Œuvres philosophiques (Hume)/Essai sur la balance du Commerce

Traduction par Anonyme.
Œuvres philosophiques, tome septièmeTome 7 (p. 234-268).

ESSAI

SUR

LA BALANCE DU COMMERCE.

Les nations qui ignorent la nature du commerce & ses effets, sont en usage d’interdire l’exportation des denrées & de toutes les matieres dont la possession est précieuse par leur valeur, leur utilité & leur rareté. Elles ne considerent pas que ces prohibitions sont absolument contraires à l’objet qu’elles se proposent ; que l’exportation d’une denrée en rend la production plus abondante chez le peuple cultivateur, & lui donne par conséquent la facilité d’en être le premier fourni, & à meilleur marché que ses voisins. L’exportation des figues étoit punie comme crime d’état par les loix de la république d’Athenes ; les Athéniens se réservoient pour eux seuls un fruit qui recevoit une faveur particuliere du climat de l’Attique & qu’ils estimoient trop délicieux pour en faire part aux étrangers. Cette ridicule prohibition étoit exécutée avec tant d’exactitude, que pour désigner à Athenes les dénonciateurs, on se servoit de l’expression de Sycophantes, composée de deux mots grecs qui signifient figue & délateur. On reconnoît par plusieurs actes anciens du parlement d’Angleterre la même ignorance de la nature du commerce ; & même encore aujourd’hui, malgré les progrès de la France dans la science du commerce, la crainte de la disette y fait presque toujours défendre l’exportation de bled, quoiqu’il soit évident que cette prohibition contribue plus que l’intempérie des saisons, aux famines fréquentes dont ce fertile pays est affligé[1].

La plupart des nations ont eu les mêmes frayeurs sur la sortie des especes d’or & d’argent ; elles ont craint d’être dépouillées de leurs trésors, & il étoit nécessaire que l’expérience vînt au secours de la raison pour convaincre quelque peuple, que les prohibitions de sortir les especes ne servent qu’à hausser le prix du change, & en nécessitent une plus grande exportation.

Quelque grossieres & quelque évidentes que soient ces erreurs, les nations les plus commerçantes entretiennent toujours une jalousie mutuelle sur la balance de leur commerce, & sont réciproquement agitées de la crainte d’être privées un jour par l’acquisition des marchandises étrangeres, de tout leur or, & de tout leur argent. Cette frayeur me paroît, dans tous les cas, chimérique & sans aucune espece de fondement ; il est aussi impossible qu’un royaume peuplé & industrieux se trouve sans especes, qu’il l’est de voir tarir nos sources, nos ruisseaux, & nos rivières. Tant que le gouvernement continuera ses soins pour conserver notre population & notre industrie, nous pouvons être assurés de ne perdre aucune de nos richesses.

Des suppositions & des faits trèsincertains servent de base à tous les calculs employés pour connoître la balance du commerce, qu’on détermine ordinairement par les registres des douanes & le prix du change. Tout le monde convient que les registres des douanes sont insuffisans. Il en est de même du prix du change, à moins qu’on n’en fasse une étude particuliere, pendant le même espace de tems, chez toutes les nations, sans distinction de celles qui sont plus ou moins commerçantes, & qu’on n’ait une connoissance certaine de toutes les sommes qui sont soldées en espece chez tous les peuples, ce qu’on peut assurer être impossible. C’est par cette raison que tous ceux qui ont écrit sur la balance du commerce d’Angleterre, n’ont appuyé leur systême que sur la quantité & la valeur des marchandises & des denrées importées & exportées chez les nations étrangeres.

Il y eut une alarme générale en Angleterre, lorsqu’on vit, dans les écrits de M. Gée, une espece de démonstration, appuyée sur les détails les plus circonstanciés, pour prouver que la balance du commerce étoit tellement désavantageuse, que la nation devoit être entiérement épuisée d’or & d’argent, dans l’espace de cinq ou six ans ; mais vingt ans se sont écoulés depuis la publication de cet ouvrage, l’Angleterre a été engagée dans une guerre étrangere extrêmement coûteuse, & les personnes instruites sont persuadées que le royaume est aujourd’hui plus riche en especes, qu’il ne l’a jamais été.

Le docteur Schwift, cet auteur ingénieux, dont le talent propre étoit de saisir le ridicule, & de faire sentir l’absurdité de quelques préjugés, parle de la balance du commerce de l’Irlande, d’une maniere assez plaisante. Il dit, dans son Essai de l’État de l’Irlande, que toutes les especes monnoyées de ce royaume, montoient à cinq millions sterlings, dont la cinquieme partie passoit tous les ans en Angleterre ; que cette exportation d’argent, & celle qu’occasionnoient quelques autres objets de commerce étranger, de peu de valeur, ne pouvoit être compensée que par le médiocre profit que procure à quelques négocians Irlandois l’importation du vin de France en Angleterre, & que par conséquent dans l’espace de moins de six ans, il n’y auroit plus en Irlande que deux millions sterlings d’especes monnoyées. Si ce raisonnement du docteur n’avoit été une plaisanterie, il y a plus de trente ans que l’Irlande seroit sans or & sans argent, mais quoique cette fausse prophétie fût propre à faire sentir le peu de cas qu’on devoit faire des prétendus politiques qui raisonnoient de son tems sur la balance du commerce de l’Irlande, je ne puis douter cependant que leurs fausses opinions n’aient encore des partisans, & que même elles n’en acquièrent tous les jours.

Toutes les personnes dont les vues sont peu étendues, ou qui sont prévenues contre le gouvernement, paroissent toujours appréhender les suites funestes de la balance du commerce, qu’elles soutiennent être extrêmement désavantageuse à l’Angletere. Comme il est impossible de réfuter leurs raisonnemens par le détail exact de la quantité & de la valeur des marchandises exportées, qui servent de paiement à celles qui sont importées dans le royaume, je vais mettre sous les yeux du lecteur quelques observations qui me paroissent prouver que tant que l’Angleterre conservera sa population & son industrie, la balance du commerce ne pourra jamais lui être désavantageuse, ni entraîner la ruine de l’état. Supposons en effet que les quatre cinquiemes de toutes les especes monnoyées existantes présentement en Angleterre, disparoissent tout-à-coup, & que le royaume n’en possede que la même quantité qui y étoit sous les regnes des Henris & des Edouards, & examinons quelle seroit la conséquence de cet événement. Les denrées, la main-d’œuvre, les journées des ouvriers diminueroient sur le champ de valeur dans la même proportion, & tous les objets de commerce se vendroient & s’acheteroient dans l’intérieur du royaume, sur le même pied qu’ils se vendoient & s’achetoient il y a trois siecles. Dans ce cas, aucune nation de l’Europe ne pourroit être en concurrence avec nous pour la vente de ses denrées & de ses marchandises, dans les marchés étrangers ; notre navigation seroit bien moins coûteuse que celle des autres peuples, & nous gagnerions beaucoup en vendant nos marchandises à un prix fort inférieur à celui auquel ils pourroient vendre les leurs. Cette préférence pour la vente nous mettroit en état d’acquérir en très-peu de tems la quantité d’especes que nous aurions perdue, & nous serions bientôt de niveau avec toutes les nations voisines ; mais nous ne pourrions parvenir à ce niveau sans perdre en même tems l’avantage du bon marché, & nous trouvant alors au même point où nous étions précédemment par rapport à la quantité des especes, nous cesserions d’en acquérir de nouvelles.

Faisons une supposition contraire, & admettons que la quantité des especes existantes en Angleterre, se trouve tout-à-coup quintuplée de ce qu’elle est présentement. Les denrées, les marchandises, les journées des ouvriers augmenteront, sur le champ, de valeur dans la même proportion, & les nations voisines seront hors d’état d’acheter notre superflu ; mais elles s’en dédommageront avec grand avantage, en nous vendant leurs denrées & leurs marchandises, donc aucune loi ne pourra empêcher l’importation ; ce qui fera sortir notre argent jusqu’à ce que nous soyons de niveau avec elles, & que nous ayions perdu cette grande superiorité de richesses, qui n’aura été désavantageuse qu’à nous-mêmes. Il est évident que les mêmes causes qui réformeroient ces inégalités exorbitantes que nous venons de supposer, doivent les prévenir & les empêcher d’arriver, & conservent chez toutes les nations voisines, la quantité de leurs métaux, dans la proportion de leur population & de leur industrie. L’eau est toujours de niveau, ou tend à s’y mettre ; les naturalistes en donnent pour raison, qu’une masse d’eau s’élevant d’un côté, & sa pesanteur n’étant plus soutenue, cette même masse, partie, doit tomber jusqu’à ce qu’elle trouve un contrepoids, & que la même cause qui rend à l’eau son niveau lorsqu’elle l’a perdu, doit toujours l’y maintenir[2]. Les trésors immenses que les Espagnols ont apportés des Indes, se sont répandus dans toute l’Europe, & aucune force humaine n’auroit pu les retenir en Espagne. Quel moyen en effet auroit-on pu employer pour empêcher les habitans de l’autre côté des Pyrénées, de franchir ces montagnes, & d’introduire en Espagne leurs denrées & leurs marchandises, dont la valeur auroit augmenté dans la proportion de la difficulté du transport ; les propriétaires de ces marchandises & de ces denrées, encouragés par un gain immense, n’auroient-ils pas surmonté toutes les difficultés, que l’avarice des Espagnols leur auroit opposées ? Ce niveau dans lequel il est impossible que les especes ne soient pas maintenues, & qui les force à se répandre hors de l’état qui les a acquises, explique pourquoi toutes les nations de l’Europe gagnent à présent dans leur commerce avec l’Espagne & le Portugal. Les souverains de ces deux royaumes ont désiré, dans tous les tems, que leurs sujets ne partageoient pas avec les étrangers les richesses qu’ils avoient acquises ; mais les loix qu’ils ont publiées pour en empêcher la sortie, ont été insuffisantes, & en quelque maniere impraticables.

Il peut arriver cependant qu’une certaine quantité d’eau se maintienne au-dessus de son niveau, lorsqu’on lui ôte toute communication avec l’élément qui l’environne. Il peut y avoir également, par rapport aux especes d’or & d’argent, des obstacles physiques, qui, coupant toute communication d’un état avec un autre, laisseroient subsister une très-grande inégalité dans leurs richesses réciproques. L’éloignement immense où nous sommes de la Chine, les priviléges exclusifs de nos compagnies, empêchent que ce niveau ne s’étende jusques dans cet empire, où l’or & l’argent sont en moins grande abondance qu’en Europe. Cependant, malgré les difficultés physiques & morales qui s’opposent à ce que les especes d’or & d’argent soient transportées de l’Europe dans l’empire de la Chine, on ne peut s’empêcher d’observer qu’elles y sont, pour ainsi dire, entraînées ; en effet, quoique les ouvriers européens surpassent beaucoup en adresse & en habileté ceux de la Chine, l’Europe perd dans le commerce qu’elle entretient avec cette partie du monde ; & sans les retours continuels d’or & d’argent, que les négocians Espagnols tirent annuellement de l’Amérique, la masse des métaux précieux diminueroit insensiblement en Europe, & augmenteroit en Chine, jusqu’à ce que le niveau se fût établi entre ces deux parties du monde. Il est certain que si cette industrieuse nation étoit aussi près de nous que la pologne & la Barbarie, la plus grande partie des trésors des Indes lui seroit réservée. On peut expliquer ce phénomene sans avoir recours à l’attraction physique ; en effet, l’attraction morale qui tire son origine des intérêts & des passions des hommes, est au moins aussi puissante & aussi certaine.

Les provinces dont les différens royaumes sont composés, ne conservent entre elles leur balance, que par la force de ce même principe ; c’est-à-dire, par l’impossibilité où est l’argent de perdre son niveau & la nécessité qui le maintient toujours dans la proportion du travail & des denrées de chaque province. Si une longue expérience ne rassuroit pas sur les sommes considérables, que fournissent annuellement les provinces aux villes capitales, que de tristes réflexions n’auroit-on pas été dans le cas de faire, à la vue des calculs d’un habitant d’Yorkshire ? Cet hypocondriaque, dans un accès de mélancolie, calculoit toutes les sommes que cette province fournissoit à la ville de Londres, tant pour le paiement des impôts que pour l’achat des marchandises, & le transport des revenus que les propriétaires y consommoient au préjudice de la province, où l’argent ne paroît rentrer qu’en bien moins grande quantité qu’il en sort. Il n’est pas douteux que si l’heptarchie subsistoit encore, le gouvernement de chaque état seroit continuellement alarmé de la crainte de perdre par la balance du commerce ; & comme il est très-vraisemblable que le voisinage des peuples auroit nourri & excité la haine qu’ils se seroient portée les uns & les autres, leur jalousie mutuelle les auroit engagés à gêner réciproquement leur commerce, & à le charger de taxes & d’impôts. Depuis que la réunion de l’Écosse & de l’Angleterre n’a fait qu’un peuple de ces deux nations, on ignore à laquelle des deux la liberté du commerce a été avantageuse. Si depuis cet événement les Ecossois ont acquis de nouvelles richesses, on ne les peut attribuer qu’à l’augmentation de l’industrie, qui a fait de grands progrès parmi eux. Avant cette réunion les deux nations craignoient réciproquement que la liberté du commerce ne leur fût nuisible, & que leurs voisins ne parvinssent à les dépouiller de leurs anciennes richesses. Le tems seul a pu prouver que ces craintes étoient également mal fondées chez l’un & l’autre peuple.

Ce qui arrive dans de petits états, doit également arriver dans de plus grands. De quelque nature que fussent les loix romaines, par rapport au commerce, les provinces qui composoient l’Empire Romain conservoient leur balance entre elles, & avec l’Italie ; comme nous voyons présentement cette même balance exister entre les différens comtés de la Grande-Bretagne, & les différentes paroisses de chaque comté. Quiconque voyage en Europe, peut reconnoître par lui-même, & par le prix des denrées, que, malgré la fausse jalousie des princes & des états, l’argent s’est maintenu par-tout à son niveau, & qu’il n’y a pas plus de différence à cet égard entre les royaumes, qu’il ne s’en trouve entre les provinces d’un même état. Les hommes vont habiter d’eux-mêmes les lieux situés sur les rivières navigables, les ports de mer, & les villes capitales. C’est dans ces endroits où les hommes sont rassemblés en plus grand nombre, qu’on trouve plus d’industrie, & plus de denrées, & par conséquent plus d’argent ; mais cette quantité d’argent est toujours en proportion de la population & de l’industrie, & c’est-ce qui en maintient le niveau. La France est pour nous un objet perpétuel de jalousie & de haine. Le premier de ces sentimens n’est fondé que sur de trop bonnes raisons, mais l’un & l’autre ont donné lieu aux barrières sans nombre que les deux nations ont opposées mutuellement à leur commerce réciproque, & dont on nous accuse d’avoir donné l’exemple. Quels avantages en avons-nous retiré ? Nous ne vendons plus aux François nos étoffes de laine, & nous allons chercher en Espagne & en Portugal, un vin plus cher & moins agréable que celui dont nous pouvions nous fournir en France. La plupart des Anglois croiroient l’état sur le penchant de sa ruine, si les vins françois pouvoient être transportés en Angleterre en assez grande abondance, & y être vendus assez bon marché pour que le peuple en fît sa boisson ordinaire, par préférence à la biere, & aux autres liqueurs du pays ; mais si on vouloit écarter tout préjugé & raisonner sans passions, il ne seroit pas difficile de prouver que l’état n’en recevroit aucun préjudice, & qu’il en retireroit peutêtre quelque avantage. En effet, les François, assurés d’un plus grand débit de leurs vins, changeroient leur culture, & planteroient de nouvelles vignes pour fournir à la consommation de l’Angleterre ; ils seroient alors forcés de recourir à nous pour avoir du bled, dont la production seroit moins abondante chez eux, & nous aurions l’avantage de leur vendre la denrée de premiere nécessité. Le roi de France a rendu plusieurs arrêts pour défendre les nouvelles plantations de vignes, & il a même ordonné de les arracher, preuve certaine que la culture du bled a, dans cet état, la préférence sur celle de toute autre espece de denrées.

Le maréchal de Vauban fait connoître, dans plusieurs endroits de ses écrits, le préjudice que causent au Languedoc, à la Guienne & aux provinces méridionales de France, les droits auxquels les vins de ces pays sont assujettis, lorsqu’ils sont transportés en Bretagne & en Normandie ; quoiqu’il propose au gouvernement de France d’accorder une entiere liberté de commerce & de délivrer ces provinces des entraves sous lesquelles elles gémissoient. Il ne pensoit pas sans doute, que cette liberté pût faire pencher en leur faveur la balance du commerce, au préjudice de la Normandie & de la Bretagne. Il est évident qu’une navigation un peu plus longue ne rendroit pas les vins du Languedoc plus chers en Angleterre qu’ils le sont en Bretagne, ou dans ce cas les denrées d’Angleterre transportées en Languedoc, augmenteroient de valeur dans la même proportion.

Je conviens cependant qu’on peut employer deux moyens pour maintenir l’argent au-dessus ou au-dessous de son niveau, mais en les examinant attentivement il est facile de reconnoître qu’ils sont la conséquence du principe précédemment établi, & qu’ils lui donnent même une nouvelle force.

Les banques, les actions, & les papiers de crédit, tous établissemens modernes, adoptés par les Anglois avec une espece de frénésie, sont le seul moyen que je croie propre à tenir l’argent au-dessous de son niveau. Le papier devient, par ces établissemens, équivalent aux especes ; il circule dans toutes les parties de l’état, augmente la valeur de la main-d’œuvre & des denrées, supplée à l’or & à l’argent, fait disparoître une partie de ces précieux métaux, & empêche que leur quantité n’en augmente. La plupart de nos raisonnemens sur cette matiere sont faux & contraires à la raison ; tout particulier qui a l’avantage de doubler ses fonds en devient incontestablement plus riche ; nous nous imaginons qu’il en seroit de même de l’état, si tous les sujets pouvoient parvenir à doubler leurs richesses ; nous ne faisons pas réflexion que dans ce cas, la valeur de toutes les denrées augmenteroit dans la même proportion, & que par conséquent cet accroissement général des richesses n’apporteroit aucun changement dans l’inégalité des fortunes. Un grand fonds d’argent ne nous est avantageux que dans nos négociations avec les étrangers ; & comme notre papier n’a de valeur que dans l’intérieur du royaume, il a pour nous les inconvéniens, qui sont la suite nécessaire d’une grande abondance d’argent, & ne nous procure aucun des avantages qui peuvent l’accompagner. Supposons que l’Angleterre possede 18 millions sterlings en especes, & qu’il circule dans le royaume pour 12 millions de papier, on doit conclure de cette supposition, que l’état peut posséder une richesse réelle de 30 millions. La Grande-Bretagne posséderoit en effet cette somme, en especes d’or & d’argent, si nos papiers de nouvelle création n’avoient pas été un obstacle à l’entrée de ces métaux. On me demandera, sans doute quel pays nous auroit fourni cette somme ? Je répondrai à cette question, que nous l’aurions été chercher dans tous les royaumes du monde connu. En effet, en supprimant les 12 millions de papier, l’argent existant en Angleterre sera de beaucoup au-dessous de son niveau, par comparaison avec la quantité existante dans les états voisins, & il en refluera nécessairement une partie parmi nous jusqu’à ce que le niveau soit établi entre toutes les nations voisines, & que sa trop grande abondance le fasse, par la même raison, échapper de nos mains. Le soin qu’ont eu les politiques modernes de remplir tous les porte-feuilles d’actions, de billets de banque, & de papier d’échiquier, semble être une suite de la crainte qu’ils ont eue que la nation ne se trouvât un jour accablée sous le poids de l’or & de l’argent.

Le royaume de France possede une très-grande quantité d’especes, & il en est principalement redevable au petit nombre de papiers de crédit qui ont cours dans ce puissant État. Aucune banque publique n’y est établie ; les lettres de change y sont moins communes qu’en Angleterre ; tout prêt d’argent, dont le principal n’est pas aliéné, y est regardé comme usuraire. Faute de débouchés de leur argent, les François sont obligés d’en garder une grande partie en caisse, & c’est par cette raison que les simples particuliers de ce royaume possedent une grande quantité de vaisselle d’argent, & que leurs églises sont remplies d’argenterie. C’est à la réunion de ces différentes circonstances qu’on doit attribuer le bon marché des denrées & de la main-d’œuvre, dont le prix est plus bas en France que chez d’autres peuples qui possedent la moitié moins d’especes d’or & d’argent ; position heureuse qui donne à ce royaume un grand avantage pour le commerce étranger, & conserve entre les mains des sujets des sommes assez considérables pour réparer les malheurs publics & imprévus dont aucune nation ne peut être à l’abri.

On est en usage, en Angleterre & en Hollande, de préférer la porcelaine de Chine à la vaisselle d’argent ; & la ville de Gênes avoit adopté, il y a quelques années, cette espece de luxe. Mais le Sénat, prévoyant les funestes conséquences qui en pouvoient résulter, y mit des bornes par une loi somptuaire, qui laissoit en même tems la plus grande liberté sur la vaisselle d’argent. Cette république a reconnu sans doute, lors de la derniere révolution, toute la sagesse de cette ordonnance ; & je ne puis m’empêcher de penser que les taxes imposées en Angleterre sur la vaisselle d’argent, ne soient très-opposées à la bonne politique. Nos colonies avoient une quantité d’especes suffisante pour la circulation, avant qu’on y eût introduit les papiers de crédit ; mais depuis que cette espece de richesses y est connue, l’or & l’argent ne sont plus d’usage dans les paiemens, & c’est le moindre inconvénient qui en soit résulté. Lorsque les malheurs de l’état auront anéanti cette richesse fictive, peut-on douter que l’argent ne retourne aussi-tôt dans nos colonies, qui possedent des denrées & des manufactures, seul bien réel dont tous les hommes ont un besoin qu’ils ne peuvent satisfaire qu’en donnant aux cultivateurs & aux fabricans l’argent qu’ils possedent.

Il est fâcheux que Licurgue n’ait pas eu l’idée des papiers de crédit, lorsqu’il chercha à bannir l’or & l’argent de Lacédémone. Cet expédient auroit été plus utile à son systême que ces masses de fer qu’il leur substitua, & les papiers de crédit, qui n’ont aucune valeur réelle ni intrinseque, auroient apporté un obstacle certain à tout commerce étranger.

Je viens d’exposer les inconvéniens qui accompagnent les systêmes de papiers de crédit, qui sont cependant les seuls moyens de tenir l’argent au-dessous de son niveau. Ne pourroit-on pas obtenir l’effet contraire ? c’est-à-dire, l’élever au-dessus de son niveau, en conservant avec soin dans le trésor public une somme considérable, & en prenant les précautions convenables pour l’empêcher d’être remise dans la circulation. Mais la plupart des citoyens regarderoient un pareil expédient comme destructif, il exciteroit la clameur publique. Tout fluide peut être élevé au-dessus de son niveau, & à telle hauteur qu’on juge à propos lorsqu’on lui ôte toute communication avec l’élément voisin. Il en est de même de l’argent ; & pour le prouver, il suffit de reprendre notre premiere supposition, qui consiste à détruire subitement la moitié de toutes nos especes. Nous avons trouvé que la conséquence de cet événement seroit d’attirer une somme égale de tous les royaumes voisins. Si le gouvernement se déterminoit à mettre en réserve, dans le trésor public, une somme considérable, & à l’y conserver avec soin, il pourroit, après la révolution de plusieurs années, y mettre également en dépôt une nouvelle somme ; opération qui, par la succession des tems, n’auroit pas de bornes.

Une petite ville comme Geneve pourroit, durant le cours de quelques siecles, engloutir les neuf dixièmes de toutes les especes de l’Europe. Il est vrai que la nature humaine forme un obstacle invincible à cet énorme accroissement de richesses. Un état foible, mais possédant des richesses immenses, deviendroit nécessairement la proie de quelques voisins plus pauvres, mais plus puissans. Un grand état, maître d’un pareil trésor, le dissiperoit en projets dangereux & mal concertés, & détruiroit vraisemblablement un trésor bien plus estimable, je veux dire, l’industrie de son peuple, dont la perte entraîneroit une diminution sensible dans le nombre des citoyens. Ces trésors immenses seroient dans le cas du fluide, élevé à une trop grande hauteur, qui brise & détruit le vaisseau qui le renferme, & se mêlant avec l’élément qui l’environne, tombe tout-à-coup à son niveau. La possibilité d’amasser un grand trésor, sans causer de préjudice à l’état, est tellement contraire à notre manière ordinaire de penser, que quoique tous nos historiens soient d’accord sur les sommes immenses amassées par Henri VII, que tous les fassent monter à 1700000 liv. sterlings, & que cet événement soit, pour ainsi dire, encore récent, nous rejettons leur témoignage plutôt que de convenir d’un fait capable de détruire nos préjugés. Il est vraisemblable que cette somme composoit les trois quarts de toutes les especes monnoyées existantes pour lors, en Angleterre ; mais est-il impossible qu’un prince habile, avide de richesses, économe, & dont l’autorité étoit presque absolue, ait amassé une somme aussi considérable, dans l’espace de vingt ans ? Il n’y a pas d’apparence que, malgré le trésor de Henri VII, le peuple se soit apperçu d’une diminution dans la quantité des especes en circulation, & qu’il en ait souffert un préjudice réel, parce que la diminution de la valeur de toutes les denrées & de toutes les marchandises a dû faire entrer, en peu de tems, dans le royaume, une quantité d’or & d’argent égale à celle que le souverain avoir retirée de la circulation, effet & suite nécessaire du grand avantage que devoient avoir les Anglois dans le commerce sur toutes les nations voisines. Les historiens & les orateurs Grecs assurent que la petite république d’Athenes, & les peuples, ses alliés, amasserent, dans les cinquante années qui s’écoulèrent, entre la guerre de Médie, & celle du Péloponese, un trésor plus considérable que celui de Henri VII, puisque plus de 10000 talens furent renfermés dans la citadelle d’Athenes, somme immense qui fut cause de la ruine de cette république & de ses alliés, par les guerres imprudentes auxquelles ils s’engagèrent témérairement. Cet argent, amassé avec tant de soin, ne fut pas plutôt sorti du trésor & remis dans la circulation, qu’il disparut de l’état. Nous voyons, en effet, par le fameux dénombrement fait cinquante ans après, & dont Démosthenes & Polybe font mention, que toutes les richesses des Athéniens, en terres, en maisons, en esclaves, en denrées, & en marchandises, ne furent pas estimées 60000 talens, en y comprenant même les especes monnoyées qui circuloient dans ce petit état.

On reconnoît, dans la conduite des Athéniens, autant de prudence que d’ambition, lorsqu’on les voit user de la liberté de leur gouvernement, pour mettre en réserve & conserver un trésor immense qu’ils pouvoient partager entre eux, & qui étoit assez considérable pour tripler la fortune de chaque particulier ; car il est bon d’observer, qu’au rapport des anciens historiens, les Athéniens n’étoient pas plus riches lorsque Philippe, roi de Macédoine, leur déclara la guerre, qu’ils ne l’étoient au commencement de celle du Péloponese.

Le petit pays connu sous le nom de Grece, étoit moins riche en especes d’or & d’argent dans les siecles de Philippe & de Persée, que ne l’étoit l’Angleterre sous le regne de Henri VII. Les deux rois Macédoniens amasserent cependant, en trente ans, un trésor plus considérable que celui de Henri, puisqu’au rapport de Pline, le trésor que fit conduire à Rome Paul-Emile, vainqueur de la Macédoine, montoit à 2400000 liv. sterlings, ce n’étoit cependant, qu’une partie des sommes amassées par les rois de Macédoine, étant impossible que Persée eût soutenu la guerre sans avoir touché au trésor public. Stanian assure que de son tems le Canton de Berne avoit prêté à intérêt plus de 300000 liv. sterlings, & qu’il y en avoit en réserve plus de 1800000 dans le trésor public. Il est très-vraisemblable que tout l’argent en circulation dans ce petit état ne monte pas à 500000 l. sterlings. Cependant, quoique le trésor public ait dû augmenter depuis 1714, tous les voyageurs qui parcourent le pays de Vaux, ou toute autre partie du Canton de Berne, ne s’apperçoivent pas que l’argent y soit plus rare que dans tout autre pays de la même étendue, & dont le climat & les productions sont les mêmes.

Le détail que donne Appien du trésor des Ptolomées, ne permet pas de le révoquer en doute, & il seroit d’autant plus mal fondé, que, suivant le témoignage de ce même historien, les autres successeurs d’Alexandre étoient également économes, & que plusieurs d’entr’eux avoient des trésors presque aussi considérables que celui des Ptolomées, qu’Appien fait monter à 740000 talens, revenant, suivant les calculs du docteur Arbuthner, à 191166666 l. sterlings, somme incroyable, si cet historien, natif d’Alexandrie, ne citoit pas les registres de l’empire d’Égypte pour garans de ce qu’il avance.

Les différentes observations que je viens de mettre sous les yeux du lecteur, doivent guider notre jugement sur les barrières, les obstacles & les impôts sans nombre que toutes les nations, & principalement l’Angleterre, opposent à la liberté du Commerce. Tous les gouvernemens sont occupés du desir d’augmenter la masse de leurs especes monnoyées, qu’il est cependant impossible de tenir au-dessus de leur niveau, tant que la circulation de la totalité en est libre ; ils sont également effrayés de la crainte d’en perdre une partie, quoique, par la même raison, il soit également impossible qu’elles baissent au-dessous de ce même niveau. Des mesures aussi contraires à la bonne politique, seroient capables par elles-mêmes, de faire disparoître nos especes, si ce malheur pouvoit arriver ; mais il en résulte un mal général & commun à toutes les nations ; c’est-à-dire, que tous les peuples voisins & limitrophes les uns des autres ne peuvent jouir réciproquement & avec liberté de l’échange mutuel de leurs denrées & de leurs marchandises, que le souverain législateur semble avoir prescrit, en donnant à tous les peuples un climat, un sol, & un génie qui les distingue les uns des autres, par des différences particulieres à chacun d’eux.

Les politiques modernes, en faisant usage des papiers de crédit, ont adopté le seul moyen de bannir les especes d’un état, ou du moins d’en diminuer la quantité. On ne pourroit en augmenter la masse qu’en en mettant une partie en réserve dans le trésor public ; mais ils rejettent ce moyen, donnent la préférence à des droits de douane & à des taxes qui ne servent qu’à borner l’industrie, & à priver nos voisins, ainsi que nous, des bienfaits que l’art & la nature offrent à tous les hommes. Il faut convenir cependant que toutes les taxes sur les denrées & les marchandises étrangeres ne sont pas également inutiles & désavantageuses. Nos manufactures de toile sont encouragées par les droits imposés sur celles d’Allemagne. Les droits perçus sur l’eau-de-vie de vin augmentent la consommation de rum, & soutiennent nos colonies méridionales. Comme il est nécessaire qu’il y ait des impôts pour la défense du gouvernement, il est de la bonne politique de n’en percevoir, & de n’en établir, que sur les denrées & les marchandises dont le volume empêche la fraude & la contrebande ; mais le légistateur ne doit jamais oublier la maxime de docteur Swist, qu’en matiere d’impôts, deux & deux ne font pas toujours quatre ; & qu’il arrive souvent, au contraire, qu’ils font moins de deux. Il est assez vraisemblable que si les droits sur le vin étoient diminués des deux tiers, le gouvernement en tireroit un revenu plus considérable, notre peuple seroit alors en état de se procurer une boisson meilleure & plus saine, & la balance du commerce, dont nous sommes si jaloux, n’en deviendroit pas plus désavantageuse ; la manufacture de la biere, lorsqu’on la considere, indépendamment de l’agriculture, est peu considérable en elle-même, & occupe peu-de bras. Le transport du vin, & l’exportation de nos grains nous en dédommageroient avec grand avantage. On opposera sans doute, que suivant le témoignage de plusieurs historiens, un grand nombre d’états & de royaumes riches & opulens dans l’antiquité, sont maintenant dans l’indigence & la pauvreté ; & qu’on n’y retrouve plus cette abondance d’argent qui les rendoit autrefois si puissans. Je réponds que les nations ne peuvent espérer de conserver leurs especes lorsqu’elles perdent leur commerce, leur industrie & leur population, dont les métaux précieux suivent toujours la proportion. Lorsque Lisbonne & Amsterdam enleverent à Gênes & à Venise le commerce des Indes Orientales, dont ces deux villes étoient en possession, elles acquirent les profits & les especes dont ce riche commerce les enrichissoit. La masse d’argent diminue dans un état toutes les fois que le souverain établit sa résidence dans un autre empire, lorsque des guerres étrangeres obligent d’envoyer des armées dans des pays très-éloignés des frontieres, où elles ne peuvent être entretenues qu’à très-grands frois, & lorsqu’enfin les étrangers sont créanciers de l’état pour des sommes considérables. On doit observer que la perte de l’argent, dans tous les cas dont je viens de faire l’énumération, est la suite de circonstances violentes qui forcent le peuple à se réfugier dans d’autres climats & à y transporter son industrie : mais lorsque la population d’une nation & son industrie n’ont souffert aucune diminution, il est impossible, après que les troubles sont cessés, que l’argent ne revienne par un grand nombre de canaux, différens les uns des autres & souvent inconnus. Les principales nations de l’Europe ont répandu en Flandre des sommes immenses depuis la révolution des Pays-Bas, cette partie de l’Europe ayant presque toujours été le théâtre de la guerre. Si toutes ces sommes étoient rassemblées, elles monteroient peut-être à plus de la moitié de ce que l’Europe entiere possede d’especes : toutes ces richesses immenses sont retournées à leur source, & sont rentrées dans les mains des peuples industrieux qui en avoient été les premiers possesseurs. Un courant sensible emportait à Rome, il y a plus de mille ans, tout l’argent de l’Europe ; mais il en est sorti par des canaux secrets & inconnus, & le défaut de commerce & d’industrie rend aujourd’hui les domaines du pape le territoire le plus pauvre de l’Italie. Le gouvernement a grande raison, sans doute, d’employer tous ses soins pour conserver la population & les manufactures de l’état, mais il peut se dispenser d’en prendre pour la conservation de ses especes. Leur quantité sera toujours proportionnée au nombre du peuple & à l’accroissement de son industrie.

  1. Depuis que M. Hume a composé cet essai, le commerce du bled a été rendu libre avec les étrangers.
  2. Note de l’auteur. Le prix du change contribue à maintenir la balance du commerce, & à l’empêcher de devenir trop préjudiciable à une nation ; lorsque la valeur de nos importations excede de beaucoup celle de nos exportations, le prix du change est contre nous, & cette perte, lorsqu’elle excede ce qu’il en coûteroit pour le port des especes chez la nation créancière, nous oblige à les y transporter, car le change ne peut jamais être au-dessus du prix de la voiture.