À la plus belle (1877)/Chapitre 12


XII

OÙ FIER-A-BRAS SE MONTRE GOURMAND


Pierre Gillot prit son air le plus aimable et fit à Jeannin un petit signe d’intelligence.

— Mon compagnon, dit-il, je vais m’expliquer et m’expliquer clairement, ainsi qu’il convient entre deux bonnes gens. Mais je n’aime pas beaucoup à parler comme cela, portes et fenêtres ouvertes. Souffrez que je ferme la croisée.

— Fermez tout ce qu’il vous plaira, repartit Jeannin.

Pierre Gillot se leva et fit basculer le lourd châssis de la fenêtre dans sa rainure poudreuse. De cette sorte, reprit-il, les oreilles curieuses, s’il y en a seront bien attrapées.

Oh ! que oui-dà ! pensait Fier-à-Bras l’Araignoire dans son buffet, où il détachait avec soin le couvercle d’un pot de conserves.

Pierre Gillot vint se rasseoir et croisa ses jambes mal chaussées l’une sur l’autre.

— Donc, commença-t-il, voici ce qui m’amène. Vous avez été à la cour de Nantes, n’est-ce pas, maître Jeannin ?

— Plusieurs fois. Pourquoi ?

— Vous allez voir. Vous étiez de l’armée du Bien public, sous Montlhéry ?

— J’en étais.

— Vous êtes fidèlement attaché à votre seigneur le duc François de Bretagne ?

— Si vous ne veniez de la part d’un vieil ami, mon camarade, je ne vous permettrais pas cette question-là.

— À la bonne heure ! s’écria Gillot qui s’essayait à prendre des allures de bonne brusquerie ; à la bonne heure ! Eh bien ! maître Jeannin, je crois que nous allons nous entendre ! Le vieux Bruno savait que j’avais dans la main une entreprise à gagner de l’honneur et de l’argent. Il est descendu de son donjon, jusqu’au quartier des serviteurs du roi, desquels je suis, et m’a dit : S’il vous faut un homme brave, sûr, fort, intelligent, dévoué, prenez Jeannin.

— Sauf la finesse, dit le bon écuyer, simplement, je crois avoir, en effet, toutes ces qualités-là. Mais à quoi vous peuvent-elles présentement servir, mon camarade ?

Gillot baissa la voix.

— Je suis Olivier le Dain, barbier du roi, dit-il.

Jeannin releva sur lui ses grands yeux bleus pleins de franchise et ne cacha point son étonnement.

— Tiens ! tiens ! faisait le nain dans son armoire.

Olivier le Dain était aussi connu que son maître Louis XI, le souverain le plus populaire qui fût alors au monde.

— Ah ! dit le bon écuyer, vous êtes Olivier le Dain ? Peste ! je n’ai point été accoutumé à voir de si près de grands personnages, et j’aimerais mieux, s’il faut le dire, un autre compagnon… Mais parlez, maître Olivier ; peut-être voulez-vous faire le bien une fois en votre vie. Je vous écoute.

Pierre Gillot souriait et jouait avec la chaîne d’orfèvrerie qui soutenait sans doute sa boîte à rasoirs.

— Je vois, reprit-il, que ma réputation ne vaut pas grand’chose de ce côté-ci du Couësnon. Mais j’ai le cœur humble et ne me soucie point des méchants propos. Maître Jeannin, je viens vous apporter la fortune.

— Depuis une minute, Jeannin se doutait de ce qu’on allait lui proposer. Il s’en doutait à cause du choix qu’on avait fait d’Olivier le Dain. Ce n’était pas un diplomate que notre Jeannin. il laissa échapper sa pensée.

— Je croyais, dit-il, que Sa Majesté s’était adressée déjà au comte allemand Othon de Béringhem.

— Oh ! oh ! fit Gillot qui se dérida tout à fait ; nous avons donc deviné, mon compère ? Nous savons que je viens ici de la part de Sa Majeté pour l’affaire du duc François, qui a insulté son seigneur ?

— Le duc François a un suzerain, mais il n’a pas de seigneur répliqua Jeannin vivement.

— Son suzerain, voulais-je dire, reprit Pierre Gillot avec docilité, bien que François de Bretagne ait fait hommage-lige, tête nue et à deux genoux, pour ses domaines de Poitou et Saintonge. Mon compère, le roi ne s’est pas adressé au comte Othon Béringhem, qui est hérétique et païen. Le roi ne s’adresse à de pareilles engeances que pour les donner à son prévôt de corde, M. Tristan Lhermite, qui les donne, lui, au grand diable d’enfer. Le roi, que les têtes folles et les traîtres barons, ennemis du pauvre peuple, calomnient malement du matin au soir, veut la paix et il l’aura. Le roi aime mieux, pardonner que punir.

— On ne dit pas cela, objecta Jeannin.

— On a trop d’intérêt à dire le contraire ! Le roi n’a qu’un désir : prêter l’accolade sincère et loyale à son bon cousin de Bretagne qui le chérirait bien s’il le connaissait mieux ! Dans l’armoire aux conserves, le nain résolvait ce problème de bâiller la bouche pleine.

— Voilà un prêcheur ennuyeux pensait-il, et pourtant les confitures sont bonnes.

— Eh bien ! dit Jeannin, que le roi monte à cheval et qu’il aille rendre visite à son noble cousin,

— Le roi ne peut pas faire cela.

— Parce que ?

— Parce que Dieu lui a mis sur la tête le cimier de fleurs de lis, et que la première couronne du monde ne peut s’abaisser devant la petite couronne d’un vassal.

— La première couronne du monde a salué pourtant le cimier ducal de Charles de Bourgogne ! fit Jeannin en souriant.

— C’est vrai, cela ! dit vivement Olivier le Dain ou Pierre Gillot ; c’est vrai, trop vrai ! On m’avait assuré que tu étais un homme simple, ami Jeannin, et tu me réponds comme un clerc de chancellerie. C’est vrai, sur ma foi, oui ! Ce jour’là, la première couronne du monde voulut se montrer courtoise, mais d’un coup de sa tête, cornée de fer, le taureau de Bourgogne faillit briser la première couronne du monde. C’est assez d’une fois. Le roi se souvient.

— À cause de cela, reprit encore Jeannin, le roi veut amener à ses pieds, de gré ou de force, son cousin de Bretagne.

— Non pas à ses pieds, mon digne compagnon, répliqua Pierre Gillot avec attendrissement ; dans ses bras… dans ses bras ! – — Et l’on a choisi un pauvre homme de ma sorte ?

— On a choisi un soldat vaillant qui sera chevalier demain pour peu qu’il le veuille.

— Jeannin se leva, il ne répondit pas tout de suite.

Nous n’aurions pas réussi le moins du monde dans la peinture morale de ce brave homme, si le lecteur pouvait penser qu’en ce moment Jeannin fût fortement décidé à repousser l’offre de Pierre Gillot. Ce qu’on lui disait, Jeannin penchait à le croire. Pierre Gillot avait pris plus d’un renseignement sur sa personne. Il venait à lui presque à coup sûr.

Jeannin savait qu’une guerre entre la France et la Bretagne serait mortelle à ce dernier pays. C’était l’opinion de Tanneguy du Châtel et de tous les esprits sages. Jeannin savait qu’il y avait à la cour de François, un parti qui poussait à la guerre. Outre la considération qui lui était personnelle et qu’il avait certes bien gagnée, Jeannin était traité, pendant la minorité d’Aubry, comme le représentant d’une famille noble. Il n’ignorait rien des faits politiques.

Ëtait-ce une simple entrevue qu’on désirait ? Jeannin n’y voyait point de mal, au contraire.

Néanmoins, le caractère que la renommée prétait à Louis de France offrait si peu de garantie ! En outre, cet Olivier le Dain passait pour un si parfait coquin !

Au demeurant, Jeannin se déliait trop de lui-même pour vouloir ou ne pas vouloir. Il se promenait à grands pas dans la salle, et Pierre Gillot le suivait d’un regard sournois sans plus mot dire.

Il y eut une chose étrange, pendant que Jeannin se promenait.

Chaque fois, qu’il passait devant la croisée, une voix mystérieuse, qui semblait parler au fond même de sa pensée, prononçait ces trois mots

— « C’est le roi !… c’est le roi ! »

Jeannin &e demandait à lui-même s’il devenait fou.

Il ne savait pas que Fier-à-Bras était dans le buffet, où ce nain spirituel et friand achevait avec plaisir son pot de son conserves.

— C’est le roi ! c’est le roi ! disait-il après chaque bouchée.

Jeannin fut longtemps avant de saisir le sens de cette phrase si claire.

Pierre Gillot, lui, était toujours assis à l’autre bout de la chambre et n’entendait pas.

Jeannin s’ennuyait fort du combat engagé au-dedans de lui-même, combat sans résultat possible.

— Or ça, s’écria-t-il tout-à-coup, pourquoi me parles-tu de me faire chevalier, l’homme ! Puisque tu me proposes un prix si élevé, c’est donc que l’action est méchante ? J’ai envie de mettre la main sur toi et de t’envoyer à M. le sénéchal.

— C’est une idée, cela ! pensa le nain.

Jeannin s’était arrêté brusquement devant Pierre Gillot. Il avait les sourcils froncés et les bras croisés sur sa poitrine. Le bonhomme de Tours en Tourraine n’était pas Olivier le Dain, car Olivier le Dain fût mort de peur sur le coup.

Il eut un petit tressaillement tôt réprimé. Sa main se glissa sous le revers de son pourpoint. Jeannin pensa qu’il en allait tirer une dague et mit la main sur la poignuée de la sienne.

Mais Pierre Gillot attira tout bonnement l’objet qui pendait au bout de la chaîne passée à son cou. Cet objet était une orfèvrerie, travaillée d’un art merveilleux et représentant saint Michel à cheval, terrassant le dragon. Pierre Gillot l’approcha de ses lèvres et le baisa.

— Qui m’a donc parlé de chose semblable ? se demanda Jeannin.

Un écho mystique et comme insaisissable se jouait dans son oreille et disait :

— « C’est le roi ! c’est le roi ! »

Il se souvint alors de l’histoire racontée à cette même place par le nain Fier-à-Bras : Cet homme au surcot brun qui était descendu dans la cour du monastère et qui avait baisé une image de saint Michel quand Jean d’Armagnac, comte de Comminges, était venc lui apporter le refus du duc de Bretagne.

Cet homme que le comte de Comminges avait appelé Votre Majesté !

Jeannin ouvrit de grands yeux et regarda Pierre Gillot d’un air ébahi.

Celui-ci ne comprenait trop rien à ces changoments qui avaient lieu depuis quelques secondes sur la physionomie du bon écuyer. L’inquiétude lui venait parce que Jeannin ne parlait plus.

— Je me suis présenté à vous, l’ami, dit-il, avec un signe de votre compère Bruno. Je suis assuré que vous ne me ferez point de mal.

Qu’arriverait-il ? qu’arriverait-il ? pensait Jeannin si le roi de France était prisonnier dans quelque châteaufort breton comme la tour le Bat de Rennes ou le donjon d’Hennebont ?

Ma foi ! le nain entama un second pot de conserves ! Le digne frère vous a donné à moi, reprenait Olivier le Dain, comme un modèle d’honneur et de loyauté. Il m’a certifié…

Jeannin l’interrompit d’un geste péremptoire.

— Ne mentez pas, dit-il ; êtes-vous oui ou non, Louis de Valois, roi de France ?

— Enfin, nous y voici ! pensa Fier-à-Bras dans son armoire ; Bruno la Bavette fera une relique de son rosaire… Tudieu ! la bonne aventure !