Œuvres politiques (Constant)/De l’usurpation

Texte établi par Charles Louandre, Charpentiers et Cie, Libraires-éditeurs (p. 44-68).



V


DE L’USURPATION[1].

Mon but n’est nullement de me livrer à l’examen des diverses formes de gouvernement.

Je veux opposer un gouvernement régulier à ce qui n’en est pas un, mais non comparer les gouvernements réguliers entre eux. Nous n’en sommes plus au temps où l’on déclarait la monarchie un pouvoir contre nature ; et je n’écris pas non plus dans le pays où il est ordonné de proclamer que la république est une institution anti-sociale[2].

Je ne me réunirai point aux détracteurs des républiques. Celles de l’antiquité, où les facultés de l’homme se développaient dans un champ si vaste, tellement fortes de leurs propres forces, avec un tel sentiment d’énergie et de dignité, remplissent toutes les âmes qui ont quelque valeur, d’une émotion d’un genre profond et particulier. Les vieux éléments, d’une nature antérieure, pour ainsi dire, à la nôtre, semblent se réveiller en nous à ces souvenirs. Les républiques de nos temps modernes, moins brillantes et plus paisibles, ont favorisé d’autres développements de facultés et créé d’autres vertus. Le nom de la Suisse rappelle cinq siècles de bonheur privé et de loyauté publique. Le nom de la Hollande en retrace trois d’activité, de bon sens, de fidélité et d’une probité scrupuleuse, jusqu’au milieu des dissensions civiles, et même sous le joug de l’étranger ; et l’imperceptible Genève a fourni aux annales des sciences, de la philosophie et de la morale, une moisson plus ample que bien des empires cent fois plus vastes et plus puissants.

D’une autre part, en considérant les monarchies de nos jours, ces monarchies, où maintenant les peuples et les rois sont réunis par une confiance réciproque et ont contracté une sincère alliance, on doit se plaire à leur rendre hommage.

Enfin, lorsqu’on réfléchit que l’Angleterre est une monarchie, et que l’on y voit tous les droits des citoyens hors d’atteinte, l’élection populaire maintenant la vie dans le corps politique, malgré quelques abus plus apparents que réels, la liberté de la presse respectée, le talent assuré de son triomphe, et, dans les individus de toutes les classes, cette sécurité fière et calme de l’homme environné de la loi de sa patrie, sécurité dont naguère, dans notre continent misérable, nous avions perdu jusqu’au dernier souvenir, comment ne pas rendre justice à des institutions qui garantissent un pareil bonheur ? Il y a quelques mois que chacun, regardant autour de soi, se demandait dans quel asile obscur, si l’Angleterre était subjuguée, il pourrait écrire, parler, penser, respirer.

Mais l’usurpation ne présente aux peuples ni les avantages d’une monarchie, ni ceux d’une république : l’usurpation n’est point la monarchie. Ce qui fait qu’on a méconnu cette vérité, c’est que, voyant, dans l’une comme dans l’autre, un seul homme dépositaire de la puissance, l’on n’a pas suffisamment distingué deux choses qui ne se ressemblent que sous ce rapport.


I

La monarchie, telle qu’elle existe dans la plupart des États européens, est une institution modifiée par le temps, adoucie par l’habitude. Elle est entourée de corps intermédiaires qui la soutiennent à la fois et la limitent, et sa transmission régulière et paisible rend la soumission plus facile et la puissance moins ombrageuse. Le monarque est en quelque sorte un être abstrait. On voit en lui non pas un individu, mais une race entière de rois, une tradition de plusieurs siècles.

L’usurpation est une force qui n’est modifiée ni adoucie par rien. Elle est nécessairement empreinte de l’individualité de l’usurpateur, et cette individualité, par l’opposition qui existe entre elle et tous les intérêts antérieurs, doit être dans un état perpétuel de défiance et d’hostilité.

La monarchie n’est point une préférence accordée à un homme aux dépens des autres ; c’est une suprématie consacrée d’avance : elle décourage les ambitions, mais n’offense point les vanités. L’usurpation exige de la part de tous une abdication immédiate en faveur d’un seul : elle soulève toutes les prétentions ; elle met en fermentation tous les amours-propres. Lorsque le mot de Pédarète porte sur trois cents hommes, il est moins difficile à prononcer que lorsqu’il porte sur un seul[3].

Ce n’est pas tout de se déclarer monarque héréditaire. Ce qui constitue tel, ce n’est pas le trône qu’on veut transmettre, mais le trône dont on a hérité. On n’est monarque héréditaire qu’après la seconde génération. Jusques alors, l’usurpation peut bien s’intituler monarchie ; mais elle conserve l’agitation des révolutions qui l’ont fondée. Ces prétendues dynasties nouvelles sont aussi orageuses que les factions, ou aussi oppressives que la tyrannie. C’est l’anarchie de Pologne, ou le despotisme de Constantinople. Souvent c’est tous les deux.

Un monarque montant sur le trône que ses ancêtres ont occupé suit une route dans laquelle il ne s’est point lancé par sa volonté propre. Il n’a point sa réputation à faire ; il est seul de son espèce : on ne le compare à personne. Un usurpateur est exposé à toutes les comparaisons que suggèrent les regrets, les jalousies ou les espérances ; il est obligé de justifier son élévation : il a contracté l’engagement tacite d’attacher de grands résultats à une si grande fortune ; il doit craindre de tromper l’attente du public, qu’il a si puissamment éveillée. L’inaction la plus raisonnable, la mieux motivée, lui devient un danger. Il faut donner aux Français tous les trois mois, disait un homme qui s’y entend bien, quelque chose de nouveau : il a tenu parole[4].

Or, c’est sans doute un avantage que d’être propre à de grandes choses, quand le bien général l’exige ; mais c’est un mal que d’être condamné à de grandes choses pour sa considération personnelle, quand le bien général ne l’exige pas. L’on a beaucoup déclamé contre les rois fainéants. Dieu nous rende leur fainéantise, plutôt que l’activité d’un usurpateur !

Aux inconvénients de la position joignez les vices du caractère, car il y en a que l’usurpation implique, et il y en a encore que l’usurpation produit.

Que de ruses, que de violences, que de parjures elle nécessite ! Comme il faut invoquer des principes qu’on se prépare à fouler aux pieds, prendre des engagements que l’on veut enfreindre, se jouer de la bonne foi des uns, profiter de la faiblesse des autres, éveiller l’avidité là où elle sommeille, enhardir l’injustice là où elle se cache, la dépravation là où elle est timide : mettre, en un mot, toutes les passions coupables comme en serre chaude, pour que la maturité soit plus rapide, et la moisson plus abondante.

Un monarque arrive noblement au trône ; un usurpateur s’y glisse à travers la boue et le sang, et quand il y prend place, sa robe tachée porte l’empreinte de la carrière qu’il a parcourue.

Croit-on que le succès viendra, de sa baguette magique, le purifier du passé ? Tout au contraire : il ne serait pas corrompu d’avance, que le succès suffirait pour le corrompre.

Si nous parcourons tous les détails de l’administration extérieure et intérieure, partout nous verrons des différences, au désavantage de l’usurpation, et à l’avantage de la monarchie.

Un roi n’a pas besoin de commander ses armées. D’autres peuvent combattre pour lui, tandis que ses vertus pacifiques le rendent cher et respectable à son peuple. L’usurpateur doit être toujours à la tête de ses prétoriens. Il en serait le mépris, s’il n’en était l’idole.

Ceux qui corrompirent les républiques grecques, dit Montesquieu, ne devinrent pas toujours tyrans. C’est qu’ils s’étaient plus attachés à l’éloquence qu’à l’art militaire[5]. Mais dans nos associations nombreuses, l’éloquence est impuissante ; l’usurpation n’a d’autre appui que la force armée. Pour la fonder, cette force est nécessaire ; elle l’est encore pour la conserver.

De là, sous un usurpateur, des guerres sans cesse renouvelées : ce sont des prétextes pour s’entourer de gardes ; ce sont des occasions pour façonner ces gardes à l’obéissance ; ce sont des moyens d’éblouir les esprits et de suppléer, par le prestige de la conquête, au prestige de l’antiquité. L’usurpation nous ramène au système guerrier ; elle entraîne donc tous les inconvénients que nous avons rencontrés dans ce système.

La gloire d’un monarque légitime s’accroît des gloires environnantes. Il gagne à la considération dont il entoure ses ministres. Il n’a nulle concurrence à redouter. L’usurpateur, pareil naguère ou même inférieur à ses instruments, est obligé de les avilir, pour qu’ils ne deviennent pas ses rivaux. Il les froisse, pour les employer. Aussi, regardez-y de près, toutes les âmes fières s’éloignent ; et quand les âmes fières s’éloignent, que reste-t-il ? Des hommes qui savent ramper, mais ne sauraient défendre ; des hommes qui insulteraient les premiers, après sa chute, le maître qu’ils auraient flatté[6].

Ceci fait que l’usurpation est plus dispendieuse que la monarchie. Il faut d’abord payer les agents pour qu’ils se laissent dégrader ; il faut ensuite payer ces agents dégradés pour qu’ils se rendent utiles. L’argent doit faire le service et de l’opinion et de l’honneur. Mais ces agents, tout corrompus et tout zélés qu’ils sont, n’ont pas l’habitude du gouvernement. Ni eux, ni leur maître, nouveau comme eux, ne savent tourner les obstacles. À chaque difficulté qu’ils rencontrent, la violence leur est si commode qu’elle leur paraît toujours nécessaire. Ils seraient tyrans par ignorance, s’ils ne l’étaient par intention. Vous voyez les mêmes institutions subsister dans la monarchie durant des siècles. Vous ne voyez pas un usurpateur qui n’ait vingt fois révoqué ses propres lois, et suspendu les formes qu’il venait d’instituer, comme un ouvrier novice et impatient brise ses outils.

Un monarque héréditaire peut exister à côté, ou pour mieux dire, à la tête d’une noblesse antique et brillante ; il est, comme elle, riche de souvenirs. Mais là où le monarque voit des soutiens, l’usurpateur voit des ennemis. Toute noblesse, dont l’existence a précédé la sienne, doit lui faire ombrage. Il faut que, pour appuyer sa nouvelle dynastie, il crée une nouvelle noblesse[7].

Mais il y a confusion d’idées dans ceux qui parlent des avantages d’une hérédité déjà reconnue pour en conclure la possibilité de créer l’hérédité. La noblesse engage, envers un homme et ses descendants, le respect des générations, non-seulement futures, mais contemporaines. Or, ce dernier point est le plus difficile. On peut bien admettre un traité pareil, lorsqu’en naissant on le trouve sanctionné ; mais assister au contrat, et s’y résigner, est impossible, si l’on n’est la partie avantagée.

L’hérédité s’introduit, dans des siècles de simplicité ou de conquête ; mais on ne l’institue pas au milieu de la civilisation. Elle peut alors se conserver, mais non s’établir. Toutes les institutions qui tiennent du prestige ne sont jamais l’effet de la volonté : elles sont l’ouvrage des circonstances. Tous les terrains sont propres aux alignements géométriques ; la nature seule produit les sites et les effets pittoresques. Une hérédité, qu’on voudrait édifier sans qu’elle reposât sur aucune tradition respectable et presque mystérieuse, ne dominerait point l’imagination. Les passions ne seraient pas désarmées ; elles s’irriteraient au contraire davantage contre une inégalité subitement érigée en leur présence et à leurs dépens. Lorsque Cromwell voulut instituer une chambre haute, il y eut révolte générale dans l’opinion d’Angleterre. Les anciens pairs refusèrent d’en faire partie, et la nation refusa de son côté de reconnaître comme pairs ceux qui se rendirent à l’invitation.

On crée néanmoins de nouveaux nobles, objectera-t-on. C’est que l’illustration de l’ordre entier rejaillit sur eux. Mais si vous créez à la fois le corps et les membres, où sera la source de l’illustration ?

Des raisonnements du même genre se reproduisent relativement à ces assemblées, qui, dans quelques monarchies, défendent ou représentent le peuple. Le roi d’Angleterre est vénérable au milieu de son parlement ; mais c’est qu’il n’est pas, nous le répétons, un simple individu. Il représente aussi la longue suite des rois qui l’ont précédé ; il n’est pas éclipsé par les mandataires de la nation : mais un seul homme, sorti de la foule, est d’une stature trop diminutive, et, pour soutenir le parallèle, il faut que cette stature devienne terrible. Les représentants d’un peuple, sous un usurpateur, doivent être ses esclaves, pour n’être pas ses maîtres. Or, de tous les fléaux politiques, le plus effroyable est une assemblée qui n’est que l’instrument d’un seul homme. Nul n’oserait vouloir en son nom ce qu’il ordonne à ses agents de vouloir, lorsqu’ils se disent les interprètes libres du vœu national. Songez au sénat de Tibère, songez au parlement d’Henri VIII.

Ce que j’ai dit de la noblesse s’applique également à la propriété. Les anciens propriétaires sont les appuis naturels d’un monarque légitime ; ils sont les ennemis nés d’un usurpateur. Or je pense qu’il est reconnu que pour qu’un gouvernement soit paisible, la puissance et la propriété doivent être d’accord. Si vous les séparez, il y aura lutte, et à la fin de cette lutte, ou la propriété sera envahie, ou le gouvernement sera renversé.

Il paraît plus facile de créer de nouveaux propriétaires que de nouveaux nobles ; mais il s’en faut qu’enrichir des hommes devenus puissants soit la même chose qu’investir du pouvoir des hommes qui étaient nés riches. La richesse n’a point un effet rétroactif. Conférée tout à coup à quelques individus, elle ne leur donne ni cette sécurité sur leur situation, ni cette absence d’intérêts étroits, ni cette éducation soignée qui forment ses principaux avantages. On ne prend pas l’esprit propriétaire aussi lestement qu’on prend la propriété. À Dieu ne plaise que je veuille insinuer ici que la richesse doit constituer un privilège ! Toutes les facultés naturelles, comme tous les avantages sociaux, doivent trouver leur place dans l’organisation politique, et le talent n’est certes pas un moindre trésor que l’opulence. Mais, dans une société bien organisée, le talent conduit à la propriété. Le corps des anciens propriétaires se recrute ainsi de nouveaux membres, et c’est la seule manière dont un changement progressif, imperceptible et toujours partiel, doive s’opérer. L’acquisition lente et graduelle d’une propriété légitime est autre chose que la conquête violente d’une propriété qu’on enlève. L’homme qui s’enrichit par son industrie ou ses facultés apprend à mériter ce qu’il acquiert ; celui qu’enrichit la spoliation ne devient que plus indigne de ce qu’il ravit.

Plus d’une fois, durant nos troubles, nos maîtres d’un jour, qui nous entendaient regretter le gouvernement des propriétaires, ont eu la tentation de devenir propriétaires pour se rendre plus dignes de gouverner ; mais quand ils se seraient investis en quelques heures de propriétés considérables, par une volonté qu’ils auraient appelée loi, le peuple et eux-mêmes auraient pensé que ce que la loi avait conféré, la loi pouvait le reprendre ; et la propriété, au lieu de protéger l’institution, aurait eu continuellement besoin d’être protégée par elle. En richesse, comme en autre chose, rien ne supplée au temps.

D’ailleurs, pour enrichir les uns, il faut appauvrir les autres ; pour créer de nouveaux propriétaires, il faut dépouiller les anciens. L’usurpation générale doit s’entourer d’usurpations partielles, comme d’ouvrages avancés qui la défendent. Pour un intérêt qu’elle se concilie, dix s’arment contre elle.

Ainsi donc, malgré la ressemblance trompeuse qui paraît exister entre l’usurpation et la monarchie, considérées toutes deux comme le pouvoir remis à un seul homme, rien n’est plus différent. Tout ce qui fortifie la seconde menace la première ; tout ce qui est, dans la monarchie, une cause d’union, d’harmonie et de repos, est, dans l’usurpation, une cause de résistance, de haine et de secousses.

Ces raisonnements ne militent pas avec moins de force pour les républiques, quand elles ont existé longtemps. Alors elles acquièrent, comme les monarchies, un héritage de traditions, d’usages et d’habitudes. L’usurpation seule, nue et dépouillée de toutes ces choses, erre au hasard, le glaive en main, cherchant de tous côtés, pour couvrir sa honte, des lambeaux qu’elle déchire et qu’elle ensanglante en les arrachant.


II

L’usurpation ne peut subsister, ni sans le despotisme, car tous les intérêts s’élèvent contre elle, ni par le despotisme, car le despotisme ne peut subsister[8]. La durée de l’usurpation est donc impossible.

Sans doute le spectacle que la France nous offre paraît propre à décourager toute espérance. Nous y voyons l’usurpation triomphante, armée de tous les souvenirs effrayants, héritière de toutes les théories criminelles, se croyant justifiée par tout ce qui s’est fait avant elle, forte de tous les attentats, de toutes les erreurs du passé, affichant le mépris des hommes, le dédain pour la raison. Autour d’elle se sont réunis tous les désirs ignobles, tous les calculs adroits, toutes les dégradations raffinées. Les passions, qui durant la violence des révolutions se sont montrées si funestes, se reproduisent sous d’autres formes. La peur et la vanité parodiaient jadis l’esprit de parti dans ses fureurs les plus implacables. Elles surpassent maintenant, dans leurs démonstrations insensées, la plus abjecte servilité. L’amour-propre, qui survit à tout, place encore un succès dans la bassesse, où l’effroi cherche un asile. La cupidité paraît à découvert, offrant son opprobre comme garantie à la tyrannie. Le sophisme s’empresse à ses pieds, l’étonne de son zèle, la devance de ses cris, obscurcissant toutes les idées, et nommant séditieuse la voix qui veut le confondre. L’esprit vient offrir ses services ; l’esprit qui, séparé de la conscience, est le plus vil des instruments. Les apostats de toutes les opinions accourent en foule, n’ayant conservé de leurs doctrines passées que l’habitude des moyens coupables. Des transfuges habiles, illustres par la tradition du vice, se glissent de la prospérité de la veille à la prospérité du jour. La religion est le porte-voix de l’autorité, le raisonnement, le commentaire de la force. Les préjugés de tous les âges, les injustices de tous les pays, sont rassemblés comme matériaux du nouvel ordre social. L’on remonte vers des siècles reculés, l’on parcourt des contrées lointaines, pour composer de mille traits épars une servitude bien complète qu’on puisse donner pour modèle. La parole déshonorée vole de bouche en bouche, ne partant d’aucune source réelle, ne portant nulle part la conviction ; bruit importun, oiseux et ridicule, qui ne laisse à la vérité et à la justice aucune expression qui ne soit souillée.

Un pareil état est plus désastreux que la révolution la plus orageuse. On peut détester quelquefois les tribuns séditieux de Rome, mais on est oppressé du mépris qu’on éprouve pour le sénat sous les Césars. On peut trouver durs et coupables les ennemis de Charles Ier, mais un dégoût profond nous saisit pour les créatures de Cromwell.

Lorsque les portions ignorantes de la société commettent des crimes, les classes éclairées restent intactes. Elles sont préservées de la contagion par le malheur ; comme la force des choses remet tôt ou tard le pouvoir entre leurs mains, elles ramènent facilement l’opinion, qui est plutôt égarée que corrompue. Mais lorsque ces classes elles-mêmes, désavouant leurs principes anciens, déposent leur pudeur accoutumée, et s’autorisent d’exécrables exemples, quel espoir reste-t-il ? Où trouver un germe d’honneur, un élément de vertu ? Tout n’est que fange, sang et poussière.

Destinée cruelle à toutes les époques pour les amis de l’humanité ! Méconnus, soupçonnés, entourés d’hommes incapables de croire au courage, à la conviction désintéressée, tourmentés tour à tour par le sentiment de l’indignation, quand les oppresseurs sont les plus forts, et par celui de la pitié, quand ces oppresseurs sont devenus victimes, ils ont toujours erré sur la terre, en butte à tous les partis, et seuls, au milieu des générations, tantôt furieuses, tantôt dépravées.

En eux repose toutefois l’espoir de la race humaine. Nous leur devons cette grande correspondance des siècles qui dépose en lettres ineffaçables contre tous les sophismes que renouvellent tous les tyrans. Par elle, Socrate a survécu aux persécutions d’une populace aveugle, et Cicéron n’est pas mort tout entier sous les proscriptions de l’infâme Octave. Que leurs successeurs ne se découragent pas ! Qu’ils élèvent de nouveau leur voix ! Ils n’ont rien à se faire pardonner. Ils n’ont besoin ni d’expiation ni de désaveux. Ils possèdent intact le trésor d’une réputation pure. Qu’ils osent exprimer l’amour des idées généreuses ! Elles ne réfléchissent pas sur eux un jour accusateur. Ce ne sont point des temps sans compensation que ceux où le despotisme, dédaignant une hypocrisie qu’il croit inutile, arbore ses propres couleurs, et déploie avec insolence des étendards dès longtemps connus. Combien il vaut mieux souffrir de l’oppression de ses ennemis que rougir des excès de ses alliés ! On rencontre alors l’approbation de tout ce qu’il y a de vertueux sur la terre. On plaide une noble cause, en présence du monde, et secondé par les vœux de tous les hommes de bien.

Jamais un peuple ne se détache de ce qui est véritablement la liberté. Dire qu’il s’en détache, c’est dire qu’il aime l’humiliation, la douleur, le dénûment et la misère ; c’est prétendre qu’il se résigne sans peine à être séparé des objets de son amour, interrompu dans ses travaux, dépouillé de ses biens, tourmenté dans ses opinions et dans ses plus secrètes pensées, traîné dans les cachots et sur l’échafaud. Car, c’est contre ces choses que les garanties de la liberté sont instituées ; c’est pour être préservé de ces fléaux que l’on invoque la liberté. Ce sont ces fléaux que le peuple craint, qu’il maudit, qu’il déteste. En quelque lieu, sous quelque dénomination qu’il les rencontre, il s’épouvante, il recule. Ce qu’il abhorrait dans ce que ses oppresseurs appelaient la liberté, c’était l’esclavage. Aujourd’hui l’esclavage s’est montré à lui sous son vrai nom, sous ses véritables formes. Croit-on qu’il le déteste moins ?


III

Les peuples devraient s’instruire par l’exemple de Buonaparte, dont l’histoire est trop récente, pour que les leçons qu’elle nous offre soient déjà perdues. Personne n’a plus travaillé que cet homme à ressusciter le dogme du droit divin. Il s’est fait sacrer par le chef de l’Église ; toutes les pompes religieuses ont entouré son trône. Il semblait y avoir dans son élévation quelque chose de surnaturel ; tous les sophismes de l’esprit se sont mis à son service, à commencer par le catéchisme, et à finir par les harangues académiques. Les productions de mille écrivains se sont remplies de dissertations d’une bassesse naïve sur le devoir d’obéissance implicite et sur le mystère de l’autorité : quel a été le résultat de tous ces efforts ? L’heure décisive est venue ; et, dans cette nation assermentée et endoctrinée depuis douze ans, pas une voix ne s’est élevée, pour rappeler une profession de foi politique, commentée et amplifiée par tant de rhéteurs infatigables, inculquée à une jeunesse docile, et mille fois jurée par un peuple immense, avec toutes les apparences de l’enthousiasme. C’est que les arguments sur lesquels cette profession de foi repose prouvent trop, ou ne prouvent rien. Ils prouvent trop, si on les établit dans toute leur rigueur, car ils invalident alors la légitimité de toute famille qui s’est élevée aux dépens d’une autre. Ils ne prouvent rien, si on les plie aux circonstances, car alors la source de la légitimité ne sera autre que la force, et la forée appartient à qui s’en saisit.

J’admets deux sortes de légitimité : l’une positive qui provient d’une élection libre, l’autre tacite, qui repose sur l’hérédité ; et j’ajoute que l’hérédité est légitime puisque les habitudes qu’elle fait naître et les avantages qu’elle procure lui rendent le vœu national. Celle qui provient de l’élection est la plus séduisante en théorie ; mais elle a l’inconvénient de pouvoir être contrefaite : elle l’a été en Angleterre par Cromwell ; elle l’a été en France par Buonaparte.

L’histoire ne nous offre guère que deux exemples, où l’élection portant sur un seul homme, et substituée à l’hérédité, ait eu des résultats favorables[9]. Le premier exemple est celui des Anglais en 1668, le second, celui des Suédois, aujourd’hui, mais, dans les deux cas, la légitimité, que l’hérédité consacre, est venue à l’appui de l’élection. Le prince que les Suédois ont appelé a été adopté par la famille royale, et les Anglais ont cherché dans Guillaume III le plus proche parent du roi qu’ils étaient réduits à déposséder. Dans l’un et l’autre cas, il est résulté de cette combinaison, que le prince élu librement par la nation s’est trouvé fort, à la fois, de sa dignité ancienne et de son titre nouveau. Il a contenté l’imagination par des souvenirs qui la captivaient, et la raison par le suffrage national dont il était appuyé. Il n’a point été condamné à n’employer que des éléments d’une création récente. Il a pu disposer avec confiance de toutes les forces de la nation, parce qu’il ne la dépouillait d’aucune partie de son héritage politique. Les institutions antérieures ne lui ont point été contraires ; il se les est associées, et elles ont concouru à le soutenir.

Ajoutez à cela, que les circonstances ont donné à Guillaume III un autre intérêt que celui qui d’ordinaire anime les princes, et les porte à ne travailler qu’à l’accroissement de leur puissance. Ayant à maintenir la sienne contre un concurrent qui la lui disputait, il a dû faire cause commune avec les amis de la liberté, qui, en lui conservant ses attributions, ne voulaient pas qu’elles fussent agrandies. Ceux qui auraient voulu agrandir la prérogative royale avaient en même temps pour but d’en confier l’exercice à un autre. De là vint = que, sous les trois règnes de Guillaume III, de la reine Anne et de Georges Ier, ces monarques furent sur la défensive contre une théorie de despotisme qui aurait tourné contre eux. Ils se virent obligés à faire ressortir les dangers de cette théorie. Si les principes de l’obéissance étaient favorables à la puissance du roi, comme roi, les principes de la liberté étaient favorables à la sûreté du roi, comme individu. La reine Anne se crut intéressée à poursuivre Sacheverel, qui avait prêché la doctrine de la soumission implicite et du droit divin. L’influence de la couronne contribua, de la sorte, à former l’esprit public à la liberté.

Cependant, voyez, même dans cette partie importante de l’histoire anglaise, qui renferme ses dernières révolutions depuis 1640, la tendance du peuple à préférer la légitimité héréditaire. À peine Cromwell est-il mort, que les Anglais rappellent les Stuarts avec des transports de joie. Ils aiment à leur prouver de l’attachement, à leur témoigner du repentir, à les entourer d’une confiance sans bornes ; et ce n’est qu’après une seconde et terrible expérience, après avoir vu les actes arbitraires reproduits et multipliés, les propriétés envahies, les jugements annulés, les citoyens frappés de sentences illégales, la liberté de la presse foulée aux pieds, en un mot, toutes les promesses enfreintes, toutes les garanties sociales violées, que la nation britannique se détermine à écarter derechef la ligne directe, et à se contenter de la légitimité que son vœu confie à un nouveau souverain. C’est bien une preuve que l’hérédité a du charme pour les peuples, et qu’ils sont heureux quand ils peuvent, sans trop d’inconvénients, lui rester fidèles !

Me trouvant, par cette explication, d’accord, à ce que je pense, avec ceux qui n’ont censuré mes opinions que parce que je ne les avais développées qu’en partie, il me resterait à répondre à ceux qui me reprochent d’avoir transformé des faits particuliers en règles générales, et d’avoir pris le conquérant et l’usurpateur qui nous opprimait pour le type de tous les usurpateurs et de tous les conquérants. Mais une comparaison détaillée entre Buonaparte et tous ces fléaux de l’espèce humaine serait nécessaire, et cette comparaison, qui exigerait une foule de discussions historiques, ne peut être placée à la fin de cet ouvrage.

L’on ne m’accusera pas de vouloir excuser celui que je n’ai jamais voulu reconnaître. Mais quand on n’attribue ses entreprises, ses crimes et sa chute qu’à une perversité ou à une démence particulière à lui seul, je crois qu’on se trompe. Il me semble au contraire avoir été puissamment modifié, d’un côté par sa position d’usurpateur, et de l’autre par l’esprit de son siècle. Il était même dans sa nature d’être plus modifié par ces deux causes que tout autre ne l’aurait été. Ce qui le caractérisait, c’était l’absence de tout sens moral, c’est-à-dire de toute sympathie, de toute émotion humaine. Il était le calcul personnifié ; si ce calcul a produit des résultats désastreusement bizarres, c’est qu’il se composait de deux termes opposés l’un à l’autre et inconciliables, de l’usurpation qui lui rendait le despotisme nécessaire, et d’un degré de civilisation qui rend le despotisme impossible. De là des contradictions, des incohérences, un mouvement double et convulsif, que l’on prend à tort pour des bizarreries individuelles.

Sans doute, un caractère tel que Philopémen, Washington, Kosciusko, n’aurait ni suivi la même marche, ni commis les mêmes forfaits. C’est que Philopémen, Washington, Kosciusko, n’auraient pas été des usurpateurs. Mais aussi ce sont des caractères très-rares : ce sont là les exceptions.

Assurément, Buonaparte est mille fois plus coupable que ces conquérants barbares qui, commandant à des barbares, n’étaient point en opposition avec leur siècle. Il a choisi la barbarie, il l’a préférée. Entouré de lumières, il a voulu ramener la nuit. Il a voulu transformer en nomades avides et sanguinaires un peuple doux et policé ; et son crime est dans cette intention préméditée, dans cet effort opiniâtre, pour nous ravir l’héritage de toutes les générations éclairées qui nous ont précédés sur cette terre. Mais pourquoi lui avons-nous donné le droit de concevoir une telle pensée ?

Lorsque arrivé solitaire, dans le dénûment et l’obscurité, jusqu’à l’âge de vingt-quatre ans, il promenait autour de lui son regard avide, pourquoi lui montrions-nous un pays où toute idée religieuse était un objet d’ironie ? Lorsqu’il écoutait ce qui se professait dans nos cercles, pourquoi de graves penseurs disaient-ils que l’homme n’avait de mobile que son intérêt ? S’il a démêlé facilement que toutes les interprétations subtiles par lesquelles on veut éluder les résultats, après avoir proclamé le principe, étaient illusoires, c’est que son instinct était sûr et son coup d’œil rapide. Ne lui ayant jamais prêté les vertus qu’il n’avait pas, je ne suis pas obligé de lui refuser les facultés qu’il avait. S’il n’y a que de l’intérêt dans le cœur de l’homme, il suffit à la tyrannie de l’effrayer ou de le séduire pour le dominer. S’il n’y a que de l’intérêt dans le cœur de l’homme, il n’est point vrai que la morale, c’est-à-dire l’élévation, la noblesse, la résistance à l’injustice, soient d’accord avec l’intérêt bien entendu. L’intérêt bien entendu n’est, dans ce cas, vu la certitude de la mort, autre chose que la jouissance, combinée, vu la possibilité d’une vie plus ou moins longue, avec la prudence qui donne aux jouissances une certaine durée. Enfin, lorsqu’au milieu de la France déchirée, fatiguée de souffrir et de se plaindre, et ne demandant qu’un chef, il s’est offert pour être ce chef, pourquoi la multitude s’est-elle empressée à solliciter de lui l’esclavage ? Quand la foule se complaît à manifester du goût pour la servitude, elle serait par trop exigeante, si elle prétendait que son maître dût s’obstiner à lui donner de la liberté.

Je le sais, la nation se calomniait elle-même, ou se laissait calomnier par des interprètes infidèles. Malgré l’affectation misérable qui parodiait l’incrédulité, tout sentiment religieux n’était pas détruit ; en dépit de la fatuité qui se disait égoïste, l’égoïsme ne régnait pas seul, et, quelles que fussent les acclamations qui faisaient retentir les airs, le vœu national n’était pas la servitude : mais Buonaparte a dû s’y tromper, lui, dont la raison n’était pas éclairée par le sentiment, et dont l’âme n’était pas susceptible d’être exaltée par une généreuse inconséquence. Il a jugé la France d’après ses paroles, le monde d’après la France telle qu’il l’imaginait. Parce que l’usurpation immédiate était facile, il a cru qu’elle pouvait être durable, et, devenu usurpateur, il a fait ce que dans notre siècle l’usurpation condamne tout usurpateur à faire.

Il fallait étouffer dans l’intérieur toute vie intellectuelle ; il a banni la discussion et proscrit la liberté de la presse.

La nation pouvait s’étonner de ce silence : il y a pourvu par des acclamations arrachées ou payées, qui semblaient un bruit national.

Si la France fût restée en paix, les citoyens tranquilles, les guerriers oisifs auraient observé le despote, l’auraient jugé, se seraient communiqué leurs jugements. La vérité aurait traversé les rangs du peuple. L’usurpation n’aurait pas résisté longtemps à l’influence de la vérité. Buonaparte était donc forcé à distraire l’attention publique par des entreprises belliqueuses. La guerre jetait sur des plages lointaines la portion encore énergique des Français. Elle motivait les vexations de la police contre la portion timide qu’elle ne pouvait chasser au dehors. Elle frappait les esprits de terreur, et laissait au fond des cœurs un certain espoir que le hasard se chargerait de la délivrance : espoir agréable à la peur et commode pour l’inertie. Que de fois j’ai entendu des hommes qu’on pressait de résister à la tyrannie, ajourner, en temps de guerre à la paix, en temps de paix à la guerre !

J’ai donc eu raison de dire qu’un usurpateur n’a de ressource que dans des guerres non interrompues. On me répond : Mais si Buonaparte eût été pacifique ? S’il eût été pacifique, il ne se fût pas maintenu douze ans ; la paix eût rétabli les communications entre les divers pays de l’Europe. Ces communications auraient rendu à la pensée des organes. Les ouvrages, imprimés dans l’étranger, se seraient introduits clandestinement. Les Français auraient vu qu’ils n’étaient pas approuvés par la majorité européenne ; le prestige n’aurait pu se soutenir. Buonaparte a si bien senti cette vérité, qu’il a rompu avec l’Angleterre pour écarter les journaux anglais. Ce n’était pas encore assez. Tant qu’une seule contrée restait libre, Buonaparte n’était pas en sûreté. Le commerce, actif, adroit, invisible, infatigable, franchissant toutes les distances et se glissant par mille détours, aurait tôt ou tard réintroduit au sein de l’empire les ennemis qu’il était si important d’en exiler. De là le système continental et la guerre avec la Russie.

Et remarquez combien il est vrai que cette nécessité de la guerre, pour la durée de l’usurpation, appartient à l’époque. Un siècle et demi plus tôt, Cromwell n’en avait pas eu besoin. Les communications d’un peuple avec l’autre n’étaient ni aussi fréquentes ni aussi faciles. La littérature continentale était presque étrangère aux Anglais. Les écrits dirigés contre leur usurpateur se composaient en langue latine. Il n’y avait pas de journaux qui, arrivant du dehors, lui portassent des coups, que leur répétition constante rendait chaque jour plus dangereux. Cromwell n’était pas forcé à la guerre pour empêcher que la haine des Anglais ne se fortifiât de l’assentiment étranger, comme il serait arrivé à celle des Français sous Bonaparte, s’il ne les eût séparés du reste du monde. Il fallait à ce dernier la guerre partout, pour faire de ses esclaves

Semotos penitùs orbe… Gallos.

Je pourrais offrir sur tous les points une démonstration analogue, si je voulais analyser toutes les actions de Buonaparte. Plusieurs de ses attentats nous semblent inutiles ; mais la défiance est un élément inséparable de l’usurpation, et les crimes qui peuvent être inutiles en eux-mêmes, deviennent par là une nécessité de sa nature. Buonaparte ne pouvait être rassuré ni par l’assentiment tumultueux ni par la soumission silencieuse, et le plus horrible de ses actes[10] a été commis parce qu’il croyait trouver une monstrueuse sécurité en imposant à ses agents la solidarité d’un grand crime.

Ce que je dis des moyens de l’usurpation, je le dis aussi de sa chute ; j’avais affirmé qu’elle doit tomber par l’effet inévitable des guerres qu’elle nécessite. On m’a objecté que si Buonaparte n’eût pas commis telle ou telle faute militaire, il n’aurait pas été renversé : pas cette fois, mais une autre ; pas aujourd’hui, mais demain. Il est dans la nature qu’un joueur, qui, chaque jour, court une chance nouvelle, rencontre un jour celle qui doit le ruiner.

On m’a reproché d’avoir affirmé que les conquêtes étaient impossibles au moment où l’Europe entière était la proie d’une vaste conquête et que l’usurpation ne pouvait s’affermir dans notre siècle, tandis que l’usurpation était triomphante. Pendant qu’on me faisait cette objection, toutes les conquêtes ont été reprises et l’usurpation est tombée.

J’ai prétendu que la paix était conforme à l’esprit de notre civilisation actuelle, et tous les peuples étaient en guerre ; mais ils étaient en guerre par amour pour la paix. C’est au nom de la paix qu’ils se sont soulevés. Aucune contrainte, aucune menace n’a été nécessaire pour les réunir et les conduire, tandis qu’en France, où la nation devait combattre, non pour la paix, mais pour la conquête, des sbires, des gendarmes, des bourreaux réussissaient à peine à forcer les citoyens à prendre les armes.

Il me semble donc que je n’ai point généralisé une idée particulière. Seulement, je n’ai pas adopté une logique en vertu de laquelle toutes les idées générales seraient bannies, car on peut toujours supposer d’autres circonstances que celles qui ont existé et travestir en accidents les lois de la nature. Je crois, je l’avoue, qu’il est plus important de montrer que les maux infligés par Buonaparte à la France sont venus de ce que son pouvoir avait dégénéré en usurpation, et de flétrir ainsi l’usurpation même, qu’il ne peut l’être de présenter un individu, comme un être à part, créé pour le mal et commettant le crime sans nécessité et sans intérêt. Le premier point de vue nous donne de grandes leçons pour l’avenir ; le second transforme l’histoire en une étude stérile de phénomènes isolés, en une énumération d’effets sans causes[11].


  1. Nous n’avons pas besoin de rappeler que les pages ci-dessus ont été écrites en 1813, comme une protestation contre le régime impérial, et que le mot usurpation s’applique à ce régime. Voir sur les moyens employés par Napoléon pour arriver au pouvoir suprême : M. Lanfrey, Histoire de Napoléon Ier, Paris, Charpentier, 1870. T. I, ch. i, jeunesse et commencements de Napoléon ; ch. x, expédition d’Égypte ; ch. xii, le dix-huit brumaire ; t. III, ch. iv, l’empire.
    (Note de l’éditeur.)
  2. Il y a un esprit de parti absurde et une ignorance profonde à vouloir réduire à des termes simples la question de la république et de la monarchie : comme si la première n’était que le gouvernement de plusieurs, et la seconde celui d’un seul. Réduite à ces termes, l’une n’assure point le repos, l’autre ne garantit point la liberté. Y avait-il du repos à Rome sous Néron, sous Domitien, sous Héliogabale ; à Syracuse sous Denys ; en France sous Louis XI, ou sous Charles IX ? Y avait-il de la liberté sous les décemvirs, sous le long parlement, sous la convention ou même le directoire ? L’on peut concevoir un peuple, gouverné par des hommes qui paraissent de son choix, et ne jouissant d’aucune liberté, si ces hommes forment une faction dans l’État, et si leur puissance est illimitée. On peut aussi concevoir un peuple, soumis à un chef unique, et ne goûtant aucun repos, si ce chef n’est contenu ni par la loi ni par l’opinion. D’un autre côté, une république pourrait se trouver tellement organisée, que l’autorité y fût assez forte pour maintenir l’ordre ; et quant à la monarchie, pour ne citer qu’un exemple, qui osera nier qu’en Angleterre, depuis cent vingt ans, l’on n’ait joui de plus de sûreté personnelle et de plus de droits politiques que n’en procurèrent jamais à la France ses essais de république, dont les institutions informes et imparfaites disséminaient l’arbitraire et multipliaient les tyrans ?

    Que de questions de détail, d’ailleurs, dont chacune serait nécessaire à examiner ! La monarchie est-elle la même chose, suivant que son établissement remonte à des siècles reculés, ou date d’une époque récente ; suivant que la famille régnante est de temps immémorial sur le trône, comme les descendants de Hugues Capet, ou qu’étrangère par son origine, elle a été appelée à la couronne par le vœu du peuple, comme en Angleterre, en 1688, ou qu’elle est enfin tout à fait nouvelle, et sortie, par d’heureuses circonstances, de la foule de ses égaux ; suivant encore que la monarchie est accompagnée d’une ancienne noblesse héréditaire, comme dans presque tous les États de l’Europe, ou qu’une seule famille s’élève isolément, et se voit forcée de créer à la hâte une noblesse sans aïeux ; suivant que cette noblesse est féodale, comme en Allemagne ; purement honorifique, comme elle l’était en France ; ou qu’elle forme une sorte de magistrature, comme la Chambre des pairs, etc., etc. ?

  3. Pédarète, en sortant d’une assemblée dont il avait inutilement sollicité les suffrages, dit : Je rends grâces aux dieux de ce qu’il y a dans ma patrie trois cents citoyens meilleurs que moi.
  4. Napoléon. (Note de l’éditeur.)
  5. Esprit des Lois, VIII, i.
  6. Ceci a été écrit six mois avant la chute de Bonaparte.
  7. Un pamphlet publié contre la prétendue Chambre haute du temps de Cromwell est une preuve remarquable de l’impuissance de l’autorité dans les institutions de ce genre. Voir A reasonable speech made by a worthy member of parliament in the house of Commons, concerning the other house. March, 1659.
  8. Les gouvernements despotiques ont cru qu’en empêchant les mécontentements de se montrer par des actes légaux, ils les empêcheraient aussi de se manifester par une multitude de manières illégales et dangereuses. Ils sont souvent victimes de cette erreur, et font naître des révolutions dont il faut attribuer à eux seuls les excès. Le peuple, dans ces gouvernements, est tantôt rampant, tantôt furieux. La modération et la raison n’appartiennent qu’au régime de la liberté.
    (Mirabeau.)
  9. Je ne parle pas de l’Amérique, où le Pouvoir confié au président est républicain et amovible.
  10. Le meurtre du duc d’Enghien. Voir sur ce sinistre événement : Lanfrey, Histoire de Napoléon Ier, le passage intitulé : Assassinat du duc d’Enghien, t. III, pag. 82 et suiv. C’est un des morceaux les plus vigoureux et les plus éloquents de notre histoire contemporaine.
    (Note de l’éditeur.)
  11. Les événements du premier empire ont donné complètement raison à Benjamin Constant ; et ses théories politiques ont reçu du second empire une confirmation non moins éclatante. C’est le propre, en effet, des esprits supérieurs de ramener le mouvement de l’histoire à des principes généraux qui le vérifient à travers toutes les vicissitudes.
    (Note de l’éditeur.)