Œuvres de Paul Valéry/Regards sur le monde actuel/Orientem versus

Éditions de la N. R. F. (Œuvres de Paul Valéry, t. Jp. 175-180).

ORIENTEM VERSUS[1]

Je n’aime pas les fantômes d’idées, les pensées toutes perspectives, les termes dont le sens se dérobe devant le regard de l’esprit. Je suis impatient des choses vagues. C’est là une sorte de mal, une irritation particulière, qui se dirige enfin contre la vie, car la vie serait impossible sans à peu près. La variété extrême et accidentelle des circonstances défie toute exactitude ; l’imprévu des événements, qui est la loi la plus certaine et la plus constante du monde, est donc composé par un certain jeu de notre organisation qui permet à l’existence vivante de subsister au milieu des hasards et à l’existence pensante de se dédire et de se contredire.

Mais mon humeur assez rigoureuse se relâche pourtant, et se laisse séduire à divers mots, tout imprécis et inépuisables qu’ils sont, qui me ravissent jusqu’à l’illusion d’une richesse et d’une profondeur si précieuses que je me garde d’en refuser l’enchantement. Je leur retire alors toute importance : je les exclus de tout emploi dans une réflexion suivie, et les remets à mes moments de nonchaloir.

Le seul nom de NATURE, par exemple, m’enivre, et je ne sais ce qu’il veut dire. Oserai-je avouer que le mot PHILOSOPHIE me semble magique, si je l’entends en ignorant, et très loin de songer aux écoles ? Je lui trouve en lui-même un charme : celui d’une personne très belle et très calme, qui change l’amour en sagesse, ou bien la sagesse en amour.

Mais, entre tous ces thèmes du langage, dont je préserve pour mon plaisir la résonnance incertaine et la valeur de pure merveille, le nom d’ORIENT est l’un de ceux qui me sont un trésor.

Je fais ici une remarque capitale. Pour que ce nom produise à l’esprit de quelqu’un, son plein et entier effet, il faut, sur toute chose, n’avoir jamais été dans la contrée mal déterminée qu’il désigne.

Il ne faut la connaître par l’image, le récit, la lecture, et quelques objets, que de la sorte la moins érudite, la plus inexacte, et même la plus confuse. C’est ainsi que l’on se compose une bonne matière de songe. Il y faut un mélange d’espace et de temps, de pseudo-vrai et de faux certain, d’infimes détails et de vues grossièrement vastes.

C’est là l’ORIENT de l’esprit.

Ce nom d’ORIENT ne peut plus raisonnablement signifier qu’un point de l’horizon du lieu. Mais du temps que la cosmographie était plus humaine, que la terre était ce que l’on en voit, et que le soleil, chaque jour, surgissait véritablement de la mer, les gens de nos pays plaçaient dans la direction du lever de ce dieu puissamment visible et générateur de la vision, les domaines de tout ce qu’ils pouvaient concevoir de prodigieux ou d’étrange ou d’original. Le mirage est un phénomène d’optique qui montre plus de choses qu’ils n’en peuvent percevoir aux yeux agrandis de désir. Mais, quant à l’Orient, point de prestige : loin que l’imagination doive se dépenser à inventer ce qu’elle souhaite qui l’excite, tout au contraire : elle défaille, elle renonce à soutenir tout ce que la mémoire immédiate la plus négligée lui propose à représenter. Qui s’oriente vers l’ORIENT se sent tout incapable d’isoler dans l’éblouissement de noms et d’images qu’il en reçoit, une figure nette et une pensée finie.

Qu’il nous suffise, sur la sphère, de tracer un polygone curviligne que bornent les 20e et 55e degrés de longitude Est, et les 40e et 20e degrés de longitude Nord. Cette opération nous détache un assez bel ORIENT. Je sais bien que le développement des affaires de ce temps a fait définir un ORIENT bien plus vaste, à trois degré : un Proche, un Moyen et un Extrême. Mais pourquoi désormais s’arrêter au Japon ? Il y a de l’absurde dans l’expression : Extrême-Orient. Le relatif n’a pas d’extrême. Je m’en tiens donc à mon polygone sphérique, et j’en admire les étonnantes propriétés.

Toute la science, presque tout l’art du monde ; les voluptés les plus délicates ; les connaissances les plus abstraites, sont comme la production naturelle de ce canton du globe, comme la vigne et le blé, la rose et le jasmin, comme le térébinthe et les arbustes qui distillent les gommes, et la myrrhe et de l’encens. Ici germèrent les croyances les plus puissamment organisées, les philosophies les mieux raisonnées. L’idolâtrie y créa des monstres de magnificence et de beauté ; la rigueur, des chefs-d’œuvre de pureté solide. Quantité de villes insignes y florirent, de Ninive à Venise et d’Athènes à Ispahan…

Cet ORIENT DE L’ESPRIT offre à la pensée enivrée le plus délicieux désordre et le plus riche mélange de noms, de choses imaginables, d’événements et de temps fabuleux ou presque certains, de doctrines, d’œuvres ou d’actes, de personnages et de peuples… Je me place dans l’état entre le rêve et la veille, où ni logique, ni chronologie ne s’opposent aux attractions et aux combinaisons propres des éléments de notre mémoire, qui s’assemblent alors pour le plaisir de l’instant même, et l’effet immédiat, baroque, bizarre ou charmant s’étant produit, se dissocient aussitôt, disparaissent, bien avant que l’objection, la sensation de l’absurde ou de l’arbitraire aient pu se produire.

La cavalerie de Gengis-Khan foule le fatal territoire de l’Éden. Les deux arbres funestes de ce verger font songer de tous les arbres sinistres et remarquables, comme celui qui retint aux cheveux l’Absalon fugitif et rebelle ; et cet autre, où se vint pendre le traître le plus célèbre d’entre les traîtres innombrables de l’Histoire. Et des arbres, passant aux plantes, paraissent le Lotos des Égyptiens, et leur papyrus, non loin du calame, tous deux détestables fauteurs de la facilité d’écrire…

La Faune de mon ORIENT n’est pas moins riche que la Flore en espèces admirables, dont certaines se réduisent à un exemplaire unique dans les fastes des âges vagues. Voici l’ibis, le lynx, le chat, le crocodile rieur ; le cheval pur et le faucon de l’Arabie, et le lévrier du désert qui distance jusqu’à la tortue qu’Achille même ne put vaincre.

Quelle multitude d’animaux redoutables ou savants, ou chargés de missions importantes… Le simorg, la perçante licorne, propices l’un et l’autre aux arts décoratifs ; le poisson babylonien dont le fiel « guérit l’œil mort du vieux Tobie », comme parle Victor Hugo ; l’énorme cétacé, qui transporte dans son estomac, passagers effarés qu’il ne distingue guère, Jonas le prophète et Sindbad le Marin ; le marsouin d’Arion et la chouette de Pallas, sans parler du Serpent qui discute et suggère, de celui qui s’enroule aux pythies, du Sphinx qui interroge, du Taureau qui impose son amour, de l’Oiseau Roc, de l’Aigle de l’Olympe, du Corbeau qui alimente les Prophètes, de la Sauterelle dont ils se sustentent, des Dragons variés qui surveillent les Andromèdes, causent le trépas des Hippolytes, se font exterminer par les Persée, les Bellérophons, les Saints Georges, les Dieudonné de Gozon… J’allais oublier les terribles lions d’Assyrie et celui de Némée, et les pieuvres de Crète, et l’Hydre, et les sordides volatiles du lac Stymphale… Devrais-je enfin, en cet âge de fer et de feu, omettre, d’une part, ces cochons gonflés de démons dont l’immonde troupeau fut envoyé à la noyade, et d’autre part, la colombe couleur d’aurore, au bec porteur d’un rameau d’olivier, qui de l’Arche s’envole, et répand sur la terre réconciliée, l’espérance de jours limpides et d’une bienheureuse jouissance du calme universel et de la mansuétude généralisée ?

Le nombre de toutes ces bêtes, singulières ou non, doit se multiplier par leurs emplois, car la poésie, les arts plastiques, la philologie, l’exégèse, l’archéologie, la science des religions, et même l’histoire naturelle, paléontologie ou zoologie en font état, chacune selon sa méthode.

Je ne les ai évoquées que pour faire sentir, sur un point particulier, par la confusion d’une ménagerie mentale improvisée, l’incroyable richesse de la vie dans le polygone ORIENT. Je dis bien : de la vie, quoique plus d’un animal cité plus haut appartienne au genre des mythes. Mais si la Fable n’est pas la Vie, la génération de la Fable est l’un des actes de la Vie qui en démontrent le plus fortement la puissance. Elle manifeste qu’au milieu même de la nature la plus féconde en productions, l’homme ne peut se tenir d’ajouter sa création propre à la quantité des créatures données : il prend des ailes à l’aigle et son corps au lion ; il ajuste au torse de la femme une queue de poisson ; il donne la parole à l’âne et au reptile ; il combine les machines, les armes, les organes de perception ou de défense qu’il observe dans les êtres, tellement que l’on pourrait isoler et définir un art de composer le bestiaire fabuleux, de construire le centaure, les khérubim, le griffon et l’hircocerf, tels qu’on les trouve à travers les siècles, dans toutes les parties de notre ORIENT.

Mais au travers de cette riche divagation créatrice, et parmi

  1. Cet essai a paru dans la revue Verve (No 3, Été 1938).