Œuvres philosophiques (Hume)/Essai sur les Impôts

Traduction par Anonyme.
Œuvres philosophiques, tome septièmeTome 7 (p. 153-184).

ESSAI

SUR

LES IMPÔTS

Les personnes qu’on désigne en Angleterre sous le nom de gens d’affaires & de moyens, & qu’on appelle financiers en France, établissent pour maxime que les nouveaux impôts, bien-loin de ruiner les peuples, sont une source de richesses pour eux ; & que chaque augmentation du fardeau public augmente dans la même proportion l’industrie de la nation.

Cette maxime, susceptible par elle-même des plus grands abus, est d’autant plus dangereuse, qu’on ne peut s’empêcher d’en reconnoître en grande partie la vérité, & de convenir qu’en la restraignant dans des bornes raisonnables, elle est fondée sur la raison & sur l’expérience.

Il semble, à la premiere vue, que les impôts établis sur les denrées dont le peuple fait usage, nécessitent les pauvres à diminuer leur dépense, ou à augmenter le prix de leurs journées & de leur travail ; mais l’expérience apprend que les ouvriers forcés, par l’augmentation des impôts, à devenir plus laborieux & plus industrieux, sont en état de les payer, sans exiger une plus forte rétribution pour le prix de leur travail. Il est même certain que lorsque les impôts sont modérés, qu’on les établit successivement, & sans affecter les nécessités de la vie, ils contribuent souvent à exciter l’industrie d’une nation, & à lui procurer des richesses que sa situation, le climat, & la nature du sol sembloient lui refuser. On peut observer, en effet, que les peuples les plus commerçans ont été dans tous les tems renfermés dans un territoire de peu d’étendue, & qu’ils n’ont pu devenir riches & puissans, qu’en surmontant les différens obstacles que la nature leur opposoit. Tyr, Athenes, Carthage, Rhodes, Gênes, Venise, la Hollande, sont des exemples frappant de la vérité de cette observation. L’histoire ancienne ne fait aucune mention de peuples commerçans & industrieux, établis dans des pays aussi fertiles & d’une aussi grande étendue que la Flandre, l’Angleterre & la Hollande. La situation des Flamands & des Anglois sur les bords de la mer, ainsi que la nécessité où ils se sont trouvés d’aller chercher, dans des régions éloignées ce que le climat leur refusoit, ont sans doute forcé ces nations modernes à se livrer au commerce. Le François, peuple également spirituel & entreprenant, ne s’y est appliqué que long-tems après, & par une espece de réflexion sur les grandes richesses que la navigation & l’industrie avoient attirées chez ses voisins.

Les pays dont Cicéron fait mention, comme étant les plus commerçans de son tems, sont : Alexandrie, Colchos, Tyr, Sidon, Andros, Chypre, la Pamphilie, la Licie, Rhodes, Chios, Bizance, Lesbos, Smyrne, Milet, Coos. Tous ces pays, à l’exception d’Alexandrie, n’étoient que de petites îles, ou des cantons renfermés dans des limites très-étroites, & cette ville étoit redevable de tout son commerce à l’avantage de sa situation.

Puisque l’industrie & le commerce sont florissans dans les pays où les peuples sont obligés de se procurer des ressources contre les intempéries de climat, & la stérilité de la terre, il y a tout lieu de croire que dans les cantons plus favorisés par la nature, les impôts & les charges publiques peuvent produire le même effet. Le chevalier Guillaume Temple n’attribue l’industrie des Hollandois qu’à la nécessité résultante des désavantages de leur pays, & il en fait une comparaison frappante avec l’Irlande. Dans ce pays, dit-il, l’étendue & la fertilité du sol, & le petit nombre d’habitans, rendent toutes les nécessités de la vie à si bon marché, que deux jours de travail suffisent à un homme pour lui faire gagner de quoi se nourrir tout le reste de la semaine ; & c’est la véritable cause de la nonchalance & de la paresse dont sont accusés, avec raison, les habitans de ce royaume. Les hommes, ajoute cet écrivain, sont naturellement portés à préférer le repos au travail, & ne se livrent à ce dernier que lorsqu’ils y sont contraints. Le travail est cependant nécessaire à leur santé & à leur bonheur ; ils ne peuvent même le quitter lorsque la nécessité leur en a fait contracter l’habitude. Le passage du travail journalier au repos leur est peut-être même plus difficile à supporter que celui du repos habituel au travail. L’auteur confirme cette maxime par l’énumération des lieux où le commerce a été plus florissant, dans les tems anciens & modernes, & il observe que les peuples commerçans ont été resserrés, dans tous les tems, dans un espace de terrein dont le sol & le climat forçoient les habitans à se livrer à l’industrie.

On peut également remarquer que dans les années de disette, c’est-à-dire, dans le tems où les grains ont une valeur au-dessus de l’année commune, (car je ne parle pas des tems malheureux de famine), les pauvres sont plus laborieux, plus occupés, & se procurent avec plus de facilité les nécessités de la vie, que dans les années de grande abondance, où ils s’abandonnent à l’oisiveté & à la débauche. Beaucoup de fabricans m’ont assuré que dans l’année 1740, lorsque le pain & toutes les nécessités de la vie étoient d’une valeur considérable, non-seulement leurs ouvriers subsisterent aisément, mais qu’ils gagnerent assez pour payer les dettes qu’ils avoient contractées dans les années précédentes, où toutes les denrées étoient beaucoup moins cheres.

Je ne prétends pas être l’apologiste de toutes les taxes & de tous les impôts ; je conviens au contraire que, semblables à l’extrême nécessité, ils détruisent l’industrie, & réduisent le peuple au désespoir lorsqu’ils sont exorbitans ; j’avoue même qu’avant que de produire ces funestes effets, ils augmentent la valeur de toutes les denrées & de toutes les marchandises, ainsi que le prix de la main-d’œuvre. Le Législateur prudent, & animé du desir de faire le bien de son peuple, ne doit jamais perdre de vue le degré où l’accroissement des impôts cesse d’être avantageux à l’industrie de la nation, & lui devient préjudiciable, mais comme il n’est que trop ordinaire de s’en écarter, il est fort à craindre que les impôts ne se multiplient à un tel point dans tous les états de l’Europe, qu’ils n’y anéantissent à la fin toute espece d’industrie ; l’excès sera la seule cause de ce malheur, s’il arrive jamais, & il n’en sera pas moins vrai que les impôts modérés, & répartis avec égalité, peuvent contribuer au progrès de l’industrie.

Le choix des impôts ne peut jamais être indifférent ; il est au contraire de la plus grande conséquence pour le bonheur & la puissance d’une nation ; ceux qui se levent sur les marchandises de luxe sont préférables à tous les autres, & lorsqu’ils sont insuffisans, on doit y assujettir les marchandises & les denrées de nécessité. Le peuple, quoique forcé de se soumettre à ces impositions, ne les paie que volontairement, parce qu’il est le maître d’en acheter une moindre quantité ; il a d’ailleurs, dans cette forme d’imposition, l’avantage de les acquitter insensiblement & par parties ; il s’en apperçoit même à peine au bout de quelque tems, parce qu’il confond l’impôt avec le prix de la marchandise & de la denrée, dont la valeur est composée en partie du droit payé sur la consommation. Ces sortes d’impôts ne seroient accompagnés d’aucun inconvénient, si la levée en pouvoit être faite sans frais, ou du moins avec aussi peu de dépense que pour ceux établis sur les propriétés. Ces derniers, quoique levés avec très peu de frais, sont plus onéreux au peuple, & moins avantageux au prince que les premiers, & les états ne sont obligés d’y avoir recours que pour suppléer au défaut des autres, donc il est très-intéressant d’éviter l’excès.

Les impôts arbitraires sont, de tous, les plus préjudiciables à une nation ; leur répartition ne peut jamais être égale & proportionnée aux facultés des contribuables, & devient une espece de punition de l’industrie ; le peuple cherche à les éviter, en cachant ses richesses, & en vivant dans la pauvreté ; ils sont plus à charge par leur inévitable inégalité, que par leur poids, & il est surprenant de les voir établis chez des peuples policés.

Les impôts personnels sont, par leur nature, dangereux ; dans la supposition même que la répartition en pût être égale & proportionnée, par la facilité qu’ont les souverains d’ajouter peu-à-peu à la premiere somme, & de la rendre, avec le tems, excessive & insupportable. Les droits imposés sur la consommation des denrées & des marchandises, ne peuvent jamais être exposés au même danger, parce que la consommation diminue à mesure que l’impôt s’accroît au-dessus de la proportion raisonnable, & le revenu du prince diminue, par la raison qu’il a trop augmenté les droits sur la consommation, dont le principal avantage consiste en ce qu’ils ne peuvent jamais devenir excessifs & ruineux pour une nation.

Le changement, introduit par Constantin dans les finances, fut une des principales causes de la chute de l’empire romain. Ce prince établit une capitation générale pour tenir lieu des dîmes, des douanes & des excises, qui formoient précédemment le revenu de l’empire. Les peuples de toutes les provinces furent si excessivement opprimés par les exactions des receveurs publics, qu’ils allèrent au-devant des armées victorieuses des nations barbares, & se mirent sous la protection des conquérans, qui, ayant peu de nécessités, & encore moins d’industrie, offroient aux vaincus un gouvernement préférable à la tyrannie raffinée des Romains.

On croit communément que les impôts, de quelque nature qu’ils puissent être, & sous quelque forme qu’ils soient levés, retombent toujours sur le propriétaire de la terre, qui en est le seul & véritable débiteur, & que tous les autres contribuables ne font qu’avancer les sommes dont ils sont remboursés par ces propriétaires. Il est heureux que cette opinion prévale en Angleterre, où les propriétaires sont en même tems législateurs ; elle peut contribuer à les empêcher de perdre de vue les intérêts du commerce & de l’industrie, mais j’avoue que ce principe, avancé par un célebre écrivain me paroît si contraire à la raison, qu’une autorité d’aussi grand poids étoit nécessaire pour le faire adopter. En effet, les hommes sont continuellement occupés du soin de se délivrer des charges communes à tous, pour les rejetter sur les autres ; mais comme ce desir & cette volonté sont dans tous les cœurs, & que chacun se tient, pour ainsi dire, sur la défensive, il n’est pas vraisemblable que dans cette espece de combat les uns l’emportent entiérement sur les autres, & que le propriétaire soit la victime de la partie industrieuse de la nation. On remarque, en effet, si on y fait attention, que dans la société les commerçans & les propriétaires des terres font des efforts mutuels les uns contre les autres. Les premiers ne travaillent que pour jouir de la récompense de leurs peines, en acquérant un bien solide, c’est-à-dire, pour placer en fonds de terre les profits de leur commerce, ce qu’ils ne peuvent obtenir qu’en dépossédant les anciens propriétaires. Ceux-ci cherchent à s’en garantir, & ils y parviennent en ne dépensant que leurs revenus, & en évitant de contracter des engagemens & des dettes, qu’ils ne pourroient acquitter que par la vente de leurs terres. Ils ont la même habileté par rapport aux impôts, ils cherchent également à s’en garantir, ou du moins à ne les pas supporter seuls, & à en partager le fardeau avec les commerçans[1].

Je ne puis finir cet essai sans faire remarquer au lecteur que les loix politiques, toujours rédigées dans la vue de remédier à un abus particulier, ou de rendre plus inviolable une regle de police, sont ordinairement suivis d’effets entiérement opposés aux principes qui les ont fait établir. Il en est de même en matiere d’impositions. Personne n’ignore que le grand seigneur jouit, dans toute l’etendue de ses vastes états, d’un pouvoir absolu & sans bornes sur la vie & les biens de ses sujets ; & ces mêmes sujets, servilement soumis à l’autorité despotique de leur souverain, regardent comme une loi fondamentale de leur gouvernement, qu’ils ne peuvent être assujettis à de nouveaux impôts, & que le prince doit se contenter de ceux qui ont été en usage de tout tems dans son empire. Les Turcs ont résisté à leurs souverains toutes les fois qu’ils ont tenté d’enfreindre cette loi , dictée par un peuple qui cesse d’être esclave dans cette seule circonstance ; & plusieurs sultans ont éprouvé , en différentes occasions, les tristes effets de leur avarice. On s’imaginerait qu’un peuple nourri & élevé dans cette opinion & dans ce préjugé , devroit être celui de l’univers le plus à l’abri de l’oppression ; il est cependant certain qu’il en est tout autrement ; le Sultan, qui n’a aucun moyen régulier d’accroître ses revenus, permet aux bachas, & aux gouverneurs qu’il envoie dans les provinces, d’y opprimer & d’y vexer les peuples. Il ne les rappelle que lorsqu’ils se sont enrichis des dépouilles de ses sujets. Alors, sous l’apparence de les punir de leurs injustices & de leurs déprédations, il les condamne à mort, pour s’entichir lui-même par la confiscation de leurs richesses. Si le sultan pouvoit, à l’exemple des princes de l’Europe, lever de nouveaux impôts, dans les cas où les besoins de l’état l’exigent, l’intérêt du souverain seroit inséparable de celui des sujets, & il ne leur demanderoit que des impôts modérés ; il sentiroit alors que les impositions exessives sont également préjudiciables au prince & à l’état. Les peuples de cet empire reconnoîtroient bientôt aussi qu’il leur seroit plus avantageux de fournir à leur souverain un secours de dix millions levés par imposition générale, que de lui laisser prendre un million d’une maniere

aussi inégale & aussi arbitraire.

RÉFLEXIONS DU TRADUCTEUR.

On ne peut s’empêcher de reconnoître la justesse des observations de M. Hume. Les impôts, quelque multipliés qu’ils aient été en Europe depuis un siecle, n’ont mis aucunes entraves à l’industrie, qui s’est accrue au contraire, au grand avantage du commerce général. L’or & l’argent du Nouveau-Monde y ont contribué sans doute, en répandant plus d’especes dans la circulation, & en mettant les contribuables plus en état de satisfaire aux impositions demandées par les souverains. Dans tous les tems les peuples se sont élevés contre les impôts, ne se sont soumis qu’avec peine, soit dans les monarchies, soit dans les républiques, aux taxes nouvelles qui leur étoient imposées. On ne peut douter cependant que les souverains & les administrateurs des états ne se portent qu’à la derniere extrémité à la levée de nouveaux impôts. L’or & l’argent levés sur les contribuables ne restent pas en dépôt entre les mains des trésoriers ; & dans le systême présent de l’Europe, les nouveaux impôts, bien loin d’augmenter les richesses des souverains & des états, ne sont pas même suffisans pour acquitter les dettes contractées dans les tems de nécessité. En effet, toutes les taxes imposées en France depuis cent ans, ont pour origine les dettes dont nos rois se sont rendus successivement débiteurs pour soutenir les guerres dont l’Europe a été agitée ; & toutes les fois qu’on a augmenté les impôts ou établi de nouvelles taxes, le gouvernement y a joint des retranchemens dans les dépenses & des réformes dans l’administration. Louis XV, beaucoup plus riche que son prédécesseur, seroit hors d’état de dépenser en bâtimens, en fêtes & en somptuosités, les mêmes sommes que Louis XIV y a employées dans les années brillantes de sa vie. Tout l’argent que les nouveaux impôts font entrer dans ses coffres, en ressort aussi-tôt pour payer les capitaux & les intérêts des sommes prêtées à l’état depuis 1688 ; & on peut dire avec vérité, que c’est moins le roi qui leve les nouveaux impôts sur ses peuples, que la partie créancière de ses sujets, dont les avances ne peuvent être remboursées que par la classe industrieuse & les propriétaires des terre.

Lorsqu’il s’agit d’établir un nouvel impôt, ou de lever une nouvelle taxe, le roi est dans la triste nécessité, ou de manquer aux engagemens les plus légitimes, ou d’augmenter les charges de tous ses sujets ; dans cette affligeante alternative, la partie créancière obtient la préférence, avec d’autant plus de raison, qu’elle a fait les avances à la décharge de la classe industrieuse, & à celle des propriétaires des terres, auxquels on auroit demandé, dans les tems de nécessité, par la voie des impôts, les mêmes sommes que les rentiers ont prêtées au souverain ; d’ailleurs, il ne peut y avoir aucune comparaison entre la perte résultante d’une cessation de paiement qui ruine des familles entieres, & une augmentation d’impôts déjà établis, & qui se répartirent en grande partie sur les créanciers de l’état dont les propriétés & les objets de consommation ne sont pas exempts. Non-seulement la justice réclame en faveur des créanciers de l’état, dans la triste nécessité de ne les pas payer, ou de mettre de nouveaux impôts ; mais on doit observer que le produit de ces mêmes impôts ne reste pas entre les mains du prince pour y être resserré. Il est au contraire répandu sur le champ & employé à rembourser des capitaux, ou à payer des arrérages de rentes. La dépense journaliere de ceux qui reçoivent du prince les sommes qui leur sont dues, les fait aussi-tôt reverser entre les mains des propriétaires des terres & des ouvriers ; & je crois qu’on peut soutenir, avec raison, que les dettes de l’état contribuent très-sensiblement à l’activité de la circulation de l’argent, dont l’effet est de vivifier tous les canaux où il passe. S’il étoit possible de supposer que les dettes du royaume pussent être remboursées toutes à la fois, & que les créanciers de l’état fussent payés dans le même moment de 2 milliards 500 millions qui leur sont dus, & qu’ils ont prêtés au roi en différens tems, il est certain que le royaume ne seroit ni plus riche, ni plus pauvre qu’il l’étoit dans l’instant précédent ; mais la circulation seroit totalement arrêtée, les provinces n’auroient plus de débouchés de leurs denrées & de leurs marchandises ; les vins de Champagne & de Bourgogne resteroient dans les celliers des vignerons, les fabricans d’étoffes cesseroient de travailler, l’argent disparoîtroit des provinces, & la capitale elle même en seroit privée pour long-tems ; le roi & son peuple seroient pauvres durant plusieurs années, les provinces & la capitale hors d’état de payer la moitié des impositions qui y sont levées dans l’état présent, & une pauvreté générale se répandroit dans tous les ordres des citoyens. Une chaîne invisible, & formée par le Créateur, lie ensemble toutes les parties d’un état, & les faits correspondre mutuellement ; une seule ne peut souffrir, sans que les autres ne s’en ressentent ; elles se tiennent réciproquement & ont des dépendances mutuelles, invisibles, mais démontrées par l’expérience.

Ce seroît donc une calamité générale dans la France, si d’un moment à l’autre elle se trouvoit libérée de ce fardeau immense de dettes sous lequel elle paroît gémir, & qui est la source fatale des impôts. Cette calamité cependant ne seroit que passagere & momentanée. Semblable à la grêle, elle ravageroit la campagne & les villes ; mais après un espace de quelques années, la circulation reviendroit, & ranimeroit les différentes classes des citoyens ; le mal ne se feroit sentir que dans l’intervalle, qui paroîtroit également long & affligeant ; les peuples regretteroient plus d’une fois le spectacle envié des créanciers de l’état, dont les dépenses soutiennent la circulation, & contribuent à l’aisance générale.

On peut remarquer, en effet, que les impôts, quelque multipliés qu’ils soient, n’ont pas empêché l’accroissement du luxe & de la dépense dans tous les ordres de l’état ; l’un & l’autre sont portés, au contraire, à un point dont nos peres n’avoient pas même l’idée. Les propriétaires des terres sont moins riches, mais leurs fermiers sont mieux habillés qu’autrefois, & les artisans des villes & de la campagne ont plus d’aisance que n’en avoient leurs peres ; les negocians & les fabricans font des fortunes moins rapides & moins considérables que ceux du regne de Louis XIII & de Louis XIV ; mais leur nombre est quadruple de ce qu’il étoit il y a cent ans. Les offices de judicature sont diminués de valeur, & les magistrats d’aujourd’hui seroient hors d’état d’acquérir des charges sans revenu, au même prix que les acquéroient leurs ancêtres, qui y employoient la moitié de leur patrimoine : mais au lieu des mules dont se servoient leurs peres pour aller au Palais, ils y sont conduits dans des voitures commodes & brillantes ; les diamans sont la parure ordinaire de leurs femmes, & les meubles les plus somptueux ornent leurs habitations, tant à la ville qu’à la campagne ; tout se ressent de l’aisance & des richesses de la nation ; les impôts, bien loin de les avoir altérées, semblent les avoir accrues, par la raison que les sommes qu’ils fournissent au prince ne restent pas dans ses coffres, mais lui servent à payer ses créanciers, qui les reversent à leur tour dans tous les ordres du peuple, au grand avantage de la circulation.

Ces réflexions paroissent prouver qu’il est de toute vérité que les impôts en eux-mêmes, tant qu’ils ne sont pas arbitraires, & que l’augmentation en est successive, ne peuvent être la ruine d’un état : les peuples ne sont écrasés que par la forme de leur perception, & non par leur masse. C’est le sentiment de M. Hume, & la France en est une preuve bien convaincante. En effet, malgré la grande augmentation des impositions levées depuis quatre-vingts ans, la nation a fait, dans le même espace de tems, des progrès surprenans dans le commerce, & les peuples se procurent plus facilement aujourd’hui les nécessités & les commodités de la vie. Ce qu’on doit attribuer, 1°. au changement de valeur de la monnoie ; 2°. à la forme des impôts nouvellement établis.

Les changemens survenus dans la valeur des monnoies ont diminué les anciens impôts, dans une proportion relative à l’ augmentation des especes. La richesse ne consiste pas dans la quantité plus ou moins grande des livres numéraires, dont les paiemens sont composés ; mais dans le poids & la quantité d’or & d’argent qui constitue les paiemens. Depuis 1680 josqu’en 1690, le marc d’argent fin monnoyé n’a valu que 28 liv. 13 sols 8 den. ; il est en 1765, de la valeur de 54 liv. 6 sols 6 den. 6/11 ; par conséquent un paiement de 300000 liv. ne pouvoit se faire, en 1680, qu’avec 523 marcs d’argent, & il n’en faut plus que 276 pour payer la même somme en 1765. Si le recouvrement total des importions payées, en 1765, étoit le même qu’en 1680, & si le gouvernement n’avoit pas établi, depuis cette époque, de nouveaux droits, le roi seroit certainement bien moins riche présentement qu’il ne l’étoit pour lors ; mais quelques impositions ont été augmentées en livres numéraires, & on en a établi plusieurs qui n’existoient pas il y a 80 ans. Le détail succinct que je me propose de mettre sous les yeux du lecteur, en lui présentant le tableau des impositions les plus importantes, lui prouvera que le haussement des monnoies a été avantageux au peuple, & que la classe des sujets qui méritent le plus de faveur, c’est-à-dire, les habitans de la campagne, les cultivateurs & les ouvriers, sont traités, à tous égards, bien plus favorablement qu’ils ne l’étoient il y a près d’un siecle.

1°. On voit, dans les recherches & les considérations sur les finances, tome III, page 980, que la taille imposée dans les pays d’élection en 1683, montoit à 35 millions, le marc d’argent fin valant alors, comme on vient de l’observer, 28 livres 13 sols 8 den., le montant de la taille imposée dans les mêmes pays d’élection, en 1765, est de 46 millions ; & elle auroit dû être portée à 66177000 liv. si la proportion de la valeur des monnoies avoit été conservée, ce qui forme, en faveur des habitans taillables du royaume, une diminution réelle de plus de 20 millions.

Il est vrai qu’en 1683, la capitation n’étoit pas encore établie, & que les taillables paient la plus grande partie de cette imposition ; mais il faut observer que le recouvrement entier de la capitation imposée en 1765 sur tous les pays d’élection, est de 26 millions, dont il y en a au moins 8 payés par les villes exemptes de tailles, les nobles, les privilégiés, les secrétaires du roi, les officiers de sa maison, les trésoriers de France, les magistrats, &c, toutes personnes que leur naissance ou leurs emplois exemptent de taille. Il résulte évidemment de ce calcul, que, malgré l’établissement de la capitation, les taillables, c’est-à-dire, les habitans de la campagne, paient réellement, en 1765, moins de taille que leurs prédécesseurs n’en payoient en 1683.

2°. Les droits levés sur le sel ont été de tout tems regardés comme une imposition extrêmement onéreuse, principalement aux habitans de la campagne. Mais ce changement dans la valeur des monnoies a procuré, à cet égard, un soulagement encore plus sensible que par rapport à la taille. En effet, l’ordonnance de 1680 fixe la valeur du minot de sel vendu dans le grenier de Paris, à 41 livres. Le marc d’argent fin valant alors 28 livres 13 sols, la même mesure de sel ne se vend, en 1765, malgré toutes les augmentations de droits, de sols pour livres, &c. que 57 liv. 16 sols, au lieu de 77 liv. 14 sols que le peuple seroit obligé de la payer, si sa valeur avoit été augmentée dans la proportion de celle des monnoies, & cette différence opere en faveur du contribuable, une diminution réelle d’un quart sur l’imposition. Le prix du sel est également fixé, par l’ordonnance de 1680, dans tous les greniers, soit de vente volontaire, soit d’imposition forcée, compris dans l’étendue des grandes gabelles ; la différence du prix entre les greniers est très-peu considérable, & les augmentations successives qui ont eu lieu depuis 1680, ont été les mêmes dans tous les greniers des grandes gabelles, d’où il résulte que toute cette partie du royaume paie effectivement, en 1765, par rapport à cette nature d’imposition, un quart moins qu’en 1680, ce qui est d’autant plus heureux, que cette imposition est forcée dans un grand nombre de greniers, & que la répartition ne s’en fait pas toujours avec l’exactitude & la proportion qui seroient à désirer. Le peuple, dont l’imposition est à cet égard diminuée d’un quart, a été en état d’augmenter sa consommation de sel. En effet, les personnes instruites de la distribution qui s’en fait dans les greniers, n’ignorent pas qu’elle est accrue de plus d’un tiers depuis 1680, ce qui a réparé avec avantage le tort que le roi s’étoit fait à lui-même en haussant la valeur des monnoies. Le Prince reçoit présentement, au moyen de l’accroissement de la consommation, plus de marcs d’or & d’argent qu’en 1680, & chaque contribuable lui en fournit une plus petite quantité, pour avoir la même mesure qui lui étoit vendue en 1680 un quart plus cher qu’il ne l’achete aujourd’hui.

3°. Les droits de détail sur le vin & sur les autres besoins qui forment la principale partie de la ferme des aides, tombent entiérement sur le petit peuple, que la médiocrité de ses facultés met hors d’état de faire des provisions, & qui est forcé par sa pauvreté même, de payer plus que les riches, parce qu’il est obligé d’aller chercher sa boisson chez les détaillans. Les droits de détail dans les villages & autres lieux non sujets aux droits d’entrées, ont été fixés, par l’ordonnance de 1680, dans la généralité de Paris, à 6 l. 15 s. par muid de vin vendu à pot, ce qui revenoit pour lors dans la proportion actuelle de la monnoie, à 12 l. 15 s. ; cependant, malgré les différentes augmentations de droits, les sols pour livre, &c., ce même muid de vin ne paie, en 1765, que 9 liv. 1 s. 6 d., ce qui fait une diminution réelle d’un peu plus du tiers ; il est arrivé, par rapport à cette imposition, ce qu’on vient d’observer sur les gabelles ; la consommation du peuple a été plus grande à proportion de la diminution du droit, & toutes les nouvelles plantations de vignes le prouvent incontestablement. La perte que le roi peut avoir éprouvée sur les droits de détails par le haussement des monnoies, n’a pas été seulement réparée par l’accroissement de la consommation, mais son revenu a été considérablement augmenté par les nouveaux droits imposés sur le vin & sur le pied-fourché, à leur entrée dans Paris, & dans les principales villes du royaume. En effet, par la même ordonnance de 1680, un muid de vin entrant par eau dans la ville de Paris, a été assujetti à payer 18 l. pour tous les droits d’entrée, ce qui revenoit à 34 l. 2 s. de la monnoie actuelle ; on est obligé, en 1765, de payer 51 liv. 19 s. pour l’entrée de ce même muid de vin, & par conséquent plus de moitié en sus de ce qu’il en coûtoit en 1680. Il en est de même par rapport au pied-fourché ; tous ces droits d’entrée sur un bœuf entrant dans la ville de Paris, ont été fixés, par l’ordonnance de 1680, à 3 l. 4 s., ce qui revenoit pour lors à 6 l. 1 s. de la monnoie actuelle ; ce même bœuf paie, en 1765, 15 l. 8 s., ce qui fait une augmentation du double & d’une moitié en sus ; mais cette augmentation considérable qu’ont produit les entrées de Paris dans les revenus du roi, ne fait aucun préjudice aux habitans de la campagne ; ils ont, au contraire, été soulagés par une diminution réelle sur les sommes qu’ils payoient en taille & en droits d’aides & de gabelles ; il me paroît démontré que l’augmentation de la valeur des monnoies a été avantageuse au petit peuple du royaume, dont les charges ont été réellement diminuées depuis 1680.

Le revenu du roi est cependant considérablement augmenté depuis cette époque ; il y a été forcé pour subvenir à la defense de son royaume, & pour s’acquitter des arrérages de rentes que les circonstances l’ont forcé de créer. La vente exclusive du tabac, les nouveaux droits d’entrée sur les objets de consommation des villes, & principalement de Paris, l’imposition des deux vingtièmes, forment principalement l’augmentation des revenus du roi ; mais, 1o. les vingtiemes ne tombent en aucune façon sur le peuple, ils ne sont payés que par les propriétaires ; la perception n’en est pas arbitraire, on ne paie qu’à proportion de son revenu, & la partie industrieuse du peuple, les cultivateurs, les ouvriers, n’en ressentent pas le fardeau. 2o. Le tabac n’est pas une denrée de nécessité, & la consommation en est absolument volontaire ; le petit peuple & les habitant de la campagne consomment en général peu de tabac ce sont les personnes riches & aisées, & principalement les habitans des villes, qui en font usage, & s’il étoit possible de distinguer, dans les bureaux où s’en fait la distribution, la quantité qui s’en consomme dans les villes, de celle qui est enlevée par les seuls habitans de la campagne ; on auroit la preuve que ceux des villes achètent plus des trois quarts de la totalité du tabac que vendent les fermiers généraux.

3°. Les droits d’entrée dans les villes, & principalement à Paris, ont été indispensablement nécessaires pour en rendre le séjour plus dispendieux, & pour retenir les cultivateurs à la campagne ; ce sont d’ailleurs les habitans aisés, de toutes conditions, qui remplissent les villes ; il est juste que ce soit principalement sur eux que retombent les charges de l’état ; le gouvernement ne pourroit donc adopter de forme plus équitable que celle qu’il a choisie pour établir les nouvelles impositions que les circonstances ont exigées depuis 1680. Le petit peuple, les habitans de la campagne, n’y sont pas assujettis, ils ont au contraire profité du haussement de la valeur des monnoies, & malgré l’augmentation de la masse des impôts & l’accroissement des revenus du roi, ils sont réellement moins chargés d’impositions qu’ils ne l’étoient en 1680 ; les propriétaires, les personnes riches, sont les seuls qui supportent le poids des nouveaux impôts, & il en résulte une nouvelle source de circulation, qui donne à la partie industrieuse & laborieuse de la nation, de nouvelles facilités pour subsister, & se procurer les nécessités & les commodités de la vie.

  1. Note de l’auteur.
    Les négociant, dont l’objet est de faire fortune, ne sont pas occupés du défit d’être propriétaires de tels ou tels fonds de terre ; mais ils n’amassent des richesses que dans le projet de réaliser leur argent, & de se procurer des propriétés. Ils ne peuvent, les acheter qu’en dépouillant l’ancien propriétaire.