À la plus belle (1877)/Chapitre 11


IV

OÙ LE NAIN SIFFLE MIEUX QU’UN MERLE


Le pauvre Aubry resta si triste que Jeannine eut pitié, mais elle ne lui rendit point sa main.

— Berthe de Maurever est votre cousine, murmura-t-elle ; vous l’aimerez parce qu’elle mérite d’être aimée.

— Sur mon honneur ! s’écria le jeune homme, je n’aimerai que vous !

Comme Jeannine allait répondre, un petit bruit se fit sous la feuillée. En même temps un sifflet aigre et perçant modula le vieil air du pays de Combourg :

Le page dit à Madeleine
Toujours !
Toujours !

— Il y a quelqu’un dans le fourré s’écria Jeannine effrayée.

Le sifflet se taisait.

— Quelque pâtour qui passe… dit Aubry.

— Non, non ! Il n’y a qu’un être au monde pour siffler ainsi !

— Écoutez-moi, Jeannino, je vous en prie !

— Écoutez vous-même, messire Aubry, interrompit la jeune fille dont la voix était basse mais ferme, je ne dois pas rester près de vous plus longtemps, et il faut que vous lisiez au fond de mon cœur. Si j’étais une noble demoiselle, je vous dirais | Je suis à vous ; après Dieu, vous êtes mon maître et mon seigneur, car je vous aime…

Aubry voulut ressaisir sa main. Elle la retira doucement.

— Mais je ne suis qu’une vassale, reprit-elle ; je ne peux pas devenir votre femme.

— Pourquoi cela ? se récria Aubry, mon père est mort, je suis chef de ma maison…

— Je ne peux pas, répéta la jeune fille, parce que je ne veux pas susciter un fils contre sa mère.

— Ma mère consentira…

— Jamais ! prononça Jeannine en secouant la tête.

— Quand je lui dirai qu’il s’agit du bonheur de ma vie.

Le sillet se fit entendre de nouveau sous le couvert. Il chantait l’air de la ballade du Huelgoat :

Boisbriand triste et tout en pleurs
Dit à la fière suzeraine :
Je l’aime, ô ma mère, et je meurs !
« Fillette, va cueillir les fleurs, »
Que répondit la châtelaine ?

— C’est le nain maudit ! s’écria Aubry en colère.

On put entendre comme un écho étouffé de ce petit rire strident et sec que nous avons déjà ouï plusieurs fois. Puis le sifflet acheva la première strophe de la ballade :

(Fillette, va cueillir les fleurs,
 L’aubépine et la marjolaine ;)
La châtelaine
Répondit « Meurs ! »

Aubry et Jeannine savaient tous deux la poésie de la ballade. Pour eux le sifflet parlait. Jeannine rabattit son voile et se leva.

— Adieu, messier Aubry ! dit-elle.

— Quoi pas même au revoir fit le jeune homme douloureusement.

— Non, pas au revoir, répéta Jeannine, ma grand’mère Fanchon Le Priol habite la ville de Dol ; je vais demander, dès ce soir à Mme Reine, la permission de quitter sa maison pour aller demeurer avec ma grand’mère. Je prierai Dieu pour vous, messire Aubry… et pour Berthe, votre cousine, afin qu’elle vous aime et que vous soyez bien heureux, tous les deux.

Il y avait de grosses larmes sur les joues de la pauvre Jeannine. Aubry la pria et la supplia de changer de résolution, mais tout fut inutile. À bout d’arguments, il se mit à genoux sur la mousse. À cet instant, le sillet fantastique jeta un appel aigu et entonna l’air de l’écuyer Renan de Pierrefonds, qui tua sa fille Yolande et le gentil Olivier, dans la forêt d’Alençon.


«Renan ceignit sa longue épée
Et mit son chapel à l’envers,
Criant à tort et à travers
Vites-vous ma fille échappée ? »


Jeannine comprit et s’esquiva, légère comme une biche. Au bout de quelques secondes, elle avait disparu derrière les pousses drues des chênes et des châtaigniers. Aubry fit machinalement quelque pas pour s’éloigner lui aussi, et se trouva face à face avec le bon Jeannin.

Celui-ci n’avait point mis du tout sa toque à l’envers et n’avait garde de chercher sa fille échappée.

— Holà dit-il gaiement, voilà messire Aubry qui prend goût aux promenades solitaires ! Vertudieu  ! nous verrons gravé bientôt sur l’écorce des hêtres le doux nom de Berthe de Maurever !

Aubry demeurait devant lui tout décontenancé.

— Est-il défendu, balbutia-t-il, de chercher l’ombre quand il fait grand soleil ?

— Non pas, non pas, messire Vous allez, vous errez, vous rêvez tout cela est bien fait et finira, s’il plait à Dieu, comme il faut ! Quand Jeannine, ma petite-fille, aura le bon âge, j’espère qu’il se trouvera aussi quelque vaillant homme d’armes pour la servir et demander sa main. Elle n’est pas mal venue, ma petite Jeannine, n’est-ce pas vrai ?

— Elle est belle comme un ange ! s’écria Aubry.


— Là ! là ! voici bien les amoureux ! Vous êtes si accoutume de songer à votre perle de beauté, messire Aubry, que vous voyez partout des anges !… Mais Jeannine ne se promène pas encore dans les bois et nous avons du temps devant nous.

Le sifflet pointu comme une aiguille, lança le refrain si connu, et qui date, dit-on, de la jeunesse du bon connétable du Guesclin :


« Je t’en ratisse,
Mon ami Bertrand,
Je t’en ratisse !… »

Messire Aubry devint plus rouge qu’une cerise.

— Ho ! ho ! dit Jeannin ; il paraît que Fier-à-Bras se promène, lui aussi, mais il est trop grand seigneur pour suivre le chemin battu. Je gage qu’il est tout en haut de quelque châtaignier…

Il leva la tête et la baissa aussitôt comme on fait pour éviter un objet qui tombe. L’objet, c’était le nain lui-même qui avait trouvé bon de se laisser choir d’une branche où il s’asseyait. Il tomba à califourchon sur l’épaule de Jeannin, et se mit à rire de tout son cœur.

— Non, non, dit-il, notre fille Jeannine ne court jamais dans les bois ! Oui, oui, ajouta-t-il en regardant Aubry qui détournait la tête, messire Aubry songe à sa belle parente depuis le matin jusqu’au soir ! Voilà des vérités, Jeannin, mon ami ! à la bonne heure !

— On laisse ce nain prendre trop de libertés, murmura le jeune homme dont les sourcils se fronçaient.

— Oui-dà ? répliqua Fier-à-Bras effrontément ; eh bien, messire, ce nain est plus discret que bien des hommes de bonne taille, car il retient sa langue à l’heure même où on le pique !

— Que veux-tu dire ? demanda Jeannin, tu parles toujours en paraboles.

— Je veux dire que vous vous entendez bien à enlever la quintaine, mais…

Il s’arrêta. Jeannin le prit dans ses bres et le regarda en face.

— Il y a donc quelque chose qui m’échappe ? demanda-t-il.

Aubry était à la gêne.

— Il y a, répondit le nain, que sur la route de l’Islemer, un bonhomme chevauche en ce moment sur un pauvre méchant bidet du pays avranchain. Cet homme-là demande tout le long du chemin par où il faut passer pour gagner le manoir du Roz. Il a des éperons d’or, non point à ses talons, mais dans sa poche… des éperons d’or qui pourraient bien s’attacher aux brodequins de maître Jeannin, si maître Jeannin le voulait !

Aubry haussa les épaules avec humeur.

— Par le diable ! tu t’expliqueras, s’écria Jeannin qui lui serra les poignets.

— Mon brave compagnon, répondit le nain, la lisière de la forêt est ici, à vingt-cinq pas, sur la droite. Vas-y tu verras la route de l’Islemer, le bonhomme et son méchant bidet !

Jeannin, sans lâcher Fier-à-Bras, se dirigea vers la lisière du bois. À peine dépassait-il les derniers arbres, qu’il aperçut, au bas de la montée, un voyageur vêtu d’un pauvre surcot de drap brun, et coiffé d’une casquette à bateau.

— Holà ! mon maître ! cria le voyageur ; pour aller au manoir du Roz, s’il vous plaît ?

Dans sa surprise. Jeannin ouvrit ses deux mains. Le nain sauta sur le gazon et se prit à gambader sur la mousse.

— Messire, messire ! dit-il à l’oreille d’Aubry qui s’approchait pensif et soucieux ; nous en verrons bientôt de belles ! Mais je suis un homme et je m’intéresse à vous ; n’ayez pas peur !

Aubry ne put s’empêcher de sourire.

Le nain mit sa tête rouge dans une haie, qui garda bien quelques cheveux crépus, et passa de l’autre côté.

— Le manoir du Roz est là, au bout de cette avenue, mon homme, disait, cependant, Jeannin au voyageur. Je vous prie, qu’y venez-vous chercher ?

— J’y viens chercher un homme d’armes nommé Jeannin, natif du bourg des Quatre-Salines, en grève.

— De quelle part ?

— De la part d’un bon religieux qui est son compère, et qui m’a remis son chapelet, afin que j’aie créance auprès dudit Jeannin.

L’homme d’armes examina le rosaire de Bruno la Bavette et le reconnut. Il prit le cheval du voyageur par la bride :

— Venez donc, dit-il, mon compagnon. Je vais vous conduire au manoir et vous donner la collation de mon mieux, car je suis ce Jeannin que vous venez quérir.

Maître Pierre Gillot, de Tours en Touraine, valet d’Olivier le Dain, barbier du roi Louis onzième, fit un salut honnête et tout plein de décente réserve. Après quoi, il se prit à considérer Jearnin.

Aubry avait profité de l’occasion pour s’enfoncer dans la forêt. Mais les hêtres pouvaient végéter tranquilles. Le nom de la belle Berthe de Maurever ne menaçait point leur écorce.

Pierre Gillot, cependant, poursuivait son examen sans mot dire.

— Voilà donc, pensait-il, ce qu’on fait des braves gens au pays de Bretagne ! Cet homme-là est connu du duc François, connu de M. Tanneguy, connu de tous les grands vassaux de Bretagne ! On le laisse, parce qu’il n’est point gentilhomme, tenir le manchon d’une douairière de moyenne noblesse, et apprendre le métier de casseur de bras à quelque héritier de hobereau, niais comme une toute nichée de buses ! Ah ! Pâques-Dieu ! Pâques-Dieu ! le monde est fou et le jour viendra où la roture en colère inventera quelque bon engin pour remplacer corde de mon compère Tristan Lhermite, laquelle besogne va trop lentement et péniblement à mon gré !

Jeannin tourna un coude de la route, et le manoir du Roz apparut aux regards de Pierre Gillot.

— C’est cela ! c’est cela ! songea-t-il encore, pendant que sa lèvre tombante se plissait en un sarcastique sourire ; on connaît la taupe à son trou, l’hidalgo à sa poivrière ! Notre-Dame de Tours 1 Ces pignons gris et ces girouettes qui crient au vent comme des fresaies ont mauvaise odeur de gentilhommerie ! Croquant, sieur de Pantoufle, Gorge-Chaude, Pichenette et autres lieux, Cousin du roi ! Ah ! monsieur saint Michel me soit en aide ! je leur lâcherai dame Bourgeoisie aux trousses ! Et si dame Bourgeoisie fait la rogue, d’autres viendront qui aiguiseront les dents de Jacques Bonhomme !

Il se mit à rire méchamment et ajouta :

— Qui vivra verra ! Ce Tarquin coupait avec sa baguette les hauts pavots qui rompaient l’équilibre de son champ. C’est toute la science de régner. Pâques-Dieu ! les petits sont toujours les amis du roi ! les grands s’agitent, grondent et mordent. Seulement, si vous tranchez le chêne au pied, dix autres chênes poussent à la souche. Il s’agit d’arracher la souche. Tarquin avait-il songé à cela ?

— Veuillez mettre pied terre, mon compagnon, dit Jeannin qui arrivait au bas du perron.

Pierre Gillot lâcha incontinent la bride et vida les étriers. Jeannin donna son cheval au palefrenier, mit la toque à la main et introduisit son hôte dans la salle à manger du Roz.

Il fit mettre sur la table du vin et des confitures.

Pierre Giiïot le considérait toujours.

Et il pensait.

— Y a-t-il donc de la cervelle sous ces belles boucles blondes ? Joli écuyer, vraiment, pour châtelaine entre deux âges ! Bras d’acier ! tête de soie !… Est-ce bien là mon homme ?

— Et comment se porte mon compère Bruno ? demanda Jeannin en prenant place.

— Assez bien, assez bien… la langue un peu fiévreuse… Savez-vous, mon maître, qu’il raconte de vous de fiers exploits, ce bon frère ?

— Que ne raconte-t-il pas !

Il remplit deux verres et leva le sien.

— À votre santé, mon compagnon, dit-il.

— À la vôtre, mon digne maître ! riposta Pierre Gillot qui ne fit que tremper ses lèvres dans le breuvage.

Ils étaient attablés au milieu de la salle.

Par une fenêtre ouverte, la tête ébouriffée et sanglante du nain Fier-à-Bras se montra. Gillot et Jeannin lui tournaient le dos. Le nain riait tout bas et ses yeux pétillaient de malice. Il ne pouvait voir le visage de l’étranger sous la longue visière de son chaperon. Son petit corps se guinda en équilibre sur l’appui de la croisée. Puis, sans bruit aucun, il descendit, glissa sur les carreaux humides, et disparut derrière la porte du buffet que Jeannin avait laissée entre-bâillée.

L’écuyer et son hôte ne l’avaient point aperçu.

— Or ça, dit Jeannin, mon compagnon, vous plairait-il m’apprendre ce que vous désirez de moi ?