LE FROMAGE.
Assis sur le bord d’un chantier
Avec des gens de mon mestier,
C’est-à-dire avec une trouppe
Qui ne jure que par la couppe,
Je m’escrie, en laschant un rot :
Beny soit l’excellent Bilot !
Il nous a donné d’un fromage
À qui l’on doit bien rendre hommage.
Ô Dieu ! quel manger precieux !
Quel goust rare et delicieux !
Qu’au prix de luy ma fantaisie
Incague la saincte ambroisie !
Ô doux cottignac de Baccus !
Fromage, que tu vaux d’escus !
Je veux que ta seule memoire
Me provoque à jamais à boire.
À genoux, enfans debauchez,
Chers confidents de mes pechez,
Sus ! qu’à plein gosier on s’escrie :
Beny soit le terroir de Brie[1] !
Beny soit son plaisant aspect !
Qu’on n’en parle qu’avec respect !
Que ses fertiles pasturages
Soient à jamais exempts d’orages !
Que Flore, avec ses beaux atours,
Exerçant mille amoureux tours
Sur une immortelle verdure,
Malgré la barbare froidure
Au visage morne et glacé,
Y tienne à jamais enlacé
Entre ses bras plus blancs qu’albastre
Le gay Printemps, qui l’idolastre !
Que, comme autrefois, Apollon
Delaisse torche et violon,
Et s’en vienne dans ces prairies,
Dans ces grandes plaines fleuries,
Garder, en guise de vacher,
Un troupeau qui nous est si cher,
Et dont la mamelle feconde
Fournit de laict à tout le monde.
Mais je veux l’encharger aussi
Qu’il en prenne plus de soucy,
S’il faut qu’un jour il s’y remette,
Qu’il ne fit de celuy d’Admette,
Lors que le patron des mattois,
Portant cinq crocs au lieu de doits
Qui faisoient le saut de la carpe,
Joua sur ses bœufs de la harpe,
Et le laissa sous un ormeau
Fluster son soul d’un chalumeau,
Que jadis l’amoureux martyre
Fit entonner au grand satyre.
On dit que, quand il fut duppé
Il estait si fort occuppé
Dans une douce reverie,
Qu’il n’en vit point la tromperie
Chose estrange ! à mon jugement,
De convaincre d’aveuglement
Celuy dont la vertu premiere
Ne consiste qu’en la lumiere !
Tout beau, Muse, tu vas trop haut,
Ce n’est pas là ce qu’il nous faut :
Je veux que ton stile se change
Pour achever cette louange.
Encore un coup donc, compagnons,
Du beau Denys les vrais mignons,
Sus ! qu’à plein gosier on s’escrie :
Beny soit le terroir de Brie !
Pont-l’Evesque, arriere de nous !
Auvergne et Milan, cachez-vous !
C’est luy seulement qui merite
Qu’en or sa gloire soit escrite ;
Je dis en or avec raison,
Puis qu’il feroit comparaison
De ce fromage que j’honore
À ce metal que l’homme adore :
Il est aussi jaune que luy ;
Toutefois, ce n’est pas d’ennuy,
Car, si tost que le doigt le presse,
Il rit et se creve de gresse.
Ô ! combien sa proprieté
Est necessaire à la santé !
Et qu’il a de vertus puissantes
Pour les personnes languissantes !
Rien n’est de si confortatif ;
C’est le meilleur preservatif
Qu’en ce temps malade et funeste
On puisse avoir contre la peste.
Mais cependant que je discours,
Ces goinfres-ci briffent tousjours,
Et voudroient qu’il me prist envie
De babiller toute ma vie.
Holà ! gourmands, attendez-moy !
Pensez-vous qu’un manger de roy
Se doive traitter de la sorte ?
Que vostre appetit vous emporte !
Chaque morceau vaut un ducat,
Voire six verre de muscat,
Et vos dents n’auront point de honte
D’en avoir fait si peu de conte.
Bilot, qui m’en avois muny,
Hé ! pourquoy n’est-il infiny
Tout aussi bien en sa matiere
Qu’il l’estoit en sa forme entiere ?
Pourquoy, tousjours s’apetissant,
De lune devient-il croissant ?
Et pourquoy, si bas sous la nue,
S’eclipse-t-il à nostre veue ?
Respons, toy qui fais le devin,
Crois-tu qu’un manger si divin,
Vienne d’une vache ordinaire ?
Non, non, c’est chose imaginaire.
Quant à moy, je croy qu’il soit fait
De la quintessence du lait
Qu’on tira d’Yo transformée,
Qui fut d’un dieu la bien-aymée.
Garçons, pour vous en assurer,
Je ne craindray pas d’en jurer,
Puis que sans contredit je trouve
Que sa vieillesse me le prouve.
Ô doux cotignac de Baccus !
Fromage, que tu vaux d’escus !
Je veux que ta seule memoire
Me provoque à jamais à boire.
Verse, laquais.
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