À la plus belle (1877)/Chapitre 10


x

COMME QUOI FRÈRE BRUNO TROUVA DES NOMS MACÉDONIENS
POUR LE CHIEN DU JOUEUR DE FLUTE ET DIFFÉRENTS
AUTRES PERSONNAGES


Le frère Bruno resta un instant bouche béante, considérant le parchemin de Pierre Gillot avec de grands yeux ébahis.

— Ah ! ah ! dit-il enfin, voilà ce que j’appelle une bonne aventure ! Mais, mon compère Gillot, que parlez-vous de Mme la reine qui est enceinte ? Il nous faut un Charles et une Anne : vous avez déjà la petite Mme Anne de Beaujeau pour la France ; c’est à la Bretagne de nous fournir un Charles. Et, par mon salut, Gillot, Mme Marguerite de Foix, femme du duc François, est enceinte aussi ; c’est elle qui fournira le Charles !

— Non pas ! s’écria l’homme au surcot brun avec vivacité ; mon maître, ou, pour parler mieux, le maître de mon maître, tient à donner le Charles !

— Eh bien, mon compère, reprit Bruno, j’ai fait plus d’un mariage en ma vie : d’abord celui de Guinou Martelusson, du bourg de Houle, avec Nielle Baroux, sa nièce à la mode de Bétons (qui est dans l’évêché de Rennes, derrière Saint-Grégoire), et ce fut une belle noce, assurément, oui ! À telles enseignes que le sire de La Motte, de Vauvert et de Broons, donna dix anges d’or à Nielle pour parer sa maison. C’était ce sire de Broons qui allait en guerre avec une épée de douze pieds, comme Thibaut de Champagne, et qui disait à sa femme, laquelle était une Querhoënt de basse Bretagne « Madame ma mie… »

Mais Gillot ne voulait pas savoir ce que le sire de La Motte, de Vauvert et de Broons disait à sa femme, qui était une Querhoënt de basse Bretagne. Il interrompit le frère Bruno d’un air bien honnête.

— C’est surprenant, dit-il, quel plaisir j’éprouve à vous entendre discourir !

— Alors donc, mon compère, laissez-moi poursuivre…

— Je le voudrais, mais je ne suis qu’un pauvre homme, gagé pour obéir, et mon maître est sévère.

— Revenons à notre mariage, j’y consens. Dans trois ou quatre mois Charles de France et Anne de Bretagne naîtront, si Dieu le veut. La première chose à faire, si j’ose vous donner un conseil, ce sera de les baptiser, après quoi on les mettra en nourrice. Au bout d’un an et un jour, on les sévrera. Mettons encore six mois, Mme Anne de Bretagne dira papa en langue gaëlique, et monseigneur le Dauphin de France criera mammammammam : Ce sera le bon moment pour les accordâmes.

— Excellent frère Bruno ! fit l’homme au surcot brun en lui prenant les deux mains et d’un accent pénétré, je n’ouïs jamais âme qui vive plaisanter aussi agréablement que vous ! Et l’on peut dire que les fondements de cette grande affaire d’État auront été jetés avec beaucoup de gaïté…

— Et de légèreté, mon compère, à six cents pieds au-dessus du sol ! C’est ta hauteur du carreau de ma cellule.

— De plus en plus ingénieux et spirituel !

— Hé ! hé ! quand on s’y met, voyez-vous ! Cela me fait souvenir d’un bon mot qui m’échappa en l’année de la mort du feu roi, l’avant-veille de la Chandeleur. Donduraine, le tailleur de Villedieu, me disait…

— Écoutez, interrompit gravement Pierre Gillot, je passerais là deux semaines à vous admirer ! Je me connais ! Et je serais châtié, c’est chose certaine. Je fais donc effort sur moi-même, et je me bouche les deux oreilles. Voulez-vous m’accréditer, comme votre ami et compagnon, auprès de l’homme d’armes Jeannin !

Frère Bruno hésita un instant.

Après tout, pensa-t-il tout haut (car penser tout bas, c’est perdre une bonne occasion de jouer de la langue), il ne peut en arriver de mal à mon ami Jeannin. Et d’ici que M. le Dauphin futur et M<supme Anne de Bretagne, sa femme, qui est à naître, arrivent à l’âge de raison, il coulera bien de l’eau sous le pont de la Sée… Je veux bien, mon compère.

— Et que demandez-vous pour prix de ce service ?

— Je demande que, si faire se peut, on mette ma cellule au rez-de-chaussée. En bas, on trouve plus de monde à qui parler, et quoique je sois naturellement taciturne…

— Vous aurez une cellule au rez-de-chaussée.

— Oui-da ? c’est pourtant plus difficile que de créer un chevalier : elles sont toutes prises.

Maître Olivier le Dain y pourvoira, je vous le promets.

— Voilà donc qui est entendu. Maintenant, regardez-moi bien en face, mon compère Gillot, de Tours en Tourne ! Ce que je vais vous dire est pour votre salut. Allez vers mon ami Jeannin, puisque c’est votre envie, mais souvenez-vous de ne lui rien demander qui soit contre le devoir d’un chrétien ou l’honneur d’un Breton, car il vous casserait les deux bras, les deux jambes et la tête. Tenez, je vous prête mon rosaire. Il le connaît bien par mon saint patron ! Vous le lui montrerez, et vous lui direz « Je viens de la part du vieux Bruno, qui conte de si bonnes aventures. »

— Je n’y manquerai pas, répliqua Gillot, en recevant le rosaire à grains d’ébène ; grand merci, mon cher frère, et au revoir !

— Au revoir !

Gillot se dirigea vers la porte et sortit.

— Holà ! s’écria Bruno en le rappelant ; revenez donc çà un petit peu, mon compère, j’ai oublié la date de l’histoire du chien, du joueur de flageolet du cousin de la dame du ministre du roi Philippe de Macédoine…

— 340 ans avant Jésus-Christ, mon frère.

— Bien, bien ! cela suffit, un 3, un 4 et un 0… merci !

Gillot descendit les premières marches de l’escalier.

— Dites donc ! lui cria frère Bruno, ce Trogue Pompée, abrégé par Justin, était-il d’église ?

— Non pas, que je sache.

— Et le nom du chien, vous avez oublié de me le dire…

Mais le compère Gillot était trop loin déjà, cette fois, Frère Bruno ne sut pas le nom du chien.

— Voilà comme une aventure perd la moitié de son prix ! grommela-t-il en rentrant dans sa cellule ; j’aurais dû lui demander cela avant de lui donner mon rosaire.

— Mais tu ne te corrigeras donc jamais ! dit-il avec mauvais humeur.

— Me corriger de quoi ?

— Tu sais bien ce que je veux dire !

— Mais non !

— Voyons ! ne mens pas au moins !

— Comment vieux coquin, mentir !

— Encore des gros mots !

— C’est toi qui as commencé ! – — Bon ! bon ! tu peux continuer tout seul, moi, je ne me dispute pas sur ce ton-la !

Bruno fit en même temps un geste plein de dignité comme pour mettre fin à cette querelle inopportune et malséante. On se tut de part et d’autre. Le fait est que de semblables discussions dégénèrent parfois en voies de fait, et que, sans sa louable prudence, frère Bruno se serait exposé à se prendre lui-même à la barbe.

Il vint s’accouder contre l’appui de sa petite fenêtre. Mais il gardait de la rancune, et le premier venu aurait pu voir qu’il avait quelque chose sur le cœur.

— Une fois pour toutes, dit-il après un silence très court, mets plus de modération dans tes paroles ! Se fâcher comme cela tout rouge dès les premiers mots, c’est la mort des discussions ! Qu’arrive-t-il ? On est obligé de se taire, afln de n’en pas venir à des extrémités toujours fâcheuses. L’habit que nous portons commande une grande réserve. Tu n’es pas méchant au fond, mais tu es inconsidéré…

— Allons, vas-tu nous prêcher un sermon d’une heure ! Fais plutôt comme moi, et dis tes oraisons.

Frère Bruno se tut en homme qui ne veut pas pousser à bout un adversaire entêté.

En ce moment son regard, qui parcourait la grève avec distraction, fut attiré par les brillantes étincelles jaillissant des casques et des cuirasses d’une troupe d’hommes d’armes. Cette troupe sortait du Mont-Saint-Michel et se dirigeait vers le Couesnon. Elle était composée de soldats du roi de France. À quatre ou cinq cents pas, à gauche de cette troupe, un homme chevauchait tout seul sur un bidet de bien humble apparence. Il portait une casquette dont la visière descendait sur ses yeux, un surcot brun et des chausses couleur de poussière.

— Tiens ! tiens ! se dit frère Bruno ; mon compère Gillot n’a pas perdu de temps ! Le voilà qui chemine déjà vers le manoir du Roz. Mais où vont les soudards ?

Les soudards suivaient à peu près la même direction que le bon compère Gillot ; mais ce dernier n’était évidemment pas en leur compagnie.

Il passa le Couesnon à gué. Bruno le vit entrer dans les terres cultivées, sous le village de Saint-Jean.

Les soudards continuaientde suivre la lisière des grèves.

— C’est égal, pensa frère Bruno, je vais piquer une épingle dans la manche de mon froc, afin de songer à lui demander le nom du chien, quand il me rapportera mon rosaire.

Et il ajouta, en forme de résumé final :

— Un 3, un 4, un 0. Philippe, roi de Macédoine, père d’Alexandre le Grand, son ministre (pas de nom encore, comme c’est incomplet !) la femme du ministre (de nom, pas davantage !) le cousin (dans ce pays-là, ils n’avaient peut-être pas de nom !) mais si fait, puisque ce Patte-d’or s’appelait Fillot.

Il se frappa le front en homme qui accouche d’une idée. Saint Archange s’écria-t-il, pourquoi ne les baptiserais-je pas moi-même ? Voyons j’appellerai le ministre Corentin, la ministresse Mme Ursule ; le cousin Bertrand ; le joueur de musette Jean-Pierre, et le chien Médor… Certainement, les Macédoniens, hommes et bêtes, n’avaient pas de plus beaux noms que cela !

Le soleil brûlait la pelouse maigre de la plate-forme du Roz. Les bestiaux ruminaient à l’étable, aucune figure ne se montrait aux fenêtres fermées du manoir.

Mais il faisait frais sous les grands arbres, dont les bouquets s’étageaient sur la rampe nord-est de la montagne, et descendaient en masses ondulantes jusqu’aux premiers chaumes du marais. La forêt était déserte. À peine saisissait-on dans le lointain les notes perdues de quelque complainte bretonne, laissant tomber lentement la mélodie de ses innombrables couplets.

— Messire, disait une voix bien douce sous la feuillée, et la douce voix tremblait ; messire, je vous parle aujourd’hui pour la dernière fois. Hier, je ne croyais point mal faire en devisant avec le compagnon de mes jeux…

— Eh bien ! Jeannine, qu’y a-t-il de changé depuis hier ?

— Messire, votre mère, la noble dame de Kergariou, ma maîtresse chérie et respectée, m’a fait voir ce matin que je me trompais.

Il y avait deux énormes châtaigniers dont les troncs jumeaux se reliaient par un banc de mousse. Jeannine était assise sur le banc. Messire Aubry se tenait debout devait elle.

C’étaient deux enfants, Aubry plus enfant que Jeannine. Ils étaient beaux et bons. Jeannine disait vrai, la pauvre fille. Hier, elle ne prenait pas même souci d’interroger son cœur. N’avait-elle pas été élevée avec Aubry ? Qui donc eût-elle aimé, sinon lui, son compagnon d’enfance, son frère, son seigneur ? Mais, depuis hier, elle avait appris bien des choses. Elle avait appris qu’Aubry était le fiancé de sa noble cousine, Berthe de Maurever. Elle avait appris que Mme Reine craignait sa fenêtre ouverte, sa fenêtre à elle, Jeanine.

À son insu, Jeannine avait espéré hier, puisqu’elle souffrait aujourd’hui. Ses beaux yeux baissés avaient un peu de rouge à la paupière. Elle essayait de sourire, mais quand un rayon de soleil perçait la fouillée épaisse, on voyait bien qu’elle avait pleuré.

— Écoutez-moi, messire Aubry, reprit-elle, il n’y a point au monde de jeune fille plus belle ni meilleure que Berthe de Maurever.

— Il y a toi, Jeannine ! interrompit Aubry.

— Oh ! moi, dit la fillette en souriant tristement, je ne suis qu’une vassale, messire.

— Et si je veux te faire dame ? demanda Aubry en lui prenant la main.

Un incarnat plus vif vint à la joue de la jeune fille. Je vous ai dit qu’elle était bonne. Mais où est en ce monde, le cœur dépourvu d’ambition ?

Elle baissa ses grands yeux humides et ne répondit point.

— Et si je veux te faire dame ? répéta Aubry après un silence.

Pourquoi non ? Il l’eût fait, certes comme il le disait. Il n’avait pas vingt ans. Oh ! le rêve délicieux qui passa devant les yeux de Jeannine ! Être la femme d’un chevalier et être heureuse ! enviée et bien aimée tout à la fois !

Elle regarda Aubry, puis elle lui tira sa main.

— Moi, je ne veux pas dit-elle d’un accent résolu, tandis que sa paupière se baissait et qu’une larme perlait à ses cils.