Œuvres de Saint-Amant/À M. le comte d’Arpajon

À MONSEIGNEUR
LE COMTE D’ARPAJON[1] ET DE RHODES
MARQUIS DE SEVERAC

Conseiller du Roy en ses conseils, chevalier de ses ordres[2] et lieutenant general en ses armées.



Monseigneur,


Encore que ce me soit une espece de honte de vous presenter un recueil où il n’y ait rien vostre gloire, je ne laisseray pas de vous offrir cettuy-cy, tant pour tesmoigner en quelque sorte le ressentiment des puissantes obligations que je vous ay que pour me faire justice à moy-mesme, et donner quelques marques à tout le monde de l’ardente et veritable inclination

qui m’a porté toute ma vie à vous honorer. Si j’estois

un faiseur de panegyriques et que mon talent s’estendist aussi bien sur la prose que peut-estre il se peut vanter par dessus le commun de s’estendre sur les vers, je lascherois, Monseigneur, de réparer en ce lieu l’injurieux silence de mes muses ; et quand toutes les regles des epistres liminaires s’en devraient plaindre, je vous eu ferois icy une dont le volume serait de beaucoup plus gros que celuy mesme que je vous dédie. La France[3], l’Alsace[4], la Flandre[5], la Lorraine, l’Italie[6] et le Roussillon[7], où vos vertus héroïques ont éclaté avec tant de succès glorieux, et pour le bien de cet Estat et pour l’honneur propre de cette grande et illustre maison dont vous estes descendu, et dans laquelle tous pouvez conter entre vos ayeux des roys d’Arragon et des comtes de Thoulouze[8], y fourniroient de superbe théâtre à vostre valeur. Je ferois voir que la pluspart de tous ceux qui commandent aujourd’huy dans nos armées vous ont obey, et tiennent encore à gloire d’avoir esté les apprentifs d’un si digne maistre. Je dirois que le retardement dont on a usé jusques icy à vous conférer le grade militaire[9] qui vous est dû est plustost une judicieuse considération que l’on fait de son peu de prix à l’esgard de vos services qu’on refus ingrat aux mérites de vostre personne. Je m’y estendrois sur vostre fameux voyage de Malte[10], et, sans mettre en jeu ny les exagérations, ny les hyperboles, je monstrerois

que le seul bruit de vostre nom et la seule crainte qu’eut le

Turc de vostre courage, de vostre conduite et de vostre longue experience au mestier de la guerre, l’empescherent d’assieger cette isle-là, et possible de reduire sous le joug ce ferme et noble rempart de la chrestienté : de sorte que l’on peut dire, par une reflexion agreable, que vostre propre reputation s’opposa en quelque maniere à elle-même, et que la grandeur de vos actions passées vous interdit alors la grandeur de vos actions a venir. Permettez-moy, s’il vous plaist, Monseigneur, que je vous die, sur ce propos, combien je vous suis redevable en mon particulier de cette genereuse entreprise[11], et, pour parler en poete, souffrez que je mesle ici quelques uns de mes cyprès parmy vos lauriers.

Je n’avais que deux freres, que les armes des Mahometans m’ont ravy : le premier[12] fut tué en un furieux combat qui se donna a l’embouchure de la mer Rouge, entre un vaisseau malabare qui revenait de la Meque et un vaisseau françois qui s’en allait aux Indes orientales, sur lequel, tous deux poussez de la belle curiosité de voir le monde et de l’honorable ambition d’acquerir de la gloire, ils s’estoient embarquez ensemble au sortir des estudes. Le second[13], après avoir receu cinq ou six playes en ce combat, dans le navire ennemy qu’ils avaient abordé ; après avoir fait tout ce qu’un genereux desespoir, ou, pour mieux dire,

Tout ce que la fureur, mesprisant tout obstacle,
Inspire au sein d’un frère irrité du spectacle.

après avoir esté renversé d’un coup de pique dans la mer ; après s’estre sauvé plus d’une lieue a la nage, tout blessé qu’il

estoit ; après s’estre veu en mille autres perils devant que de revenir d’un voyage si long, si hazardeux et si penible ; après avoir servy dans la cavalerie sous le renommé comte Mansfeld[14] ; après avoir eu l’honneur d’estre cornette colonelle d’un regiment françois sous cet admirable roy de Suede[15], en ses plus fameuses expeditions, et pour qui j’ay fait ces vers, tirez d’une piece que j’ay perdue :

C’est cet astre du Nort, ce prince glorieux
Qui mesme dans la tombe entre en victorieux ;
C’est ce flambeau de Mars, dont l’ardeur consommée
Triomphe en s’esteignant, et laisse une fumée
Qui, ne valant pas moins que sa vive splendeur.
Embausme et remplit tout d’une eternelle odeur ;

enfin, dis-je, pour achever ma narration, ce brave et pauvre cadet, dont on me pardonnera bien en ce lieu ce petit mot pour luy servir d’histoire, d’eloge et d’epitaphe, après avoir commandé plusieurs campagnes navales un des vaisseaux de nostre puissant monarque louis le juste, d’immortelle et precieuse memoire, sous la charge de cet invincible heros, Monseigneur le comte de Harcourt, avec qui vous estes lié d’une amitié si parfaite, finit glorieusement ses jours par les mains des Turcs en l’isle de Candie[16], il y a deux ans, estant colonel d’un regiment d’infanterie françoise au service de la serenissime repuhlique de Venise, qui l’a trouvé digne de ses regrets, et qui m’a fait l’honneur de m’en faire escrire avec des tenues et des louanges capables de me consoler de sa mort ; et l’encre illustre qu’elle a daigné employer a cet effet paye avec une

usure très-avantageuse pour moy et très-reconnoissante pour

luy le sang qu’il a respandu pour elle. Mais, Monseigneur, la perte de mes deux freres n’est pas la seule cause qui m’oblige a vous faire cette digression, que la douleur et la nature ne rendent que trop excusable et trop legitime. J’ay encore d’autres raisons de ressentiment à joindre à celle-la. Feu mon pere, qui commanda autresfois, par l’espace de vingt-deux années, une escadre des vaisseaux d’Elisabeth, reyne d’Angleterre, en fut trois toutes entieres prisonnier dans la Tour-Noire a Constantinople ; et, comme s’il y avoit quelque fatalité barbare secrettement affectée à la destruction de nostre famille, peut-estre parce qu’elle porte le nom de ce grand Gerard qui fut le celebre instituteur de ce bel ordre des chevaliers de Saint-Jean de Jerusalem, ordre si redoutable a ceux qui professent l’infidelle secte de Mahomet, un de mes oncles gemit long-temps sous les cruelles chaisnes des Turcs, et deux de mes cousins germains ont perdu la vie en combattant genereusement contre eux. Cela, Monseigneur, n’est-il pas assez remarquable et assez estrange pour estre escrit en quelque lieu que ce soit, et surtout a vous, qui aymez les hautes aventures, et qui les iriez chercher par mer et par terre jusques au bout du monde ? Et n’ay-je pas sujet de dire encore une fois, eu reprenant mon discours de vostre voyage de Malthe, combien je vous suis obligé plus que tous les autres d’avoir entrepris avec tant d’ardeur et tant de resolution la deffence d’une place que menaçoient d’attaquer ceux qui ont persecuté ou fait perir la pluspart de mes parens, et desquels il semble que, par un dessein officieux et par un chastiment anticipe sur le dernier outrage mesme, vous eussiez voulu prendre la vengeance pour moy ? Au reste, le noble gré qu’on vous sceut d’une action si pieuse et si esclatante ne s’estendit pas seulement jusques en mon cœur, il passa bien plus avant : il fit naistre au sein du roy de

Pologne, du grand et magnanime Ladislas[17], une impatiente envie de vous voir, et comme il en eut fait sous main pressentir quelque chose par deçà, et que l’on fut bien aise qu’il se

presentast quelque belle occasion de se revancher des secours dont cet excellent prince avoit obligé cette couronne, outre que c’est une maxime d’Estat et une prudence politique de n’envoyer aux ambassades importantes que des personnes choisies et desirées des princes mesmes à qui on les envoya, on se servit du pretexte d’une ambassade extraordinaire pour vous envoyer avec plus d’apparat et plus d’honneur auprès de luy, qui vous souhaittoit avecque passion, et qui, sans doute, vouloit appuyer sur la solidité de vos graves et hardis conseils le beau projet que l’on tient qu’il avoit conceu de porter la guerre jusques dans le siege mesme des Ottomans. Mais, helas ! ô Monseigneur ! la Mort fit avorter tous ses justes et formidables desseins ; elle vous donna le change, et, au lieu de trouver sa royale espouse, ma rare et divine maistresse, dans la pompe et dans la magnificence d’un trosne, vous la trouvastes, sous un voile malheureux et funeste, auprès d’un tombeau ; vous la trouvastes dans une maladie que le regret et l’estonnement d’une perte si sensible et d’une separation si cruelle avaient causée ; vous trouvastes cette chaste tourterelle, cette merveille de vertus, de graces et de beautez, toute preste à suivre son grand et cher mary, et, sans les remedes qu’apporte vostre consolation a ses douleurs, la seule fidelité de son amour auroit fait ce que toutes les trahisons de la mort n’ont pû faire. De vous dire icy ce que vous fistes depuis en l’eslection de l’auguste prince Casimir, qui occupe si dignement la place de son predecesseur, ce seroit tomber dans une faute où tombent presque tous les escrivains : je vous dirois ce que vous sçavez mieux que moy-mesme, et que peu de gens ignorent ; mais ce que je sçay mieux que personne, puisque c’est a nous seuls à respondre de l’interieur de nostre conscience, c’est que celuy qui vous fait le don de ce livre, sur lequel je reviens après un assez long destour, est plus que tous les hommes du monde ensemble,

Monseigneur,
Vostre très-humble, très-obeissant et très-passionné serviteur.
Saint-Amant.
  1. De la maison d’Arpajon, originaire du Rouergue : on en trouve des titres dès le XIIe, mais surtout au XIIIe siècle. — Il portoit écartelé, au premier, de gueule à la croix de Toulouse d’or ; au second, d’or à quatre pals de gueule, qui est Arpajon-Severac ; au troisième, de gueule à la harpe d’or, qui est Arpajon ; au quatrième, d’azur à trois fleurs de lis d’or, qui est de France, un bâton d’argent, qui est Bourbon-Roussillon. — Il épousa successivement 1° une fille du marquis de Thémines, Gloriande de Lauzières ; 2° Marie-Elizabeth de Simiane ; 3° Catherine-Henriette d’Harcourt de Beuvron. — Il fut créé duc et pair en 1651, et mourut en 1679 à Severac.
  2. Il fut reçu chevalier de l’ordre du Saint-Esprit à la promotion de 1633.
  3. Au combat de Pelissant, il reçut neuf blessures, leva en 1611 un régiment d’infanterie, et se distingua en 1622 au siége de Montauban. Il fut fait maréchal de camp au siége de Tonneins.
  4. Gouverneur de Nanci et de la Lorraine, il prit Lunéville au fort de l’hiver.
  5. Il contribua à une défaite des Espagnols à Saint-Omer.
  6. Il se distingua à Casal, dans le Montferrat et dans le Piémont.
  7. Il y prit Elne et Salce, et protégea notre armée occupée au siége de Perpignan.
  8. V. note 1, l’explication des armes du comtes.
  9. Le comte d’Arpajon, déjà lieutenant-general, ne pouvoit prétendre alors qu’à la dignité de maréchal de France : il ne l’obtint jamais ; seulement, en 1651, deux ans après cette épître, il fut nommé duc et pair. « M. d’Arpajon mouroit d’envie d’être maréchal de France, et pesta fort quand Gassion le fut. » — V. Tallemant, IV, 186.
  10. En 1645, il partit volontairement pour défendre Malte, attaquée par des forces turques considérables. Son heureuse intervention lui valut, de la part du grand-maître, Jean-Paul Lascsris, le privilége pour lui et ses descendants de porter sur le tout de leurs armes celles de l’ordre, avec l’écu posé sur la croix octogone, les extrémités saillantes. Un de ses fils, à son choix, devenait chevalier en naissant, et prenait le titre de grand’croix à l’âge de seize ans.
  11. Les contemporains n’ont pas été sans voir ici un peu d’outrecuidance de la part de Saint-Amant. — Tallement le trouve « fier à un point étrange, qui se loue jusqu’à faire mal au cœur. »
  12. Ce premier frère de Saint-Amant nous est inconnu.
  13. Ce cadet de Saint Amant paroit avoir été le sieur de Montigny, qui commandoit « la Licorne » dans l’escadre du comte d’Harcourt.
  14. Le comte de Mansfeld, fils naturel de P. Ernest III, légitimé par l’empereur Rodolphe Il, de catholique se fit calviniste, et se déclara alors contre la maison d’Autriche. Il mourut, peut-être empoisonné le 20 novembre 1696.
  15. Gustave-Adolphe.
  16. En 1645, les Turcs, feignant d’attaquer Malte, se jetèrent a l’improviste sur Candie et s’en emparèrent. Chassés, ils la bloquèrent pendant 24 ans, et ne la forcèrent à capituler qu’en 1669. Le pape Clément IX fournit chaque mois 30,000 écus pour les frais de la guerre. À sa sollicitation, les François partirent en grand nombre pour la defense des Vénitiens et de la foi chrétienne.
  17. Casimir-LadisIas-Sigismond, roi de Pologne, mourut le 29 mai 1648. Sa veuve, Louise-Marie de Gonzague, près de laquelle Saint-Amant avoit le titre de gentilhomme de la chambre, et à qui il dédia son Moïse, épouse Jean-Casimir frère de Ladislas.