Œuvres politiques (Constant)/De la suspension et de la violation des constitutions

Texte établi par Charles Louandre, Charpentiers et Cie, Libraires-éditeurs (p. 38-43).



IV


DE LA SUSPENSION ET DE LA VIOLATION DES CONSTITUTIONS.

Durant le cours de notre révolution, nos gouvernements ont fréquemment prétendu qu’ils avaient le droit de violer la constitution pour la sauver. Le dépôt constitutionnel, ont-ils dit, nous est confié ; notre devoir est de prévenir toutes les atteintes qui pourraient lui être portées : et, comme le prétexte de prévenir quoi que ce soit permet tout, nos autorités, dans leur prévoyance préservatrice, démêlant toujours, au fond de toutes les réclamations et de toutes les résistances, de secrets desseins et des intentions perfides, ont généreusement pris sur elles de faire un mal certain pour éviter un mal présumé.

C’est ainsi que le directoire, après avoir commencé par la loi d’exception du 3 brumaire, a été conduit jusqu’au 18 fructidor. C’est ainsi que Bonaparte, après avoir commencé par la mesure d’exception qui éliminait le tribunat, a fini par l’empire : et déjà, sous le règne de la charte, on a insinué que son quatorzième article donnait au gouvernement le droit de tout faire. Cette logique ressemble assez à celle du berger dans l’Avocat Patelin. Mais, comme ici le ridicule est sans préjudice de l’odieux, il est bon de réfuter sérieusement ce système.

Un gouvernement constitutionnel cesse de droit d’exister aussitôt que la constitution n’existe plus, et une constitution n’existe plus dès qu’elle est violée : le gouvernement qui la viole déchire son titre : à dater de cet instant même, il peut bien subsister par la force, mais il ne subsiste plus par la constitution.

Eh quoi ! répondent ceux qui détruisent les constitutions pour les préserver d’être détruites par d’autres, faut-il les livrer sans défense à leurs ennemis ? Faut-il permettre que ces ennemis s’en servent comme d’une arme ?

Je demande d’abord si, lorsqu’on viole la constitution, c’est bien réellement la constitution que l’on conserve : je réponds que non ; ce que l’on conserve, c’est le pouvoir de quelques hommes qui règnent au nom d’une constitution qu’ils ont anéantie. Remarquez-le bien, étudiez les faits, vous verrez que toutes les fois que des constitutions ont été violées, ce ne sont pas les constitutions, mais les gouvernements que l’on a sauvés.

Soit, me dira-t-on : mais n’est-ce pas un bien que de sauver le gouvernement ? le gouvernement n’est-il pas de première nécessité parmi les hommes ? Et si une constitution est devenue inexécutable, soit par ses défauts intrinsèques, soit par un enchaînement malheureux de circonstances, n’est-il pas salutaire qu’au moins le gouvernement soit en sûreté ?

S’il était prouvé que, par des mesures pareilles, le gouvernement fut en sûreté, j’hésiterais peut-être dans ma réponse.

Je suis enclin, moins que personne, à désirer le bouleversement des formes établies : j’aime presque toujours mieux ce qui existe que ce qui viendrait, parce qu’il y a presque toujours dans ce qui existe des garanties pour la liberté et pour le repos ; mais, précisément parce que je désire le maintien de ces formes comme garantie du repos et de la liberté, je ne puis consentir à ce que, sous prétexte de les conserver, on prenne des moyens qui détruisent l’une et troublent l’autre ; je n’y puis consentir, parce qu’on marche contre le but qu’on allègue, qu’on sacrifie le fond sans sauver les formes. Car, il ne faut pas s’y tromper, lorsqu’un gouvernement n’a de ressource pour prolonger sa durée que dans les mesures illégales, ces mesures ne retardent sa perte que de peu d’instants, et le renversement qu’il voulait prévenir s’opère ensuite avec plus de malheurs et de honte.

L’on est convenu d’admirer, de siècle en siècle, certains exemples d’une rapidité extra-constitutionnelle, extra-judiciaire, qui, dit-on, sauve les États en ne laissant pas aux séditieux le temps de se reconnaître ; et, lorsqu’on raconte ces attentats politiques, on les considère isolément, comme si les faits qui les ont suivis ne faisaient pas partie de leurs conséquences[1].

Sans doute il y a, pour les sociétés politiques, des moments de danger que toute la prudence humaine a peine à conjurer ; mais il est des actions que l’amour de la vie ne légitime pas dans les individus : il en est de même pour les gouvernements, et si l’on veut prendre conseil de l’expérience et de l’histoire de tous les peuples, on cessera de qualifier cette règle de morale niaise. Si la chute est inévitable, pourquoi joindre au malheur certain le crime inutile ? Si le péril peut se conjurer, ce ne sera point par la violence, par la suppression de la justice, mais en adhérant plus scrupuleusement que jamais aux lois établies, aux formes tutélaires, aux garanties préservatrices.

Deux avantages résulteront de cette courageuse persistance dans ce qui est juste et légal. Les gouvernements laisseront à leurs ennemis l’odieux de la violation des lois les plus saintes ; et, de plus, ils obtiendront, par le calme et par la sécurité dont leurs actes seront empreints, la confiance de cette masse timide qui resterait au moins indécise, si des mesures extraordinaires ne prouvaient, dans les dépositaires de l’autorité, le sentiment d’un péril pressant.

Il n’y a point d’excuse pour des moyens qui servent également à toutes les intentions et à tous les buts, et qui, invoqués par les hommes honnêtes contre les brigands, se retrouvent dans la bouche des brigands avec l’autorité des hommes honnêtes, avec la même apologie de la nécessité, avec le même prétexte du salut public. La loi de Valérius Publicola, qui permettait de tuer sans formalité quiconque aspirait à la tyrannie, servait alternativement les fureurs aristocratiques et populaires, et perdit la république romaine.

Que reste-t-il après une constitution violée ? La sécurité, la confiance sont détruites. Les gouvernants ont le sentiment de l’usurpation ; les gouvernés ont la conviction qu’ils sont à la merci d’un pouvoir qui s’est affranchi des lois. Toute protestation de respect pour la constitution paraît, dans les uns, une dérision ; tout appel à cette constitution paraît, dans les autres, une hostilité. En vain ceux qui, dans leur zèle imprévoyant, ont concouru à ce mouvement désordonné, veulent-ils l’arrêter dans ses déplorables conséquences ; ils ne trouvent plus de point d’appui. Ce remède est hors de la portée des hommes ; la digue est rompue ; l’arbitraire est déchaîné. En admettant les intentions les plus pures, tous les efforts seront infructueux. Les dépositaires de l’autorité savent qu’ils ont préparé un glaive qui n’attend qu’un bras assez fort pour le diriger contre eux. Le peuple oublierait, peut-être, que le gouvernement s’est établi sur la violation des règles qui le rendaient légitime ; mais le gouvernement ne l’oublie pas : il y pense, et pour regarder toujours comme en péril un pouvoir devenu coupable, et pour avoir sans cesse en arrière-pensée la possibilité d’un coup d’État pareil au premier ; il suit avec effort, en aveugle, au jour le jour, une route sillonnée par l’injustice ; il ne dépend pas de lui d’en suivre une meilleure. Il subit la destinée de tout gouvernement sorti de ses bornes.

Et qu’on n’espère pas rentrer dans une constitution après l’avoir violée.

Toute constitution qui a été violée est prouvée mauvaise. Car, de trois choses, une est démontrée. Ou il était impossible aux pouvoirs constitutionnels de gouverner avec la constitution, ou il n’y avait pas dans tous ces pouvoirs un intérêt égal à maintenir, cette constitution ; ou, enfin, il n’existait pas dans les pouvoirs opposés au pouvoir usurpateur des moyens suffisants de la défendre. Mais, lors même qu’on supposerait que cette constitution eût été bonne, sa puissance est détruite sur l’esprit des peuples ; elle a perdu tout ce qui la rendait respectable, tout ce qui formait son culte, par cela seul qu’on a porté atteinte à sa légalité.

J’aime à m’étendre sur ce sujet et à le présenter sous toutes ses faces, parce qu’il est bon que les écrivains réparent le mal que des écrivains ont fait. La manie de la plupart des hommes, c’est de se prétendre au-dessus de ce qu’ils sont. La manie des écrivains, c’est de se prétendre des hommes d’État. En conséquence, ils racontent presque tous avec respect, ils décrivent avec complaisance, tous les grands développements de force, tous les recours aux mesures illégales, dans les circonstances périlleuses ; ils réchauffent leur vie spéculative de toutes les démonstrations de puissance dont ils décorent leurs phrases ; ils cherchent à mettre dans leur style la rapidité qu’ils recommandent ; ils lancent de tous côtés l’arbitraire ; ils se croient, pour un moment, revêtus du pouvoir, parce qu’ils en prêchent l’abus ; ils se donnent ainsi quelque chose du plaisir de l’autorité ; ils répètent, à tue-tête, les grands mots de salut du peuple, de loi suprême, d’intérêt public ; ils sont en admiration de leur profondeur, et s’émerveillent de leur énergie. Pauvres imbéciles ! ils parlent à des hommes qui ne demandent pas mieux que de les écouter, et qui, à la première occasion, feront sur eux-mêmes l’expérience de leur théorie.

Cette vanité, qui a faussé le jugement de tant d’écrivains, a eu plus d’inconvénients qu’on ne pense, pendant nos dissensions civiles. Tous les esprits médiocres, conquérants passagers d’une portion de l’autorité, étaient remplis de toutes ces maximes, d’autant plus agréables à la sottise, qu’elles lui servent à trancher les nœuds qu’elle ne peut délier. Ils ne rêvaient que mesures de salut public, grandes mesures, coups d’État. Ils se croyaient des génies extraordinaires parce qu’ils s’écartaient, à chaque instant, des moyens ordinaires. Ils se proclamaient des têtes vastes, parce que la justice leur paraissait une chose étroite. À chaque crime politique qu’ils commettaient, on les entendait s’écrier : Nous avons encore une fois sauvé la patrie. Certes, nous devons en être suffisamment convaincus ; c’est une patrie bientôt perdue, qu’une patrie sauvée ainsi chaque jour.


  1. Ici l’auteur cite l’exemple des Gracques, des complices de Catilina et des Guises. Ce qu’il dit à ce sujet, il le répète, presque dans les mêmes termes, dans le chapitre intitulé : De l’effet des mesures illégales et despotiques dans les gouvernements réguliers eux-mêmes. Le lecteur trouvera donc dans ce chapitre ce que nous retranchons ici.
    (Note de l’éditeur.)