À la plus belle (1877)/Chapitre 16

Albin Michel (p. 132-140).


XVI

RIVALES


Celui qui avait imaginé cette bizarre et dangeureuse galanterie ne devait pas être très loin, car la flèche, dirigée avec une merveilleuse adresse, avait dû raser la joue de Berthe pour se planter entre elle et sa compagne. Comme nous l’avons dit, le logis de dame Fanchon Le Priol occupait l’autre cûté de la rue. Derrière le logis de dame Fanchon, qui était bas et à un seul étage, il y avait des terrains vagues et des masures.

C’était de là très certainementque le coup était parti.

L’effroi de Berthe n’avait été qu’un mouvement passager. Celui de Jeannine durait encore. Berthe monta sur le balcon et regarda de tous ses yeux. La rue était déserte. Dans les orties, broussailles et pauvres ruines qui s’étendaient à perte de vue derrière la petite maison Le Priol, personne ne se montrait.

Berthe rentra et ferma la croisée.

Jeannine était toute tremblante.

— Je n’ai plus besoin de te rien expliquer, ma fille, dit Berthe ; tu vois ce que c’est… Et, aujourd’hui comme hier, la pomme tombe entre nous deux. Est-ce pour toi, est-ce pour moi ?

— C’est pour vous, répliqua Jeanne puisque c’est pour la plus belle.

— Assieds-toi là, flatteuse ! Ce n’est pas parce que ces présents mystérieux sont destinés à la plus belle que je me les attribue, c’est parce que…

Elle hésita et jeta un regard furtif sur Jeannine qui était très pâle.

— Mais tu as peut-être, toi aussi, des raisons, dit-elle en baissant la voix, pour croire qu’ils te sont adressés ?

— C’est vrai, dit Jeannine.

Et cela fut prononcé vivement, comme si elle eût été bien aise de faire un aveu à son tour.

Elle songeait. Elle songeait a ce hasard étrange qui la mettait deux fois en face de Berthe et qui la faisait deux fois sa rivale.

Et combien de bon cœur elle lui cédait le bénéfice de cette seconde rivalité !

Quant à l’autre, pauvre Jeannine ! Ne vous suffit-il pas qu’elle ait perdu son gai sourire ?

Aubry ! Aubry ! Depuis quinze jours, ce nom était sur sa lèvre et dans sa pensée. Mais elle ne mentait pas quand elle disait à Berthe « Non, mademoiselle, je ne suis pas votre rivale. »

Elle ne mentait pas, car on ne pèche que par la volonté. Or, la pauvre Jeannine s’était enfuie du manoir du Roz précisément pour n’être pas la rivale de la fille de Maurever.

Elle aimait, c’est vrai ; mais elle combattait vaillamment contre son cœur.

Berthe se trompait, Jeannine était son amie plus que jamais. Seulement, Jeannine ne pouvait plus se livrer aux joyeuses caresses qui égayent les entretiens des jeunes filles. Elle se sentait condamnée depuis le jour où elle avait quitté le Roz. Elle n’espérait plus.

Et la recherche obstinée d’Aubry lui faisait peur.

— Ah ! reprit Berthe intriguée, tu as des raisons de penser cela ? Quelles raisons ?

Au lieu de répondre, Jeannine tira de son sein un petit médaillon d’or guilloché où ces mêmes mots, répétés déjà tant de fois à la plus belle se trouvaient gravés au poinçon.

Berthe laissa échapper un mouvement de surprise.

— Àvant-hier, dit-elle, en m’éveillant, j’en ai trouvé un tout pareil à mon chevet.

— C’est à mon chevet, avant-hier, en m’éveillant, que j’ai trouvé celui-là, murmura Jeannine.

Il y eut un silence.

Les deux jeunes filles se regardaient, également étonnées.

— Et… articula Berthe avec effort, l’as-tu vu ?

Cette question choquait toutes les règles de la grammaire. En bonne syntaxe, l’article le devait se rapporter au médaillon, et pourtant il ne s’agissait plus du tout du médaillon.

Jeannine n’eût pas été femme si elle eût pris le change. Elle répondit sans hésiter

— Je l’ai vu.

— Comment est-il ? demanda Berthe.

— Il est beau… plus beau que pas un de nos jeunes gens.

— C’est vrai, murmura Berthe comme en se parlant à elle-même ; Aubry lui-même est moins beau que lui.

— Oh ! fit Jeannine vivement, ce n’est pas la même chose !

Et se reprenant aussitôt, elle ajouta :

— Je veux dire qu’ils ne sont pas du même âge. Celui dont nous parlons a bien vingt-six ou vingt-sept ans à peu près.

— Il est blanc de teint, n’est-ce pas, comme un enfant ou une femme, et si pâle…

— Oh ! si pâle qu’on dirait un mort de marbre sculpté sur une tombe !

— Oui… et pourtant chacun de ses mouvements décèle la vigueur.

C’était Jeannine qui disait cela.

Berthe reprit :

— La première fois que je le vis, moi, c’était en la cathédrale. Il était adossé contre le second pilier de la nef, à gauche, et un rayon bleu tombait du vitrail qui fait la robe de la Vierge, sur son front triste. Je ne sais pourquoi mon cœur eut le frisson. Il vint du froid jusqu’en mes veines !

— Moi, répliqua Jeanmne, je l’aperçus à la chapelle Saint-Jean. C’était le soir au salut. Il s’appuyait contre la statue de l’Évangéliste. La lune venait dans ses yeux, clairs et froids comme du cristal.

— Et il me regardait, poursuivit Berthe ; il me regardait !

— Moi de même ; j’en perdis presque le fil de mon oraison !

— Et son nom, demanda Berthe, le sais-tu ?

— Personne ne le sait.

— C’est étrange !

— Ma grand’mère Fanchon, qui est vieille et qui cause avec tout le monde, dit que c’est un prince d’Orient, venu en pèlerinage au mont Saint-Michel.

— Il a bien l’air d’un prince ! murmura Berthe.

— L’aumônier de Sainte-Rosalie dit que c’est un païen et qu’on devrait fermer devant lui la porte des églises.

— Il a bien l’air d’un païen ! murmura encore Berthe qui rêvait ; j’ai vu dans les figures de l’histoire Sainte le portrait de ce duc assyrien Holopherne, tué par la noble Judith, dame de Béthulie, au temps de Nabuchodonosor… Ce portrait lui ressemble.

— Depuis cette première fois, reprit-elle en s’adressant à Jeannine, je le rencontre partout sur mon passage… et avant-hier, je le vis, de loin, dans les bois de Landal, qui chevauchait aux côtés d’Aubry…

— Que Dieu garde messire Aubry prononça Jeannine si bas que Berthe ne put l’entendre.

— Est-ce que tu penses à lui ? demanda Berthe tout à coup.

Jeannine recula épouvantée. Pour elle, cette question se rapportait à Aubry de Kergariou.

— À lui ! répéta-t-elle.

— Folle que je suis ! s’écria Berthe ; autour du manoir Roz il y a des jeunes gens de ton âge. Tu as ton fiancé, sans doute… N’es-tu pas trop bonne chrétienne pour songer à cet inconnu que l’on soupçonne d’être un mécréant ?

Jeannine respira. Mais elle ne voulut plus affronter le danger de ces méprises.

— Ma chère demoiselle, dit-elle en changeant de ton, vous m’avez fait oublier le motif de ma venue… — C’est juste ! interrompit Berthe ; il te faut à présent des motifs pour me venir voir !

— Mon père m’a écrit et m’a chargée de vous dire que messire Aubry sollicite la faveur de vous accompagner à l’assemblée de Pontorson, qui sera suivie de belles joutes sur la rive normande, en l’honneur des nouveaux chevaliers de Saint-Michel.

— Le visage de Berthe s’éclaira.

— Certes, certes s’écria-t-elle, sans prendre souci de dissimuler sa joie ; alors, il va venir ?

— Dans une heure, répliqua Jeannine, messire Aubry sera ici avec sa suite.

— Et tu ne parlais pas, Jeannine ! Dans une heure !

Elle se leva toute souriante.

— Javotte ! Javotte ! appela-t-elle ; ici ! vite ! vite !

— Mon Dieu ; reprit-elle en se regardant, comme me voila faite ! je ne sais pourquoi l’on me coiffe ainsi ! Javotte ! Javotte !

Javotte se montra sur le seuil.

— Mais viens donc, ma mie ! dit Berthe d’un ton grondeur et affairé ; tu vois bien qu’il me faut faire un peu de toilette !

Javotte fixa sur elle ses gros yeux stupéfaits.

— Mi Jésus ! murmura-t-elle, nous venons d’y passer deux bonnes heures !

— Regarde ! continuait Berthe cependant : regarde si cela ne donne pas compassion ! Mon corsage fait un pli mal gracieux au beau milieu de ma poitrine ! et ne mettrait-on pas le poing dans ma ceinture ? Ah ! Seigneur ! Seigneur ! que je suis abandonnée ! N’as-tu pas honte, Javotte, de me laisser aux bras ces festons surannés ? La mode en était sous le feu duc ! et mes cheveux ! ne dirait-on pas que tu as cru coiffer Mme ma chère tante ?… Vraiment, moi je t’admire, Javotte ! tu restes là, tu ne dis rien… Penses-tu que ce soit à toi que je parle ?

— Ah ! dame ! ah ! dame ! fit Javotte suffoquée ; mi Jésus ! faut pas mentir, qué qui vous a mordue, not’ demoiselle ?

Elle ne savait positivement point d’où lui tombait cette averse de reproches. Son regard courroucé se tourna vers Jeannine. La pauvre Jeannine, triste et muette, se tenait auprès de la croisée.

— C’est ce bel oiseau-là, pensa Javotte, qui me vaut ce paquet ! Je te retrouverai, péronnelle ?

— Voyons ! reprit Berthe avec une pétulance croissante, m’entends-tu, oui ou non ? Je ne veux pas de ce corsage ! je ne veux pas de cette ceinture ! je ne veux pas de ces tresses lourdes et gauchement disposées !

— C’est bon, c’est bon, tout à l’heure c’était superbe !

— Je veux… je veux être jolie !

— Toute une chacune souhaite ça assez.

— Silence et à l’ouvrage !

Ce fut un grave et solennel quart d’heure, un vrai coup de feu, où Javotte ne se montra point trop au-dessous de la responsabilité qui pesait sur elle.

Elle se multiplia, elle se surpassa.

La une taille de Berthe s’assouplit sous un autre corsage ; ses beaux cheveux ondulèrent, prodiguant leurs opulents reflets.

Jeanninc était restée pensive. Il y avait une larme à sa paupière.

Était-ce l’envie ? oh ! non, Jeannine n’avait rien de mauvais dans le cœur, mais quand elle interrogeait l’avenir elle n’y découvrait que menaces et tristesses. — Là ! s’écria Berthe ; viens ça, Jeannine ! suis-je belle ?

— Oui, demoiselle Berthe, répondit la jeune fille, qui essaya de sourire ; vous êtes bien belle.

— Tu nous accompagneras, Jeannine ?

— Non, répondit celle-ci avec un gros soupir, cela m’est impossible.

— Je le veux…

— Je vous en prie, demoiselle, ne me demandez point cela !

Mais Berthe lui prit la tête à pleines mains et la baisa gaîment en répétant :

… Je le veux !

En ce moment, le pavé de la cour retentit sous les pas des chevaux. Berthe perdit sa gaîté. Elle jeta un regard craintif vers son miroir, et ne se trouva plus assez jolie.

Mi Jésus ! Javotte, qui était un peu physionomiste, craignit un instant d’être obligée de recommencer une troisième fois la toilette de mademoiselle de Maurever. Mais il n’était plus temps, heureusement pour Javotte. Berthe descendit au salon, où dame Josèphe de la Croix-Mauduit recevait messire Aubry et sa suite.

Une demi-heure après tout le monde était en route.

Le soleil chaud se cachait derrière les nuages. La cavalcade descendait le chemin de Dol à Pontorson.

C’étaient d’abord deux hommes d’armes de Maurever, suivis du page mignon de Berthe, qui se nommai Fidèle, tout comme un petit chien.

Venait ensuite la vieille dame Josèphe, montée sur une vieille haquenée grise, un vieux faucon au poing, un vieil écuyer à la hanche droite, une plus vieille suivante à la hanche gauche.

En troisième lieu, Berthe, Jeannine et Aubry chevauchaient côte à côte Aubry entre deux.

L’arrière-garde était composée de Jeannin et de deux vassaux de Kergariou, équipés en hommes d’armes pour cette grande occasion.

Berthe était enchantée. Elle n’avait jamais vu Aubry, son beau cousin, si gai et si empressé auprès d’elle ; aussi, elle se disait :

— Que j’ai eu bonne idée de faire une autre toilette !

Javotte, que nous avons eu le tort de ne pas mentionner dans le dénombrement de la cavalcade, se tenait entre sa maîtresse et l’arrière-garde. Elle était fort en courroux de voir la petite Jeannine sur la même ligne que mademoiselle de Maurever.

Elle eût été bien autrement courroucée si elle avait pu comprendre pourquoi messire Aubry était aujourd’hui si empressé et de si charmante humeur.

Pauvre Berthe avec sa seconde toilette ! Jeannine allait dans sa simplicité de tous les jours.

Et pourtant, messire Aubry ne voyait que Jeannine.