Œuvres politiques (Constant)/De l’arbitraire

Texte établi par Charles Louandre, Charpentiers et Cie, Libraires-éditeurs (p. 69-94).



VI


DE L’ARBITRAIRE.

Avant de combattre les partisans de l’arbitraire, il faut que je prouve que l’arbitraire a des partisans : car telle est sa nature que ceux mêmes qu’il séduit par les facilités qu’il leur offre sont effrayés de son nom, lorsqu’il est prononcé ; et cette inconséquence est plus souvent un malentendu qu’un artifice.

L’arbitraire, qui a des effets très-positifs, est pourtant une chose négative : c’est l’absence des règles, des limites, des définitions, en un mot, l’absence de tout ce qui est précis.

Or, comme les règles, les limites, les définitions sont des choses incommodes et fatigantes, on peut fort bien vouloir secouer le joug, et tomber ainsi dans l’arbitraire, sans s’en douter.

Si je ne définissais donc pas l’arbitraire, je prouverais vainement qu’il a les effets les plus funestes. Tout le monde en conviendrait ; mais tout le monde protesterait contre l’application. Chacun dirait : L’arbitraire est sans doute infiniment dangereux ; mais quel rapport y a-t-il entre ses dangers et nous, qui ne voulons pas l’arbitraire !

Ceux-là sont partisans de l’arbitraire, qui rejettent les principes ; car tout ce qui est déterminé, soit dans les faits, soit dans les idées, doit conduire à des principes : et l’arbitraire étant l’absence de tout ce qui est déterminé, tout ce qui n’est pas conforme aux principes est arbitraire.

Ceux-là sont partisans de l’arbitraire, qui disent qu’il y a une distance qu’on ne peut franchir entre la théorie et la pratique ; car tout ce qui peut être précisé étant susceptible de théorie, tout ce qui n’est pas susceptible de théorie est arbitraire.

Ceux-là enfin sont partisans de l’arbitraire, qui, prétendant, avec Burke, que des axiomes métaphysiquement vrais peuvent être politiquement faux, préfèrent à ces axiomes des considérations, des préjugés, des souvenirs, des faiblesses, toutes choses vagues, indéfinissables, ondoyantes, rentrant par conséquent dans le domaine de l’arbitraire.

Ils sont donc nombreux les partisans de cet arbitraire dont le nom seul est détesté : mais c’est que, précisément par le vague de sa nature, on y entre sans s’en apercevoir ; on y reste, en croyant en être bien éloigné, comme le voyageur que le brouillard entoure croit voir ce brouillard encore devant lui.

L’arbitraire, en fait de science, serait la perte de toute science ; car la science, n’étant que le résultat de faits précis et fixes, il n’y aurait plus de science là où il n’y aurait plus rien de fixe ni de précis. Mais, comme les sciences n’ont aucun point de contact avec les intérêts personnels, on n’a jamais songé à y glisser l’arbitraire. Aucun calcul individuel, aucune vue particulière ne réclame contre les principes en géométrie.

L’arbitraire, en fait de morale, serait la perte de toute morale ; car la morale étant un assemblage de règles sur lesquelles les individus doivent pouvoir compter mutuellement dans leurs relations sociales, il n’y aurait plus de morale là où il n’existerait plus de règles. Mais, comme la morale a un point de contact perpétuel avec les intérêts de chacun, tous se sont constamment opposés, sans le savoir, et par instinct, à l’introduction de l’arbitraire dans la morale.

Ce que l’absence des intérêts personnels produit dans les sciences, leur présence, au contraire, le produit dans la morale.

L’arbitraire, en institutions politiques, est de même la perte de toute institution politique ; car les institutions politiques étant l’assemblage des règles sur lesquelles les individus doivent pouvoir compter dans leurs relations comme citoyens, il n’y a plus d’institutions politiques là où ces règles n’existent pas.

Mais il n’en a pas été de la politique comme des sciences ou de la morale.

La politique ayant beaucoup de points de contact avec les intérêts personnels, mais ces points de contact n’étant ni égaux, ni perpétuels, ni immédiats, elle n’a eu contre l’arbitraire, ni la sauvegarde de l’absence totale des intérêts comme dans les sciences, ni la sauvegarde de leur présence égale et constante, comme dans la m morale.

C’est donc spécialement dans la politique que l’arbitraire s’est réfugié ; car je ne parle pas de la religion qui, n’étant ni une science, ni une relation sociale, ni une institution, sort absolument de la sphère de nos considérations actuelles.

L’arbitraire est incompatible avec l’existence d’un gouvernement, considéré sous le rapport de son institution ; il est dangereux pour l’existence d’un gouvernement, sous le rapport de son action ; il ne donne aucune garantie à l’existence d’un gouvernement, sous le rapport de la sûreté des individus qui le composent.

Je vais prouver ces trois assertions successivement.

Les institutions politiques ne sont que des contrats. La nature des contrats est de poser des bornes fixes, or l’arbitraire, étant précisément l’opposé de ce qui constitue un contrat, sape par la base toute institution politique.

Je sais bien que ceux mêmes qui, repoussant les principes comme incompatibles avec les institutions humaines, ouvrent un champ libre à l’arbitraire, voudraient le mitiger et le limiter ; mais cette espérance est absurde : car, pour mitiger ou limiter l’arbitraire, il faudrait lui prescrire des bornes précises, et il cesserait d’être arbitraire.

Il doit, de sa nature, être partout, ou n’être nulle part. Il doit être partout, non de fait, mais de droit ; et nous verrons tout à l’heure ce que vaut cette différence. Il est destructeur de tout ce qu’il atteint, car il anéantit la garantie de tout ce qu’il atteint ! or, sans la garantie, rien n’existe que de fait, et le fait n’est qu’un accident. Il n’y a d’existant en institution que ce qui existe de droit.

Il s’ensuit que toute institution qui veut s’établir sans garantie, c’est-à-dire par l’arbitraire, est une institution suicide, et que, si une seule partie de l’ordre social est livrée à l’arbitraire, la garantie de tout le reste s’anéantit.

L’arbitraire est donc incompatible avec l’existence d’un gouvernement, considéré sous le rapport de son institution. Il est dangereux pour un gouvernement, considéré sous le rapport de son action : car, bien qu’en précipitant sa marche, il lui donne quelquefois l’air de la force, il ôte néanmoins toujours à son action la régularité et la durée.

En recourant à l’arbitraire, les gouvernements donnent les mêmes droits qu’ils prennent. Ils perdent par conséquent plus qu’ils ne gagnent : ils perdent tout.

En disant à un peuple : vos lois sont insuffisantes pour vous gouverner, ils autorisent ce peuple à répondre : si nos lois sont insuffisantes, nous voulons d’autres lois ; et à ces mots, toute l’autorité légitime d’un gouvernement tombe : il ne lui reste plus que la force ; il n’est plus gouvernement. Car ce serait aussi croire trop à la duperie des hommes que leur dire : Vous avez consenti à vous imposer telle ou telle gêne, pour vous assurer telle protection. Nous vous ôtons cette protection, mais nous vous laissons cette gêne. Vous supporterez d’un côté toutes les entraves de l’état social, et de l’autre vous serez exposés à tous les hasards de l’état sauvage.

Tel est le langage implicite d’un gouvernement qui a recours à l’arbitraire.

Un peuple et un gouvernement sont toujours en réciprocité de devoirs. Si la relation du gouvernement au peuple est dans la loi, dans la loi aussi sera la relation du peuple au gouvernement ; mais si la relation du gouvernement au peuple est dans l’arbitraire, la relation du peuple au gouvernement sera de même dans l’arbitraire.

Enfin l’arbitraire n’est d’aucun secours à un gouvernement, sous le rapport de la sûreté des individus qui le composent ; car l’arbitraire n’offre aux individus aucun asile.

Ce que vous faites par la loi contre vos ennemis, vos ennemis ne peuvent le faire contre vous par la loi, car la loi est là, précise et formelle : elle ne peut vous atteindre, vous, innocent. Mais ce que vous faites contre vos ennemis par l’arbitraire, vos ennemis pourront aussi le faire contre vous par l’arbitraire ; car l’arbitraire est vague et sans bornes : innocent ou coupable, il vous atteindra.

Lors de la conspiration de Babœuf, des hommes s’irritaient de l’observance et de la lenteur des formes. Si les conspirateurs avaient triomphé, s’écriaient-ils, auraient-ils observé contre nous toutes ces formes ? Et c’est précisément parce qu’ils ne les auraient pas observées que vous devez les observer : c’est là ce qui vous distingue : c’est là, uniquement là, ce qui vous donne le droit de les punir ; c’est là ce qui fait d’eux des anarchistes, de vous des amis de l’ordre.

Lorsque les tyrans de la France, ayant voulu rétablir leur affreux empire le 1er prairial de l’an III, eurent été terrassés et vaincus, on créa, pour juger les conspirateurs, des commissions militaires, et les réclamations de quelques hommes scrupuleux et prévoyants ne furent pas écoutées. Ces commissions militaires enfantèrent les conseils militaires du 13 vendémiaire an IV. Ces conseils militaires produisirent les commissions militaires de fructidor de la même année ; et ces dernières ont produit les tribunaux militaires du mois de ventôse an V.

Je ne discute point ici la légalité ni la compétence de ces différents tribunaux. Je veux seulement prouver qu’ils s’autorisent et se perpétuent par l’exemple ; et je voudrais qu’on sentît enfin qu’il n’y a, dans l’incalculable succession des circonstances, aucun individu assez privilégié, aucun parti revêtu d’une puissance assez durable, pour se croire à l’abri de sa propre doctrine, et ne pas redouter que l’application de sa propre théorie ne retombe tôt ou tard sur lui.

Si l’on pouvait analyser froidement les temps épouvantables auxquels le 9 thermidor a mis si tard un terme, on verrait que la terreur n’était que l’arbitraire poussé à l’extrême. Or, par la nature de l’arbitraire, on ne peut jamais être certain qu’il ne sera point poussé à l’extrême. Il est même indubitable qu’il s’y portera toutes les fois qu’il sera attaqué. Car une chose sans bornes, défendue par des moyens sans bornes, n’est pas susceptible de limitation. L’arbitraire, combattant pour l’arbitraire, doit franchir toute barrière, écraser tout obstacle, produire, en un mot, ce qu’était la terreur.

L’époque désastreuse connue sous ce nom nous offre une preuve bien remarquable des assertions que l’on vient de lire.

Nous voyons combien l’arbitraire rend un gouvernement nul, sous le rapport de son institution ; car il n’y avait, malgré les efforts et le charlatanisme sophistique de ses féroces auteurs, aucune apparence d’institution dans ce monstrueux gouvernement révolutionnaire, qui se prêtait à tous les excès et à tous les crimes, qui n’offrait aucune forme protectrice, aucune loi fixe, rien qui fût précis, déterminé, rien par conséquent qui pût garantir.

Nous voyons encore comment l’arbitraire se tourne contre un gouvernement, sous le rapport de son action. Le gouvernement révolutionnaire périt par l’arbitraire, parce qu’il avait régné par l’arbitraire. N’étant fondé, sur aucune loi, il n’eut la sauvegarde d’aucune. La puissance irrégulière et illimitée d’une assemblée unique et tumultueuse étant son seul principe d’action, lorsque ce principe réagit, rien ne put lui être opposé ; et comme le gouvernement révolutionnaire n’avait été qu’une suite de fureurs illégales et atroces, sa destruction fut l’ouvrage d’une juste et sainte fureur.

Nous voyons enfin comment l’arbitraire, dans un gouvernement, donne à la sûreté individuelle de ceux qui gouvernent une garantie insuffisante. Les monstres qui avaient massacré sans jugement, ou par des jugements arbitraires, tombèrent sans jugement, ou par un jugement arbitraire. Ils avaient mis hors la loi, et ils furent mis hors la loi.

L’arbitraire n’est pas seulement funeste lorsqu’on s’en sert pour le crime. Employé contre le crime, il est encore dangereux. Cet instrument de désordre est un mauvais moyen de réparation.

La raison en est simple. Dans le temps même que quelque chose s’opère par l’arbitraire, on sent que l’arbitraire peut détruire son ouvrage, et que tout avantage qu’on doit à cette cause est un avantage illusoire ; car il attaque ce qui est la base de tout avantage, la durée. L’idée d’illégalité, d’instabilité, accompagne nécessairement tout ce qui se fait ainsi. L’on a la conscience d’une sorte de protestation tacite, contre le bien, comme contre le mal, parce que l’un et l’autre paraissent frappés de nullité dans leur base.

Ce qui attache les hommes au bien qu’ils font, c’est l’espérance de le voir durer. Or, jamais ceux qui font le bien par l’arbitraire ne peuvent concevoir cette espérance ; car l’arbitraire d’aujourd’hui prépare la voie pour celui de demain, et ce dernier peut être en sens opposé de l’autre.

Il en résulte un nouvel inconvénient, c’est qu’on cherche à remédier à l’incertitude par la violence. On s’efforce d’aller si loin qu’il ne soit plus possible de rétrograder. On veut se convaincre soi-même de l’effet que l’on produit ; on outre son action pour la rendre stable. On ne croit jamais en avoir assez fait pour ôter à son ouvrage la tache ineffaçable de son origine. On cherche dans l’exagération présente une garantie de durée à venir ; et faute de pouvoir placer les fondements de son édifice à une juste profondeur, on bouleverse le terrain et l’on creuse des abîmes.

Ainsi naissent et se succèdent, dans les révolutions, les crimes ; dans les réactions, les excès ; et ils ne s’arrêtent que lorsque l’arbitraire finit.

Mais cette époque est difficile à atteindre. Rien n’est plus commun que de changer d’arbitraire : rien n’est plus rare que de passer de l’arbitraire à la loi.

Les hommes de bien s’en flattent, et cette erreur n’est pas sans danger. Ils pensent qu’il est toujours temps de rendre légaux les effets de l’arbitraire. Ils se proposent de ne faire usage de cette ressource que pour aplanir tous les obstacles, et après avoir détruit par son secours, c’est à l’aide de la loi qu’ils veulent réédifier.

Mais pendant qu’ils emploient ainsi l’arbitraire, ils en prennent l’habitude, il la donnent à leurs agents ; ceux qui en profitent la contractent ; et comme rien n’est plus commode, plus aplanissant, cette habitude se perpétue bien au-delà de l’époque où l’on s’était prescrit de la déposer, et la loi se trouve indéfiniment ajournée.

J’ai déjà exposé ce système dans un ouvrage, où l’on a démêlé, dit-on, beaucoup de machiavélisme[1]. J’aurais cru néanmoins que rien n’était plus contraire au machiavélisme que le besoin de principes positifs, de lois claires et précises : en un mot, d’institutions tellement fixes, qu’elles ne laissent à la tyrannie aucune entrée, à l’envahissement aucun prétexte.

Le caractère du machiavélisme, c’est de préférer à tout l’arbitraire. L’arbitraire sert mieux tous les abus de pouvoir qu’aucune institution fixe, quelque défectueuse qu’elle puisse être. Aussi les amis de la liberté doivent préférer les lois défectueuses aux lois qui prêtent à l’arbitraire, parce qu’il est possible de conserver de la liberté sous des lois défectueuses, et que l’arbitraire rend toute liberté impossible.

L’arbitraire est donc le grand ennemi de toute liberté, le vice corrupteur de toute institution, le germe de mort qu’on ne peut ni modifier, ni mitiger, mais qu’il faut détruire.

Si l’on ne pouvait imaginer une institution sans arbitraire, ou qu’après l’avoir imaginée on ne pût la faire marcher sans arbitraire, il faudrait renoncer à toute institution, repousser toute pensée, s’abandonner au hasard, et, selon ses forces, aspirer à la tyrannie, ou s’y résigner.

Mais, en se pénétrant bien d’une salutaire horreur pour l’arbitraire, il faut se garder aussi de prendre pour de l’arbitraire ce qui n’en est pas. Je vois des hommes bien intentionnés commettre cette méprise, et en conclure la nécessité de l’arbitraire.

Ils confondent avec l’arbitraire toute latitude accordée à l’action du gouvernement, lors même que cette latitude est déterminée, et ils tombent alternativement dans deux excès opposés.

Tantôt ils ôtent toute latitude : la machine s’arrête faute d’espace ; alors ils se rejettent dans l’autre extrême ; ils accordent une latitude indéfinie, et la machine se disjoint, faute de liens qui retiennent les parties ensemble.

Trois constitutions ont été données à la France[2], et l’on ne paraît pas encore s’être fait une idée bien nette de ce qu’est une constitution, et du genre de respect que l’on doit à une constitution.

Il en résulte qu’on ignore les ressources immenses qu’offrent les institutions libres en faveur de la liberté, et que, méconnaissant les moyens nombreux que la loi fournit, on cherche à les remplacer par le plus illusoire et le plus dangereux de tous les moyens, l’arbitraire.

Une constitution est la garantie de la liberté d’un peuple ; par conséquent, tout ce qui tient à la liberté est constitutionnel, et, par conséquent aussi, rien n’est constitutionnel de ce qui n’y tient pas.

Étendre une constitution à tout, c’est faire de tout des dangers pour elle, c’est créer des écueils pour l’en entourer.

Il y a de grandes bases, auxquelles toutes les autorités nationales ne peuvent toucher. Mais la réunion de ces autorités peut faire tout ce qui n’est pas contraire à ces bases.

Parmi nous, par exemple, ces bases sont une représentation nationale en deux sections, point d’unité, point d’hérédité, l’indépendance des tribunaux, l’inviolable maintien des propriétés que la constitution a garanties, l’assurance de n’être pas détenu arbitrairement, de n’être point distrait de ses juges naturels, de n’être point frappé par des lois rétroactives, et quelques autres principes en très-petit nombre.

Cela seul est constitutionnel : les moyens d’exécution sont législatifs.

Dans toutes les mesures de détail, dans toutes les lois d’administration, une chose seulement est constitutionnelle : c’est que ces mesures soient prises, et ces lois faites d’après les formes que la constitution prescrit.

Quand on dit : La constitution ! l’on a raison. Toute la constitution ! l’on a encore raison ; mais lorsqu’on ajoute : Rien que la constitution ! l’on ajoute une ineptie. La constitution, et tout ce qui est nécessaire pour faire marcher la constitution, cela seul est sensé.

Avec ces principes, le gouvernement, j’entends par ce mot les dépositaires réunis des autorités exécutive et législative, le gouvernement n’a aucun besoin d’arbitraire. Sans ces principes, il sera forcé d’y recourir sans cesse.

Si vous lui imposez d’autres devoirs que de rester fidèle aux bases constitutionnelles, et de faire en conformité avec ces bases, et d’après les formes prescrites, des lois égales pour tous, et des lois fixes, vous lui imposez des devoirs qu’il ne peut remplir.

Gardez-vous d’instituer une constitution tellement étroite qu’elle entrave tous les mouvements que nécessitent les circonstances. Il faut qu’elle les circonscrive et non qu’elle les gêne ; qu’elle leur trace des bornes et non qu’elle les comprime.

Par là vous écarterez l’arbitraire, que les ambitieux ne demandent pas mieux que d’invoquer au premier prétexte, comme un remède indispensable. Vous préviendrez les révolutions, qui ne sont que l’arbitraire employé à détruire ; vous mettrez un terme aux réactions, qui ne sont que l’arbitraire employé à rétablir.

Ce qui, sans l’arbitraire, serait une réforme, par lui devient une révolution, c’est-à-dire un bouleversement. Ce qui, sans l’arbitraire, serait une réparation, par lui devient une réaction, c’est-à-dire une vengeance et une fureur.

Oui, disent ses apologistes, l’arbitraire, concentré dans une seule main, n’est pas dangereux, comme lorsque des factieux se le disputent : l’intérêt d’un seul homme, investi d’un pouvoir immense, est toujours le même que celui du peuple[3]. Laissons de côté pour le moment les lumières que nous fournit l’expérience. Analysons l’assertion en elle-même.

L’intérêt du dépositaire d’une autorité sans bornes est-il nécessairement conforme à celui de ses sujets ? Je vois bien que ces deux intérêts se rencontrent aux extrémités de la ligne qu’ils parcourent, mais ne se séparent-ils pas au milieu ? En fait d’impôts, de guerres, de mesures de police, l’intervalle est vaste entre ce qui est juste, c’est-à-dire indispensable, et ce qui serait évidemment dangereux pour le maître même. Si le pouvoir est illimité, celui qui l’exerce, en le supposant raisonnable, ne dépassera pas ce dernier terme, mais il excédera souvent le premier. Or, l’excéder n’est-ce pas déjà un mal ?

Secondement, admettons cet intérêt identique, la garantie qu’il nous procure est-elle infaillible ? On dit tous les jours que l’intérêt bien entendu de chacun l’invite à respecter les règles de la justice ; on fait néanmoins des lois contre ceux qui les violent ; tant il est constaté que les hommes s’écartent fréquemment de leur intérêt bien entendu[4].

Enfin, le gouvernement, quelle que soit sa forme, réside-t-il de fait dans le possesseur de l’autorité suprême ? Le pouvoir ne se subdivise-t-il pas ? Ne se partage-t-il point entre des milliers de subalternes ? L’intérêt de ces innombrables gouvernants est-il alors le même que celui des gouvernés ? non, sans doute. Chacun d’eux a tout près de lui quelque égal ou quelque inférieur, dont les pertes l’enrichiraient, dont l’humiliation flatterait sa vanité, dont l’éloignement le délivrerait d’un rival, d’un surveillant incommode.

Pour défendre le système qu’on veut établir, ce n’est pas l’identité de l’intérêt, c’est l’universalité du désintéressement qu’il faut démontrer.

Au haut de la hiérarchie politique, un homme sans passions, sans caprices, inaccessible à la séduction, à la haine, à la faveur, à la colère, à la jalousie, actif, vigilant, tolérant pour toutes les opinions, n’attachant aucun amour-propre à persévérer dans les erreurs qu’il aurait commises, dévoré du désir du bien, et sachant néanmoins résister à l’impatience et respecter les droits du temps ; plus bas, dans la gradation des pouvoirs, des ministres doués des mêmes vertus, existant dans la dépendance sans être serviles, au milieu de l’arbitraire sans être tentés de s’y prêter par crainte ou d’en abuser par égoïsme ; enfin, partout, dans les fonctions inférieures, même réunion de qualités rares, même amour de la justice, même oubli de soi : telles sont les hypothèses nécessaires. Les regardez-vous comme probables ?

Si cet enchaînement de vertus surnaturelles se trouve rompu dans un seul anneau, tout est en péril. Vainement les deux moitiés ainsi séparées resteront irréprochables : la vérité ne remontera plus avec exactitude jusqu’au faîte du pouvoir ; la justice ne descendra plus, entière et pure, dans les rangs obscurs du peuple. Une seule transmission infidèle suffit pour tromper l’autorité, et pour l’armer contre l’innocence.

Lorsqu’on vante le despotisme, l’on croit toujours n’avoir de rapports qu’avec le despote ; mais on en a d’inévitables avec tous les agents subalternes. Il ne s’agit plus d’attribuer à un seul homme des facultés distinguées, et une équité à toute épreuve : il faut supposer l’existence de cent ou deux cent mille créatures angéliques, au-dessus de toutes les faiblesses et de tous les vices de l’humanité.

On abuse donc les peuples lorsqu’on leur dit : « L’intérêt du maître est d’accord avec le vôtre. Tenez-vous tranquilles, l’arbitraire ne vous atteindra pas. Il ne frappe que les imprudents qui le provoquent. Celui qui se résigne et se tait se trouve partout à l’abri. »

Rassuré par ce vain sophisme, ce n’est pas contre les oppresseurs qu’on s’élève, c’est aux opprimés qu’on cherche des torts. Nul ne sait être courageux, même par prudence. On ouvre à la tyrannie un libre passage, se flattant d’être ménagé. Chacun marche les yeux baissés dans l’étroit sentier qui doit le conduire en sûreté vers la tombe. Mais quand l’arbitraire est toléré, il se dissémine de manière que le citoyen le plus inconnu peut tout à coup le rencontrer armé contre lui.

Quelles que soient les espérances des âmes pusillanimes, heureusement pour la moralité de l’espèce humaine, il ne suffit pas de se tenir à l’écart et de laisser frapper les autres. Mille liens nous unissent à nos semblables, et l’égoïsme le plus inquiet ne parvient pas à les briser tous. Vous vous croyez invulnérable dans votre obscurité volontaire : mais vous avez un fils, la jeunesse l’entraîne ; un frère moins prudent que vous se permet un murmure ; un ancien ennemi, qu’autrefois vous avez blessé, a su conquérir quelque influence ; votre maison d’Albe charme les regards d’un prétorien. Que ferez-vous alors ? Après avoir, avec amertume, blâmé toute réclamation, rejeté toute plainte, vous plaindrez-vous à votre tour ? Vous êtes condamné d’avance, et par votre propre conscience, et par cette opinion publique avilie que vous avez contribué vous-même à former. Céderez-vous sans résistance ? mais vous permettra-t-on de céder ? N’écartera-t-on pas, ne poursuivra-t-on point un objet importun, monument d’une injustice ? Des innocents ont disparu, vous les avez jugés coupables ; vous avez donc frayé la route où vous marchez à votre tour.

L’arbitraire, soit qu’il s’exerce au nom d’un seul ou au nom de tous, poursuit l’homme dans tous ses moyens de repos et de bonheur[5].

Il détruit la morale, car il n’y a point de morale sans sécurité ; il n’y a point d’affections douces sans la certitude que les objets de ces affections reposent à l’abri, sous la sauvegarde de leur innocence. Lorsque l’arbitraire frappe sans scrupule les hommes qui lui sont suspects, ce n’est pas seulement un individu qu’il persécute, c’est la nation entière qu’il indigne d’abord, et qu’il dégrade ensuite. Les hommes tendent toujours à s’affranchir de la douleur. Quand ce qu’ils aiment est menacé, ils s’en détachent ou le défendent. Les mœurs, dit M. de Paw, se corrompent subitement dans les villes attaquées de la peste ; on s’y vole l’un l’autre en mourant. L’arbitraire est au moral ce que la peste est au physique. Chacun repousse le compagnon d’infortune qui voudrait s’attacher à lui ; chacun abjure les liens de sa vie passée. Il s’isole pour se défendre, et ne voit, dans la faiblesse ou l’amitié qui l’implorent, qu’un obstacle à sa sûreté. Une seule chose conserve son prix : ce n’est pas l’opinion publique ; il n’existe plus ni gloire pour les puissants, ni respect pour les victimes ; ce n’est pas la justice, ses lois sont méconnues et ses formes profanées : c’est la richesse. Elle peut désarmer la tyrannie ; elle peut séduire quelques-uns de ses agents, apaiser la proscription, faciliter la fuite, répandre quelques jouissances passagères sur une vie toujours menacée. On amasse pour jouir ; on jouit pour oublier des dangers inévitables ; on oppose au malheur d’autrui la dureté, au sien propre l’insouciance ; on voit couler le sang à côté des fêtes ; on étouffe la sympathie en stoïcien farouche ; on se précipite dans le plaisir en sybarite voluptueux.

Lorsqu’un peuple contemple froidement une succession d’actes tyranniques, lorsqu’il voit sans murmure les prisons s’encombrer, se multiplier les lettres d’exil, croit-on qu’il suffise, au milieu de ce détestable exemple, de quelques phrases banales pour ranimer les sentiments honnêtes et généreux ? L’on parle de la nécessité de la puissance paternelle ; mais le premier devoir d’un fils est de défendre son père opprimé ; et lorsque vous enlevez un père du milieu de ses enfants, lorsque vous forcez ces derniers à garder un lâche silence, que devient l’effet de vos maximes et de vos codes, de vos déclamations et de vos lois ? L’on rend hommage à la sainteté du mariage ; mais sur une dénonciation ténébreuse, sur un simple soupçon, par une mesure qu’on appelle de police, on sépare un époux de sa femme, une femme de son mari ! Pense-t-on que l’amour conjugal s’éteigne et renaisse tour à tour, comme il convient à l’autorité ? L’on vante les liens domestiques ; mais la sanction des liens domestiques, c’est la liberté individuelle, l’espoir fondé de vivre ensemble, de vivre libres, dans l’asile que la justice garantit aux citoyens. Si les liens domestiques existaient, les pères, les enfants, les époux, les femmes, les amis, les proches de ceux que l’arbitraire opprime se soumettraient-ils à cet arbitraire ? On parle de crédit, de commerce, d’industrie ; mais celui qu’on arrête a des créanciers dont la fortune s’appuie sur la sienne, des associés intéressés à ses entreprises. L’effet de sa détention n’est pas seulement la perte momentanée de sa liberté ; mais l’interruption de ses spéculations, peut-être sa ruine. Cette ruine s’étend à tous les co-partageants de ses intérêts. Elle s’étend plus loin encore ; elle frappe toutes les opinions, elle ébranle toutes les sécurités. Lorsqu’un individu souffre sans avoir été reconnu coupable, tout ce qui n’est pas dépourvu d’intelligence se croit menacé, et avec raison, car la garantie est détruite. L’on se tait, parce qu’on a peur ; mais toutes les transactions s’en ressentent. La terre tremble, et l’on ne marche qu’avec effroi[6].

Tout se tient dans nos associations nombreuses, au milieu de nos relations si compliquées. Les injustices qu’on nomme partielles sont d’intarissables sources de malheur public. Il n’est pas donné au pouvoir de les circonscrire dans une sphère déterminée. On ne saurait faire la part de l’iniquité. Une seule loi barbare décide de la législation tout entière. Aucune loi juste ne demeure inviolable auprès d’une seule mesure qui soit illégale. On ne peut refuser la liberté aux uns, et l’accorder aux autres. Supposez un seul acte de rigueur contre des hommes qui ne soient pas convaincus, toute liberté devient impossible. Celle de la presse ? on s’en servira pour émouvoir le peuple eu faveur de victimes peut-être innocentes. La liberté individuelle ? ceux que vous poursuivez s’en prévaudront pour vous échapper. La liberté d’industrie ? elle fournira des ressources aux proscrits. Il faudra donc les gêner toutes, les anéantir également. Les hommes voudraient transiger avec la justice, sortir de son cercle pour un jour, pour un obstacle, et rentrer ensuite dans l’ordre. Ils voudraient la garantie de la règle et le succès de l’exception. La nature s’y oppose ; son système est complet et régulier. Une seule déviation le détruit, comme, dans un calcul arithmétique, l’erreur d’un chiffre ou de mille fausse de même le résultat.

Quand un gouvernement régulier se permet l’emploi de l’arbitraire, il sacrifie le but de son existence aux mesures qu’il prend pour la conserver. Pourquoi veut-on que l’autorité réprime ceux qui attaqueraient nos propriétés, notre liberté ou notre vie ? Pour que ces jouissances nous soient assurées. Mais si notre fortune peut être détruite, notre liberté menacée, notre vie troublée par l’arbitraire, quel bien retirerons-nous de la protection de l’autorité ? Pourquoi veut-on qu’elle punisse ceux qui conspireraient contre la constitution de l’État ? Parce que l’on craint que ces conspirateurs ne substituent une puissance oppressive à une organisation légale et modérée. Mais si l’autorité exerce elle-même cette puissance oppressive, quel avantage conserve-t-elle ? Un avantage de fait, pendant quelque temps peut-être. Les mesures arbitraires d’un gouvernement consolidé sont toujours moins multipliées que celle des factions qui ont encore à établir leur puissance. Mais cet avantage même se perd en raison de l’usage de l’arbitraire. Ses moyens une fois admis, on les trouve tellement courts, tellement commodes, qu’on ne veut plus en employer d’autres. Présenté d’abord comme une ressource extrême dans des circonstances infiniment rares, l’arbitraire devient la solution de tous les problèmes et la pratique de chaque jour. Alors, non-seulement le nombre des ennemis de l’autorité s’augmente avec celui des victimes, mais sa défiance s’accroît hors de toute proportion avec le nombre de ses ennemis. Une atteinte portée à la liberté en appelle d’autres, et le pouvoir entré dans cette voie finit par se mettre de pair avec les factions.

On parle bien à l’aise de l’utilité des mesures illégales, et de cette rapidité extra-judiciaire qui, ne laissant pas aux séditieux le temps de se reconnaître, raffermit l’ordre et maintient la paix. Mais consultons les faits, puisqu’on nous les cite, et jugeons le système par les preuves mêmes que l’on allègue en sa faveur.

Les Gracques, nous dit-on, mettaient en danger la république romaine. Toutes les formes étaient impuissantes : le sénat recourut deux fois à la loi terrible de la nécessité, et la république fut sauvée. La république fut sauvée ! c’est-à-dire que, de cette époque, il faut dater sa chute. Tous les droits furent méconnus ; toute constitution renversée. Le peuple n’avait demandé que l’égalité des privilèges ; il jura le châtiment des meurtriers de ses défenseurs, et le féroce Marius vint présider à sa vengeance.

L’ambition des Guises agitait le règne de Henri III. Il semblait impossible de juger les Guises ; Henri III fit assassiner l’un d’eux. Son règne en devint-il plus tranquille ? Vingt années de guerres civiles déchirèrent l’empire français, et peut-être le bon Henri IV porta-t-il, quarante ans plus tard, la peine du dernier Valois.

Dans les crises de cette nature, les coupables que l’on immole ne sont jamais qu’en petit nombre. D’autres se taisent, se cachent, attendent ; ils profitent de la consternation que l’apparence de l’injustice répand dans l’esprit des hommes scrupuleux. Le pouvoir, en s’affranchissant des lois, a perdu son caractère distinctif et son heureuse prééminence. Lorsque les factieux l’attaquent avec des armes pareilles aux siennes, la foule des citoyens peut être partagée ; car il lui semble qu’elle n’a que le choix entre deux factions.

On nous objecte l’intérêt de l’État, les dangers de la lenteur, le salut public. N’avons-nous pas entendu suffisamment ces mêmes paroles sous le système le plus exécrable ? Ne s’useront-elles jamais ? Si vous admettez ces prétextes imposants, ces mots spécieux, chaque parti verra l’intérêt de l’État dans la destruction de ses ennemis, les dangers de la lenteur dans une heure d’examen, le salut public dans une condamnation sans jugement et sans preuves.

Tout gouvernement modéré, tout gouvernement qui s’appuie sur la régularité et sur la justice, se perd par toute interruption de la justice, par toute déviation de la régularité. Comme il est dans sa nature de s’adoucir tôt ou tard, ses ennemis attendent cette époque pour se prévaloir des souvenirs armés contre lui. La violence a paru le sauver un instant ; mais elle a rendu sa chute plus inévitable ; car, en le délivrant de quelques adversaires, elle a généralisé la haine que ses adversaires lui portaient.

Soyez justes, dirai-je toujours aux hommes investis de la puissance. Soyez justes, quoi qu’il arrive ; car si vous ne pouviez gouverner avec la justice, avec l’injustice même vous ne gouverneriez pas longtemps.

Le système des principes offre seul un repos durable. Seul il présente aux agitations politiques un inexpugnable rempart.

Partout où éclate la démonstration, les passions n’ont plus de prise. Elles abandonnent la certitude pour reporter leur violence sur quelque objet encore contesté.

L’esclavage, la féodalité, ne sont plus parmi nous des germes de guerre. La superstition, sous son rapport religieux, est presque partout réduite à la défensive.

Si les privilèges héréditaires nous divisent encore, c’est que les principes qui les excluent ne sont pas revêtus de toute l’évidence qui leur est propre. Dans un siècle on en parlera comme nous parlons de l’esclavage. Une question de plus aura été enlevée aux passions tumultueuses. En raison de ce que les principes s’établissent, les fureurs s’apaisent ; lorsqu’ils ont triomphé, la paix règne.

Ainsi nous voyons les passions battre en retraite, furieuses, sanguinaires, féroces ; victorieuses souvent contre les individus, mais toujours vaincues par les vérités. Elles reculent en frémissant devant chaque nouvelle barrière que pose devant elles ce système progressif et régulier dont le complètement graduel est la volonté suprême de la nature, l’effet inévitable de la force des choses, et l’espoir consolant des amis de la liberté[7].

Ce système, accéléré dans ses développements par les révolutions, diffère des révolutions mêmes, comme la paix diffère de la guerre, comme le triomphe diffère du combat.

Des calculs politiques, rapprochés des sciences exactes par leur précision, des bases inébranlables pour les institutions générales, une garantie positive pour les droits individuels, la sûreté pour ce qu’on possède, une route certaine vers ce qu’on veut acquérir, une indépendance complète des hommes, une obéissance implicite aux lois, l’émulation de tous les talents, de toutes les qualités personnelles, l’abolition de ces pouvoirs abusifs, de ces distinctions chimériques, qui, n’ayant leur source ni dans la volonté ni dans l’intérêt commun, réfléchissent sur leurs possesseurs l’odieux de l’usurpation, l’harmonie dans l’ensemble, la fixité dans les détails, une théorie lumineuse, une pratique préservatrice : tels sont les caractères du système des principes.

Il est la réunion du bonheur public et particulier. Il ouvre la carrière du génie, comme il défend la propriété du pauvre. Il appartient aux siècles, et les convulsions du moment ne peuvent rien contre lui. En lui résistant, on peut sans doute causer encore des secousses désastreuses. Mais depuis que l’esprit de l’homme marche en avant et que l’imprimerie enregistre ses progrès, il n’est plus d’invasion de barbares, plus de coalition d’oppresseurs, plus d’évocation de préjugés, qui puissent le faire rétrograder. Il faut que les lumières s’étendent, que l’espèce humaine s’égalise et s’élève, et que chacune de ces générations successives que la mort engloutit laisse du moins après elle une trace brillante qui marque la route de la vérité[8].


  1. C’est le pamphlet publié en 1796, et intitulé : De la force du gouvernement actuel de la France, et de la nécessité de s’y rallier. C’est la première ébauche du traité Des réactions ; ce sont les mémés idées, exposées par un jeune homme qui débute et qui n’est pas sûr de lui. Nous avons jugé inutile de réimprimer ce pamphlet qui s’occupe des hommes plus que des principes. Il est moins curieux par ce qu’il contient, que parce qu’il est le premier écrit politique de l’auteur.
    (Note de M. Laboulaye.)
  2. Ces trois constitutions sont celles de 1791, 1793, 1795.
  3. « La souveraine justice de Dieu, dit un écrivain français, tient à sa souveraine puissance ; » et il en conclut que la souveraine puissance est toujours la souveraine justice. Pour compléter le raisonnement, il aurait dû affirmer que le dépositaire de cette puissance sera toujours semblable à Dieu.
  4. Il est insensé de croire, dit Spinosa, que celui-là seul ne sera pas entraîné par ses passions, dont la situation est telle qu’il est entouré des tentations les plus fortes, et qu’il a plus de facilité et moins de danger à leur céder.
  5. Les pays gouvernés despotiquement présentent de loin une surface assez calme, mais combien cette apparence est trompeuse ! Sous le despotisme, on n’écrit point, on communique peu, on ne s’informe pas du sort de son voisin ; on craint d’avoir une plainte à faire, une tristesse à livrer aux soupçons, aux interprétations, un mécontentement à laisser percer ; personne n’ose compter les victimes ; mais est-ce à dire qu’il n’y en ait pas ? Pèse-t-on ces larmes silencieuses, ces douleurs muettes, ces calamités ignorées dont les ravages sont d’autant plus terribles que rien ne les arrête ?… La paix publique semble exister ; vaine illusion ! dans une multitude de lieux à la fois, des milliers d’individus isolés éprouvent dans l’intérieur de leurs maisons, dans leurs relations avec des hommes plus puissants qu’eux, ce que la guerre civile a de plus horrible. Ce silence qui vous trompe est celui de la terreur ; rapprochez par l’imagination tous ces êtres malheureux, tous ces esclaves opprimés ; donnez tous les murmures sourds, à tous les désespoirs concentrés la voix qui leur manque, et dites si vous l’osez que le despotisme est un état de paix.
    (Mirabeau.)
  6. Une des grandes erreurs de la nation française, c’est de n’avoir jamais attaché suffisamment d’importance à la liberté individuelle. On se plaint de l’arbitraire quand on est frappé par lui, mais plutôt, comme d’une erreur que comme d’une injustice ; et peu d’hommes, dans la longue série de nos oppressions diverses, se sont donné le facile mérite de réclamer pour des individus d’un parti différent du leur. Je ne sais quel écrivain a déjà remarqué que M. de Montesquieu, qui défend avec force les droits de la propriété particulière, contre l’intérêt même de l’État, traite avec beaucoup moins de chaleur la question de la liberté des individus, comme si les personnes étaient moins sacrées que les biens. Il y a une cause toute simple pour que, chez un peuple distrait et égoïste, les droits de la liberté individuelle soient moins bien protégés que ceux de la propriété. L’homme auquel on enlève sa liberté est désarmé par ce fait même, au lieu que l’homme qu’on dépouille de sa propriété conserve sa liberté pour la réclamer. Ainsi, la liberté n’est jamais défendue que par les amis de l’opprimé ; la propriété l’est par l’opprimé lui-même. On conçoit que la vivacité des réclamations soit différente dans les deux cas.
  7. C’est le système de la perfectibilité que défend ici Benjamin Constant. C’est à lui et à madame de Staël qu’on doit le triomphe de cette théorie en littérature, en religion et en politique. Il y est souvent revenu, sentant bien que la liberté, qui n’est qu’un moyen, serait une force inutile si elle n’élevait l’homme vers une perfection indéfinie.
    (Note de M. Laboulaye.)
  8. On ne saurait trop recommander les pages ci-dessus à l’attention des lecteurs français : sous l’ancienne monarchie comme dans les temps modernes, les gouvernants pas plus que les gouvernés ne se sont renfermés dans les limites légales. Les diverses écoles politiques qui se sont produites chez nous depuis quatre-vingts ans n’ont fait que masquer sous le vain nom de liberté, leurs théories autoritaires. Entre les ultramontains et les radicaux socialistes, il n’y a que la différence des mots ; les uns et les autres n’ont fait que des dupes, et les dupes ont toujours formé chez nous la grande majorité. Les intrigants, les ambitieux et les parleurs sont sûrs d’entraîner la foule du moment où ils lui font des promesses irréalisables ; arbitraire monarchique, arbitraire révolutionnaire, voilà les deux termes extrêmes entre lesquels nous flottons depuis tantôt un siècle. Ces générations successives que la mort engloutit, et qui devraient, suivant le mot de Benjamin Constant, laisser après elles une trace brillante qui marque la route de la vérité, n’ont laissé que les plus tristes exemples. Les jacobins, serviles imitateurs des excès de la monarchie qu’ils avaient renversée, ont rappelé, par le tribunal révolutionnaire, ou plutôt par le ramas d’assassins qu’on décorait du nom de juges, les juges de tyrannie de Louis XI et de Richelieu. Les terroristes ont trouvé de notre temps des apologistes et des imitateurs. Ainsi que nous l’avons dit ailleurs, « nous avons traversé tous les excès du despotisme et de l’anarchie, les émeutes, les coups de main révolutionnaires, les coups d’État césariens. La notion des devoirs qu’impose au pays l’exercice de sa propre souveraineté s’est perdue au milieu des bouleversements, et le jour où des désastres inouïs, en livrant Paris à lui-même, ont fait disparaître les dernières garanties de l’ordre et de la liberté, qui n’est que la sécurité pour tous, suivant la belle définition de Montesquieu, la Commune a éclaté, non pas, ainsi que le prétendent ceux qui cherchent encore à la justifier, comme la réaction d’un patriotisme aveugle et désespéré, contre les soupçons de trahison qui circulaient dans l’air, mais comme l’explosion des forces destructives lentement accumulées dans les bas-fonds de la société française. » Voir les idées subversives, Paris, Didier, 1872. 1 vol. in-18. — Aujourd’hui, en 1874, nous pouvons vérifier par les événements toutes les théories de notre illustre auteur. Il est certain que si ces théories avaient pénétré plus profondément dans les esprits, nous n’aurions point eu à subir de si longues agitations et de si cruels désastres.
    (Note de l’éditeur.)