1914-1916 : poésies
Mercure de France (p. 79-81).

L’EXILÉ


« Ô deuil de ne pouvoir emporter sur la mer,
Dans l’écume salée et dans le vent amer,
L’épi de son labour et le fruit de sa treille,
Ni la rose que l’aurore fait plus vermeille,
Ni rien de tout ce qui, selon chaque saison,
Pare divinement le seuil de la maison !
Mais puisque mon foyer n’est plus qu’un tas de cendre
Et que dans mon jardin je ne dois plus entendre,

Sur les arbres, chanter les oiseaux du printemps,
Que nul ne reviendra de tous ceux que j’attends
S’abriter sous le toit où nichent des colombes,
Adieu donc, doux pays où nous avions nos tombes,
Où nous devions, à l’heure où se ferment les yeux,
Nous endormir auprès du sommeil des aïeux !
Nous partons. Ne nous pleurez pas, tendres fontaines,
Terre que nous quittons pour des terres lointaines,
Ô toi que le brutal talon du conquérant
A foulée et qu’au loin, de sa lueur de sang,
Empourpre la bataille et rougit l’incendie !
Qu’un barbare vainqueur nous chasse et qu’il châtie
En nous le saint amour que nous avions pour toi,
C’est bien. La force, pour un jour, prime le droit.
Mais l’exil qu’on subit pour ta cause, Justice,
Laisse au destin vengeur le temps qu’il s’accomplisse.
Nous reviendrons. Et soit que nous passions la mer
Parmi l’embrun cinglant et dans le vent amer,

Soit que le sort cruel rudement nous disperse,
Troupeau errant sous la rafale et sous l’averse,
Ne nous plains pas, cher hôte, en nous tendant la main,
Car n’est-il pas pour toi un étranger divin
Celui qui, le front haut et les yeux pleins de flamme,
A quitté sa maison pour fuir un joug infâme
Et dont le fier genou n’a pas voulu ployer
Et qui, pauvre, exilé, sans pain et sans foyer,
Sent monter, de son cœur à sa face pâlie,
Ce même sang sacré que saigne la Patrie ? »


23 juillet 1915.