Œuvres de Saint-Amant/Le Passage de Gibraltar, caprice heroï-comique

LE PASSAGE DE GIBRALTAR.

caprice heroicomique.


Matelots, taillons de l’avent[1] ;
Nostre navire est bon de voile ;
Çà du vin, pour boire à l’estoile
Qui nous va conduire au levant.
À toy, le belle et petite ourse !
À toy, lampe de nostre course
Quand le grand falot est gisté !
Il n’est poins d’humour si rebourse[2]
Qui ne se creve à ta santé.

Mais, certes je suis bien oison,
Et je n’acquiers gueres de gloire
De deffier un astre à boire
Qui ne me peut faire raison ;
Son malheureux destin me touche.
Jamais le pauvret ne se couche
Pour aller trinquer chez Thetis,

Et ce n’est rien qu’un corps sans bouche,
Privé des nobles appetis.

À qui dois-je donc m’addresser ?
À Mars, dont la fiere planette
Brille d’une clarté plus nette
Qu’un verre qu’on vient de rincer.
Aussi bien est-il nostre guide ;
Aussi bien les piliers d’Alcide
Frissonnent de le voir pour nous,
Et devant ce brave homicide
Atlas se presente à genous.

Releve-toy, vieux crocheteur !
L’Olimpe pourroit choir en l’onde,
Et prendre comme un rat le monde
Sous son enorme pesanteur.
Ce n’est point toy que l’on menace :
Banny la crainte qui te glace,
Et pren garde à ce que tu fais,
Si tu ne veux perdre la place
De monarque des porte-fais.

Mais n’apperçoy-je pas aux cieux
Voguer le pin des Argonautes,
Qui me reproche mille fautes,
En se decouvrant à mes yeux ?
Ouy, c’est luy qu’en mer on adore ;
ll me dit (car il jaze encore
Comme il faisoit au temps passé)
Que je ne suis qu’une pecore
De boire et de l’avoir laissé.

Pardon, ô celeste vaisseau !
Avec soif je te le demande,
Et veux, pour t’en payer l’amende,
Que ma tasse devienne seau.

Tu nous dois estre favorable :
Un prince en valeur admirable
Represente toy ton Jason,
Et nostre projet honorable,
Comme toy, vise à la toison[3].

C’est au Castillan qu’on en veut :
Nous cherchons partout à le mordre ;
Mais le poltron y met bon ordre,
Il fuit nostre chocq tant qu’il peut ;
À Neptune il fait banqueroute,
Nul deffi naval il n’escoute,
La terreur l’eschoue en ses ports,
Et dans Madrid mesme il redoute
Le bruit mortel de nos saborts[4].

La nuit commence à desnicher ;
Enfans, voylà l’aube qui trotte,
Phebus la suit, et nostre flotte
Dans le destroit va s’emmancher.
Que la pompe en est fiere et belle !
Glauque n’en a point veu de telle
Depuis qu’une herbe qu’il mangea.
Rendant sa nature immortelle,
D’homme en dieu marin le changea.

Au gré de maint doux tourbillon
J’y voy cent flames[5] secouées ;
Cent banderolles enjouées

Y font la court au pavillon[6] ;
Icy, l’or brillant sur la soye
En une grande enseigne ondoye
Superbe de couleur et d’art,
Et là richement se désploye
Le grave et royal estendart.

Le portrait du fameux chapeau
Devant qui le turban supreme
Tremble, et n’est en sa peur extreme
Qu’un beguin cresté d’oripeau,
Ornant d’une auguste manière
Cette martiale banniere,
Nous arme mieux qu’un morion
Pour briser la teste derniere
Du rogue et nouveau Geriou.

Ce digne atout du plus grand chef
Qui du timon ait sceu l’usage
À l’adversaire ne presage
Qu’un dur et tragique mechef ;
Cette lumineuse figure
Est l’astre de mortelle augure
Dont la rougeur le fait palir,
Et que l’ombre la plus obscure
Pour luy ne peut ensevellr.

Mais au lieu qu’il s’esvanouit
Au feu de sa pourpre eclalante,
Mon œil, sur la face inconstante,
À son aspect se resjouit :
C’est la vive ardeur qui m’allume ;
C’est l’objet qui donne à ma plume

Un stile clair et triomfant,
Qui les autres stilles consume ;
Mais il m’altere en m’eschaufant.

Beuvons au genereux dessein
Qui dans ce passage l’ameine ;
D’une fureur autre qu’humaine
Je me sens agiter le sein.
Qu’à ce pot le tonneau succede ;
Un certain gay demon m’obsede
Qui n’a plaisir qu’à s’enyvrer,
Et de sa force, à qui tout cede,
Le vin seul me peut delivrer.

Sus, pour honorer ce canal
D’un brinde[7] qui vive en l’histoire,
Que chacun se prepare à boire
La santé du grand cardinal[8] !
Il tient l’empire de Neptune,
Il preside à nostre fortune
Sur l’un et sur l’autre element,
Et la destinée opportune
File pour luy journellement.

Si j’avois icy le loisir
De chanter ses exploits illustres,
Tous ces noms qui font tant les rustres
En creveroient de desplaisir ;
Je ravirois la terre et l’onde ;
La muse altiere en sa faconde
Se pendroit (soit dit inter nos),
Et je ferois en l’autre monde
Enrager l’ombre d’Albornos.

Ce vain Guzman, ce comte-duc,
Qui perd contre luy son escrime,
Gemiroit aux coups de ma rime
Comme l’animal de saint Luc,
Et sil venoit un jour à lire
Ce que ma verve en pourroit dire
À ses mornes yeux estonnez,
Ses bezicles qui m’ont fait rire
D’effroy lui tomberoient du nez.

Mais nous ne sommes pas en lieu
Propre à debiter ces merveilles :
Je les reserve aux nobles veilles
Que je voue à ce demy-dieu ;
Là, descoiffant mon escritoire,
À mon papier je feray boire,
Par un excès rare et divin,
Plus de flacons d’encre à sa gloire
Que je n’ay bû de brocs de vin.

Ha ! je voy ce cœur sans pareil,
Ce vaillant Harcourt, qui s’appreste
À faire un nouveau jour de feste,
Peint de sang et de jus vermeil ;
Desjà sur le haut de la pouppe,
Pour me pleger[9] il prend sa couppe
Où petille et rit le nectar,
Et, s’escriant masse à la trouppe,
Sa voix estonne Gibraltar.

Icy le chasteau de Tanger[10]
Et là le fort du Mont-aux-Singes[11]
Voudroyent pouvoir plier leurs linges
En la frayeur de ce danger ;
La Tour[12] et l’isle de Tariffe,
Que l’Ocean ronge et desbiffe,
Se souhaittent au fonds des eaux,
Et rien n’ose attendre la griffe
Du moins hardy de nos oyseaux.

Un Cocq[13] suivant le Saint Louys[14],

Que l’Ange du sceptre accompagne[15],
Fait fremir le Lyon d’Espagne

Avecque des tons inouys.
Ce roy de la bande emplumée
À la gloire de cette armée
Montre des ergots furieux,
Et nostre seule Renommée[16]
Nous peut rendre victorieux.

Un Cygne[17] entre nos combatans,
Quitte Meandre pour Neptune,
Et pour mieux suivre la Fortune[18]
Nage et vole d’un mesme tans :
Et lors qu’une fatale envie
À chanter sur l’eau le convie,
C’est avec un terrible effort,
Pour oster aux autres la vie,
Et non pour annoncer sa mort.

Jupiter, peut-estre enflamé
De la reine des Nereides,
Sur ces vastes plaines liquides
S’est encore ainsi transformé ;
Mais puis qu’il n’a pu se resoudre
À se desarmer de sa foudre,

Comme pour Lede il fit un jour[19]
J’estime qu’il en veut descoudre
Plutost en guerre qu’en amour.

Un jeune Aigle[20] qui depuis peu
Hors de l’aire a fait sa sortie,
Après luy porte une partie
De ces horribles traits de feu ;
Rien que carnage il ne respire,
Qui le choque a tousjours du pire ;
Et, sifflant d’un courroux amer,
ll vaincroit l’aigle de l’empire
S’il se hazardoit sur la mer.

Un Griffon[21] moins amy de l’or
Que de l’honneur qui nous anime
Contre l’Espagnol s’envenime
Et sur luy veut prendre l’essor ;
De ses ailes il fend les nues,
Et couppant les vagues chenues,
Bien garny d’ongles et de bec,
Par des bravades continues
Il tient tout le monde en eschec.

Outre ces illustres voleurs,
De nobles animaux de terre,
Sillonnans l’onde en cette guerre
Morguent avec nous les malheurs.
Au premier rang, une Licorne[22],

Dont la valeur n’a point de borne,
Va d’un air belliqueux et pront,
Et rend le dieu du Tage morne
De la peur qu’il a de son front.

Un vieux Lion[23], la secondant
Avec un lier excès de joye,
Devers la vagabonde proye
Se tourne et s’eslance en grondant ;
Tous les monstres que la mer porte
L’entendans rugir de la sorte
Ne sçavent où tirer pays[24] ;
La terre en est à demy morte,
Et les cieux en sont esbays.

Un symbole de pureté
Qui se trousse de peur des crottes,
Et par qui mesme aux caillebottes
Le lustre neigeux est osté ;
Une gentille et franche Hermine[25],
Qu’une juste fureur domine,
Y fourre son cazaquin blanc,
Et si le poil s’en contamine
Ce ne sera qu’avec du sang.

Une Levrette[26] en qui sont joins
Le cœur, la vistesse et la force,
Soit faisant pouge[27] ou faisant orse[28],

À l’imiter met tous ses soins ;
Nul fuyard d’elle ne s’eschappe.
Elle se herisse, elle jappe,
Elle roulle des yeux ardents,
Et montre à tout ce qu’elle attrappe
Combien vaut l’aulne de ses dents.

La Nimphe[29], aprise à naviguer
Depuis le jour qu’elle eut pour barque
Le dos feint du lascif monarque
Qu’Amour fit mugir et voguer,
Mettant le courage en besongne,
S’esmeut, s’aigrit et se renfrongne
Comme au choc fait l’horrible seur,
Et pour nous hardiment empoigne
Les armes de son ravisseur.

Celle qui[30] dispose à son gré
De toutes les grandeurs mondaines,
Et dont les actions soudaines
Confondent merite et degré,
L’aveugle qui sur une roue
Du destin des mortels se joue
Ainsi que le vent du festu,
Nous suit, et fait que l’on advoue
Qu’elle ayme aujourd’huy la vertu.

Le doux reconfort des espris
En quelque ennuy qui les oppresse,
L’Esperance[31], avec allegresse
Flatte nos travaux entrepris ;

Elle ne chante que victoire,
Et d’un ton cher à la memoire
Promet que nos hunes[32] seront
Autant de couronnes de gloire
Dont nos navires s’orneront.

Mais ô quel esclat radieux
Me fait bressiller les paupieres !
Ycy[33] quatre saintes rapieres
Trouvent leurs fourreaux odieux,
Des mains d’amazones celestes
Pour leurs noms animant leurs gestes,
S’en arment en faveur des lis,
Et les veulent rendre funestes
À la puissance de Calis[34].

L’auguste roy[35] qui triomfa
De Damiette et de soy-mesme,
Et que d’un brillant diadesme
Là-haut sa piété coiffa ;
Le bon fils de la reyne Blanche,
Ayant pour nous à chaque hanche
Un divin champion[36] ailé,
Brandit un long fresne en revanche
Du bois d’Honorat[37] desolé.

Le grand patron[38] des moines preux[39]
De qui l’ordre fleurit sur l’onde
Nous escorte en ce bout du monde
Avec des plus braves d’entr’eux.
Ces redoutez galands d’auberge
Font d’un esquif une ramherge[40],
Pour deffendre et pour assaillir ;
Tout leur fait joug, et leur flamberge
Ne sçait que c’est que de faillir.

Ce Marrane[41] au teint de pruneau,
Ce fanfaron de Ferrandine,
Qui pare son affreuse mine
D’un grand et vilain chinfreneau[42],
Aura beau tordre ses bigottes[43],
Beau renasquer à hautes nottes
Et faire le diable insensé,
Je veux bien y laisser les hottes
Si le hidalgue[44] n’est rossé.

Qu’il y vienne un peu, le mauvais,
Avec ses cinquante galeres !
Nous en craignons moins les coleres
Que d’un ventre soul de navets.
En cet endroit ma fantaisie,
D’une brusque verve saisie,

Ne sçauroit plus se retenir,
Et comme un bon gros Tiresie
Je vay donner dans l’advenir.

Mais d’où diantre peut desriver
Cette humeur chaude et profetique
Qui dans mon timbre lunatique
Vient tout à coup de s’eslever ?
Je n’ay point de laurier[45] en gueule :
Ma dent, en guise d’une meule,
Icy n’en a point ecaché[46].
Ha ! c’est donc de la vertu seule
Du fin tabac que j’ay masché.

Il me semble que j’entrevoy,
Dans la nuit des choses futures,
Un fou tenter des avantures
À se faire mocquer de soy.
L’Espagnol sur mainte rambade[47]
Nous voudra donner une aubade
À la barbe du beau Menton[48] ;
Mais luy-mesme y fera gambade,
Rudement payé ton pour ton.

À peine, ô honte ! aura-t’il veu
Le fer bruyant en forme ronde
Faire des ricochets sur l’onde,

Qu’il sera de cœur despourveu :
Au premier rot d’artillerie,
Le chaud desir de brouillerie
Dans la crainte il r’engaisnera,
Et d’une lasche raillerie
Le derriere il nous tournera.

Le Gennois et le Florentin,
Amis de ceux qui le presentent,
Et qui par ce moyen s’exemtent
Des horions d’un bras mutin,
Faisans passe-vogue[49] à ses ailes
Fuiront comme des tourterelles
Devant des milans affamez,
Et renonceront aux querelles
Qui pour luy les auront armez.

Les dieux du liquide element,
Conviez chez un de leur trouppe,
Sur le point de fripper la souppe,
Seront saisis d’estonnement :
Un boulet de nostre tonnerre,
Tombant sur leur table de verre
Avec un fracas nompareil,
Fera soudain voler à terre
Tout leur magnifique appareil.

Là maint friand manger dressé
Dans mainte ecaille de tortue,
Suivant la saliere abbatue,
Sera plaisamment renversé ;
Là (si mes vitres[50] ne sont fausses)
Ce coup heurtant parmy les sausses

Une baleine au court-bouillon,
Neptune en aura sur les chausses
Et Thetis sur le cotillon.

Plantons-les là pour reverdir,
Et que ma Clion ne desdaigne
De parler un peu de Sardaigne,
Où nos gens yront s’esbaudir.
Des-jà je la voy ravagée ;
Jà des-jà, la trongne changée
Pour le dur sac de l’Orifran[51],
Elle beugle en vache enragée
Qui mouche[52] et fremit sous un tan.

Ses blez, ses vins et ses troupeaux
Nous passeront entre les lippes ;
On raflera toutes ses nippes,
Ses bombardes et ses drapeaux ;
Et, sans une horreur pestilente
Qui de cette place opulente
Nous deffendra le long sejour,
Jamais la Castille insolente
Ny feroit battre le tambour.

Mais elle le fait battre encor
Au nez de Cannes[53], qui rechigne,
Et le Renom, d’un air indigne,
Par tout le prosne avec son cor ;
Sainte-Marguerite envahie,

Sous cette nation haïe
Jette maint cry sourt et dolent,
Et la pauvrette est esbaïe
De voir nostre secours si lent.

Son cher amy Saint Honorat,
Triste et confus en fait de mesme,
Et sa joue en ce dueil extresme
Change en pâleur son nacarat ;
Il souspire, il pleure la perte
De sa haute couronne verte[54]
Que le noir autan reveroit,
Et que l’œil du bleu Melicerte
Depuis cent lustres admiroit.

Ô saint honneur des flots marins !
Ô belles isles soliteres,
Où vescut sous des loix austeres
L’Anachorete[55] de Lerins !
Encore un peu de patience ;
Certes, nous faisons conscience
De vous laisser patir ainsi,
Et des-jà par la prescience
Je vous voy franches de soucy.

Je voy desjà dessus vos bords,
Trempez de vagues espandues,
Des meschans qui vous ont tondues
Nostre foudre razer les forts ;
Et bien qu’une horrible tempeste,

S’eslevant icy dans ma teste,
Rompe nostre premier assaut,
Au second chocq où l’on s’appreste
Les Veillacques[56] feront le saut.

En cet orage furieux,
ll semble desjà que Neptune
Tasche d’exciter la fortune
Contre un dessein si glorieux ;
Ou que, pour faire au ciel la guerre,
Les Tritons, faschez du tonnerre,
Entassans monts sur monts flotans,
Vueillent qu’aussi bien que la terre
La mer fasse voir des Titans.

Ha ! le coup de vent est passé ;
Je voy desjà les ondes calmes,
Et nous allons cueillir les palmes
Du hardy projet commencé :
Desjà Henry, ce brave prince,
Contre Miguel[57], qui les dents grince,
Fait voguer la mort et l’effroy ;
Et jamais la sainte province
Ne vit mieux faire à Godefroy[58].

Il vaincroit un autre Ilion :
C’est un Roland, c’est un Hercule ;
L’Espagnol devant luy recule
Comme un chien devant un lion.
Au seul aspect de sa chalouppe
Qui le sel liquide entre-couppe,

Je voy trébucher le Fortin[59],
Et sur une petite crouppe
Transit Monterey[60] le mutin.

Ô ! comme en ce chocq perilleux
On fera peter le salpestre !
Qu’en l’Orque on envoyra bien pestre
Ces matamores orgueilleux,
En l’espouventable descente
Qui nous trace au ciel une sente !
Ils auront beau se rebiffer,
Il faudra que leur œil consente
À voir nostre bras triomfer.

Là, le rebec je quitteray
Pour mettre la main à la serpe ;
Là, laissant pour Bellonne Euterpe,
Les plus mauvais je frotteray ;
Puis aprez, comme un sire Orfée,
Ayant la cervelle eschauffée
Du fumet si doux à Bacchus,
Je celebreray le trofée
Basty des armes des vaincus.

Mais c’est assez pronostiqué,
L’advenir à moy se referme ;
Le dieu me quitte et pose un terme
Au discours sous luy fabriqué.
Revenons à nostre passage,
Et qu’on m’estime ou fol ou sage,
Timpanisons-le d’un mesme air,
Suivant Doris au gent corsage,
De l’une jusqu’en l’autre mer.

Son bras, d’un mouvement adroit,
Fend devant nous l’onde azurine :
C’est la Calioppe marine
Que j’ay choisie en cet endroit.
Ses sœurs, ces aymables pucelles,
Sortant de l’eau jusqu’aux aisselles,
Chantent nostre futur bonheur,
Et font à nos moindres nacelles
Quelque caresse ou quelque honneur.

L’une, avecques ses beaux yeux vers,
Sousrit, se hausse et me regarde ;
L’autre, ensemble douce et hagarde,
Plonge ses tresors descouvers ;
L’autre, d’une brillante gloire,
Fait flotter sur le mol yvoire
L’or de son poil delicieux :
Et l’autre, de sa tresse noire,
Couronne son chef gracieux.

Les Tritons, aussi mal taillez,
Qu’elles sont cointes[61] et jolies,
De mille agreables folies
Chatouillent mes sens esveillez ;
Là, l’un, qui de souffler se tue,
Embauche une conque tortue
Au lieu d’un cornet à bouquin,
Tandis que l’autre s’esvertue
À faire icy le Harlequin.

Ils nagent, ils dancent autour
Des belles filles de Nerée ;
À voir leur façon alterée,

Je pense qu’ils bruslent d’amour ;
Le demon de la convoitise
Au fond de leur poitrine attise
Un feu qui vit mesme dans l’eau ;
Mais, de peur de quelque sottise,
Disons icy : Muse, tout beau !

Ô quel vain orgueil nous voyons !
Ces deux caps[62] qui les cieux esborgnent
Sans se remuer s’entre-lorgnent
Ainsi que deux beliers coyons.
Vrayment, leur lascheté me pique ;
Europe, va choquer l’Afrique,
Ou tire tes guestres plus loing :
C’est trop s’entre-faire la nique
Sans en venir aux coups de poing.

Mais que nous voicy bien deceus !
Les vaisseaux de ces bords paisibles,
Se sont de peur faits invisibles
Si tost qu’ils nous ont apperceus :
L’espoir de cassades[63] nous paye ;
Une vive et flottante haye
Nous devoit deffendre le pas,
Et cependant en cette baye
L’ennemy ne se montre pas.

Je croy qu’aujourd’huy sur les eaux
Les nefs de Castille, alarmées,
Par grace ont esté transformées
En autant de vistes oyseaux ;
Je croy qu’en leur forest natale,

Craignans leur ruine totale,
Elles se sont allé cacher,
Et que nostre valeur fatale
Les y fera long-temps jucher.

Ainsi, mais d’un autre moyen,
La bonne femme Berecinte,
Par une favorable quinte,
Sauva les barques du Troyen.
Il les vit proche des arenes
S’esbatre en forme de Sirenes
Et sur le flanc, et sur le dos,
Où, peu devant, de leurs carenes,
Elles avoient trenché les flos.

Nous voicy tantost arrivez
Vis-à-vis de Calpe et d’Abile,
Dont la bouche en contes habile
Vente les faistes eslevez.
Voilà l’une et l’autre colonne ;
Icy regne une gent felonne
D’Alarbes traistres et brigans,
Et la vit celle que Bellonne
Enfle de complote arrogans.

Il faut, il faut les mettre à sac
Ces deux bicoques adversaires ;
Allons, en diables de corsaires,
Reduire leur faste au bissac ;
Donnons dessus leur fripperie
D’une tonnante batterie,
Ô braves et hardis nochers !
Et faisons voir avec furie
Des vaisseaux douter des rochers.

Non, gardons pour un digne effort
Nostre ardeur vaillante et fidelle :

Le jeu ne vaut pas la chandelle,
Et rien ne paroist sur le port ;
Ce trou, ce poulier maritime
Est une trop basse victime
Pour la mousche qui nous espoint,
Et puis je ne fay nulle estime
Des villes qui ne fument point.

Qu’y ferions-nous, mon cher Faret ?
Nous n’y trouverions rien à frire ;
Et c’est bien là qu’on pourrait dire :
Et pas un pauvre cabaret[64]
Jamais broche n’y connut atre :
Le monstre etique au front de platre
En exclut tous les banqueteurs ;
Bref, ce lieu n’est pas un theatre
Convenable à nos fiers acteurs.

Icy ma verve cessera :
Fendons la Mediterranée ;
Je voy bien que cette journée
En desbauche se passera.
Nous n’y combatrons que du verre
Ô l’agreable et douce guerre !
Qu’elle rend les cœurs esjouys !
Adieu le fort, adieu la terre,
Et vive le grand roy Louys !

  1. Taillons de l’avant, terme de mer qui signifie allons. (S-A)
  2. rebours, rebourse, adj., revêche. — De là l’adv. à rebours.
  3. On sait que le roi d’Espagne étoit le chef et grand maître de l’ordre de la Toison-d’Or, institué en 1429 par le duc de Bourgogne Philippe-le-Bon. Les chevaliers portoient, attachée à un collier de fusils et de pierres à feu, l’image d’une toison semblable à celle dont Jason vouloit s’emparer.
  4. Saborts, canonnieres ou embrazures d’un vaisseau. (S.-A.)
  5. Flames, espèces de banderolles rouges. (S.-A.)
  6. Pavillon, c’est la principale enseigne, qui est blanche, et que l’admiral porte seul au grand mast. (S.-A.)
  7. Terme bachique qui veut dire santé. (Richelet.)
  8. Richelieu, grand amiral de France.
  9. Pléger on pleiger — Les lexiques ne donnent à ce mot d’autre sens que cautionner. Ici peut être signifie-t-il défier, peut-être soutenir, appuyer, comme dans ce vers du Parnasse des muses :

    Je boirai tout si tu me veux pleiger.

  10. Le chasteau de Tanger place forte dans le destroit du costé de l’Afrique. (S.-A.)
  11. Le fort de Mont-aux-Singes, autre place du mesme costé nommée Ceuta, l’une et l’autre appartenant au roy d’Espagne. (S.-A.)
  12. La Tour, etc., place du costé de l’Europe. (S.-A.)
  13. Un Coq, nom d’un vaisseau de la flotte. (S.-A.) — Le Coq était un navire de l’escadre de Bretagne ; il étoit du port de 500 tonneaux et commandé par La Fayette. Pour ne pas multiplier nos notes, nous donnerons ici le tableau de la flotte, d’après la correspondance de H. d’Escoubleau de Sourdis, publiée par M. Eugène Sue dans les Documents inédits sur l’hist. de France.
    Escadre de Bretagne.

    Le Navire-du-Roi, 1000 tonn., capit. Desgouttes.
    La Fortune, 500 Poincy.
    Le Saint-Michel, 500 Decan, serg.-major
    La Licorne, 500 Montigny.
    Les Trois-Rois, 500 Miraulmont.
    Le Corail, 500 Rigault.
    Le Coq, 500 La Fayette.
    Le Cygne, 500 Cangé.
    La Sainte-Geneviève, 500 Beaulieu l’aîné.
    La Madeleine, 300 Guitaut.
    L’Hermine, 200 tonn. capit. Courson.
    La Sainte-Marie, 200 Portenoire.
    La Perle, 300 Boisjoly.
    La Royale, 100 Poincy le jeune.
    La Grande-Frégate, 80 Razé.
    La Petite-Frégate, » Levasseur.
    Escadre de Guyenne.
    L’Europe, 500 tonn., capit. Manty.
    Le Lion-d’Or, 300 Beaulieu-Pressac.
    La Renommée, 300 Coupeauville.
    L’Intendant, 300 Arpentigny.
    Le S.-Louis-de-S.-Jean-de-Luz, 300 Giron.
    Le S.-Louis-de Hollande, 500 Treillebois.
    Le Saint-Jean, 300 Vaslin.
    L’Espérance-en-Dieu, 300 D’Arrérac.
    La Salamandre, 200 Cazenac.
    Le Saint-François, 200 Regnier.
    La Lyonne, 200 Beaulieu le jeune.
    La Cardinale, 120 La Riv. d’Auvray.
    La Marguerite, 200 La Treille.
    La Frégate, 80 ………
    Escadre de Normandie.
    La Madeleine, 300 tonn., capit. Du Mé.
    La Marguerite, 200 Chastellus.
    La Sainte-Anne, 200 Poinctricourt.
    L’Aigle, 200 Senantes.
    La Levrette, 200 Daniel.
    Le Neptune, 200 Duquesne.
    Le Griffon, 200 La Chesnay.
    Le Saint-Jean, 120 ………
  14. Le Saint-Louis, vaisseau de l’amiral. (S.-A.)
  15. L’Ange du sceptre. Le Saint-Michel, autre vaisseau. (S.-A.)
    Le comte d’Harcourt étoit généralissime de l’armée navale, et M. de Sourdis, archevêque de Bordeaux, chef des conseils du roi en l’armée navale. « Afin d’éviter les contestations qu’il redoutoit et qui eurent de si funestes résultats, M. le cardinal de Richelieu avoit envoyé un pouvoir signé du roi à M. l’archevêque de Bordeaux pour lui donner le pas sur M. le comte de Harcourt et mettre fin aux difficultés, recommandant toutefois à ce prélat de ne montrer ce pouvoir qu’à la dernière extrémité. » (Documents inédits. — Correspondance de Sourdis, t. 1er, p. 75.)
  16. Renommée, autre vaisseau. (S.-A.)
  17. Cigne, autre vaisseau. (S.-A.)
  18. Fortune, vaisseau du contre-admiral. (S.-A.).
  19. Lede pour Leda. — Ailleurs, mais pour la rime, qu’il fait toujours pour les yeux comme pour l’oreille, Saint-Amant dit calis pour califs. D’autres noms sont encore travestis à la française : Tirésie, Orque, pour Orcus, Tirésias.
  20. Aigle, vaisseau. (S.-A.)
  21. Griffon, vaisseau. (S.-A.)
  22. Licorne, vaisseau. (S.-A.)
  23. Lion, vaisseau. (S.-A.)
  24. Gagner du terrain, fuir.
  25. Hermine, vaisseau. (S.-A.)
  26. Levrette, vaisseau. (S.-A.)
  27. Pouge, terme de mer usité au Levant qui signifie quasi aller vent derrière. (S.-A.)
  28. Orse, autre terme de mer qui signifie singler prez du vent. (S.-A.)
  29. La nimphe, etc. : c’estoit I’Europe, vaisseau du vice-admiral. (S.-A.)
  30. Celle qui, etc. : c’estoit la Fortune, vaisseau du contre-admiral. (S.-A.)
  31. L’Espérance, vaisseau. (S.-A.)
  32. Hunes, espèces de cages faites en cercles qui sont au haut des masts et servent à amener les voiles. (S.-A.)
  33. Ycy, etc. : c’estoit pour des vaisseau qui portoient les noms de quelques saintes, comme Sainte-Marie, Sainte-Marthe, etc. (S.-A.)
  34. Cadix.
  35. L’auguste roy, etc. : c’estoit le Saint-Louys, vaisseau de l’admiral. (S.-A.)
  36. Un divin champion, etc. : c’estoit l’Ange, vaisseau. (S.-A.)
  37. C’estoit pour ce beau bois de chesnes verts que les Espagnols couperent quand ils prirent l’isle de S.-Honorat. (S.-A.)
  38. Le grand patron, etc. : c’estoit le S.-Jean, vaisseau. (S.-A.)
  39. Moines preux, chevaliers de Malte. (S.-A.)
  40. Petit vaisseau propre à faire des découvertes. (Furetière.)
  41. Ce Marrane, etc., le duc de Ferrandine, general des galères d’Espagne. (S.-A.)
  42. Blessure à la tête, cicatrice.
  43. Bigottes, moustaches. (S.-A.)
  44. Hidalgue, cavalier. (S.-A.)
  45. Le laurier étoit consacré à Apollon, et par conséquent aux poètes et aux devins. — Les poètes ont été souvent appelés mâche-laurier.
  46. Broyer, écraser.
  47. Rambade, le lieu de la galere où se mettent les soldats pour combatre. (S.-A.)
  48. Menton, chasteau de plaisance sur le bord de la mer. (S.-A.) — La ville la plus importante de la principauté de Monaco après la capitale.
  49. Faisans passe-vogue, terme de galere qui signifie ramans de toute leur force. (S.-A.)
  50. Mes lunettes, mes yeux ; si j’y vois clair.
  51. L’Orifran, seconde ville de Sardaigne. (S.-A.)
  52. Souffler. — Ni Furetière ni Richelet n’indiquent ce sens. Cotgrave traduit moucher par : to blow, qui signifie également moucher dans le sens moderne et souffler.
  53. Cannes, petite ville de Provence située sur le bord de la mer, vis-à-vis des isles de Sainte-Marguerite et de Saint-Honorat. (S.-A.)
  54. Couronne verte, pour ce bois couppé par les Espagnols dont j’ay parlé cy-devant. (S.-A.)
  55. L’anachorete, etc. : S. Honorat, et depuis S. Vincent, tous deux nommez de Lerins, du nom de l’isle, dans l’histoire de Provence. (S.-A.)
  56. Veillacques, Espagnols. (S.-A.)
  57. Don Miguel Perez, gouverneur de l’isle Sainte-Marguerite pour le roy d’Espagne. (S.-A.)
  58. La Terre-Sainte, conquise par Godefroy de Bouillon, un des ancêtres du comte d’Harcourt.
  59. Fortin, petit fort fait par les Espagnols sur la pointe de l’isle Sainte-Marguerite. (S.-A.)
  60. Monterey, autre fort en ladite isle. (S.-A.)
  61. Vieux mot depuis long-temps hors d’usage à l’époque de Saint-Amant. — Coint, cointe, comptus, bien ajusté, bien orné.
  62. Caps, pointes de terre qui s’avancent dans la mer, autrement dits promontoires. (S.-A.)
  63. Bourde, défaite, mystification. — Voy l’origine de ce mot dans Furetière.
  64. On se rappelle les imprécations de Saint-Amant contre la ville d’Evreux :

    On y voit plus de trente eglises,
    Et pas un pauvre cabaret.

    Nous citerons une exception bien rare en notre temps. À Préfailles, en Bretagne, on chercherait en vain une auberge hors de la saison des bains de mer.