Œuvres de Paul Valéry/Regards sur le monde actuel/Introduction à un dialogue sur l’art

Éditions de la N. R. F. (Œuvres de Paul Valéry, t. Jp. 171-174).

INTRODUCTION À UN
DIALOGUE SUR L’ART[1]

L’auteur du petit ouvrage qu’on va lire étant, depuis près d’un demi-siècle, l’un de mes amis les plus chers, et cet ouvrage lui-même se référant assez souvent à quelques idées sur la Danse que j’ai exposées jadis ici-même, il a paru naturel à la Revue Musicale de me demander de présenter au public cet auteur et son œuvre. Mais les mêmes raisons, et d’ailleurs, le peu de foi que je professe dans la vertu de ces préludes, qui ne modifient guère les dispositions du lecteur, m’eussent déterminé à m’abstenir, si une considération toute différente ne me fût venue à l’esprit. Il arrive, en effet, que l’intérêt du présent dialogue ne réside pas tout entier dans son texte. Il faut y voir aussi une manière d’acte, un élément d’une certaine action qui peut avoir quelque importance, et c’est pourquoi j’ai jugé utile, et peut-être un peu plus qu’utile, d’expliquer en peu de mots ce qu’on pourrait appeler la fonction de ce texte, fonction qui n’apparaît pas à la lecture non prévenue.

Il est remarquable, — et sans doute assez caractéristique de notre époque pleine de résonances et de rapprochements imprévus, — que l’on doive, à propos d’un Dialogue sur l’Art, évoquer le problème le plus difficile de la politique du monde actuel, qui en sera demain l’un des plus graves. Ce problème est celui des rapports des Européens, (et assimilés), avec les autres habitants du globe, et singulièrement avec ceux qui, sujets ou protégés d’une puissance européenne, se trouvent, d’autre part, posséder une culture et des traditions artistiques ou intellectuelles, ainsi qu’une élite de créateurs, d’amateurs et de connaisseurs.

Jusqu’ici, l’attitude européenne a consisté ou bien à négliger ces valeurs indigènes vivantes ; ou bien, (c’est le cas le plus favorable), à tenter de transmettre nos connaissances et quelque peu de notre esprit, à nos sujets et protégés. Mais, si nous avons essayé, et parfois fort bien réussi, à leur apprendre quelque chose, l’idée ne nous est jamais venue, et ne pouvait guère nous venir, que nous pourrions apprendre quelque chose d’eux. Il n’y a point d’échange. Il nous paraît même impossible, et presque absurde, que nous puissions recevoir le moindre apport spirituel de populations que nous avons soumises. Il est, du reste, incontestable qu’en toute matière qui s’enseigne, la culture européenne est, à la lettre, infiniment supérieure.

Mais tout ne s’enseigne pas. Il est des produits de l’esprit plus subtils que ceux qui se résolvent en formules d’expression finie ou en méthodes et pratiques systématiques. Quant à ces richesses impondérables, je ne suis plus du tout assuré de notre supériorité. J’observe que notre prééminence intellectuelle n’a pas été acquise sans certains sacrifices. J’ai expliqué ailleurs que notre mode de vie, notre hâte, notre abus de puissance mécanique, d’activité vaine, d’excitants trop énergiques, sont des causes et des effets d’un affaiblissement de la sensibilité. L’exigence d’intensité, de nouveauté, d’instantanéité signifie une véritable intoxication. Notre progrès se paye, et nous pouvons mesurer ce qu’il nous coûte en loisirs délicats, en jouissances approfondies, en compréhension sincère, intime et contemplative des ouvrages de l’art : il suffit d’aller quelque peu voir vivre telle population de nos possessions ou de nos pays de protectorat.

Non, je ne suis pas assuré que la moyenne de nos citoyens ait de la beauté un goût plus prononcé que ne l’ont les habitués des cafés maures ; que même nos décorateurs aient une pensée ornementale beaucoup plus exquise que celle des artisans indigènes. Avouons que le besoin et l’instinct des enchantements de la vue est rarissime chez nous.

Et quant au rythme… Ici, il n’est plus de doute. Le seul fait de son absence totale dans notre enseignement, de l’usage étrange qu’on y fait de la poésie, nous accuse et nous condamne.

Ajoutons à ceci une dégénérescence rapide des manières, des formes du langage, des égards qui font qu’une société ne se réduit pas à un équilibre statistique de forces sensibles… Je n’insiste pas. Je veux seulement suggérer que, sur plus d’un point, les races dont nous nous sommes chargés, peuvent nous offrir quelques exemples. Leur vie est plus sage que la nôtre ; et, dans l’ensemble, elle est plus noble. S’il y a chez elles des aspects de grossièreté, on n’y trouve d’autre vulgarité que celle qu’on leur a inculquée.

Que si nous voulons véritablement nous associer ces populations, et tout le monde sent l’importance croissante de ce souci il nous incombe d’instituer une réciprocité de relations entre elles et nous, un échange réel, dont j’ai essayé de montrer qu’il n’est pas impossible, en expliquant sommairement que nous nous trompons si nous croyons qu’elles ne peuvent que recevoir et qu’elles n’ont rien à nous donner. De jour en jour, le dogme de l’inégalité des familles humaines devient de plus en plus dangereux en politique : il sera fatal à l’Europe. La technique se propage comme la peste.

Voilà, sans doute, ce que Pierre Féline a dû soupçonner dès son premier contact avec le Maroc, pendant la campagne de 1908. Il s’est épris de ce pays ; il y est revenu après la guerre de 1914, et a fini par s’y fixer. Fès l’a séduit : il vise à le séduire. Étant mathématicien et musicien de naissance, il pourrait enseigner à ses amis marocains le calcul différentiel ou l’art de la fugue. Mais ce ne serait point faire échange avec eux : ce ne serait que donner sans recevoir : solution imparfaite, et, comme je l’ai dit, plus dangereuse qu’utile. Il a donc passionnément cherché à instituer un commerce positif d’idées, de formes, de valeurs esthétiques avec les artistes et les amateurs indigènes. Il a étudié dans le détail les compositions de rythmes si complexes qui dominent dans leur musique, et qui sont curieusement et mystérieusement parentes de l’Arabesque, création étonnante du génie de l’Islam, instruit par la géométrie des Grecs aux constructions polygonales.

Le Dialogue sur l’Art doit donc être compris, non seulement dans sa substance même, comme une œuvre charmante en soi ; mais aussi comme un document et comme l’un des actes d’une entreprise individuelle dont je ne veux louer ni la hardiesse, ni l’importance, ni l’opportunité, ni les qualités de l’intelligence qu’elle implique, car, je l’ai déclaré, l’auteur m’est un grand ami, et cet ami me cite beaucoup.


  1. Entre un Français et un Marocain, par Pierre Féline (1938).