À la plus belle (1877)/Chapitre 15

Albin Michel (p. 123-131).


XV

À LA PLUS BELLE


Javotte commençe ainsi cette histoire qui devait tant divertir Berthe de Maurever :

— Voilà donc qu’hier, à la brune, on a fermé les portes de la ville, à cause des soudards du roi de France qui campent là-bas, de l’autre côté de Couesnon, au bord de la grève. C’est bon. Mais il y a des êtres qui passent par les portes fermées, pas vrai ? Et à propos des soldats du roi de France, j’espère que nous allons en avoir, des fêtes, en veux-tu en voilà !…

Elle s’arrêta pour compter sur ses doigts.

— Tenez ! fit-elle, nous avons d’abord l’assemblée[1] de Pontorson, d’ici et de là du Couesnon : Bretagne et Normandie, avec les milliers de pèlerins des grèves, oh ! mi Jésus ! ce sera beau, par exemple voilà pour une. Nous avons ensuite la grande cérémonie où le roi consacrera ses nouveaux chevaliers de Saint-Michel : tournois, joutes, bagues et le tra déri déra la la ! Ça fait deux. Vous en serez, si vous voulez ; pas moi. Nous avons enfin la réception de notre seigneur le duc qui va venir en sa bonne ville de Dol avec toute la cour nantaise…

— Mais ton histoire, ma fille ! dit Berthe.

— C’est vrai, mon histoire… Il y a donc des êtres qui passent par les portes fermées. Je dis : pour sûr. Et ça n’est pas si rare que le merle blanc ou le trèfle à quatre feuilles. Quoi ! on ne parlait que de ça au marché ! L’histoire, la voilà : Vers onze heures de nuit, l’homme de guet, et n’est pas une honte qu’il n’y ait pour garder la ville de Dol qu’un pauvre écloppé, sans dents, qui boite de deux jambes et qui porte sa hallebarde de la main gauche, pour cause qu’il est manchot de la droite ? Oui, bien ! vers onze heures, Renot l’homme du guet (est-ce un homme, cette pauvre créature ?) Renot crut entendre au loin, du côté de la chapelle Sainte-Anne, un bruit de chevaux qui marchaient dans la boue. Dieu sait qu’il y en a de la boue dans notre bomnne ville ! été comme hiver, quoi ! Le gardien Renot eut peur. Il mit sa hallebarde contre un muret se cache sous une porte. Il le fit ; c’est lui qui l’a dit. Vous cacheriez-vous si vous portiez une hallebarde ? Nenni moi ! Que vit-il, Renot ? Ah dame ! voilà qui est drôle ! il vit l’Homme de Fer, dont personne ne découvrit jamais le visage. Il vit les six noirs, habillés de robes blanches : tous les sept à cheval. Pas un de plus ni de moins : Renot les compta. Les chevaux des noirs, blancs, le cheval de l’Ogre, avec son étoile d’argent entre les yeux. Je voudrais voir l’étoile. On ne meurt pas de peur. Ils allaient au pas tous les sept et ils chantaient je ne sais quelle antienne du demon. Voir ! ce ne sont pas les refrains maudits qui nous manquent ! Quand ils furent passés, Renot, le garde de nuit, sortit tout doucement de sa cahette en tremblant déjà la fièvre. Pauvre créature ! il est au lit, ce matin… Mais l’Homme de Fer ou ses noirs, où pensez-vous qu’ils allaient, demoiselle Berthe ?

Berthe ne repondit point. Elle affectait de l’indifférence mais elle respirait avec peine, et ses joues avaient changé plusieurs fois de couleur.

Javotte reprit :

— Mi Jésus ! on dirait que vous êtes comme le vieux Renot et que vous tremblez les fièvres ! Dame ! il y a bien un peu de quoi ! Ils allaient, vrai comme je vous le dis, dans la rue Miracle où nous sommes…

— Ah ! fit Berthe involontairement.

— Je savais bien que cela allait vous divertir ! s’écria Javotte. Et, s’il vous plaît, dans quel endroit de la rue croyez-vous qu’ils se sont arrêtés ? Dites-le, si vous le savez. Se sont-ils arrêtés devant l’hôtel de Coëtivy ? Non point ! Se sont-ils arrêtés en face du logis de maître Postel, le prévôt, dont la fille fait si bellement la demoiselle ? Ah ! non vraiment je vous le promets bien ! Se sont-ils arrêtés, les mécréants maudits, sous les fenêtres du baron de Trégoat, dont la nièce relève son voile chaque fois qu’il passe une paire de guêtres ? Que non ! que non ! certes, certes ! Non plus auprès du portail de l’hôtel de Combourg. Alors où donc ? C’est moi qui vais vous l’apprendre. Ils se sont arrêtés sous votre balcon, demoiselle Berthe de Maurever.

— Sous mon balcon répéta la jeune fille dont les sourcils délicats se froncèrent.

— Renot les a vus et Renot me l’a dit ;… mais je voulais vous demander cela : n’avez-vous point ouï leurs chansons ?

Berthe tourna la tête et répondit par un non à peine intelligible.

— C’est que les rideaux de votre alcôve sont épais, reprit Javotte, et les volets de la croisée en bon bois. Mais ils ont chanté, mi Jésus ! ils ont chanté ! Et l’Homme de Fer a une belle voix bien douce, au dire du vieux Renot. Est-ce drôle ? Oui, oui, c’est drôle. Trouvez plus drôle ! Ce qu’ils chantaient, Renot ne le comprenait point ; car c’était de l’étranger. Mais, à la fin des fins, l’Homme de Fer a pris une viole pour roucouler un tenson en français, et le refrain du tenson était : À la plus belle ! vrai comme j’ai reçu le saint baptême. Voyant quoi, le vieux Renot s’est bien douté qu’il s’agissait de vous.

— Tu es folle, Javotte 1 dit Berthe qui, cette fois, rougit tout de bon.

— Folle ! se récria la camériste. Mi Jésus ! l’Homme de Fer était en plein sous le lampion qui brûle en l’honneur de Mme sainte Anne. À cet endroit, c’est certain, on ne peut s’adresser qu’à vous, qu’à la petite Jeannine ou à moi… Mais le plus étonnant, le voilà, sûrement quand ils ont eu bien chanté, les sept cavaliers ont redescendu la rue et Renot les a encore suivis de loin. Pauvre créature ! de temps en temps il buvait un coup à sa gourde pour se donner un peu de cœur. Les sept cavaliers allaient, allaient. Jamais la ville n’avait semblé si grande au pauvre Renot. Il eût donné sa paye d’une semaine pour un rayon de lune. Mais la lune ne brillait point. Et devers la porte Saint-Sauveur, les sept cavaliers entrèrent en terre et disparurent comme autant de fantômes.

Javotte se tut. Elle n’avait pas tout dit cependant, car elle regardait sa maîtresse d’un air malin, et tenait ses doigts sous la bure de son corsage.

Berthe rêvait.

— Notre demoiselle, poursuivit Javotte, que pensez-vous de tout cela ?

— Je pense, répliqua Berthe, que le vieux Renot avait eu trop souvent recours à sa gourde pour se donner du cœur, et qu’il t’a conté un rêve, ma fille.

Javotte s’attendait à cette réponse, car elle sourit et tira de son sein l’objet qu’elle y caressait depuis quelques secondes.

C’était un ruban de soie, crépi d’or, au milieu duquel des perles montées traçaient une ligne de caractères. Et ça, dit-elle, est-ce un rêve ?

Berthe jeta les yeux sur le ruban et lut : À la plus belle !

Comme elle gardait le silence, Javotte poursuivit encore d’un accent de triomphe.

— Je vous le dis, cette incomparable galanterie est pour vous, pour moi ou pour la petite Jeannine !

Et certes l’inflexion de voix qu’elle prenait pour prononcer le nom de la petite Jeannine ne laissait rien à désirer. Javotte savait garder son rang.

Un page mignon entr’ouvrit la porte qui donnait sur la terrasse.

— La fillette de chez la Le Priol demande à vous entretenir, demoiselle, dit-il.

— Oh ! oh ! fit Javotte, quand on parle du loup…

— Qu’elle entre ! ordonna Berthe vivement.

Elle avait rapelé son charmant sourire et ce fut d’un ton de gaîté qu’elle s’écria en voyant paraître Jeannine :

— Bonjour, ma rivale !

C’était une allusion aux dernières paroles de Javotte, et Jeannine, qui n’était pas au fait, ne la pouvait point comprendre. Elle entra les yeux baissés, et ce mot, ma rivale, la fit tressaillir. Elle demeura auprès du seuil, toute pâle.

— Eh bien ! dit Javotte brusquement, est-ce comme ça qu’on salue mademoisellede Maurever ?

Berthe lui montra la porte.

— Laissez-nous, ma fille, murmura-t-elle.

Javotte obéit avec une répugnance manifeste.

— Ah dame ! ah dame ! pensait-elle en se retirant : de quoi ! des mercières, ces Le Priol ; et Jeannin, un domestique ! Eh bien ! voilà une belle société (mais une belle, que je dis ! Oui, je le dis ! après ?) pour la fille de Maurever ! Ça finira mal… ça finira mal… et je m’en bats l’œil encore ! Ah mais, qu’elles restent ensemble, qu’elles jacassent, qu’elles bavassent, qu’elles fricassent…

Oh ! le bon sang de frère Bruno la Bavette !

— Tiens fit-elle tout à coup en arrangeant d’instinct sa devantière, voilà Huel, le valet du chenil, qui dit que je chante mieux qu’un rossignol. Il s’y connaît, ce Huel ! Et pour donner une occasion de plus à Huel d’admirer sa voix, qui était aigre comme verjus, elle entonna dans le registre des fifres enrhumés la plus jolie chanson qu’elle eût jamais apprise :

Ouais ! Ouais !
J’ons perdu nos ouais ![2]
Jean !
Jean !
Les as-tu trouvais ?
Ouais ! Ouais !

Si tu l’z’as trouvais,
Jean !
Jean !
Faut m’les ramenais.

Si Huel, le valet de pied, ne fut pas content, c’est donc qu’il était bien difficile en fait de poésie !

Pendant cela, Berthe et Jeannine étaient restées seules.

Il y avait du contentement sur le visage de Berthe. Jeanninc, au contraire, ne pouvait cacher la gêne qu’elle éprouvait.

— Moi ! balbutia-t-elle, songeant sans doute au motif qui l’avait éloignée du manoir ; moi, votre rivale, demoiselle Berthe.

Berthe éclata de rire et la baisa.

— C’est une folie ! s’écria-t-elle : tu es mon amie, et voilà tout. Mais comme il y a longtemps que tu n’es venue, ma petite Jeannine ! je crois que tu ne m’aimes plus.

— Oh ! fit cette dernière, dont les yeux ne se relevaient point.

— Écoute, reprit Berthe, moi, je t’aime, tu le sais bien, comme si tu étais ma sœur. Quand j’ai appris que tu venais habiter avec ta grand’mère, la bonne Fanchon Le Priol, j’ai été bien heureuse. Je me disais : Il n’y a que la rue à traverser ; je la verrai tous les jours. Eh bien méchante que tu es, tu m’oublies !

— Grand’maman a de l’ouvrage, dit Jeannine à voix basse ; je travaille.

— Mauvaise raison ! ne peux-tu apporter ta broderie et travailler avec moi ?

— Je n’oserais.

— Tu vois bien ! dit Berthe en frappant son pied contre terre ! tu ne m’aimes plus !

Jeannine prit sa main et l’approclia de ses lèvres respectueusement.

Berthe la retira avec colère.

En ce moment, si vous eussiez eu à décerner à l’une ou à l’autre ce mystérieux ruban qui portait, écrit en lettres de perles À la plus belle ! je vous le dis, vous auriez été sérieusement embarrassé.

C’était la même jeunesse chez toutes deux, la même jeunesse riche et fleurie ; c’était une grâce pareille.

Jeannine perdait bien un peu de ses avantages à n’être plus l’espiègle et vive enfant que nous avons vue naguère à la fenêtre du Roz, pendant que messire Aubry s’escrimait si malheureusement contre la quintaine. Mais la tristesse rêveuse qui la tenait depuis quinze jours, mettait à son front ce grain de poésie qui peut-être lui manquait autrefois.

Quant à Berthe, la poésie débordait en elle. Elle avait le cœur sur le visage : un cœur tendre et beau.

Berthe avait perdu sa mère alors qu’elle était encore tout enfant. C’était Mme Reine qui l’avait élevée. Ses premiers ans s’étaient passés au manoir du Roz, entre Jeannine et Aubry. Elle aimait Aubry son fiancé, et c’était une de ces affections qui ne cèdent ni au temps ni à l’absence. Elle se croyait aimée. Tout le monde semblait s’être donné le mot pour affermir cette croyance. Selon l’opinion commune, messire Aubry poussait la tendresse qu’il lui portait jusqu’au culte, et devenait muet devant elle, tant il était profondément épris !

Il y avait quatre ou cinq ans que Berthe avait quitté la manoir du Roz pour habiter la maison de son père. C’était une maison triste et un peu abandonnée, car le sire de Maurever n’y faisait que de très brefs séjours. Il suivait la cour de François II de Bretagne. Sa sœur aînée, dame Josèphe de la Croix-Maudit, veuve d’un gentilhomme normand, était surintendante à son lieu et place : une vieille et discrète personne, droite comme un I, maigre comme un clou, un peu revêche, très sourde et n’aimant point ce qui fait dépenser de l’argent.

Berthe était libre car dame Josèphe ne savait rien lui refuser, mais elle n’avait pas d’amies de son âge et de sa condition. Or, il lui fallait, de nécessité, quelqu’un à aimer. Bien que Jeannine ne fût pas la fille d’un gentilhomme, Berthe la traitait en tout comme son égale et son amie.

— Tu ne m’aimes plus ! reprit-elle les larmes aux yeux et le rouge au front ; et sais-je ce que j’ai fait, moi, pour que tout le monde me délaisse ? suis-je donc méchante ? suis-je donc…

— Oh ! que vous êtes bonne, demoiselle Berthe ! tout le monde vous aime.

— Demoiselle !… tu m’appelais Berthe autrefois, Jeannine. T’ai-je donc jamais fait sentir la distance que le hasard a mis entre nous ? N’ai-je pas dit bien haut et bien souvent que je tenais ton digne père pour noble homme par le cœur et par la vaillance ?

— Vous avez toujours été la meilleure, la plus douce, la plus indulgente…

— Tais-toi ! s’écria Berthe en marchant vers la fenêtre que Javotte avait fermée avant de sortir ; tu ne sais plus me parler ! Il y a quelque chose entre toi et moi. Tout à l’heure sur un conte de cette étourdie de Javotte, je t’appelais ma rivale.

— Au nom de Dieu ! s’écria Jeannine effrayée, ne croyez pas cela, demoiselle Berthe.

Berthe, qui avait la main sur la targette de la fenêtre, ne put s’empêcher de sourire. Elle pesa sur le pommeau de la targette, et la fenêtre s’ouvrit, laissant passer un clair et vif rayon de soleil. Berthe regardait Jeannine, qui restait toute confuse.

— Voilà que je t’ai fâchée, dit-elle doucement et comme on demande grâce ; il faut donc que je t’explique cette folie. La rue est entre nous deux, et l’on a trouvé dans la rue un ruban portant ces mots À la plus belle ! Voilà pourquoi Javotte disait…

Elle eut la parole coupée.

Une flèche, lancée par une main mystérieuse, passa pardessus le balcon et vint se ficher dans le plancher, juste entre les deux jeunes filles, à égale distance de chacune d’elles.

Il y avait quelque chose d’attaché sous les barbes.

Quand la flèche ne trembla plus, Berthe et Jeannine reconnurent en même temps que l’objet qui pendait au bois était un cœur d’or semé tout de saphirs.

Elles s’approchèrent, curieuses, malgré leur frayeur étonnée.

Les saphirs formaient des lettres entrelacées qui disaient : à la plus belle !

  1. On nomme ainsi les fêtes patronales dans la haute Bretagne. Dans le Morbihan, le Finistère et les Côtes-du-Nord, ce sont les pardons.
  2. Oies. Ces désinences criardes du patois normand ont cours dans une partie de l’Ille-et-Vilaine.