À la plus belle (1877)/Chapitre 13


XIII

OÙ LE FAUX PIERRE GILLOT CONFESSE QU’IL N’EST PAS UN
VÉRITABLE OLIVIER LE DAIN



On chercherait en vain dans l’histoire du monde un homme comparable à Louis XI. Étrange amalgame des vertus et des vices les plus opposés, unissant la puissance à la faiblesse, la grandeur à la petitesse, le courage à la couardise, l’astuce naturelle à la loyauté réfléchie, ce prince qui eut sur son siècle et sur l’avenir, sur la France et sur l’Europe la plus considérable influence, proposera peut-être une énigme historique éternellement insoluble.

Mauvais fils, mauvais père, mauvais roi, disent les biographies. C’est juger lestement. On a fait sur lui des drames et des romans, et aussi des tragédies Walter Scott, Victor Hugo, Casimir Delavigne nous ont montré les saints de plomb qui pendaient autour de son chaperon. Pourquoi de plomb ? Les recueils d’anecdotes nous affirment qu’il avait douze chambres à coucher pour tromper les efforts de ses assassins présomptifs. La garde écossaise suffisait.

Et des trappes, et des potences, et des futailles de poison ! Au fait, était-il lâche, le héros de Dieppe ? Ëtait-il brave, le fuyard de Montlhéry ?

Bien des princes tombèrent autour de lui, foudroyés par la mort mystérieuse. Il fit jaillir le sang des grands vassaux décapités jusque sur le front innocent de leurs fils ; mais il eut un règne de combat la France agrandie lui dut plusieurs provinces ; il brisa l’opposition tyrannique des hauts barons ; il abattit et fonda ; il conserva, il gouverna il fut rji.

À l’époque où se passe notre histoire, Louis XI était dans la force de l’âge. Il avait quarante-sept ans et régnait depuis huit ans.

Chose terrible et belle, alors, que de régner ! Autour du trône, il y avait un cercle de grands vassaux dont chacun était parfois plus puissant que le roi. Louis XI avait pris pour mission de donner un peu d’air au trône et d’élargir ce redoutable cercle qui gênait les mouvements au souverain. Charles de Bourgogne et François de Bretagne eurent de ses nouvelles, mais ils lui rendirent coup pour coup.

Dans cette lutte acharnée, Louis XI resta vainqueur par lui et pour sa race. Ce que la civilisation a gagné de son fait, les plus simples le savent. Mauvais fils, mauvais père, c’est vrai ; mauvais roi, c’est faux. La France, grande et une, date de Louis XI. Et ceux qui l’accusent d’avoir été le premier révolutionnaire oublient que, sans lui, la Révolution serait vieille, peut-être, de quatre cents ans, déjà.

Maître Pierre Gillot, de Tours en Touraine, tourné en Olivier le Dain, fit bonne figure à l’interrogation de Jeannin qui lui demandait de but en blanc s’il était le roi. Il se redressa si haut que Jeannin fit un pas en arrière ; puis il répondit sans chercher de faux-fuyant :

— Oui, mon homme, je suis le roi.

Ce grand titre de roi n’avait peut-être pas alors tout le prestige qui l’environna plus tard. Entre le roi et la nation il y avait les seigneurs, et vis-à-vis de certains seigneurs, la suzeraineté royale n’était véritablement qu’un vain mot. Ainsi le duc François, par exemple, était maître au pays de Bretagne autant et plus que Louis XI à Paris.

Et cependant, autour de cette couronne de France, il y eut toujours une si belle splendeur, que les brouillards féodaux ni mille complications de l’écheveau politique n’en purent jamais obscurcir l’éclat. Jeannin porta la main à sa toque et se découvrit avec respect.

Je suis tout entier à mon seigneur le duc, dit-il ; mais que Votre Majesté m’ordonne quelque chose contre un autre que François de Bretagne, je crois que j’obéirai.

— Ah ! ah ! tu crois cela, mon homme murmura le roi en souriant ; voyons assieds-toi là, vis-à-vis de moi, et trinquons si tu veux.

Jeannin s’inclina, mais ne s’assit point.

Nous ferons remarquer qu’auprès de Jeannin, Pierre Gillot ne parlait plus, comme il avait fait avec Bruno, de ce fantastique mariage entre deux enfants qui étaient encore dans les flancs de leurs mères Charles et Anne.

Louis XI, le plus fin diplomate de son temps, mentait volontiers le long de la route, mais quand il arrivait au but, il parlait droit. Ses négociations orales avec Charles le Téméraire, dénaturées pour le besoin des fictions dramatiques, sont des modèles de franchise et de précision. Ce mortel ennemi de la chevalerie fut un aventurier à sa manière. Il allait de l’avant, et l’histoire, qui le fait si cauteleux est obligée d’avouer à chaque instant ses étranges hardiesses.

— Ne t’assieds pas si tu ne veux pas, ami Jeannin, reprit-il ; c’est beaucoup, cela ! c’est beaucoup de croire que tu m’obéirais ! Dans ma terre de Bretagne, sur dix hommes portant la lance ou l’épée, il en est neuf qui me regardent comme un prince étranger, c’est-à-dire ennemi. On ne peut rien contre ce malheur des temps ! D’autres jours viendront, et tu le sais bien, puisque ton maître vaillant, le saint Maurever, l’a dit à l’heure où les hommes sont prophètes.

— Oui, prononça Jeannin à voix basse et d’un air sombre, M. Hue l’a dit à l’article de la mort. Comment le savez-vous, peu m’importe ! M. Hue a dit La Bretagne va mourir.

— La Bretagne va vivre interrompit le roi dont les yeux s’animèrent. Quand ? je ne sais. Je demande à Dieu, pour mon compte, de vivre jusque-là et je mourrai content. Mais Moïse ne vit que de loin la bienheureuse terre de Chanaan, promise à son peuple, et il est donné rarement à celui qui plante le jeune chêne de se reposer sous son ombrage. Maître Jeannin, je ne connais pas beaucoup de seigneurs à qui je voulusse parler comme je vous parle. Vous êtes de roture : la cause des pauvres et des faibles est votre cause. Écoutez-moi bien La souffrancede tous est dans la division de l’autorité : me comprenez-vous ?

— Non sire.

— J’ai vu en passant un vaste et beau champ de blé qui est au bas de la montagne, dit le roi en changeantde ton tout à coup.

— À la lisière de la forêt ? demanda Jeannin.

— À la lisière de la forêt.

— Il appartient à ma noble maîtresse, Mme Reine de Kergariou.

Le roi sourit.

— Ami Jeannin, reprit-il, ce beau champ ne perdrait-il pas de sa valeur si on le coupait de haies et de clôtures ?

— Si fait, assurément,

— Dieu a fait un champ plus vaste et plus beau. Ce champ est présentement gâté par des clôtures et des haies qui avilissent son inestimable prix. Les divers lambeaux de ce champ ont des noms, ils s’appellent Bourgogne, Bretagne, Languedoc, Gascogne, Flandres, Lorraine. Par saint Michel archange ! l’ami Jeannin, je veux, moi, que ce beau champ, depuis la mer du Nord jusqu’aux Pyrénées, depuis la Manche jusqu’au Rhin et aux Alpes, s’appelle d’un seul nom {[sc|La France}}. Comprenez-vous, maintenant ?

— Oui, sire.

Le nain comprenait aussi, et il se disait :

— Par mes confitures l’honnête seigneur que voilà ! À moi tout, rien aux autres !… Mais si, au lieu de lui donner Nantes, Toulouse, Lille, Dijon et Péronne, on lui prenait Paris, ce serait tout un ! Je parie que Jeannin le simple ne s’avisera pas de cela !

Voilà pourtant comme les nains entendent la politique ! ont-ils tort ?

— Si vous comprenez, poursuivit le roi, qui vous retient d’entrer dans cette noble entreprise ? Je sais que vous avez accès auprès des plus puissants parmi ceux qui entourent le duc… auprès du duc lui-même. Et cependant vous êtes simplement homme d’armes au service d’une femme ! Moi, je vous ferai plus grand que les orgueilleux qui vous dédaignent. On me connaît ; on sait que j’attache peu de prix au hasard de la naissance…

… Qui t’a fait roi, pourtant ! pensa le nain dans son trou.

— Vaines choses, poursuivait Louis, vaines choses, ami Jeannin, que ces privilèges gagnés au sort ! Vaine chose aussi que l’aveugle fidélité du vassal !

— Sire, je ne vous comprends plus, dit Jeannin bonnement.

— Qu’est-ce que c’est, en définitive, que cette prétendue vertu qui consiste à tendre les dents au mors, le cou à la bride, les flancs à l’éperon ? Ce dévouerent de bête de somme a-t-il un nom ?

— C’est l’honneur, sire.

— Et qu’est-ce que c’est que l’honneur ? demanda le roi.

— Je ne le sais pas, sire, répondit Jeannin, mais je le sens.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le soleil descendait à l’horizon quand Pierre Gillot quitta son siège.

Il y avait sur son visage, ridé avant le temps, du dépit et de la tristesse.

— Maître Jeannin, dit-il, on ne m’avait pas trompé, vous êtes un digne homme. Mais je me suis trompé moi-même en pensant qu’un fils du peuple entendrait celui qui parle au nom du peuple. Les temps ne sont pas venus. L’épée vaudra mieux que la parole pendant des siècles encore. Cela ne m’empêchera pas d’employer ma vie tout entière à briser les clôtures et à raser les haies qui déshonorent le beau et vaste champ de mon royal héritage. Puisque vous ne voulez pas travailler à ma vigne, adieu, maître Jeannin.

— Adieu, sire.

Jeannin le reconduisit, tête nue, jusqu’au seuil du manoir. Pierre Gillot donna de la houssine à son bidet, qui était cependant bien innocent du mauvais succès de la négociation.

Il avait proposé à Jeannin d’enlever François de Bretagne et de le conduire au mont Saint-Michel. Jeannin avait refusé. Mais les paroles entendues étaient restées au fond de cet esprit droit et naïf. Ce qu’on lui avait dit revenait à sa mémoire, et l’impression produite était profonde. C’était sa loyauté inébranlable qui avait refusé ; son intelligence était avec le roi.

— Oh ! le sot ! oh ! le baudet ! oh le triple nigaud ! lui cria le nain Fier-à-Bras, comme il rentrait pensif dans la salle à manger.

— Tu étais la, toi ? demanda Jeannin dont les yeux rencontrèrent la porte ouverte du buffet.

— Eh ! oui, j’y étais !

— C’est toi qui disais : C’est le roi c’est le roi !

— Eh oui, c’était moi ! Ah Jeannin ! pauvre d’esprit, tu ne seras jamais chevalier !… Il fallait accepter !

— Accepter ! Une trahison !

— Ou bien, continua le nain, mettre ta large main sur l’épaule du finaud et lui dire : Au nom du duc François, mon seigneur, vous êtes mon prisonnier, sire !

— Mettre la main sur le roi !

— Ah ! Jeannin ! Jeannin ! tu ne seras jamais chevalier. Et ta fille pleurera tant qu’elle mourra !

— Ma fille s’écria Jeannin qui le regarda ébahi.

À ce moment, Jeannine passa le seuil de la salle. Elle était toute pâle et bien changée. Elle portait un costume de voyage. — Mon père, dit-elle, je pars pour Dol, sous votre bon plaisir.

— Et quand reviendras-tu ?

Je ne sais ; ma grand’mère Le Priol veut bien que j’habite avec elle.

Jeannin croyait rêver. Sa fille était née au manoir du Roz. Pourquoi ce départ ? Pour la première fois, la lumière essaya de se faire dans l’esprit du bon écuyer. Il regarda du côté de Fier-à-Bras. Mais Fier-à-Bras tourna la tête. Jeannin hésita avant de parler.

— Tu ne veux donc plus demeurer au manoir, ma fille ? demanda-t-il avec une sorte de timidité.

La voix de Jeannine devint plus basse et trembla légèrement.

— Je ne le peux plus, mon père, répondit-elle. — Oh ! oh ! oh ! s’écria en ce moment le nain qui se guinda sur l’appui de la croisée ! voyez ! voyez !

Jeannin et sa fille regardèrent au dehors. Dans le chemin qui descendait au Marais de Dol, les derniers rayons du soleil couchant mettaient de rouges reflets aux casques et cuirasses d’une troupe d’hommes d’armes. Au centre de la troupe, l’homme au surcot brun chevauchait sur son humble bidet.

Maître Pierre Gillot n’était pas entré à l’étourdie sur le domaine de son cousin de Bretagne !

Jeannin détourna les yeux de ce spectacle et les reporta sur sa fille.

— Enfant, dit-il en la baisant au front, tu es comme ta mère ; ce que tu penses est bien pensé. Va demeurer avec ton aïeule, et que Dieu nous protège !

— Dame Fanchon Le Priol, grommela le nain, loge vis-àvis de l’hôtel de Maurever. Vous verrez que désormais messire Aubry ne se fera plus prier pour rendre visite à sa belle cousine !