Œuvres de Paul Valéry/Regards sur le monde actuel/Le Centre Universitaire Méditerranéen

Éditions de la N. R. F. (Œuvres de Paul Valéry, t. Jp. 183-198).

LE
CENTRE UNIVERSITAIRE
MÉDITERRANÉEN[1]

Le désir de développer les ressources intellectuelles d’une cité, et d’ajouter à ses attraits divers et à sa renommée universelle les attraits et l’éclat attachés à l’activité des échanges de l’esprit, a engendré l’idée de fonder à Nice un institut d’études supérieures. Mais la situation et les caractéristiques remarquables de Nice, (ville maritime, ville frontière, séjour habituel de très nombreux étrangers, cité qui possède presque tous les agréments d’une capitale sans en avoir l’immensité et les désagréments), suggéraient de donner au nouvel établissement une physionomie et des attributions toutes nouvelles. Sa création intéresse à la fois la Ville et la Nation ; elle peut et doit intéresser les nations voisines ; elle peut et doit servir la culture générale, favoriser les relations dont le nombre et la variété ont cette culture pour effet. Un tel dessein ne pouvait se réaliser sans l’assistance de l’État.

En conséquence, le Ministre de l’Éducation Nationale, statuant sur des propositions concertées entre l’Université d’Aix et la Ville de Nice, a fait rendre le décret du 18 février 1933, aux termes duquel est créé à Nice, sous le nom de “Centre Universitaire Méditerranéen”, l’institut qu’il s’agit à présent d’organiser.

NOUVEAUTÉ DE L’INSTITUTION

Le problème d’organisation à résoudre est entièrement nouveau. Le “ Centre de Nice ” est sans modèle. On ne peut consulter de précédents, invoquer des exemples, et l’on ne peut se borner à exécuter des prescriptions réglementaires.

COMPLEXITÉ DU PROBLÈME

Un examen sommaire suffira à montrer la complexité de ce problème.

CE QUE N’EST PAS LE CENTRE DE NICE

D’abord, diversité d’objets. Le Centre n’est pas et ne peut pas être assimilé à un établissement destiné à donner un enseignement régulier et complet, suivi en vue de l’obtention de grades ou titres universitaires, sanctionné par des épreuves, et exigeant, d’ailleurs de ceux qui veulent le suivre, un certain degré constaté de culture, des conditions de scolarité et d’assiduité.

Le Centre n’est pas non plus un instrument de recherches déterminées.

Il comporte, sans doute, enseignement et même recherches éventuelles, mais enseignement qui ne peut être complet, et recherches qui ne peuvent être qu’occasionnelles.

CLIENTÈLE PROBABLE DU CENTRE

En effet, sans parler de ses ressources qui ne permettent pas de songer à l’assimiler à une Université, ni du principe même de la fondation, qui est tout autre, la clientèle probable, le public des leçons qui y seront données, n’est pas un public homogène et poursuivant un but identique. L’âge, la culture, l’intention, la nationalité, la connaissance de notre langue seront nécessairement très différents d’un auditeur à l’autre. Tantôt l’appétit d’un plaisir intellectuel, tantôt la volonté de s’instruire, tantôt la simple imitation sera le mobile. Nous devons accueillir et contenter à la fois l’amateur, l’étudiant, le curieux, l’habitué, et celui qui vient une fois, l’habitant et le visiteur de Nice.

Cette remarque est capitale, car la condition essentielle d’un bon commencement doit être la satisfaction de besoins réels de la population stable et de la population flottante de la ville. Le Centre ne peut vivre que de l’opinion et de l’intérêt qu’il excitera, à peine de languir et de se réduire à une vie tout artificielle et administrative sans avenir.

J’ajoute que si sa condition essentielle d’existence dans les premiers temps est la satisfaction de besoins existants, sa condition essentielle de développement devra être la création de besoins nouveaux et de nouveaux intérêts intellectuels. Reconnaître les premiers, pressentir les seconds, doit être le principal souci des organisateurs.

COMPLEXITÉ DE LA CONDITION ADMINISTRATIVE DU CENTRE

À cette diversité d’objets se juxtapose une assez grande complexité de l’organisme, complexité originelle et d’ailleurs inévitable. Pour assurer le fonctionnement du Centre, il sera nécessaire de réaliser la coordination constante de plusieurs mécanismes administratifs indépendants, d’accorder les méthodes réglementaires, les habitudes et les vues de plusieurs autorités ou entités distinctes : la Ville et plus d’un de ses services ; l’État, (Ministère de l’Éducation Nationale et Université d’Aix ; dans certains cas, Département des Affaires étrangères, services de la Presse et de la Propagande) ; parfois les assemblées régionales, et parfois diverses autorités ou administrations étrangères.

Toutefois, l’existence et l’action du Conseil de Perfectionnement permettra de régler à Nice même, et dans les meilleures conditions de rapidité et de connaissance immédiate des choses, bien des affaires qui demanderaient de longs délais pour être traitées à distance et par échelons.

CONDITIONS IMPOSÉES PAR UN ÉTAT DES CHOSES ANTÉRIEUR

Enfin, pour nouvelle que soit notre institution, elle ne doit pas moins se fonder sur des bases déjà existantes. Aux termes du décret précité, elle doit conserver et développer : 1o l’institut d’Études Franco-Étrangères ; 2o les Conférences d’enseignement supérieur.

Ces deux organes d’enseignement, plus ou moins modifiés et adaptés aux conditions nouvelles, sont appelés à constituer la Base Universitaire du Centre de Nice.

En résumé, multiplicité d’objets ; diversité de conditions à remplir, d’esprits à satisfaire ; pluralité de statuts et de rouages à coordonner : nouveauté d’une part, conservation de l’autre, tel est l’aspect initial des éléments et des données sur lesquels doit s’exercer le présent travail d’organisation.

Ces conditions complexes d’existence et de fonctionnement rendent d’une importance capitale les premières décisions à prendre. Il s’agit de rendre viable, utile et prospère une entreprise tout originale, qui éveille à l’étranger une curiosité très marquée.

La Base universitaire du Centre, constituée comme on l’a dit, par l’institut d’Études Franco-Étrangères et par l’institut des Conférences d’Enseignement Supérieur, fonctionnera sous la direction du Directeur.

Ce fonctionnement assurera la marche régulière de notre établissement, ce qu’on peut nommer son allure de régime. C’est par quoi il se rapprochera de l’Université et se raccordera par ses modes d’activité et ses règlements aux modes d’activité et aux règlements de celle-ci. Il est évident, d’ailleurs, qu’il doit emprunter à l’Université ses éléments de stabilité, ses garanties de compétence et l’autorité indispensable pour conférer éventuellement une valeur certaine aux diplômes ou certificats qui pourraient être institués.

INSTITUT D’ÉTUDES FRANCO-ÉTRANGÈRES

En ce qui concerne l’institut d’Études Franco-Étrangères, diverses raisons font penser que l’enseignement devrait désormais se restreindre au français, (langue et notions de Littérature). Mais peut-être y aurait-il lieu de développer les moyens de rendre plus sensibles aux étrangers certaines qualités de notre langue littéraire par la création d’un cours de Diction.

INSTITUT D’ÉTUDES SUPÉRIEURES

Les Conférences d’Enseignement Supérieur devant constituer l’un des principaux attraits et le moyen permanent d’action du Centre de Nice, il importe d’en étudier la réorganisation avec un soin particulier.

La diversité des besoins intellectuels à satisfaire, la variété des personnes à intéresser ne permettent pas de concevoir le programme de ces conférences comme l’on concevrait le programme d’un cycle d’études fini, et ordonné à l’acquisition d’une certaine somme de connaissances d’un certain ordre.

Par les mêmes raisons, l’enseignement ne pourra se faire trop technique, ou trop élevé. Il faut cependant qu’il s’impose par sa valeur et son rayonnement.

ENSEIGNEMENT PAR CONFÉRENCES

Il semble qu’il y a lieu de maintenir le système actuel d’enseignement par conférences, c’est-à-dire de ne pas adopter, pour le moment, l’idée de créer des cours suivis donnés par le même maître. Dans une période d’essais, il est bon de rechercher la souplesse et la variété de la méthode.

RÉPARTITION DES ATTRIBUTIONS DE CONFÉRENCES

D’autre part, sur le nombre total des conférences, un certain nombre seraient réservées à des étrangers, les autres réparties entre les professeurs de l’Université d’Aix, et d’autres personnalités françaises. Supposé, par exemple, (et sans que des chiffres soient considérés comme définitifs), que soit fixé à 36 le nombre total annuel des conférences, 6 conférences seraient demandées aux étrangers, 18 aux professeurs de l’Université d’Aix et 12 aux lettrés et savants français, (membres de l’institut, professeurs du Collège de France et des Universités, écrivains ou artistes, etc.).

L’Administration pourrait, en outre, (et en surplus), organiser ou autoriser des conférences libres, (non rémunérées), quand elle le jugerait bon dans l’intérêt de l’Établissement.

DÉFINITION GÉNÉRALE DU PROGRAMME

Ces diverses propositions tendent à donner, dès le début, le plus de vie et d’éclat possible à l’Enseignement régulier du Centre. Mais il convient à présent d’examiner et de déterminer la matière même de cet Enseignement.

Les Conférences jusqu’ici n’étaient pas assujetties à un programme. Elles pouvaient traiter de omni re scibili, et aucun lien n’existait entre elles.

Le décret qui est notre charte a changé cet état de choses. Il assigne à notre activité multiple une certaine unité d’objectif, et non seulement il la prescrit dans son texte, mais il l’inscrit dans le nom même qu’il donne à la nouvelle institution “Centre Universitaire Méditerranéen”.

La notion infiniment riche de Méditerranée doit donc être la notion génératrice de nos programmes, notre sujet fondamental. Cette détermination n’est une restriction qu’en apparence : il suffit de songer un instant à ce que contient de possibilités une entreprise d’études méditerranéennes, — et cette entreprise est devant nous, — pour concevoir et admirer la fécondité d’une définition qui semblait d’abord limitative. Notre définition, qui assure d’abord une heureuse convergence de connaissances dans l’esprit de nos auditeurs, ne peut manquer, d’autre part, d’exciter, dans la pensée de nos conférenciers, la production de quantité de sujets et d’idées, d’intérêt puissant et nouveau, de suggérer des recherches et des découvertes, ne fût-ce que par le reclassement, le rapprochement, le placement dans une autre perspective, de questions déjà connues, car il n’est rien de réel qui n’ait une infinité d’aspects, et rien qui nous contraigne davantage à apercevoir des relations insoupçonnées et des problèmes inédits comme l’exploration systématique d’un domaine bien circonscrit.

Il est à souhaiter, pour la gloire de Nice et de la Nation, que notre Centre se manifeste et s’impose, quelque jour, comme le lieu d’élaboration d’une connaissance méditerranéenne, le point où se forme une conscience de plus en plus nette et complète de la fonction de cette mer privilégiée dans le développement des idéaux et des ressources de l’homme. L’ordre, en toute matière, est né sur ses bords. Notre époque excessive gagnerait à ne pas l’oublier.

PUBLICATIONS ÉVENTUELLES

Pourquoi ne pas envisager dès à présent la formation à Nice d’un trésor de documents méditerranéens ? Les premiers textes recueillis seraient les textes mêmes de nos conférences. Je les verrais volontiers publiés annuellement sous les armes de la Ville, et je tiendrais cette publication pour un des moyens les plus efficaces de notre action. N’oublions pas que la production publiée est le seul et authentique indice d’une vie intellectuelle, et que la rareté ou l’insignifiance des publications en province font trop souvent méconnaître ou mésestimer à l’étranger le mérite des travaux qui s’accomplissent en France hors de Paris.

On peut concevoir de bien des manières l’entreprise d’une étude des choses méditerranéennes.

La solution la plus simple serait aussi la plus vaine : elle consisterait à se borner à recommander que les sujets de nos conférences se pussent rapporter ou rattacher sans trop de complaisance à la Méditerranée. Mais un programme si lâche n’a pas paru convenir pour les débuts d’un institut qui doit affirmer dès l’origine aussi nettement que possible sa destination et son originalité.

On a donc été conduit à fixer arbitrairement, mais non sans réflexion, une idée assez générale et assez précise qui dominât les programmes de nos commencements et qui permît de donner à toutes nos activités une orientation commune, comme de maintenir insensiblement une coordination suffisante et assez claire aux yeux du public entre nos divers enseignements.

Il s’agit, en somme, de fixer un but unique, très visible, et également valable pour toutes les disciplines et pour tous les esprits, leur laissant à chacun son entière liberté de manœuvre et d’exécution pour l’atteindre. Le simple nom de “Méditerranée” n’a pas paru suffire : un mot de ralliement n’est pas un plan d’opérations.

FONCTION DE LA MÉDITERRANÉE

À cette fin, on a cru devoir choisir comme idée directrice la notion, (introduite plus haut), du rôle que notre mer a joué, ou de la fonction qu’elle a remplie, en raison de ses caractères physiques singuliers, dans la constitution de l’esprit européen, ou de l’Europe historique en tant qu’elle a modifié le monde humain tout entier.

La nature méditerranéenne, les ressources qu’elle offrait, les relations qu’elle a déterminées ou imposées, sont à l’origine de l’étonnante transformation psychologique et technique qui, en peu de siècles, a si profondément distingué les Européens du reste des hommes, et les temps modernes des époques antérieures. Ce sont des Méditerranéens qui ont fait les premiers pas certains dans la voie de la précision des méthodes, dans la recherche de la nécessité des phénomènes par l’usage délibéré des puissances de l’esprit, et qui ont engagé le genre humain dans cette manière d’aventure extraordinaire que nous vivons, dont nul ne peut prévoir les développements, et dont le trait le plus remarquable, le plus inquiétant, peut-être, consiste dans un éloignement toujours plus marqué des conditions initiales ou naturelles de la vie.

Le rôle immense joué par la Méditerranée dans cette transformation qui s’est étendue à l’humanité, s’explique, dans la mesure où quelque chose s’explique, par quelques observations toutes simples.

DONNÉES PHYSIQUES

Notre mer offre un bassin bien circonscrit dont un point quelconque du pourtour peut être rejoint à partir d’un autre en quelques jours, au maximum, de navigation en vue des côtes, et d’autre part, par voie de terre.

Trois parties du monde, c’est-à-dire trois mondes fort dissemblables, bordent ce vaste lac salé. Quantité d’îles dans la partie orientale. Point de marée sensible, ou qui, sensible, ne soit à peu près négligeable. Un ciel qui rarement reste longtemps voilé, circonstance heureuse pour la navigation.

Enfin, cette mer fermée, qui est en quelque sorte à l’échelle des moyens primitifs de l’homme, est tout entière située dans la zone des climats tempérés : elle occupe la plus favorable situation du globe.

DONNÉES ETHNIQUES

Sur ses bords, quantité de populations extrêmement différentes, quantité de tempéraments, de sensibilités et de capacités intellectuelles très diverses, se sont trouvés en contact. Grâce aux facilités de mouvements que l’on a dites, ces peuples entretinrent des rapports de toute nature : guerre, commerce ; échanges volontaires ou non de choses, de connaissances, de méthodes ; mélanges de sang, de vocables, de légendes ou de traditions. Le nombre des éléments ethniques en présence ou en contraste, au cours des âges, celui des mœurs, des langages, des croyances, des législations, des constitutions politiques, a, de tout temps, engendré une vitalité incomparable dans le monde méditerranéen. La concurrence, qui est l’un des traits les plus frappants de l’ère moderne, a atteint de très bonne heure, en Méditerranée, une intensité singulière : concurrence des négoces, des influences, des religions. En aucune région du globe, une telle variété de conditions et d’éléments n’a été rapprochée de si près, une telle richesse créée et maintes fois renouvelée.

CAUSES LOCALES D’EFFETS UNIVERSELS

Or, tous les facteurs essentiels de la civilisation européenne sont les produits de ces circonstances, c’est-à-dire que des circonstances locales ont eu des effets reconnaissables d’intérêt et de valeur universels.

ÉDIFICATION DE L’HOMME

En particulier, l’édification de la personnalité humaine, la génération d’un idéal du développement le plus complet ou le plus parfait de l’homme, ont été ébauchées ou réalisées sur nos rivages. L’Homme, mesure des choses ; l’Homme, élément politique, membre de la cité ; l’Homme, entité juridique définie par le droit ; l’Homme égal à l’homme devant Dieu et considéré sub specie æternitatis, ce sont là des créations presque entièrement méditerranéennes dont on n’a pas besoin de rappeler les immenses effets.

Qu’il s’agisse des lois naturelles ou des lois civiles, le type même de la Loi a été précisé par des esprits méditerranéens. Nulle part ailleurs la puissance de la parole, consciemment disciplinée et dirigée, n’a été plus pleinement et utilement développée : la parole, ordonnée à la logique, employée à la découverte de vérités abstraites, construisant l’univers de la géométrie ou celui des relations qui permettent la justice ; ou bien, maîtresse du forum, moyen politique essentiel, instrument régulier de l’acquisition ou de la conservation du pouvoir.

Rien de plus admirable que de voir en quelques siècles naître de quelques peuples riverains de cette mer, les inventions intellectuelles les plus précieuses, et, parmi elles, les plus pures : c’est ici que la science s’est dégagée de l’empirisme et de la pratique, que l’art s’est dépouillé de ses origines symboliques, que la littérature s’est nettement différenciée et constituée en genres bien distincts, et que la philosophie, enfin, a essayé à peu près toutes les manières possibles de considérer l’Univers et de se considérer elle-même.

Jamais, et nulle part, dans une aire aussi restreinte et dans un intervalle de temps si bref, une telle fermentation des esprits, une telle production de richesses n’a pu être observée.

C’est pourquoi et par quoi s’est imposée à nous l’idée de concevoir l’étude de la Méditerranée comme l’étude d’un dispositif, j’allais dire d’une machine, à faire de la civilisation.

Tel est le parti-pris de notre programme : Connaissance de la Méditerranée et de sa Fonction.

Ce parti est arbitraire et il est entaché de quelque anthropomorphisme. Mais il ne s’agit point ici d’une thèse ou d’une doctrine qui doive et puisse observer une rigoureuse objectivité. Il s’agit de tracer sur la carte d’un immense domaine d’observations et d’idées une certaine voie que l’on puisse facilement retrouver et qui conduise nécessairement aux points les plus significatifs ou les plus importants de l’étendue à explorer.

DIVISION DE LA MATIÈRE DE L’ENSEIGNEMENT

En conséquence, une partie des leçons d’Enseignement Supérieur données au Centre de Nice sera consacrée à la description physique du bassin méditerranéen.

Ici Géologie, Minéralogie, Océanographie, Géodésie et Géographie trouvent leur place.

On insistera sur les particularités physiques de ce bassin : climatologie, séismes, variétés des côtes.

EXEMPLE : CONFÉRENCE SUR LA « THÉTIS »

On pense qu’il sera d’un haut intérêt pour nos auditeurs d’entendre une conférence sur les modifications de la configuration de la Méditerranée, les changements successifs des lignes de rivages au cours des périodes géologiques.

Une autre partie de nos leçons aura pour objet général la description biologique du bassin. Faune et flore.

À cette étude se rattache la définition anthropologique des populations, l’examen de leur diversité et de leurs caractéristiques physiologiques. Apports et mélanges, croisements. Peuplements et dépeuplement, exodes et immigrations. La préhistoire sera appelée à contribuer à cette catégorie du programme.

La Climatologie médicale et la Pathologie particulière des contrées méditerranéennes interviendront nécessairement dans notre section biologique.

Les descriptions physique et biologique nous assurant ainsi d’une connaissance progressive du milieu offert à l’homme par la Méditerranée, nous envisagerons maintenant la partie de notre programme qui doit donner à concevoir la fonction humaine de ce dispositif ou système naturel.

Si nous pouvions attribuer à cette matière l’ampleur et le degré de précision que commanderaient son importance et notre destination, il faudrait, à notre avis, distribuer en trois ordres de questions la masse des connaissances que nous avons à exploiter. Nous avons, en effet, à considérer :

L’action du milieu méditerranéen sur l’homme ;

L’action de l’homme sur ce milieu ;

L’action de l’homme sur l’homme, dans ce milieu, et les actions humaines extra-méditerranéennes dirigées vers la Méditerranée ou provenant d’elle.

ACTION DU MILIEU SUR L’HOMME

Le milieu attire, fixe, modifie l’homme, et cette action s’exerce à un degré ou à une profondeur inconnus, mais nous savons cependant qu’elle lui impose des activités, des habitudes, lui suggère des entreprises, des images, des tendances. Le milieu en fait, par exemple, un pêcheur ou un navigateur. (Si l’on a pu reprocher aux poètes grecs l’abus qu’ils font des métaphores maritimes, c’est au milieu qu’il faut s’en prendre.) Applications innombrables : droit maritime, constructions navales, etc., etc.

ACTION DE L’HOMME SUR LE MILIEU

Mais l’homme agit en retour sur le milieu. Il l’aménage, l’équipe, le cultive, l’exploite. Il construit des villes, creuse des ports, altère les conditions naturelles avec des conséquences parfois imprévues. (Le percement de l’isthme de Suez a modifié biologiquement la faune marine en Méditerranée.)

ACTION DE L’HOMME SUR L’HOMME

Enfin, l’action de l’homme sur l’homme, qu’il s’agisse de l’action de l’individu sur un groupe, ou de celle du groupe sur l’individu, ou de celle des groupes sur d’autres groupes ou sur eux-mêmes, constitue le troisième point.

Ce domaine est infini. D’ailleurs, à la moindre réflexion, des connexions possibles si touffues se dessinent entre ces trois chefs d’études, qu’on ne peut se flatter de leur faire correspondre des programmes de détail bien séparés. Il est impossible de diviser a priori ce qui est indivisible dans la réalité. Mais dans chaque cas particulier, dans chaque sujet choisi, il suffira que l’on n’oublie pas le cadre que l’on vient de proposer pour que se présente à l’esprit la notion de fonction de la Méditerranée, et pour que les auditeurs puissent aisément rattacher à cette notion, (que l’on pourrait appeler constitutionnelle de notre enseignement), les idées et les connaissances produites à leurs attentions pendant une quelconque des leçons. En d’autres termes, quel que soit le sujet considéré, et quel que soit l’esprit qui le considère, la question de lieu ou de milieu doit toujours ici être posée. Qu’il s’agisse de Littérature, de Droit, d’Ethnographie ou de Science des Religions, il importe que le « point de vue du Centre de Nice » s’y insère.

L’HISTOIRE

En ce qui concerne l’Histoire, il serait très désirable que les maîtres s’attachassent moins aux événements, c’est-à-dire aux accidents très visibles, qu’aux développements, lesquels ont une importance bien plus grande pour la formation du capital d’idées et d’habitudes en quoi consiste la civilisation. Développement des techniques, des mythes, des ambitions, des relations ; propagation, ou introduction des nouveautés.

À cet égard, les caractères du bassin méditerranéen, sa configuration peuvent suggérer des problèmes particulièrement intéressants. Par exemple, la coexistence, à diverses époques, d’États ou de Sociétés fort peu éloignés les uns des autres, sinon en contact immédiat, mais prodigieusement différents par la culture, les mœurs, les lois, est un cas bien méditerranéen. (Égypte et Phénicie ; Rome et Carthage ; Louis XIV et les Barbaresques ; Conquête d’Alger, etc.). Cette simultanéité peut servir à introduire la notion d’un équilibre méditerranéen tantôt rompu, tantôt rétabli, notion qui excède le domaine de l’histoire politique, car elle se retrouverait facilement dans d’autres ordres : équilibres plus ou moins stables des croyances, des langages, des influences morales ou esthétiques, voire des monnaies, des valeurs d’échange, etc. Les déplacements et les ruptures de ces équilibres, c’est-à-dire les événements, ne se conçoivent bien que si les équilibres mêmes ont été d’abord considérés.

On ne signale cette notion que pour la commodité qu’elle peut offrir en vue d’une construction méthodique de l’idée d’un Système Méditerranéen. Ce qui coexiste en Méditerranée, à une époque donnée ; ce qui s’y introduit, ce qui en émane, ce sont là des questions essentielles à forme très simple qui permettraient, en toute matière, de retrouver ou de fortifier le principe de notre programme.

Il est inutile de signaler les applications de ce principe à la Littérature, à la Philosophie, aux Arts, à la Science du Droit, aux Sciences en général. On se bornera à rappeler que quantité de problèmes latents doivent nécessairement apparaître au regard qui présume, en toute chose de l’esprit, quelque élément d’origine méditerranéenne. Mais il est arrivé que certaines des valeurs méditerranéennes en ont offusqué d’autres : par exemple, la grande gloire de la Grèce et la grande gloire de Rome ont fait oublier ou négliger bien d’autres sources de civilisation. Une exploration systématique trouvera certainement qu’il y eut en Méditerranée bien plus de choses dont il faut tenir compte, que nos habitudes ne nous le laissent penser.

Enfin, on n’insistera pas ici sur les relations de notre région avec le reste du monde. Mais le changement considérable de l’échelle des choses humaines qui s’est développé depuis le xve siècle et dans lequel la culture scientifique d’origine méditerranéenne a eu la part d’initiative que l’on sait, doit être regardé comme l’un de nos sujets d’études les plus importants. L’Europe et la Méditerranée devenues, par les effets mêmes des qualités intellectuelles qui s’y sont développées, des éléments de deuxième grandeur de l’univers humain ; l’affaiblissement des traditions dites « classiques » ; la renaissance de l’Afrique du Nord, — on énumère au hasard des faits fort différents, mais qui se rattachent tous aux questions qui peuvent aujourd’hui se poser au sujet de l’avenir de notre Système Méditerranéen.

Telles sont les idées générales dont il a paru convenable et conforme à la définition du Centre d’Études que s’inspirât notre Programme.

Il ne nous appartient pas de préciser plus avant. Nous tenons essentiellement à respecter la liberté de choix et d’exposition des sujets. Que si un programme antérieur à l’organisation du Centre avait été établi par les maîtres de l’Université d’Aix, nous considérerions volontiers ce programme comme devant être maintenu à titre transitoire. Nous nous permettons, toutefois, d’insister sur l’importance, capitale à nos yeux, de produire, ou du moins de songer à produire, quelque chose de nouveau, qui justifie une dénomination et une fondation d’espèce nouvelle.

Il a été dit qu’un certain nombre de conférences seraient demandées à des personnalités particulièrement qualifiées, françaises ou non, universitaires ou non.

L’Administration espère, en outre, pouvoir obtenir le concours des établissements scientifiques de la région et de Paris, tels que les Observatoires de Nice et de Paris, le Musée Océanographique de Monaco, la Direction des Musées Nationaux, le Muséum d’Histoire Naturelle, le Musée d’Ethnographie, etc.

L’Enseignement n’est pas le seul objet de notre institution. Il en est la fonction permanente locale, nécessaire, mais non suffisante, fonction assurée par l’activité définie plus haut de la Base Universitaire du Centre.

Mais nous avons un autre objet, d’intérêt national et international, qui doit être rempli par des moyens appropriés. Il consiste à tenter de faire de Nice le lieu privilégié de certaines manifestations de haute culture.

Rien de plus significatif à notre époque que la tendance qui s’y observe un peu partout à constituer l’Esprit, à lui donner un statut propre, des droits, et une mission bien déterminée. Cette tendance est une réponse, (jusqu’ici demeurée vague et incertaine), aux menaces de toute espèce que l’état des choses et le proche avenir prononcent contre l’existence ou le développement des formes les plus exquises ou les plus abstraites du travail intellectuel. La rigueur des conditions de la vie, la précision croissante du mécanisme social ne laissent reconnaître à l’intelligence que ses titres utilitaires immédiats. En ce qu’elle a de plus élevé, elle est, en effet, imperceptible par nature à la Politique comme à l’Économie, car ces deux aspects de la réalité sociale sont deux aspects purement statistiques des choses, tandis que les hautes et les profondes recherches ou productions de l’esprit sont nécessairement des écarts, des singularités, qui se dérobent à toute évaluation en unités sociales, en heures de travail qui ne répondent à aucune exigence générale, qui n’entrent pas dans la circulation, et qui peuvent quelquefois être considérées, (pour un temps), comme dangereuses, — parasites ou toxiques du corps national ou social.

Tout ce qui peut servir à poser nettement devant l’opinion ce problème de la conservation de la haute culture, problème non seulement réel, mais actuel, et non seulement actuel, mais pressant, nous paraît devoir être employé.

Quelqu’un écrivait récemment : « qu’il fallait une Politique de l’Esprit, comme il fallait une Politique de l’or, du blé ou du pétrole » et que la Nation, qui la première concevrait cette Politique et lui donnerait l’attention, les soins et l’ampleur qu’elle mérite, s’assurerait une gloire et une influence singulière dans le monde.

Ces considérations ont suggéré l’idée d’utiliser le Centre d’études comme Centre d’échanges, lieu de contacts entre sommités et autorités de l’ordre intellectuel. L’on ferait naître à Nice, de temps en temps, des occasions de réunion des éléments les plus représentatifs de la culture. Tantôt ces réunions n’auraient pour objet que de créer ou de fortifier des relations personnelles entre des représentants éminents de la Science, des Arts ou des Lettres de notre époque ; tantôt un programme précis pourrait proposer à la discussion quelque problème particulièrement signalé à l’attention de l’univers intellectuel, et la réunion ne comprendrait alors que les personnes qualifiées.

Mais, pour diverses raisons, toute apparence de congrès serait exclue, et le nombre des invités de la Ville et du Centre très limité.

Il serait à désirer que quelques-uns de ces hôtes de marque consentissent à donner une conférence dont profiterait notre auditoire ; et que la publication de ce texte, ainsi que celle des débats ou des résolutions des réunions, vînt enrichir la collection des productions de notre Centre, de laquelle il a été parlé plus haut.

Toutes les qualités de la Ville de Nice, climat, site, population et organisation publique et privée, toujours prêtes à recevoir et à bien accueillir les visiteurs, font cette ville particulièrement propre à une expérience de signification universelle.

Nous avons dit que la seule annonce de la création du “Centre de Nice” avait excité à l’Étranger, en quelques pays surtout, un mouvement très marqué de curiosité et d’intérêt. La presse, çà et là, en a parlé, parfois plus abondamment qu’elle ne l’a fait en France. Nous-mêmes avons personnellement constaté en Espagne et en Italie à quel point l’entreprise de Nice éveillait l’attention des milieux intellectuels et même politiques, et nous sommes fondés à croire qu’il serait aisé d’instituer entre notre Centre et diverses Universités ou organisations étrangères des relations d’ordre intellectuel et des échanges de vues concernant la civilisation méditerranéenne et ses effets même lointains.

Barcelone, Gênes, Milan seraient plus particulièrement disposées dès aujourd’hui à se mettre en rapport avec nous. Nous savons que le Portugal et l’Amérique Latine s’intéressent également à notre projet. Enfin, certaines démarches ont déjà manifesté l’intention de l’Allemagne de participer à la vie du “Centre de Nice”.

On pourrait déduire de ces remarques que notre création est justifiée déjà par cet accueil qui lui est fait, qu’elle répond à une attente, à un besoin latent, puisqu’à peine annoncée, aussitôt, tant de sollicitude est excitée.

Mais il est bien plus sage d’en déduire un conseil de travail et de soigneuse préparation. Il faut craindre sur toute chose de décevoir, de donner une idée médiocre de la pensée et de la faculté d’organisation françaises. Ce souci a dominé la conception du programme esquissé plus haut.


  1. À titre de document nous insérons dans le présent volume ce rapport qui a été rédigé en Juillet 1933 en vue de donner un programme au Centre Universitaire Méditerranéen.