1914-1916/La Ville menacée

1914-1916 : poésies
Mercure de France (p. 75-78).
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LA VILLE MENACÉE


Salut en ta nouvelle gloire,
Ô Venise des temps nouveaux,
Aujourd’hui Venise la noire,
Sans lumières sur tes canaux,

Hier encor « Venise la rouge »,
Ainsi que te nomma Musset
Quand il allait traîner au bouge
Son cœur que la Sand emplissait !


Comme le dandy romantique
Que le grand Byron éduqua,
Comme Gautier le nostalgique,
Du Môle à la Giudecca

J’ai bien souvent sur ta lagune
Mélancoliquement erré
Au geste d’or de la Fortune
Sur ta Dogana di Mare ;

J’ai parcouru le labyrinthe
Inextricable des calli
Où, près de la façade peinte,
Quelque humble masure vieillit ;


J’ai compté tous tes campaniles
Et j’ai passé sur tous tes ponts ;
La gondole m’a, vers tes îles,
Porté sur des coussins profonds ;

J’ai connu dans tes chers dédales
Tous les secrets de ta beauté,
Ô Venise aux cloches ducales
Qui sonnent dans de la clarté !

Mais, ô ville voluptueuse,
Où le rêve à tout pas nous suit,
Perle du golfe, valeureuse,
Je t’aime encor mieux aujourd’hui


Qu’un immense souffle héroïque
Gonfle les plis de l’étendard
Que le vent de l’Adriatique
Fait palpiter devant Saint-Marc ;

Aujourd’hui que l’Aigle d’Autriche,
Avec son frère l’avion,
De son vol tournoyant aguiche
La double aile de ton Lion,

Et qu’au milieu de tes colombes
Grasses du grain qu’on leur jeta,
On entend éclater des bombes
Au marbre de la Piazzetta.


20 juin 1915.