1914-1916/Les Veilleurs

1914-1916 : poésies
Mercure de France (p. 59-63).

LES VEILLEURS


Nous reverrons l’été, nous reverrons l’automne,
La vigne à nos coteaux et les blés dans nos champs,
La moisson dans la grange et le vin dans la tonne,
Et nous réentendrons les rires et les chants ;

De nouveau le printemps penchera vers le fleuve
La jeune frondaison des arbres reverdis,
Et le soleil luira dans la lumière neuve,
Et les aubes d’argent feront l’or des midis ;


De nouveau les fruits mûrs pendront aux branches torses
Oh ! la gerbe d’août au chaume du guéret !
Oh ! le parfum de l’algue et l’odeur des écorces,
Car la mer écumeuse est sœur de la forêt !

De nouveau l’âpre hiver se parera de givre ;
Nous entendrons les chiens à la lune aboyer
Et nous verrons, dans les longs soirs glacés, revivre
La lumière à la lampe et la flamme au foyer.

La tendresse et l’amour au cœur des jeunes femmes
Mystérieusement battront comme autrefois,
Mais quelque chose aura rendu graves les âmes
Lorsque pour le serment s’enlaceront les doigts ;


Les voix résonneront plus mâles et plus fières
Parce que nous verrons briller au fond des yeux
L’héroïque regard qui palpite aux paupières
Des régénérateurs et des victorieux ;

Dans l’air pur et léger où vole l’espérance
Un lumineux rayon rendra l’azur plus beau,
Et d’un éclat plus vif, les trois couleurs de France
Feront frémir d’orgueil la hampe du drapeau,

Tandis que, dans l’écho, de mémoire en mémoire,
Sublime souvenir de l’exploit sans pareil,
Vibrera longuement une rumeur de gloire
Au fond d’une splendeur de pourpre et de soleil !


*


Mais nous, qui n’aurons pas trempé nos mains farouches
Dans le flot furieux du sublime torrent,
Que n’enivrera pas le cri de mille bouches
Qui, de chaque héros, fait comme un Dieu vivant,

Nous qui nous n’aurons connu de la grande aventure
Que la rouge lueur qui gronde à l’horizon,
Nous qui n’aurons souffert que notre angoisse obscure,
Nous qui serons restés au seuil de la maison,


Nous ne marcherons pas avec vous, jeunes hommes,
Vous, les vainqueurs ; vous, les superbes ; vous, les forts,
Et, graves, à l’écart, sachant ce que nous sommes,
Nous, nous demeurerons dans l’ombre avec nos morts.

Nous serons les veilleurs de leur nuit éternelle
Et nous entretiendrons sur leurs tombeaux sacrés
La torche vigilante et la lampe fidèle ;
Nous resterons près d’eux, alors que vous vivrez,

Puisque le dur Destin, de sa main meurtrière,
A fait blanchir leurs os dans le lit du torrent
Et qu’ils n’auront pas, eux, cueilli dans la lumière
Le laurier ténébreux arrosé de leur sang !


28-29 avril 1915.