berthe ! son sexe ! s’écria la rustique camériste, songez à son sexe ! J’ai ouï dire qu’à Paris c’est autrement. Messire Aubry est de Bretagne. Mi Jésus ! moi, qui vous parle, Julien Moutonnet, mon promis, a été deux ans avant d’oser me donner son premier coup de poing dans le dos ! Regardez voir si vos tresses vous conviennent.

Berthe jeta un regard distrait au petit miroir qui basculait entre deux colonnettes de bois sculpté.

Elle était si charmante que sa tristesse ne put tenir. Un éclair de naïf orgueil s’alluma dans ses beaux yeux.

— Oui, ma fille, dit-elle, mes tresses me conviennent. Mais tu parlais de Jeannine tout, à l’heure, pourquoi ne me vient-elle plus visiter ?

— Oh ! quant à cela, sur ma foi, je n’en sais rien répliqua Javotte ; je ne m’occupe pas beaucoup de ce petit monde. Mais que je vous raconte donc quelque chose qui va bien vous divertir : une histoire de l’Ogre des Îles

Javottc qui s’était éloignée pour voir a distance l’effet de la coiffure, ne s’aperçut point qu’un tremblement faible agita tout à coup les paupières de sa jeune maîLresse, pendant qu’une nuance de pâleur plus mate remontait à son front. S’en fut-elle aperçue, que rien ne lui eût semble plus naturel, car il suffisait de prononcer le nom terrible du comte Otto Béringhem, l’Homme de Fer, pour faire pâlir et trembler les jeunes filles.

C’était le grand épouvantail des côtes normandes et bretonnes. Le peu de mots que nous en avons dit dans les premiers chapitres de cette histoire, l’ont montré déjà sous ce jour fantastique et mystérieux qui grandit héros et coquins au-dessus de la taille humaine.

Mais nous n’avons pu dire l’innombrable quantité de versions, changeant de lieue en lieue, le long de la côte, qui prêtaient cent figures diverses au même personnage, et le chargeaient d’un fardeau de péchés que n’eussent pu porter cent larges consciences de réprouvés.

Le fond de tout cela était manifestement une réminiscence des horreurs idiotes et sauvages, révélées par les récents procès du maréchal de Raiz. L’esprit public avait été violemment frappé. On voyait partout des crimes contre nature, des mirades que la science des alchimistes promettait toujours pour ne les produire jamais.

Chaque forêt était alors peuplée d’esprits malfaisants. Le plus clair taillis avait son petit diable qui égratignait les passants, lorsque sa faiblesse ne lui permettait point de leur tordre le cou.

Les épouvantables fêtes du château de Barbe-bleue, les sépulcres violés, les autels profanés et tachés de sang humain, les caves de Tiffauges, pleines d’ossements qui n’avaient pas voulu se changer en or, le grand chêne creux de Pausauges, mutilé d’en haut par le feu céleste, brûlé d’en bas par l’haleine de l’enfer, le puits de Craon où bouillonnait l’eau chaude et rouge, enfin ces sombres et magnifiques galeries où l’infâme Florentin Prélati s’entretenait avec le roi du mal, tout cela avait été consacré par des débats publics, suivis d’un arrêt solennel.

Et les juges étaient Jean de Malestroit, évoque de Nantes, chancelier de Bretagne, et Pierre de l’Hospital, sénéchal de Rennes, président de Bretagne.

Ces hauts seigneurs, l’un prince de l’Église, l’autre à la fois homme d’état et chef de la magistrature avaient recueilli l’aveu des coupables en pleine séance de l’officialité.

Et chacun se souvenait de l’échafaud tendu de noir où Gilles de Raiz, le fils du grand comte Brémor de Laval, était monté, les mains jointes, la tête rase, les larmes aux yeux.

Des années s’étaient écoutées depuis lors ; mais les choses sombres et terribles ne s’oublient pas en Bretagne.

Les veillées répétèrent le nom maudit de Gilles de Raiz pendant bien longtemps, et la poésie, qui est l’âme des chaumières bretonnes, s’empara de la légende pour la perfectionner, pour l’exagérer, pour la diviser a l’infini, et composer avec chacun de ses tronçons un conte à hérisser les cheveux.

Le diable a toujours été grandement à la mode chez les bonnes gens de nos côtes de l’ouest. Il était alors plus à la mode que jamais. Chacun savait bien qu’il y avait dans les roches de Pen-March des hommes à longues chevelures bleues, nourris de l’écume des mers, qui savaient le mot formidable auquel obéit la tempête.

Auprès des grottes druidiques de Sen, parmi les troncs sacrés qui abritaient jadis les prétresses (ceux qui ne croyaient pas pouvaient y aller voir), un Gaulois, plus âgé que le monde, écrasait de son souffle les navires en détresse dans la baie des Trépassés.

Carnac, chaque nuit de Noël, voyait une pierre de plus grossir l’armée de ses mystérieux menhirs. Et vingt-quatre vierges de la ville de Carentoir, égarées dans la forêt de Rieux, alignaient, sous les roseaux de l’Oust, leurs pauvres squelettes, disséqués par la Femme Blanche des Marais, ce gigantesque fantôme, habillé de brouillards qui plane au-dessus du gouffre de Trémculé.

Pourquoi ? Hélas ! jeunes et vieux pouvaient répondre parce que tout était confusion et impiété sur la terre ; parce que la sainte croix des paroisses n’avait plus le pouvoir de protéger les alentours !

Il eût été bien singulier que, dans ce déluge de croyances surnaturelles, les grèves du mont Saint-Michel, si fertiles en malheurs, les côtes brumeuses et ces îles que l’œil devine au loin, par delà Tombelène, restassent sans légende. Aussi en eurent-elles plutôt dix qu’une seule, et l’Homme de Fer, l’Ogre des îles, fut comme le Jupiter de cette obscure et fantasque mythologie.

Le comte Otto Béringhem était dans le pays depuis quatre ans. Le motif apparent de sa venue avait été un pèlerinage à la basilique du mont Saint-Michel ; mais il n’y était entré qu’une fois, armé, visière baissée, et on l’avait emporté a bras hors de la chapelle où il était tombé dès l’introït de la messe, comme si la foudre de Dieu l’eût atteint.

Une chose étrange parmi tant de bizarreries, c’est que personne n’avait aperçu jamais le visage du comte Otto. La galerie de son casque, couronné de perles, était toujours fermée.

Les uns prétendaient qu’il était noir comme les sauvages des sources du Nil, les autres disaient que la visière de son casque d’or recouvrait le visage d’un squelette. Les premiers approchaient peut-être davantage de la vérité, car le comte Otto avait toujours à sa suite deux écuyers et quatre servants d’armes qui, tous les six, étaient de race nègre.

Il les habillait de soie blanche brodée d’argent.

Maintenant, comment exprimer cela ? le comte Otto était triple : il y avait en lui l’Homme de Fer, à la barbe bleue, l’ogre et le spectre des légendes allemandes, apportées en Bretagne par les pèlerins du Mont. Les gens de la campagne bretonne conçoivent et rendent parfaitement ces prodigieuses multiplications de l’être. En thèse générale, leur esprit, saturé de récits merveilleux, n’a besoin d’aucun effort pour admettre l’impossible. Le comte Otto Béringhem, sous sa première espèce, l’Homme de Fer était un guerrier armé de toutes pièces, monté sur un grand cheval noir, et suivi de six Éthiopiens couleur d’ébène qui portaient des tuniques blanches. L’Ogre des Iles, au contraire, était un monstre velu, courant la nuit, à poil sur un cheval sauvage, tout nu, avec une hache dans la main, de la fumée dans les dents, du feu dans le creux de ses yeux.

Et pourtant l’Ogre et l’Homme de Fer étaient bien la même personne, qui se transformait au besoin et prenait une troisième apparence. Celle-ci était le rêve germanique : un beau jeune homme, pâle comme le linceul des morts, froid, triste, muet, des cheveux noirs soyeux, sur un front d’ivoire, des mains plus blanches et plus efféminées que les mains d’une fille noble, un regard doux, une voix grave et tendre.

Or, choisissez entre les trois !

Et ne vous étonnez plus s’il y eut un peu d’émotion chez la jolie Berthe de Maurever quand Javotte, sa chambrière, lui annonça qu’elle allait conter une histoire du comte Otto Béringhem.