1914-1916/Rien n’a changé
RIEN N’A CHANGÉ…
Rien n’a changé. La masure
Rit à l’éveil du printemps ;
On a refait la peinture
De ses quatre contrevents.
À l’entour, coite et tranquille,
Dans un pays maraîcher,
Est la très petite ville
À l’abri de son clocher…
Rien n’a changé. La bicoque
A des tuiles sur son toit
Et son humble aspect évoque
Quelque humble destin étroit.
Entrez. La salle commune
Donne sur le corridor.
Le buffet, trois chaises, l’une,
En reps, avec des clous d’or ;
La table avec sa vaisselle ;
Du vin. Des fruits dans un plat
Dont la mûre odeur se mêle
À l’âcreté du tabac.
Rien n’a changé. Le vieux père
Fume sa pipe, bourru.
On sait bien que c’est la guerre,
Mais le fils est revenu ;
Et la maman tendre et grave,
De retour à la maison
Après avoir été brave,
Regarde son grand garçon.
Il fume aussi. Sa main maigre
Tient la pipe de deux sous
Dont le fourneau est un nègre
Avec des yeux ronds et fous ;
Rien n’a changé. Ah ! la guerre !
À la fin, on les aura !
France, Russie, Angleterre…
Mais, quand il se lèvera
De la chaise où le crin pique,
La pipe aux dents, bien d’aplomb,
Sonnera, bruit héroïque,
Le bois neuf de son pilon.
Et, vraiment, vous pourrez croire
Entendre — saluez bas —
Le pas même de la Gloire
Qui marche avec nos soldats.
22 mars 1915.