Œuvres de Saint-Amant/Preface du Passage de Gibraltar
PRÉFACE
DU PASSAGE DE GIBRALTAR.
uisque, selon l’opinion du plus grand et du plus
judicieux de tous les philosophes, le principal but de la poesie doit estre de plaire, et que la joye est
ce qui contribue le plus à l’entretien de la santé,
laquelle est une chose si precieuse en cette vie, qu’elle a esté
preferée par les plus sages a la sagesse mesme, je tiens pour
maxime indubitable que les plus gayes productions de ce bel
art, qui, laissant les espines aux sciences, ne se compose que
de fleurs, doivent estre les plus recherchées et les plus cheries
de tout le monde. Ce n’est pas que je vueille mettre en ce rang
les bouffonneries plattes et ridicules qui ne sont assaisonnées
d’aucune gentillesse ny d’aucune pointe d’esprit, et que je sois
comiques. Je veux bien qu’elle y soit, mais il faut qu’elle soit entremeslée de quelque chose de vif, de noble et de fort qui la relève. Il faut sçavoir mettre le sel, le poivre et l’ail à propos en cette sauce ; autrement, au lieu de chatouiller le goust et de faire epanouyr la ratte de bonne grace aux honnestes gens, on ne touchera ny on ne fera rire que les crocheteurs. Aussi les plus habiles de cette nation ont bien changé de sentiment depuis qu’ils ont veu la Secchia rapita du Tassone[2], ou l’heroïque brille de telle sorte, et est si admirablement confondu avec le bourlesque, qu’il y en a quelques uns qui, par un excez de louange, osent bien la comparer à la Divine Jerusalem du Tasse. Il est vray que ce genre d’escrire, composé de deux genies si differens, fait un effet merveilleux ; mais il n’appartient pas à toutes sortes de plumes de s’en mesler, et, si l’on n’est maistre absolu de la langue, si l’on n’en sçait toutes les galanteries, toutes les proprietez, toutes les finesses, voire mesme jusques
aux moindres vetilles, je ne conseilleray jamais a personne de l’entreprendre. Je m’y suis pleu de tout temps, parce qu’aymant la liberté comme je fais, je veux mesme avoir mes coudées franches dans le langage. Or, comme celuy-là embrasse, sans contredit, beaucoup plus de termes, de façons de parler et de mots que l’heroïque tout seul, j’ay bien voulu en prendre la place le premier, afin que, si quelqu’un y reussit mieux après moy, j’aye à tout le moins la gloire d’avoir commencé. On peut dire qu’il est de ces pieces comme de ces balets grotesques qui, estant dancez d’ordinaire par les plus excellens baladins sur les airs du mouvement le plus admirable, plaisent plus aux spectateurs, avec leurs habits estranges, leurs masques bizarres et leurs postures merveilleuses, que ne font ces balets serieux, ces moralitez muettes, dont les demarches sont trop ajustées, et où le plus souvent il ne se voit rien de beau que l’eclat et la magnificence. C’est assez : changeons de discours, et venons à l’argument de nostre caprice heroï-comique.Les Espagnols, dont l’ambition est plus grande que la terre, et à qui les nouveaux mondes ne suffisent pas, s’estant saisis des isles de Sainte-Marguerite et de Sainct-Honorat, situées en la coste de Provence, nostre invincible monarque, dignement secondé, en toutes ses glorieuses entreprises, des graves et sublimes conseils du grand cardinal duc de Richelieu, fit assembler en la rade de l’isle de Ré une armée navale la plus puissante et la mieux equippée que la France eust mise de long-temps sur l’Ocean, afin que, faisant voile d’une isle si fameuse par la honte de l’Angleterre, elle en allast rendre deux autres encore plus illustres par la honte de l’Espagne. Mais, comme ce n’est pas assez d’amasser de grandes forces si l’on ne sçait faire eslection d’un chef capable de les commander, Son Eminence, divine au choix des hommes aussi bien qu’en toutes les autres merveilles de sa vie, et comme ayant l’entiere superintendance de nos mers, nomma à Sa Majesté, pour en estre le general, ce brave et vaillant prince monseigneur le comte de Harcourt, de qui les miraculeuses actions sont aussi hautes, aussi eclattantes et aussi connues que le soleil, et par ce digne employ, luy donnant lieu d’exercer amplement sa rare conduite et son extraordinaire valeur, se le rendit deslors et à
jamais redevable de toutes les belles choses qu’il a faites depuisce temps-la. De m’amuser à dire icy par le menu nostre depart, quel vent favorisa nostre route et combien de corsaires turcs nous prismes en chemin, ce n’est pas mon dessein ; je diray seulement qu’après avoir costoyé toute la Galice et tout le Portugal sans avoir rencontré une seule barque de pescheurs, tant l’effroy de nostre armée avoit frappé le cœur des ennemis, nous arrivasmes au cap de Spartel en Affrique, où, ayant demeure deux jours a l’ancre pour nous mettre mieux en estat de passer le destroit de Gibraltar, lequel nous croyions nous devoir estre infailliblement disputé par la flotte d’Espagne, nous quittasmes cette plage deserte, espouventable et solitaire, où l’on ne voit que des lyons, des aigles et des serpens, et mismes à la voile au meilleur ordre du monde environ deux ou trois heures devant soleil levé.
C’est ce qu’il faut sçavoir pour un plus grand esclaircissement de ces vers, que je commençay la mesme nuict dans l’admiral, ayant eu l’honneur d’estre appellé a ce voyage par lettres expresses et obligeantes de ce genereux prince, qui peut tout sur moy, et à qui j’ay voue tous mes soins et tous mes services. Or, estant donc saisi de la verve, sur le poinct que, suivant mon conseil, nous avions fait apporter le jambon et la bouteille, et nous fortifiions le cœur pour nous preparer à jouer des cousteaux, et l’ardeur du bon Phebus eschauffant mon ame avant que ses rayons eussent eclaire mes yeux, je m’y laissay aller brusquement a l’aspect des estoiles qui nous regardaient boire, et fis, le verre et non la plume à la main, les premiers couplets de cette piece. Jamais il ne fut une telle joye que la nostre, dans le ferme espoir que nous avions de trouver et de vaincre l’ennemy ; jamais on ne vit rien de si beau que ce que nous vismes quand la clarté de l’aurore, dissipant les tenebres, nous vint à descouvrir tout d’un coup le superbe et furieux appareil de nostre flotte ; et il faut advouer que qui n’a veu la pompe d’une armée navale le jour qu’elle s’attend de donner bataille ne se la sçauroit imaginer parfaitement. Nous avions plus de taffetas au vent que de toile ; nous estions nous-mesmes tous estonnez de voir nos vaisseaux si lestes. La splendeur des broderies d’or et d’argent eblouissoit la veue en l’agreable diversité des enseignes. Tout favorisoit
nostre passage : un zephire doux et propice nous souffloit enpoupe ; l’air estoit serain, la mer calme, le ciel net, pur et lumineux, et l’on eust dit que la terre de l’Europe et de l’Affrique s’abaissoit en certains endroits autour de nous par respect, et se haussoit en d’autres par curiosité. Enfin, si je ne retenois la bride à la fougue poétique qui, malgré moy, se voudroit bien couler dans ma prose, je dirois que, quelque frayeur qu’eust l’Espagne de nostre puissance et de nostre courage, elle ne se pouvoit tenir d’admirer nostre somptuosité et nostre bel ordre, et de temoigner de prendre plaisir à voir les verges mesmes qui la devoient chastier. Mais comme ces matieres-là sont du gibier des vers, je croy que ma muse ne s’y sera pas epargnée, et que peu de gens s’en fussent mieux acquittez que moy parmy le bruit et la multitude d’un vaisseau, ou ces belles dames de Parnasse n’ont gueres accoustumé de se trouver. Je me suis joué sur les noms de quelques navires, autant que la fable, l’histoire ou la nature l’ont pu permettre, et me suis estendu à decrire particulierement la pompe de celuy du roy et de la patache nommée la Cardinale. Et je pense que l’on ne me brocardera point de m’estre voulu commenter moy-mesme pour avoir mis quelques apostilles en la marge de cet ouvrage, afin de donner l’intelligence de quelques termes que les plus doctes ne sçavent pas, ny ne sont pas mesme obligez de sçavoir s’ils n’ont le pied marin. J’y en ay mis encor quelques autres sur des choses qui ne sont pas communes et que les plus raisonnables ne trouveront point inutiles. Qui n’entendra le reste, à son dam. Au surplus, si nous eussions combatu en ce destroit, comme nous ne fismes point, ou par la laschete, ou par l’impuissance des Espagnols, qui n’y oserent venir, j’eusse employé d’autres couleurs en la composition de ce tableau que je ne fis ; il n’y auroit rien paru que d’heroïque et de sérieux, et, sans vanité, j’eusse fait voir, comme j’espere que nostre Moyse fera quelque jour, que nous ne sommes pas plus mal adroits à nous servir de la trompette ou de la lyre que de la fluste ou de la guiterre. Mais, ne s’estant versé que du vin en cette journée, au lieu du sang que nous nous attendions de repandre, je le continuay du mesme air que je l’avois commencé, et inseray dedans, par maniere de prophetie, selon les bons tours du mestier, le combat donné quelque temps après entre nostre
armée navale et les galeres d’Espagne, devant le chasteau deMenton ; la descente que nous fismes en l’isle de Sardaigne, ou monseigneur le comte de Harcourt rendit des preuves signalées de sa prudence et de sa hardiesse, et la merveilleuse et non jamais assez exaltée reprise des isles de Sainte-Marguerite et de Sainct-Honorat. De là, retournant à decrire nostre passage, qui doit estre memorable à perpetuité pour les importantes suites qu’il eut, je me raille du tiers et du quart à ma mode, selon l’humeur enjouée où j’estois, et, me trouvant justement vis-à-vis de la ville de Gibraltar, qui est à la fin de ce destroit, du costé de l’Espagne, je mets en mesme temps fin à ma piece, et acheve noblement la debauche par la santé du roy. Voilà tout ce que j’avois à dire là-dessus, horsmis qu’ayant esté l’un des Argonautes d’un voyage si celebre, j’en suis aussi fier, et m’en estime autant que ce fameux poëte qui accompagna Jason dans le sien. VIVAT !
De moy je tiens que mon Rebec
Vaut bien la vielle d’Orphée.
Et quand ma mule est eschauffée.
Elle n’a pas tant mauvais bec.
- ↑ Bernia, ou mieux Berni, naquit à Lamporecchio vers la fin du
quinzième siècle. Il vécut assez pauvre a Florence jusqu’à dix-neuf
ans et de la il se rendit à Rome, où il entra dans la maison du cardinal Bibbiena, qui, dit-il, ne lui fit ni bien ni mal, puis, à sa mort,
dans celle de son neveu Angiolo, et enfin du dataire Giberti. Impatient
de toute chaine, enclin à médire ami du plaisir et de la joie, il ne
retira pas grand profit de ses services, mais fut très cher à tous les
amis des lettres. Il mourut vers 1536. Dans son poème de l’Orlando innamorato, il trace un charmant portrait de lui-même dans les stances
qui commencent par ces vers :
Cou tutto ciò viveva allegramente.
Ne mai troppo pensoso o tristo stava.
Era assai ben voluto dalla gente…Onde il suo sommo bene era il giacere
Nudo, lungo, disteso, e il suo diletto
En non far mai nulla è starsi in letto. - ↑ Le Tassoni naquit à Florence le 28 septembre 1565. Lui et
Francesco Bracciolini, et après eux Lippi, auteur du Malmantile ont
porté à la perfection le poème, non plus burlesque, mais héroï-comique, dont Ant.-Franc. Grazzini avoit déjà donné quelques exemples
au siècle précèdent. Il s’attacha, en 1597, au cardinal Colonna, qui le
chargea de la gestion de sa fortune. Il fut peu après admis à l’Académie des humoristes (Accademia degli umoristi). Son esprit indépendant osa soutenir, un siècle et demi avant J.-J. Rousseau, la question
des avantages ou plutôt des dangers de la littérature. (Voy. ses Pensieri diversi.) En 1613, il entra au service du duc de Savoie Charles-Emmanuel et du cardinal son neveu. Il le quitta en 1623, vécut libre
pendant trois ans, écrivit alors un Compendio degli annali ecclesiastici de Baronius, puis s’attacha au cardinal Lodovisio, neveu de Grégoire XV, aux appointements annuels de 400 écus romains. Il mourut
le 25 avril 1635. — Son principal titre de gloire est son poème du
Seau enlevé. — Voy. Bita del Tassoni compilada da Robustiano Gironi.
On voit dans la préface que nous annotons que Saint-Amant se pique d’avoir pris le premier en France la place occupée en Ilalie par le Tassoni.