Œuvres philosophiques (Hume)/Essai sur le Crédit public

Traduction par Anonyme.
Œuvres philosophiques, tome septièmeTome 7 (p. 185-233).

ESSAI

SUR

LE CRÉDIT PUBLIC.

Les peuples de l’antiquité, plus sages & plus prudens que les modernes, profitoient des tems de paix & de tranquillité pour former le trésor public, & le remplir des sommes dont ils prévoyoient avoir besoin un jour, soit pour attaquer leurs ennemis, soit pour se défendre contre leurs invasions ; ils ne connoissoient pas la ressource des impôts extraordinaires, & n’avoient pas même l’idée des emprunts publics dont les nations de l’Europe font un usage si fréquent. L’histoire ancienne fait mention des sommes immenses amassées par les Athéniens, les Ptolomées & les autres successeurs d’Alexandre ; & les Lacédémoniens eux-mêmes, ce peuple si renommé par sa pauvreté & sa frugalité, possédoit, au rapport de Platon, un trésor public où l’état pouvoit prendre des sommes considérables dans les tems de nécessité & de calamité. Arian & Plutarque font le détail des richesses immenses dont Alexandre devint possesseur par la conquête de Suze & d’Ectbatane, & dont une partie avoit été mise en réserve dès le tems de Cyrus. Il faut ignorer entiérement l’histoire grecque pour n’avoir pas entendu parler des trésors de Philippe & de Persée, rois de Macédoine ; & l’histoire sainte nous instruit également de ceux d’Ezéchias & de quelques autres rois des Juifs. Les anciennes républiques des Gaules possèdoient aussi un trésor public, & le peuple romain avoit des officiers préposés à sa conservation. Enfin, les empereurs les plus sages, tels qu’Auguste, Tibere, Vespasien, Sévere, &c., mirent en réserve des sommes considérables pour s’en servir dans le besoin, & dans le cas de quelque circonstance imprévue. Les peuples modernes, au contraire, s’accordent tous à engager les revenus publics ; ils ne doutent pas que leur postérité ne jouisse d’une paix inaltérable, qu’elle ne soit assez heureuse, & assez riche pour acquitter la dettes contractées par la génération précédente ; & comme ils ont devant les yeux l’exemple que leurs peres leur ont transmis, ils ont une confiance égale dans leurs descendans, qui, plutôt par nécessité que par choix, sont forcés à leur tour de se reposer également sur la foi d’une nouvelle génération. Quoique quelques nations aient été assez heureuses & assez économes pour acquitter, durant la paix, les dettes contractées pendant la guerre, il n’en seroit pas moins déraisonnable de préférer l’usage des peuples modernes à celui de l’antiquité. Les anciens étoient, sans contredit, plus prudens.

Les écrivains qui ont voulu justifier les peuples modernes, prétendent qu’on ne doit pas appliquer à l’administration politique des maximes d’économie, dont la vérité n’est incontestable que par rapport à la conduite que doivent tenir les particuliers dans la régie de leurs affaires, & que les richesses d’un citoyen, quelque grandes qu’on les suppose, ne peuvent jamais être mises en comparaison avec celles des états. Je soutiens au contraire, que cette différence n’est pas assez grande pour qu’on puisse adopter des maximes si opposées dans leur administration. Si les richesses des états sont incomparablement plus grandes, leurs depenses nécessaires y sont proportionnées, leurs ressources, quelque nombreuses qu’elles puissent être, ont des bornes ; & comme la durée de leur existence ne peut être comparée à celle d’un particulier, & même d’une famille, ceux qui sont à la tête du gouvernement ne doivent adopter que des principes grands, durables, nobles & propres à maintenir la puissance publique durant une longue suite de siecles. Les hommes sont forcés quelquefois, par l’enchaînement d’événemens singuliers, & par une espece de fatalité, à s’abandonner à la fortune & au hasard ; mais tout homme qui, dès les premieres années de sa vie s’est conduit sans prudence & sans réflexion, & qui n’a eu que le hasard pour guide de ses actions, ne peut s’en prendre qu’à lui-même de ses malheurs, & n’en peut accuser que sa propre imprudence. Je conviens que les trésors publics peuvent être quelquefois nuisibles aux états, parce qu’ils donnent aux souverains & à leurs ministres des facilités pour entreprendre des expéditions imprudentes & qu’ils peuvent leur faire négliger la discipline militaire, par trop de confiance dans leurs richesses ; mais les dangers résultans de l’aliénation des revenus publics, sont encore plus certains & plus inévitables. La pauvreté, l’impuissance & l’assujettissement à des puissances étrangeres, en seront la conséquence nécessaire & infaillible.

La guerre est accompagnée, chez les modernes, de tous les genres de destruction, perte d’hommes, augmentation d’impôts, diminution du commerce, dissipation d’argent, pillage sur terre & sur mer. Dans l’antiquité au contraire, comme les dépenses militaires étoient prises sur le trésor public, la guerre rendoit les especes d’or & d’argent plus communes. L’industrie en étoit encouragée, & l’augmentation des richesses circulantes étoit une espece de dédommagement des malheurs qui en sont la suite inévitable. Des gens d’esprit ont cependant soutenu de nos jours que les dettes publiques, en ne les considérant qu’en elles mêmes, & indépendamment de la nécessité qui les avoit fait contracter, étoient avantageuses aux états, & que même en tems de paix la création des rentes & des impôts pour les acquitter, étoit le moyen le plus sûr d’augmenter le commerce & les richesses des nations. Des principes aussi déraisonnables & aussi absurdes, ne devoient être mis que dans la classe des éloges de la folie, & de la fievre, ainsi que des panégyriques de Busiris & de Néron, ou autres jeux d’esprit composés par des auteurs qui ont voulu amuser leurs contemporains ; mais, contre toute vraisemblance, ils ont été adoptés & soutenus par un de nos plus grands ministres, & par un parti tout entier. Les écrits publiés pour soutenir un paradoxe, qui n’étoit pas même spécieux, ne pouvoient sans doute régler la conduite d’un homme aussi sensé que milord Orford ; mais ils ont servi, du moins, à lui conserver des partisans & à jeter de l’incertitude dans l’esprit de la nation.

Je vais mettre sous les yeux du lecteur les différens effets des dettes publiques, tant par rapport à l’administration intérieure d’un état, que par rapport aux affaires étrangeres, & de leur influence sur le commerce, l’industrie, la guerre & les négociations.

Les écrivains politiques parlent fréquemment de la circulation, & cette expression a été adoptée par les auteurs françois ; ce mot est, selon eux, la pierre de touche de toute administration politique, ils la regardent comme une explication claire & le point décisif de tous leurs raisonnemens. J’avoue que je n’ai pu jusqu’à présent découvrir la signification de cette expression en matiere d’impôts & d’emprunts publics, quoique je n’aie cessé de la chercher depuis que j’ai commencé à réfléchir. Je ne puis concevoir, en effet, l’avantage que peut procurer à une nation le passage continuel de l’argent d’une main dans une autre ; & il m’est impossible de comparer la circulation des denrées & des marchandises, avec celle des billets de l’échiquier & des actions de la compagnie des Indes, L’industrie est sans doute animée, lorsque le négociant enleve les marchandises du manufacturier aussi-tôt qu’elles sont fabriquées, lorsque le détailleur s’en fournit sur le champ chez le négociant, & lorsque le consommateur les achete promptement du détaillant ; ces différens achats réciproques, prompts & multipliés, encouragent le manufacturier, le négociant, & le détailleur, à acheter & à fabriquer une plus grande quantité de marchandises & à en perfectionner la qualité. Je lins qu’une circulation de cette espece ne peut être arrêtée sans danger ; que dès qu’elle cesse, toutes les mains industrieuses de l’état sont engourdies & ne produisent plus ce qui est utile aux citoyens ; mais la galerie du change ne fournit aucune espece de productions, & ne donne lieu qu’à la consommation du café, des plumes, de l’encre, & du papier. Le change, & tous ceux qui le fréquentent, pourroient être ensevelis sous les eaux de la mer, sans qu’on s’apperçût d’aucune perte & d’aucune diminution dans le commerce, ni dans la production de quelque espece de marchandises ou de denrées que ce puisse être.

Quoique le mot circulation n’ait jamais été expliqué par ceux qui insistent le plus sur les avantages qui en résultent, il faut convenir cependant que les dettes nationales présentent une apparence d’utilité. Le mal est dans ce monde toujours accompagné de quelque bien ; & c’est ce que je me propose d’expliquer, pour qu’on puisse en juger d’une maniere sûre & certaine.

Les effets publics sont devenus parmi nous une espece de monnoie, & sont reçus dans les paiemens à un prix courant, comme l’or & l’argent. Les dépenses nécessaires pour toute entreprise utile & avantageuse, n’empêchent pas qu’il ne se trouve assez de bras pour y travailler, & tout négociant riche peut se livrer au commerce le plus étendu, parce qu’il a des fonds suffisans pour faire face aux engagemens qu’il est obligé de contracter. Les billets de banque, les actions des Indes, & tous les autres papiers publics, dispensent les négocians de conserver en nature & dans leurs coffres, de grosses sommes d’argent ; ces effets leur en tiennent lieu, parce qu’un quart-d’heure leur suffit pour les vendre & en recevoir la valeur en argent comptant, ou pour les engager à un banquier. D’ailleurs, ces effets, qui donnent au propriétaire un revenu annuel, ne sont pas infructueux au négociant, tant qu’ils restent dans son porte-feuille ; en un mot, nos dettes nationales fournissent aux commerçans une espece de monnoie qui se multiplie continuellement entre leurs mains, & leur donne un gain certain, indépendant de celui de leur commerce.

Il se trouve en Angleterre, ainsi que dans tous les états commerçans, & débiteurs de rentes & d’effets portant intérêt, une classe d’hommes dont la fortune est partagée en fonds de commerce & en rentes. Ces citoyens, moitié commerçans & moitié rentiers, ne sont qu’un commerce peu étendu, & se contentent de profits médiocres, parce que le commerce n’est pas leur seule & principale ressource, & qu’ils en ont une plus assurée pour eux & leur famille, dans les revenus publics. Si l’état n’étoit pas débiteur d’effets portant intérêt, les riches négocians ne pourroient réaliser & mettre leur fortune à l’abri de tout danger, qu’en achetant des terres, & les terres ne peuvent jamais leur être aussi avantageuses que les fonds publics. En effet, toute propriété de terres exige des soins & des voyages, & partage le tems & l’attention d’un négociant. Il lui est impossible, dans le cas d’une spéculation avantageuse, ou d’un malheur imprévu, de convertir des fonds de terre en argent, avec la même facilité que les papiers portant intérêts, dont l’état est débiteur. D’ailleurs, la possession des terres change bientôt le citoyen en campagnard, tant par les plaisirs simples & tranquilles qu’elle lui procure, que par l’autorité qu’elle lui donne sur les cultivateurs. Il y a donc tout lieu de penser que les états débiteurs de fonds publics renfermeront toujours plus de riches négocians que les autres, & que les peres de familles, enrichis par le commerce, y seront moins exposés au desir de quitter cette profession. Il faut avouer, en effet, que le commerce peut dans ce cas devenir plus florissant, par la diminution des profits, la promptitude de la circulation, & l’encouragement de l’industrie[1].

Je viens d’exposer tous les avantages que les dettes publiques peuvent procurer au commerce & à une nation ; mais si on les compare aux inconvéniens qui en sont inséparables dans l’administration intérieure de l’état, il n’y aura plus de comparaison entre le bien & le mal qui en résultent.

1°. Il est certain que les sommes immenses levées dans les provinces, pour payer les arrérages des rentes nationales, attirent dans la capitale une grande affluence d’habitans & de richesses ; & je ne doute pas que les grands avantages des négocians de Londres sur ceux des autres parties du royaume n’y contribuent beaucoup. Il est peut-être de l’intérêt public que la ville de Londres perde quelques-uns des avantages qui ont contribué à un agrandissement qui paroît s’accroître tous les jours, & dont on peut craindre les conséquences. La ville de Londres est, à la vérité, si heureusement située, que son excessive grandeur a moins d’inconvéniens qu’il n’en pourroit résulter d’une plus petite capitale dans un plus grand royaume ; je conviens aussi qu’il y a plus de différence entre la valeur des denrées & des nécessités de la vie, achetées à Paris ou en Languedoc, qu’il n’y en a entre Londres & le Comté de Yorkshire, & que la proportion y est mieux observée. Je ne puis cependant m’empêcher de soutenir que la tête n’a pas de proportion avec le corps.

2°. Les fonds publics sont une sorte de papier de crédit, & ont par conséquent tous les inconvéniens de cette espece de monnoie ; ils écartent l’or & l’argent des principales branches du commerce, bornent les especes à la circulation commune, & augmentent la valeur de la main-d’œuvre & des denrées.

3°. Les impôts établis pour payer les arrérages des dettes nationales découragent l’industrie, augmentent le prix de la main-d’œuvre, & réduisent les pauvres à la mendicité.

4°. Comme les étrangers font partie des créanciers de l’état, ils nous rendent, en quelque façon, leurs tributaires ; & il pourroit arriver des circonstances où ils nous enleveroient notre peuple & notre industrie.

5°. La plus grande partie des fonds publics sont entre les mains de citoyens oisifs, qui ne vivent que de leur revenu ; ils deviennent, par conséquent, la récompense de la paresse & de l’oisiveté.

Tout lecteur dépourvu de préjugés conviendra sans doute, à la vue du tableau que je viens de lui présenter, que les dettes nationales sont un préjudice réel au commerce & à l’industrie ; mais ce préjudice est encore bien inférieur à celui qu’en ressent l’état, considéré comme corps politique, & existant dans la société des nations avec lesquelles il doit traiter, tant en guerre qu’en paix. Le mal est, sous ce point de vue, pur & sans mélange de bien ; aucun avantage ne peut dédommager des inconvéniens, & ce mal est de sa nature le plus important de tous.

Il n’est pas douteux que dans tout état débiteur de sommes considérables & empruntées à intérêt, ce sont les sujets eux-mêmes qui en sont les principaux créanciers, & que le surplus de la nation renferme les débiteurs. Il est également vrai que la partie débitrice s’acquitte envers la partie créancière, en se privant annuellement d’une portion de son revenu, qui passe entre les mains des rentiers. De ces deux propositions, évidentes par elles-mêmes, on en conclud communément que les dettes d’un état ne peuvent jamais contribuer à sa foiblesse dans l’ordre politique ; que tout leur effet est de transporter l’argent de la main droite dans la main gauche ; ce qui n’augmente & ne diminue la richesse de personne. Ces raisonnemens & ces spécieuses comparaisons ne peuvent être adoptés que par ceux qui jugent sans réflexions & sans principes. Je pourrois leur soutenir, en employant le même raisonnement & la même comparaison, qu’un souverain peut exiger de ses sujets les impôts les plus excessifs, sans crainte de les ruiner, & que l’état sera toujours également riche & puissant. Cette proposition seroit absurde & extravagante, parce qu’il est nécessaire, dans toute société, de garder des proportions entre la partie industrieuse & la partie oisive mais cette proportion, si essentielle à la conservation du corps politique, ne subsistera plus, lorsque tous les impôts existans actuellement, se trouvant aliénés & hypothéqués aux créanciers de l’état, le gouvernement sera obligé alors, pour la défense commune, d’en établir de nouveaux, ou d’augmenter les anciens, & la masse en sera si considérable & si excessive, qu’elle entraînera la ruine & la destruction de la nation.

Tous les peuples ont des impôts, dont la perception est facile, & est analogue aux mœurs & aux usages des habitans, & ils sont levés communément sur les denrées dont la consommation est la plus ordinaire. Les droits d’excise établis sur le malt & sur la biere, produisent au gouvernement d’Angleterre un revenu considérable, parce que l’opération de brassage est difficile, & ne peut être secrete, & que la consommation de la biere n’est pas d’une nécessité assez absolue, pour que le petit peuple soit vexé par l’augmentation de sa valeur. Si les créanciers de l’étât absorboient le produit entier de ces droits, & s’ils étoient uniquement affectés au paiement des dettes nationales, il seroit indispensable d’établir une nouvelle imposition, mais il est aisé de prévoir les difficultés que le peuple y opposeroit, les rigueurs qu’on seroit obligé de mettre en usage pour le contraindre au paiement, & le désespoir auquel il seroit réduit.

Tout le monde convient que les droits établis sur les propriétés sont d’un recouvrement difficile, & qu’ils sont levés avec moins d’égalité & de proportion que ceux qui sont imposés sur les consommations. Ce seroit donc un grand malheur pour la nation, si, après avoir porté ces derniers au plus haut degré où ils puissent monter, on étoit obligé d’avoir recours aux impôts, dont l’établissement & la perception aggravent encore la charge des contribuables. Dans cette supposition, les propriétaires des terres ne seront plus que les intendans & les fermiers du public. Et il seroit fort à craindre que dans ce cas ils ne missent en usage tous les tours d’adresse que ces sortes de gens savent employer pour tromper leurs maîtres, & que la société ne fût remplie de trouble & de confusion. Est-il possible d’assurer encore, à la vue de tous ces maux, qu’une nation peut, sans inconvéniens, ne mettre aucune borne à ses dettes, & que l’Angleterre conserveroit toute sa force & toute sa puissance politique, dans le cas même où elle ajouteroit aux différentes especes d’impositions déjà établies, une nouvelle taxe de 12 à 15 schellings par livre sur tous les revenus des terres ? Ce ne seroit plus le simple transport de l’argent d’une main dans une autre ; tous les états seroient confondus, la ruine & la désolation seroient générales, & la nation entiere seroit bouleversée.

Les théologiens reprochent aux hommes leur indifférence sur l’observation de préceptes, dont ils connoissent cependant toute l’importance & toute la nécessité. Les politiques sont dans le même cas que les théologiens, par rapport aux dettes publiques. Les propriétaires des rentes n’ignorent pas que les ministres actuels ou leurs successeurs, n’auront jamais un systême d’économie assez sévere & assez suivi pour amortir la plus grande partie de nos dettes ; & que les affaires de l’Europe ne leur donneront jamais le tems de pouvoir exécuter leur projet[2]. Cette indifférence sur un événement qui intéresse notre fortune, seroit moins extraordinaire, si nous étions tous bons Chrétiens, entiérement résignés aux ordres de la Providence, & détachés des biens de ce monde ; les rentiers le prévoient, & y paroissent résignés, mais ce sentiment qui a l’apparence du plus grand désintéressement, n’est fondé que sur une longue habitude de jouir du moment présent, & sur l’espérance qu’il n’y aura que la postérité de malheureuse. Ils ont prévu dès le premier emprunt que les dettes publiques seroient portées au point où elles sont présentement, & ils ne peuvent se dissimuler quelle en sera la conséquence. Il faut en effet, ou que la nation détruise le crédit public, ou que le crédit public détruise la nation. Il est impossible que l’un de ces deux événemens n’arrive, & on en sera convaincu toutes les fois qu’on réfléchira attentivement aux dettes énormes que l’Angleterre a contractées, & au peu de précautions qui ont été prises pour les éteindre.

Le plan proposé, il y a 30 ans, par M. Hutchinson, citoyen très-estimable, pour amortir toutes nos dettes fut approuvé par quelques personnes de bon sens ; mais fut trouvé, par le plus grand nombre, impraticable dans l’exécution. M. Hutchinson prétendoit que le public n’étoit pas débiteur de la dette nationale, que chaque particulier en devoit une part proportionnelle, & qu’il la payoit réellement au moyen des impôts auxquels il étoit assujetti, ensorte que la somme payée par chaque citoyen dans la contribution des charges publiques, ne pouvoit être regardée que comme sa part proportionnelle dans les intérêts dus aux créanciers, & dans les frais de recouvrement. Il concluoit de ce raisonnement qu’il étoit possible de rembourser toutes les dettes de l’état par une contribution équitable, & proportionnée à la valeur de toutes les propriétés, & de libérer en même tems, par un remboursement général, les fonds de terre & les revenus publics. L’auteur de ce projet ne faisoit pas attention que les ouvriers, les pauvres hors d’état d’acquitter en un seul paiement la part dont ils sont débiteurs dans les dettes publiques, en paient cependant la plus grande partie par leur consommation ; d’ailleurs les commerçans & les propriétaires d’argent ont toute sorte de facilités pour déguiser ou cacher le véritable état de leur fortune, & les propriétaires des biens-fonds, soit en terres, soit en maisons, étant obligés de payer pour tout le reste de la nation, s’éleveroient avec la plus grande force contre une injustice & une oppression dont il n’y a jamais eu d’exemple. On n’a pas tenté de mettre ce projet à exécution, mais il est très-vraisemblable que lorsque les dettes nationales seront parvenues à leur dernier période, & lorsque leur masse deviendra destructive de toute espece d’industrie, les faiseurs de projets se feront alors écouter, le gouvernement effrayé adoptera leurs visions chimériques, & comme le crédit public commencera pour lors à chanceler, le moindre mouvement sera suffisant pour le détruire, ainsi qu’il est arrivé en France en 1720. Je crois, en ce cas, pouvoir comparer sa chute à la mort du malade qui périt par l’effet même du remede que lui donne le médecin[3]. Il est plus vraisemble que les guerres, les défaites, les malheurs, les calamités publiques & peut-être même les conquêtes, & les victoires, seront la cause nécessaire de la chûte du crédit public, & forceront les souverains & les administrateurs des états à manquer à la foi nationale. J’avoue que lorsque je vois les rois & les états se combattre & se disputer au milieu de leurs dettes & de leurs engagemens, j’imagine voir une partie de quille dans la boutique d’un marchand de porcelaine. Est-il possible d’espérer que les souverains épargneront une espece de propriété, si onéreuse à eux-mêmes & au public, lorsqu’ils ont si peu d’égards pour la vie & les fonds de terre de leurs sujets, dont l’utilité est si grande pour eux & pour le public ? Il viendra un moment où la guerre forçant à de nouveaux emprunts, personne ne voudra prêter à l’état un argent dont le remboursement lui paroîtra trop incertain, mais dont l’avance peut être indispensable pour faire la campagne. Si dans le même tems la nation est menacée d’une invasion, ou si le nombre des mécontens est assez grand, pour lui faire appréhender une révolte dans l’intérieur du royaume, le gouvernement se trouvera alors dans l’impuissance totale de payer les troupes, de faire les provisions de vivres & de fourrages, de réparer les vaisseaux, & même de contracter des alliances avec les étrangers. Le souverain & ses ministres ne peuvent balancer en pareil cas. La conservation de soi-même est un droit que les particuliers ne peuvent perdre, à plus forte raison les sociétés, & nos ministres seroient plus imprudens que ceux qui les premiers ont prêté à l’état ; ils le seroient même encore plus que ceux qui ont continué de placer leur argent dans les fonds publics, si, ayant le pouvoir de préserver la nation du plus grand danger, ils négligeoient d’en faire usage. Les impôts engagés aux créanciers publics cesseront alors d’être employés à leur destination, ils seront mis au rang des revenus ordinaires de l’état, & suffiront à la défense commune. L’argent destiné au paiement de la demi-année de rentes, sera porté dans la caisse de l’échiquier ; la nécessité commande, la crainte presse, la raison exhorte ; la pitié seule parle en ce cas en faveur des rentiers, mais leurs plaintes & leurs représentations ne seront pas écoutées. Il seroit contre le bien général de leur remettre l’argent qui leur étoit réservé. On l’emploiera sur le champ au service courant, en protestant cependant, de la maniere la plus solemnelle, que le besoin passé, il sera aussi-tôt rendu à sa premiere destination. Ces promesses & ces protestations seront inutiles & superflues ; la machine du crédit public, déjà chancelante, ne pourra se soutenir contre une secousse aussi violente, elle tombera tout entiere, & écrasera sous ses ruines un millier de citoyens. Je nomme cet événement la mort naturelle du crédit public ; il me paroît y tendre aussi certainement que tout corps animal tend à sa destruction & à sa dissolution[4]. Quelques tristes que soient ces deux événemens, on peut en prévoir un troisieme encore plus malheureux. Dans les deux premiers, mille citoyens sont sacrifiés pour en sauver un million, mais nous pouvons craindre de voir le contraire, & qu’un million ne soit sacrifié au bonheur momentané de mille citoyens[5]. Il sera toujours difficile & dangereux à un ministre, dans un gouvernement tel que le nôtre, d’ouvrir l’avis désespéré d’une banqueroute volontaire. La chambre des pairs n’est, à la vérité, composée que de propriétaires de terres, & le plus grand nombre des membres de la chambre des communes est dans le même cas. Les uns & les autres sont par conséquent peu intéressés dans les fonds publics ; mais leurs liaisons avec les possesseurs de cette sorte de bien seront toujours assez grandes pour les rendre plus attachés à la foi nationale, que la prudence, la politique, & même l’exacte justice, ne l’exigeroient. Nos ennemis étrangers, ou plutôt notre ennemi, car un seul est redoutable pour nous, sachant qu’un parti désespéré seroit le seul remède à nos maux, aura la politique de nous cacher le danger, & de ne le découvrir que lorsqu’il sera entiérement inévitable. Nos aïeux, nos pères & nous-mêmes, avons toujours pensé, avec raison, que nous seuls pouvions conserver l’équilibre de la balance du pouvoir en Europe ; mais nos enfans, fatigués par la résistance, & retenus par les obstacles, resteront spectateurs de l’oppression & de la conquête de leurs voisins ; jusqu’à ce qu’enfin vaincus par leurs créanciers, bien plutôt que par les armes de leurs ennemis, & dans la crainte de devenir esclaves de leurs concitoyens, ils appelleront un peuple étranger à leur secours & s’abandonneront à la discrétion d’un vainqueur moins redoutable pour eux que leurs créanciers. Ce malheur, s’il arrive jamais, sera la mort violente de notre crédit public.

Il est impossible de décider dans quel tems notre crédit public sera détruit, ni, des trois causes que je viens de décrire, celle qui en occasionnera la ruine. Elles sont également vraisemblables, & le moment n’en est peut-être pas fort éloigné ; mais la raison les prévoit aussi clairement que le permet l’obscurité de l’avenir. Les anciens prétendoient que l’enthousiasme & une espece de folie divine, s’il est permis de s’exprimer ainsi, étoient nécessaires pour être prophete ; il est certain cependant que, pour prédire les evénemens futurs que je viens d’exposer, il suffit d’être dans son bon sens & libre, de la folie & de l’illusion populaire.

RÉFLEXIONS DU TRADUCTEUR.

Les réflexions de M. Hume sur la différence de la conduite des peuples anciens, d’avec celle des modernes, ne me paroissent pas prouver que les uns aient été plus sages & plus prudens que les autres. Tout est relatif aux tems & aux circonstances ; ce qui est prudence dans un siecle, peut être témérité dans un autre. Les Peuples de l’ antiquité, dépourvus, la plupart, de commerce & d’industrie, ne possedoient que des richesses réelles, & n’avoient de revenus que les produits de la terre. Tous les citoyens des villes, ainsi que les habitans de la campagne, devenoient soldats & prenoient les armes pour la défense commune. Sans remonter même aux Grecs & aux Romains, nous savons que Charles VII est le premier de nos rois qui ait eu une milice réglée, soudoyée & toujours subsistante ; que jusqu’à son regne, les communes étoient obligées de faire le service militaire ; que tous les seigneurs des fiefs y étoient pareillement assujettis, & que le ban & l’arriere-ban, convoqués dans la guerre de 1688, ont été les derniers vestiges de l’ancien usage du royaume. Les peuples & les princes faisant la guerre avec des troupes rassemblées dans les tems de besoins, & assujetties au service militaire sans recevoir de paie, n’étoient pas exposées aux dépenses énormes que les guerres modernes entraînent maintenant après elles. Les soldats conduits par les seigneurs des fiefs, ou fournis par les communes, se dédommageoient du défaut de solde, par le pillage des terres devenues le théâtre de la guerre, par le butin fait sur les ennemis, & par la rançon des prisonniers. Les princes rassembloient donc, sans grands frais, sous leurs drapeaux un grand nombre de leurs sujets, attirés par l’espoir du pillage. L’artillerie & les munitions de toute espece, nécessaires pour les guerres présentes, tant de terre que de mer, coûtent des sommes immenses, dont les anciens souverains n’avoient pas même l’idée. Les fonds indispensables aujourd’hui pour faire une seule campagne, excedent, chez toutes les grandes puissances de l’Europe, le revenu annuel des états & des souverains ; & il y auroit impossibilité de prolonger la guerre plus d’une année, si les peuples étoient forcés de payer des impôts proportionnés à la dépense.

Nous ignorons quels étoient les trésors amassés par quelques souverains de l’antiquité, & mis en réserve pour le cas de la guerre. Pourroit-on appeller aujourd’hui un trésor, ce qui ne suffiroit pas pour payer les frais d’une seule campagne ? Or, il est certain que les rois ruineroient leurs sujets, & leur causeroient des maux irréparables, s’ils amassoient & mettoient à part les sommes nécessaires pour la premiere année de la guerre.

La France, a dépensé, dans chacune des campagnes de la derniere guerre, plus de 200 millions au-delà des revenus ordinaires de son souverain ; cependant la totalité des impôts levés depuis 1756, jusqu’en 1763, n’a pas excédé chaque année de plus de 40 millions, ceux qui ont été levés en 1765. Sans le secours des emprunts, le roi auroit été forcé d’imposer chaque année, pendant tout le cours de la guerre, plus de 160 millions au-delà de ce que les peuples ont payé. L’impuissance totale d’y satisfaire les auroit fait succomber sous le fardeau, & ils auroient été réduits à ne pouvoir se donner les nécessités de la vie ; toute espece de commerce & d’industrie seroit tombée tout à-coup, & les ennemis profitant de l’épuisement du royaume, & n’étant pas chargés d’impositions accablantes, parce qu’ils se seroient servis de la ressource des emprunts, n’auroient éprouvé aucune résistance à l’exécution de leurs projets.

Il est donc démontré que les grands états de l’Europe ne se peuvent faire la guerre qu’en continuant l’usage pratiqué universellement d’ouvrir des emprunts publics pour subvenir à sa dépense ; les sources des états sont, à cet égard, dans une balance & un équilibre réciproque. Leurs ressources paroissent également épuisées par les dettes immenses contractées depuis un siecle, & la ruine du crédit public, prévue & annoncée par M. Hume, pour l’Angleterre, deviendra, si elle arrive jamais, contagieuse pour les autres états, & un mal général dans l’Europe. Il paroît cependant impossible que l’Angleterre fasse jamais une banqueroute totale, & qu’il arrive un moment où toutes les dettes publiques soient annullées. Un pareil événement ne pourroit arriver que par l’invasion subite d’un ennemi étranger, qui se rendroit maître de l’île, & y établiroit un nouvel empire ; l’usurpateur seroit, ou un prince étranger qui voudroit ajouter de nouveaux états à ceux qu’il posséderoit déjà, & dans ce cas les autres princes de l’Europe y apporteroient des obstacles insurmontables ; ou bien l’usurpateur seroit un sujet rebelle, qui ne pourroit se maintenir dans son usurpation qu’en se soumettant aux loix du pays, en augmentant la richesse de l’état, & en prenant des mesures propres à soutenir le commerce & l’industrie de ses sujets. Comme la banqueroute totale en seroit la destruction, durant un assez long espace de tems, il seroit bien éloigné d’embrasser un pareil parti. C’est donc une crainte chimérique que celle d’une banqueroute totale. Aucun prince ni aucune république n’en ont donné jusqu’à présent l’exemple, & il me paroît impossible qu’elle arrive jamais dans aucun état de l’Europe.

Si la crainte d’une banqueroute totale me paroît mal fondée, & si les peuples sont en effet à l’abri de ce malheur, j’avoue que les états débiteurs seront toujours exposés à éprouver dans certaines circonstances un grand discrédit, & que la méfiance générale des peuples & des créanciers, mettra les souverains & les administrateurs des républiques dans l’impuissance de contracter de nouvelles dettes, ils seront même forcés à manquer à une partie de leurs engagemens, à suspendre une partie des paiemens, ou à prendre d’autres mesures également contraires à la foi publique ; mais les approches de discrédit, annoncé toujours par l’impuissance de nouveaux emprunts, obligeront les états à faire la paix, & à se procurer la tranquillité extérieure par des traités avec les puissances étrangeres. La guerre une fois terminée, les ministres mettront en usage les moyens propres à rétablir le crédit ébranlé, & à ramener la confiance ; or, on ne peut y parvenir que par le retranchement d’une partie des arrérages, l’établissement d’une caisse de remboursement, & la continuation d’une partie des impôts établis durant la guerre. Le retranchement d’une partie des arrérages, & la diminution des impôts doivent être combinés de façon que les revenus de l’état soient assez forts pour payer exactement les arrérages conservés, & pour former tous les ans les fonds de la caisse des remboursemens. L’exactitude dans le paiement des arrérages suffit seul en tems de paix, pour soutenir le crédit public, lorsqu’il n’a pas été ébranlé ; mais les remboursemens, joints au paiement exact des arrérages conservés, le rétabliroient même entiérement, dans l’espace de très-peu d’années, au cas même qu’il eût été anéanti ; la masse des remboursemens, s’accroissant tous les ans de la partie des arrérages des rentes éteintes, fera monter le crédit public au plus haut point où il ait jamais été, & attirera au gouvernement une confiance générale. Les rentiers, affligés de la diminution d’une partie de leurs revenus, se plaindront sans doute de la mauvaise foi du gouvernement ; les peuples assujettis à des impôts, dont ils étoient persuadés que la paix les délivreroit, ne s’y soumettront de leur côté qu’avec peine. Mais les profits du commerce, les progrès de l’industrie, fruits de la paix, feront entrer sans cesse de nouvelles richesses dans l’état ; les impôts ne seront pas assez forts pour priver les peuples de la campagne de l’aisance nécessaire pour la bonne culture, & l’industrie faisant tous les jours de nouveaux progrès, les propriétaires des terres augmenteront leurs revenus. Les rentiers & les possesseurs d’argent, tous citoyens des villes, seront même bientôt embarrassés de leur argent ; ils auront annuellement des sommes considérables à placer, tant à cause des remboursemens de leurs capitaux qu’ils seront obligés de recevoir, que par les nouvelles richesses que leur procurera le commerce ; ils aimeront mieux acheter des effets publics que de conserver dans leurs coffres un argent oisif, & ils feront revivre un crédit auquel la secousse précédente paroîtra n’avoir donné que plus de solidité.

La prolongation d’une partie des impôts établis durant la guerre, est sans doute dure & fâcheuse pour les peuples, & principalement pour les propriétaires des terres, mais le mal ne peut être comparé à celui qui résulteroit d’une banqueroute, capable d’engourdir pendant une longue suite d’années l’industrie de la nation, qui arrêteroit tout le commerce, & qui s’opposeroit à la vente répétée de toutes les marchandises & de toutes les denrées, qui est la seule & véritable circulation. De deux maux inévitables, le moindre doit être préféré, & la prolongation des impôts est sans contredit le moins destructeur & le plus supportable.

Les possesseurs d’argent & d’effets publics seront aussi affligés de la réduction des arrérages, que les propriétaires des terres le peuvent être de la prolongation des impôts ; mais lorsqu’ils réfléchiront qu’ils étoient menacés de la perte totale de leur fortune, & que le précipice commençoit déjà à s’ouvrir sous leurs pieds, ils s’estimeront heureux d’être échappés à un danger si pressant, & d’avoir conservé la plus grande partie de leurs revenus.

Les plaintes & les murmures des différens ordres des citoyens ne seront donc que momentanés ; les propriétaires des terres cesseront de se plaindre de la continuation des impôts, lorsqu’ils verront accroître le prix de leurs baux. Le nombre des prêteurs devenant tous les jours supérieur à celui des emprunteurs, les rentiers seront forcés de verser leurs fonds dans le commerce, ou de les employer à des défrichemens & à des améliorations de terres. On travaillera, de part & d’autre, insensiblement à l’accroissement des richesses de l’état, & à l’augmentation du crédit public. Les plaintes des rentiers seroient alors d’autant moins fondées, qu’ils avoient joui durant long-tems d’un revenu plus considérable, & d’une perception bien plus facile que celui des propriétaires des terres. Ils ne doivent donc jamais oublier que leur revenu a toujours été exempt des impositions, que les malheurs & les besoins de l’état ont au contraire contribué à l’accroissement de leur fortune, & que le crédit public a été le fondement de leurs richesses ; ils ne peuvent par conséquent, sans injustice, se plaindre d’une opération qui empêche de tarir la source d’où elles sont dérivées.

M. Hume convient que les emprunts publics ont toujours été accompagnés de quelques avantages, dans tous les états qui en ont fait usage ; & il ne les attribue qu’à la condition de toutes les choses humaines, où le mal ne se trouve jamais sans être accompagné de quelque bien ; mais, par la même raison, on pourroit dire que le bien absolu n’existant pas sur la terre, on ne doit pas s’étonner si les emprunts publics sont accompagnés de quelques inconvéniens ; il est certain que les états qui jouissent d’un grand crédit, & où les emprunts ont été multipliés, sont ceux où le commerce est le plus florissant, l’industrie plus active, & les especes d’or & d’argent plus communes. La France, l’Angleterre, la Hollande en sont des preuves sans réplique. Peut-on faire quelque comparaison, à cet égard, entre ces trois états, & les républiques des Suisses, où le crédit public est inconnu, & qui sont les peuples de l’Europe où le commerce & l’industrie ont fait le moins de progrès ? La plupart de ces républiques où les mœurs n’ont pas changé depuis cent ans, n’exigent aucune contribution de leurs sujets ; le gouvernement n’est ni débiteur, ni créancier ; mais les préposés à l’administration engagent leurs compatriotes à prendre parti dans le service des états voisins, & à soulager leur pays du soin de leur subsistance.

Les dettes publiques n’ont donc pas été, jusqu’à présent, la cause de la ruine des états ; elles n’ont pas même été un obstacle à l’accroissement du commerce & de l’industrie ; elles ont à la vérité donné naissance à l’établissement de quelques impôts, mais leur masse a été mesurée avec la force des peuples, & ils ne se sont accrus que dans la proportion de leurs richesses. La charge ne s’en est même fait sentir qu’aux habitans des villes, & aux propriétaires des terres, & la classe industrieuse du peuple en a été exempte. Le retranchement d’une partie des arrérages est le seul mal véritable que puisse causer la multiplicité des emprunts ; mais ce retranchement ne se faisant que successivement, &, pour ainsi dire, insensiblement, dans un tems de paix & de tranquillité, ne peut apporter aucun trouble dans l’état, y causer de grands dérangemens dans les fortunes particulieres, ni même détruire pour toujours ce même crédit public.

Ce qui s’est passé en France dans les premieres années du regne de roi, prouve évidemment que le crédit public est plus solide que ne le pense M. Hume. À la mort de Louis XIV le royaume étoit dans la situation la plus triste, les provinces épuisées, les revenus publics consommés par anticipation, les impôts ordinaires insuffisans pour les charges. Plusieurs projets furent présentés à M. le régent pour la libération de l’état ; celui de la réduction & du retranchement d’une grande partie des arrérages étoit du nombre. Le prince, dans l’espérance qu’un changement dans la forme de l’administration des finances soutiendroit le crédit, & fourniroit des ressoures pour satisfaire aux engagemens, ne voulut faire aucune réduction, & approuva le fameux projet de M. Law, dont le résultat a été le renversement total de la fortune d’un grand nombre de familles, & une réduction de plus de moitié dans les arrérages de toutes les dettes de l’état. Cette opération forcée anéantit le crédit public durant plusieurs années ; mais lorsque le Visa eut assuré toutes les fortunes particulieres, il parut sortir de sa cendre, & devint successivement, & en peu d’années, plus grand & plus étendu qu’il ne l’avoit jamais été pendant tout le regne de Louis XIV. Le retranchement de la moitié de tous les arrérages des rentes, paroissoit à la mort du roi une opération violente & impraticable ; elle l’étoit en effet, & le royaume n’a pu la supporter que parce que les événemens du systême l’ont, pour ainsi dire, amenée insensiblement ; mais un retranchement peu considérable dans les arrérages des rentes, joint à la prolongation de quelques impôts, est plus conforme aux besoins des différentes classes des citoyens, & n’entraîne pas les fâcheuses conséquences, dont nos peres ont été témoins.

Le retranchement d’une partie des arrérages, & la prolongation de quelques impôts, ne sont pas encore des moyens suffisans pour rétablir en peu de tems le crédit public, & lui donner toute l’étendue dont il est susceptible. Il faut de plus un fonds destiné à l’amortissement d’une partie des dettes ; que ce fonds soit toujours subsistant, & que l’emploi n’en puisse jamais être détourné à aucune autre destination. Ce fonds, augmenté tous les ans des intérêts des sommes remboursées, aura l’avantage non-seulement de diminuer la masse des dettes, mais encore de répandre dans le public des sommes considérables, d’accroître le nombre des prêteurs, & par conséquent de faire baisser l’intérêt de l’argent, opération la plus utile au progrès du commerce, & la plus propre à soutenir le crédit public. S’il étoit possible d’employer ce fonds d’amortissement au remboursement des sommes principales dues aux étrangers, par préférence au remboursement de celles qui sont dues aux nationaux, l’opération en seroit encore plus avantageuse, attendu que les sommes payées annuellement aux étrangers, pour les intérêts dont ils sont créanciers, sont bien plus onéreuses à l’état que celles qu’on paie aux nationaux. En effet, les créanciers regnicoles ne donnent lieu à aucune exportation d’especes, la quantité en reste toujours la même dans l’intérieur du royaume, & se trouve toujours également employée dans la circulation, mais les étrangers, créanciers de l’état, doivent toucher leurs arrérages dans le lieu de leur domicile ; & quoique le paiement leur en soit fait en lettres de change, & qu’il n’occasionne peut-être aucune exportation réelle d’especes, dans les tems où le commerce de la France est avantageux, il empêche nécessairement les étrangers de solder les dettes de leur commerce en especes, & il prive le royaume de la quantité de métaux, dont son commerce lui auroit fait faire l’acqquition. Les nationaux verroient sans peine le fonds d’amortissement employé au remboursement des étrangers, chaque créancier public désirant la libération générale, & non pas son remboursement particulier. Les étrangers, de leur côté, s’empresseroient de prêter, dans le cas de nouveaux besoins, à un débiteur dont la fidélité à remplir ses engagemens seroit aussi sacrée ; & ne pouvant trouver, dans leur pays qu’un intérêt très-bas de leur argent, ils l’offriroient au roi à un taux supérieur à celui de leur nation, mais inférieur au taux légal de la France, & procureroient au roi les moyens de faire une conversion volontaire, dont l’effet seroit le même que celui d’une réduction forcée, mais ne seroit pas accompagné de ces mouvemens violens, & de ces coups d’autorité qu’exige souvent la nécessité des circonstances.

La circulation résultante de la quantité des l’effets publics, n’est pas un mot vuide de sens, comme le prétend M. Hume. La circulation des marchandises & des denrées est sans contredit la seule qui soit utile à un état, & il n’est pas moins certain que cette circulation consiste dans leur prompt débit, & dans leur vente répétée entre les différentes classes de l’état. Les contrats, les billets, les actions, & les autres effets provenans des emprunts publics, peuvent, ainsi que l’observe M. Hume, être facilement convertis par ceux qui les possedent, en especes d’or & d’argent ; & cette facilité qu’ont les négocians de se procurer d’un moment à l’autre des sommes d’argent considérables, anime le commerce & l’industrie ; l’un & l’autre ne peuvent faire des progrès que lorsque les marchandises & les denrées ont un débit prompt & multiplié, & lorsque les cultivateurs, les fabricans, les négocians & les détaillans ne les gardent pas long tems entre les mains. Puisque les effets publics donnent lieu à un plus grand commerce, & qu’ils animent l’industrie, il en résulte nécessairement qu’ils augmentent la circulation, & ce mot, en l’appliquant à ces sortes d’effets, s’entend aussi facilement que la circulation des especes d’or & d’argent, dont le mouvement est la vie des états commerçans.

    payer, plutôt qu’à un honnête-homme ruiné ; par la raison que le premier, voulant mettre ordre à ses affaires, trouve son intérêt à se libérer lorsqu’il est en état de le faire, ce qui n’est pas au pouvoir du dernier. Le raisonnement de Tacite, vrai dans tous les tems, s’applique très-bien à la matiere présente. Sed vulgus ad magnitudinem beneficiorum aderat, stultissimus quisque pecuniis mercabatur. Apud sapientes cassa habebantur quæ neque dari neque accipi salvâ republicâ poterant.
    Le public est un débiteur que personne ne peut obliger de payer. Il n’est retenu vis-à-vis ses créanciers, que par l’intérêt de conserver son crédit. Cet intérêt peut être aisément contrebalancé par des dettes énormes & des conjonctures extraordinaires & difficiles, en supposant même que le crédit fût perdu pour toujours. D’ailleurs, il est des cas où la nécessité présente force les états à prendre des partis entiérement contraires à leurs intérêts.

  1. Note de l’auteur.
    J’observerai à ce su|et, sans interrompre le fil du discours, que la multiplicité de nos dettes publiques contribue à baisser l’intérêt de l’argent dont le gouvernement doit diminuer le taux dans la proportion où le nombre des prêteurs devient plus grand. Ce raisonnement est contraire à la premiere apparence & à l’opinion commune ; mais il est fondé sur l’influence des profits du commerce, sur le prix de l’intérêt.
  2. Note de l’auteur.
    Dans les tems de paix & de tranquillité, les seuls où il soit possible d’amortir les dettes par des remboursemens, les rentiers ne consentent pas à recevoir des fractions de capitaux dont ils sont embarrassés de faire emploi, & les propriétaires des terres s’opposent à la continuation des impôts nécessaires pour les remboursemens ; le ministre voudra-t-il suivre un plan désagréable à tout le monde, qui n’aura l’approbation que d’une postérité qu’il ne verra jamais, & d’un très-petit nombre de contemporains raisonnables, hors d’état de lui procurer le suffrage du plus petit bourg du royaume ? Il n’est pas vraisemblable que nous ayions jamais un ministre si mauvais politique, il ne s’en est pas encore trouvé jusqu’à présent, & leur habileté a été jusques-là.
  3. Note de la auteur.
    Quelques états voisins mettent en usage un expédient singulier pour diminuer le fardeau des dettes publiques ; les François ont coutume, à l’imitation de ce qui se pratiquoit autrefois à Rome, d’augmenter la valeur de la monnoie, & le gouvernement s’en est rendu l’usage si familier, que cette opération ne fait aucun tort au crédit public. Tout édit, portant augmentation de la monnoie, est cependant une diminution forcée des dettes publiques, & sous un autre nom, une véritable banqueroute. Les Hollandois diminuent l’intérêt des rentes, sans avoir le consentement de leurs créanciers, ou, ce qui est la même chose, ils taxent arbitrairement les fonds de terre & toutes les especes de propriété. Si nous pouvions adopter l’une de ces deux méthodes, nous ne courrions pas le risque d’être écrasés par nos dettes nationales. Et il n’est pas impossible qu’on en fasse quelque essai lorsque les dettes seront encore augmentées & les tems devenus plus difficiles ; mais le peuple anglois raisonne trop bien sur ce qui le touche, pour n’en pas sentir la conséquence ; & un essai si dangereux feroit tomber tout-à-coup le crédit public.
  4. Note de l’auteur.
    Il est si facile de séduire le commun des hommes, que, malgré la grande secousse que recevroit le crédit public en Angleterre par une banqueroute volontaire, il y a cependant toute apparence qu’il reparoîtroit quelques années après aussi florissant qu’auparavant. Les emprunts publics faits en France durant la derniere guerre, ont été à un intérêt plus bas que ceux du regne de Louis XIV, & à aussi bon marché que ceux qu’on a faits en Angleterre, proportion gardée du taux de l’intérêt établi dans les deux royaumes. Quoique l’expérience du passé ait communément plus de pouvoir sur la conduite des hommes, que ce qu’ils prévoient même avec une espece de certitude ; cependant les promesses, les protestations, les apparences séduisantes, & la jouissance du moment présent, ont une influence si puissante, que peu de gens ont la force d’y résister ; les hommes de tous les siecles ont été trompés & le seront par les mêmes amorces ; les mêmes tours d’adresse se répetent sans cesse & les séduisent toujours également. L’affectation de la plus grande popularité & du plus pur patriotisme, est la route qui conduit à la puissance & à la tyrannie ; la flatterie précede la trahison, & le clergé même n’est peut être occupé que de son intérêt particulier, lorsqu’il ne paroît agir que pour la gloire de Dieu. La crainte de ne pas voir revivre le crédit est une chimere inutile à combattre ; un homme prudent, en effet, prêtera plutôt au public immédiatement après la banqueroute, que dans le moment présent. De même qu’on préfere de prêter son argent à un fripon opulent, qu’on ne peut même contraindre à
  5. Note de l’auteur.
    Quelques personnes instruites assurent que le nombre des créanciers publics, tant naturels qu’étrangers, ne monte qu’à 17000 ; leurs revenus les mettent en état de tenir un rang considérable dans le monde ; mais dans le cas d’une banqueroute publique, ils deviendroient dans l’instant les citoyens les plus pauvres & les plus malheureux. La fortune & l’autorité de la noblesse & des propriétaires des terres ont des fondemens plus solides ; & le combat seroit bien inégal, si nous en venions jamais à cette fâcheuse extrémité ; on seroit porté à prévoir cet événement pour un tems assez prochain, tel qu’un demi-siecle, si nos peres n’avoient pas déjà été de mauvais prophetes en cette matiere, & si le crédit public ne s’étoit pas soutenu bien au-delà de ce qu’on pouvoit raisonnablement l’espérer. Quand les astrologues de France prédisoient chaque année la mort d’Henri IV, ce prince avoit coutume de dire que ces coquins auroient à la fin raison. Nous devons donc être assez prudens pour ne par assigner de date précise à cet événement, & nous contenter d’être assurés qu’il arrivera.