Œuvres de Saint-Amant/La Chambre du debauché

LA CHAMBRE DU DÉBAUCHÉ[1].

À Monsieur de Marigny-Mallinoë[2].


Plus enfumé qu’un vieux jambon,
N’y que le bœuf salé de Pitre,
Je trace avec un charbon
Ceste ode habillée en epitre.
Marigny, mon parfait amy,
Que mon œil ne voit qu’à demy,
Non plus que ce qu’il veut descrire,
Parbieu ! tu dois bien admirer,

Que je tasche à te faire rire
Quand je ne fay rien que pleurer !

Gouspin[3], après t’avoir quitté,
M’a traisné dans sa belle chambre,
Où mesme au plus fort de l’esté
On treuve le mois de decembre.
Pour moy, je ne puis concevoir
Par quel moyen, ny quel pouvoir,
Mon corps a passé par la porte,
Car je te le jure entre nous
Qu’un rat, ou le diable m’emporte,
N’y sçauroit entrer qu’à genous.

Son petit ladre de valet,
Reste de la guerre civile,
Revient chargé comme un mulet

De cotrets qu’il escroque en ville.
Mais à grand peine ce magot
A-t-il allumé le fagot
Que nous estranglons de fumée ;
Nous toussons d’un bruit importun,
Ainsi qu’une chatte enrhumée,
Et nos yeux prennent du petun.

Encore, ô mon cœur ! mon roignon !
Faut-il, comme un sçavant notaire,
Des beaux meubles du compagnon
Te faire voir quelque inventaire.
Premierement, un vieux panier,
Tiré des fatras d’un grenier.
Est son tabouret et sa chaise ;
Que si, soulageant l’escarpin,
L’un y préside en sire Blaise,
L’autre est tout droit comme un sapin.

Un estuy de luth tout cassé,
Qui traisnoit au coin d’une salle,
Pour tout loyer du temps passé
Luy sert de chevet et de malle ;
Les flegmes jaunes et sechez
Qu’en sa verole il a craschez
Luy servent de tapisserie,
Et semble que les limaçons
Y rehaussent en broderie
Des portraits de toutes façons.

Comme on voit au soir les enfans
Se figurer dedans les nues
Hommes, chasteaux, bois, elefans,
Ainsi nos yeux, dans ces crachats,
Se forgeant à leurs entrechats,

Cent mille sortes de postures,
Pensant voir comme la parroy
Les plus grotesques aventures
De Dom-Quichote en bel arroy.

Là l’on voit en des lieux fumans
Curé, barbier, niepce et nourrice,
Éxecuter sur les romans
Les sentences de leur caprice.
Certes, si l’on traittoit ainsi
Les sots livres qu’on fait icy,
Dont à son dam la France abonde,
Je croy qu’en cet embrasement
On verroit sans la fin du monde
Un petit jour du jugement.

Là, ce guidon de carnaval
Choque un moine à bride abattue,
Mais, n’en desplaise à son cheval.
C’est-à-dire en pas de tortue ;
Icy, tranchant du Fierabras,
Certain moulin avec ses bras
Luy fait faire en l’air une roue.
Et le laisse en fort piteux train
Dans un grand fossé plein de boue
Aussi moulu comme le grain.

Là, les innocentes brebis,
Qu’il prend pour gensdarmes superbes,
Font de leur sang voir des rubis
Sur les esmeraudes des herbes ;
Là, les bergers au mesme lieu
Sondent à beaux cailloux de Dieu
Ses costes presque descharnées,
Luy raflant en ces accidents
Ce qu’un catherre et les années
Souffroient qu’il luy restât de dents.

Le bon Sanche y semble accourir
Aux doleances de son maistre,
Et, comme s’il alloit mourir,
Luy faire un office de prestre.
Là-dessus, panché sur le groin
De ce beau chevalier de foin,
Il luy visite la maschoire,
Quand l’antre luy renarde aux yeux
Le baume qu’ils venoient de boire
Pour se le rendre à qui mieux mieux.

Un peu plus loing on l’apperçoit
Sur son rossignol d’Arcadie,
Dont à la mine qui deçoit
On pense ouyr la melodie.
Proche de là, le pauvre sot
Est contraint de payer l’escot
En especes de capriolles[4],
Allant conter au firmament
Qu’on peut bien dancer sans violles
Quand la berne sert d’instrument.

Là, blond et beau comme un Medor,
Le plat à laver de sainct Cosme[5]
Passe pour demy-casque d’or
Sur le chef de nostre fantasme ;
Là, l’escuyer tout transporté
Baigne ses yeux dans la clarté
De cent ducats qu’il accumule,
Et, riant comme un farfadet,
Se console auprès d’une mule
De la perte de son baudet.

Là se fait voir, quenouille en main,

Comme une Parque de village,
Dulcinée, au cœur trop humain
Pour refuser un pucelage ;
Icy mouvant le ϰροῦπιον
Repaire de maint μόρπιον
Ses bras font un mestier pénible.
Où, par un juste contrepoids,
Elle s’exerce avec un crible
À passer le temps et des pois.

Là, Rocinante, tout gaillard,
S’emancipe à courre la bague,
Et, piqué d’un désir paillard,
Veut desrouiller sa vieille dague.
Quelqu’un parmy cette rumeur
L’accoste en fort mauvaise humeur,
Qui vous luy taille des croupières,
Et qui, pour en faire un jouet,
Croyant qu’il n’ait point d’estrivières,
Vous l’en fournit à coups de fouet.

Mais c’est assez Quichotisé,
Et si quelque bourru critique
Ne dit aussi-tost sottisé
Je n’entens rien à la pratique.
Cependant un tel repreneur
Dans la lice du point d’honneur
Pourroit bien gister sans litière,
Et sentir sur son hocqueton
Que je suis en cette matière
Très asseuré de mon baston.

Laissant donc peter le renard
Au nez de la hargneuse envie,
Fust-elle chez ce vieux penard
Qui blasme nostre douce vie.

Je veux, comme je l’ai pensé,
De l’inventaire commencé
T’envoyer la piece complette,
Et la jouant sur mon rebec,
N’y laisser rien digne d’emplette
Qui ne reçoive un coup de bec.

Nostre amy, propre en escholier,
Quoy qu’il n’entra jamais en classe,
Fait d’un flacon un chandelier,
Et d’un pot de chambre une tasse ;
Sa longue rapiere au vieux clou,
Terreur de maint et maint filou,
Luy sert le plus souvent de broche,
Et parfois dessus le treteau
Elle joue aussi sans reproche
Le personnage du couteau.

Sa cheminée a sur les bords
Quantité d’assez belles nippes
Qui feroient bien toutes en corps
Fagot de bouts de vieilles pippes ;
L’odeur du tabac allumé
Y passe en l’air tout enfumé
Pour cassolette et peur pastille,
Si bien que dans les salles troux
Des noirs cachots de la Bastille
Le nez ne sent rien de plus doux.

Quant à la vertu, trois beaux dez
Sont ses livres d’arithmetique,
Par lesquels maints points sont vuidez
Touchant le nombre d’or mystique.
Il est plein de devotion,
Dont la bonne application
Se fait voir en cette maniere :

C’est qu’il a dans son cabinet
Des heures de Robert Beiniere
À l’usage du lansquenet[6].

Quant à du linge, en cet endroit
La toille n’est point espargnée :
ll en a plus qu’il n’en voudroit,
Mais cela s’entend d’araignée.
Et quant à l’attirail de nuit,
Sa nonchalance le reduit
Au vray deshabiller d’un page,
Où le luxe, mis hors d’arçon,
Ne monstre pour tout esquipage
Qu’un peigne dedans un chausson.

Encore ce peigne est-il fait
D’un areste de solle fritte
Qu’il trouva dessous un buffet,
Monstrant les dents à la marmitte.
Cendre luy vaut poudre d’iris[7],
Dont, pour ragouster sa Cloris,
Le goinfre s’espice la hure ;
Sa Cloris, s’entend sa Margot,

Où, quand Priape l’en conjure,
Il s’en va dauber du gigot.

Il se sert aussi quelquefois
De decrotoire au lieu de brosse ;
Ses ongles, plus longs que ses doits,
Luy sont des curedents d’Escosse.
Pour chenet il n’a qu’un pavé,
D’une botte il fait un privé,
D’un boussin[8] d’ail une pistache,
D’une seringue un pistolet,
D’un compas un fer à moustache,
Et d’une rotonde un collet.

Puis quand, pour prendre son repos,
Las, et non soul de la debauche,
Il donne le bon soir aux pots
En faisant demy-tour à gauche,
De sa nappe il fait son linceul,
Un aix qui se plaint d’estre seul
Luy fournit de couche et de table,
La muraille y sert de rideau,
Bref, cette chambre est une estable
Où la peste a tenu bordeau.

Toutesfois, nous ne laissons pas,
Trinquans et briffans comme drôles,
D’y faire un aussi bon repas
Qu’on puisse faire entre deux pôles ;
Nous y beuvons à ta santé
Du meilleur qu’ait jamais vanté
François Paumier, ce grand yvrongne,
Sans nul soucy de l’advenir,
Si ce n’est de revoir ta trongne
Et de vivre en ton souvenir.

    situé dans la Cité, rue du Pont-Notre-Dame. Il fut tenu par Desbordes-Grouyn, et, après lui, par le fameux Grenat, dont Boileau a cité le nom.

    dans les œuvres de Saint-Amant, dont il étoit un des meilleurs amis. Il ne faut pas confondre celui-ci avec Jacques Le Carpentier de Marigny, de Nevers, le chansonnier de la Fronde, auteur d’un poème du Pain bénit. Dans une réponse faite à ce poème (Paris, 1673, in-12 ; Bibl. de l’Arsenal, n° 8,250 B. L.), on le donne comme disciple de Saint-Amant :

    Cuistre de Saint-Amant, il suivit son génie.
    Le débauché fameux, illustre par ses vers,
    Sait former son esprit sur des talents divers.
    Tout jeune qu’il étoit, il suivoit sa fortune…

    Celui dont il s’agit ici, Marigny-Mallenoë, autre fou, autre ami de Saint-Amant, fut marié, différent en cela de l’abbé-chanoine Le Carpentier de Marigny, gentilhomme nivernois ou soi-disant tel, et vécut en Bretagne, où il avoit le gouvernement de Port-Louis. C’étoit une espèce de philosophe cynique, dit Tallemant, qui lui a consacré une de ses plus curieuses historiettes. (Tellement, 6, 207.)

  1. Saint-Evremont, dans son Traité de la vraie et de la fausse beauté des ouvrages d’esprit, dit, au sujet de cette pièce : « Saint-Amant a fait une Chambre des desbauchés avec toute la naïveté de son style : c’est de la rhétorique et de la raison perdue mal à propos. » — On peut n’être pas de son avis.
  2. Marigny-Mallinoë — Le nom de Marigny reparoît souvent
  3. Goupin. Je pense que Saint-Amant a pris ici un nom de fantaisie. Dans le patois normand, gouspin signifie gamin, luron. (V. le Dictionnaire du patois normand, par M. Duméril.)
  4. En espèces, en monnaie de singe.
  5. Saint Cosme étoit le patron des chirurgiens et barbiers.
  6. C’étoit alors un jeu de valets. Il passa de l’antichambre à la salle. Le curieux manuel de jeux intitulé la Maison académique (Paris, 1654.) n’en daigne pas parler ; mais les chansons de Coulanges, achevées d’imprimer pour la première fois le 15 novembre 1694, disent (t. 2, p. 4) :

    Le Iansquenet n’étoit connu
    Jadis que des laquais et pages ;
    Maintenant il est devenu
    Le jeu du folles et sages.
    On y querelle, on parle haut,
    Et c’est la cour du roi Pétaut.

  7. La poudre d’iris, le musc, la civette et l’eau d’ange étoient les parfums à la mode. (V. Rec. de Sercy, t. 3, p. 28.)
  8. Mot gascon ; un morceau.