Œuvres de Paul Valéry/Regards sur le monde actuel/Un problème d’exposition

Éditions de la N. R. F. (Œuvres de Paul Valéry, t. Jp. 199-204).

UN PROBLÈME D’EXPOSITION[1]

Le dessein de faire une Exposition propose, aussitôt conçu, une quantité de problèmes dans tous les ordres possibles. On pourrait même dire qu’il en propose une infinité, puisque, à chaque fois que l’on y pense, l’esprit ne manque pas de nous offrir une question nouvelle et quelque difficulté non encore aperçue.

Toutefois les difficultés qui naissent à chaque réflexion ne sont pas, d’ordinaire, indéterminées : il n’y a point de grands doutes sur les objets mêmes que l’on songe à exposer : il ne s’agit que de choisir entre des choses, d’en rechercher l’ordre le plus heureux et l’aspect le plus séduisant. Qu’il s’agisse de machines, de meubles, de tissus, d’ustensiles ou de fleurs ou d’animaux, l’on sait ce que l’on veut exposer et l’on n’a pas à inventer les produits ou les êtres mêmes que l’on songe d’offrir au regard du visiteur.

Mais supposez que l’on s’aventure à vouloir, parmi les autres parties d’une Exposition, faire place aux créations immédiates de la pensée et tenter de donner aux yeux le spectacle de l’effort intellectuel le plus élevé, et vous trouverez aussitôt devant vous l’obligation d’imaginer d’abord les dispositifs visibles qui pourront le mieux suggérer des travaux essentiellement invisibles.

Tel est le problème qui s’est imposé à quelques-unes des classes de l’Exposition de 1937 (Groupe I).

Toutes les classes du Groupe I, qui est le Groupe des Manifestations de la Pensée, ne sont pas également tourmentées par ce problème. Les sciences physiques et naturelles ont leurs appareils, leurs expériences, leurs collections à montrer. En ces matières, le travail intellectuel aboutit toujours à des actes producteurs de phénomènes qu’il a prévus ou prescrits et qui s’effectuent au moyen de techniques instrumentales plus ou moins compliquées. Tout ceci peut se faire et se fera devant le public. Le « Palais de la Découverte », que mon illustre confrère Jean Perrin a eu la belle idée de constituer, montrera la succession et l’évolution des notions par la suite des expériences, dont la somme forme le capital de nos connaissances positives.

Quant aux Arts Plastiques et à la Musique, leur essence est d’être sensibles. Rien de plus simple que d’exposer ou de faire entendre leurs ouvrages. Ils sont eux-mêmes expositions.

Mais peut-on concevoir une représentation des travaux de la Pensée où les Mathématiques et la Littérature n’auraient point de place ? Ici paraît et s’impose le problème ou le paradoxe de faire voir ce qui n’existe que par l’esprit et dans l’esprit. Il a fallu rechercher, d’une part, les productions visibles des méditations et des calculs des géomètres, et y trouver les éléments d’une exhibition qui, je l’espère, sera assez surprenante et même captivante pour quantité de visiteurs ; d’autre part, on s’efforcera de rendre présent et matériellement observable le labeur même de l’écrivain. Ce labeur est inscrit dans les ratures, les adjonctions, les reprises marginales, dans les corrections sur épreuves, et le public constatera sur d’énormes agrandissements de pages manuscrites qu’il existe un métier d’écrire, et que les plus grands d’entre nous, furent aussi les plus convaincus de son existence.

Donnons à présent quelques détails. Le visiteur qui pénétrera par la coupole de l’avenue d’Antin dans le Palais de la Découverte, trouvera d’abord un appareil électrostatique de dimension prodigieuse. Il sera constitué par deux sphères creuses de 3 mètres de diamètre pouvant contenir les expérimentateurs. Une puissante machine électrostatique permettra de charger à 3 000 000 de volts, ces deux sphères entre lesquelles jaillira une étincelle de plusieurs mètres de longueur. Cette machine unique en son genre sera entourée par une cage protectrice de 20 mètres de diamètre, autour des barreaux de laquelle les visiteurs pourront circuler, pénétrer sous les sphères ; ils pourront aussi monter au niveau des étincelles qui jailliront à la hauteur du premier étage.

En poursuivant leur visite, ils trouveront successivement les domaines des diverses parties de la physique ; ils verront par exemple à côté de décorations murales rappelant diverses découvertes fort anciennes, des présentations spéciales. Ainsi pour la mécanique et la thermodynamique ; ils verront notamment les expériences sur la conservation du travail, les effets d’inertie, le gyrostat et un ascenseur d’Einstein leur donnera quelque idée de la relativité.

Les états de la matière seront représentés par les expériences classiques sur la pression des gaz, les effets dus à la raréfaction, les machines à vide perfectionnées. Les propriétés générales des liquides, celle des cristaux seront non loin de là mises à l’évidence.

Naturellement l’électricité, le magnétisme, toute la suite historique des découvertes de Volta, de Cavendish, d’Ampère, de Faraday, de Foucault, etc. seront reconstitués sous les yeux des visiteurs. Beaucoup de ces expériences seront faites grâce à une grande machine à courant continu, pouvant donner 50 000 ampères sous 10 volts.

Mais l’une des sections les plus intéressantes est celle qui montrera au public les acquisitions toutes nouvelles que la science a faites dans la connaissance de la structure fine de la matière. Tandis que la science depuis l’origine jusqu’à la fin du xixe siècle travaillait seulement sur des faits connus, depuis l’antiquité, une ère nouvelle s’est ouverte le jour où le courant électrique est trouvé. Mais le mouvement scientifique s’est accentué violemment depuis 1900 et toutes les découvertes faites depuis changent le monde, détraquent nos idées, bouleversant les notions de temps, de matière et d’espace que nous avions de toute antiquité.

Nos pouvoirs d’action et d’investigation ont été prodigieusement accrus. Mais nos sens nous montrent seulement des effets moyens. Toute la physique très moderne se fonde sur l’emploi de Rollet ; nous n’avons des choses qu’elle étudie qu’une connaissance indirecte. Toutefois, il est merveilleux de penser que l’existence des molécules, des atomes, et des éléments les plus subtils, (électrons positifs, négatifs, neutrons, etc.), a été démontrée. Les expériences correspondant à ces découvertes sont généralement très simples et il n’y a pas de doute que le public en sera vivement intéressé. Il verra comment on distingue et l’on pèse une molécule, comment les espèces chimiques se décomposent en corps simples et ces corps simples en leurs atomes constitutifs. Les décharges dans les gaz lui montreront la production des rayons cathodiques. La physique des rayons X lui sera également exposée.

Dans une chambre de Wilson de très grande dimension, il verra la trajectoire des particules se dessiner dans la vapeur d’eau. Enfin, les rayons cosmiques figureront aussi dans le Palais de la Découverte. Leur passage transformé et décelé par leur action sur l’amplificateur sera rendu perceptible par le son.

Quant à la Chimie, son exposition comprendra une partie active dans laquelle des démonstrateurs effectueront des expériences particulièrement frappantes. Elles auront pour objet de reproduire les étapes des principales découvertes et l’acheminement vers les applications pratiques, afin que le public se rende compte que les préparations et les synthèses industrielles sont issues le plus souvent de préoccupations purement scientifiques.

L’éclairage des salles sera réalisé par des tubes luminescents à gaz rares. Le public verra d’abord le développement de la technique du feu ; il sera appelé à contrôler lui-même à l’aide d’un appareil de mesure appropriée la température utilisée pour la préparation d’un élément particulier. L’or, l’argent, le cuivre, le soufre, l’arsenic, le bismuth, etc. seront montrés à l’état natif. Le mercure sera solidifié dans l’air liquide. Un motif décoratif sera réalisé à l’aide d’une fontaine à mercure sous des éclairages variés. On verra ensuite le carbone, le fer et sa métallurgie, ainsi que son étude par le microscope et par les rayons X. Toute la chimie minérale sera d’ailleurs mise sous les yeux du visiteur, ainsi que le développement de la chimie organique et de ses applications dans leur immense importance industrielle.

Les salles de l’Exposition de la Chimie seront aménagées avec des dégagements assurant une circulation dans le sens des chaînes de découvertes. Les centres d’expériences seront conçus en laboratoires et une salle de cinéma sera aménagée pour la projection de films relatifs à des expériences impossibles à effectuer en public, à des réalisations industrielles.

De la chimie biologique à la biologie générale la transition est naturelle. Les auteurs du projet de cette section se sont limités à choisir dans le champ infini de la biologie quelques points particulièrement importants. C’est un laboratoire vivant qu’ils ont voulu instituer. Voici un exemple entre autres du mode de présentation projeté : pour démontrer au public les phénomènes électriques et les bruits qui accompagnent les battements du cœur, un visiteur sera invité à saisir deux électrodes, cependant qu’un récepteur sera placé sur sa poitrine. Aussitôt, tous les visiteurs entendront très amplifiés les bruits du cœur du sujet et verront en même temps, en rayons lumineux passant sur un écran, le graphique des phénomènes électriques et le graphique des bruits. Un grand diorama montrera la place de la vie dans la physico-chimie de la terre, c’est-à-dire le cycle du carbone passant du gaz carbonique de l’air aux végétaux, puis aux herbivores, puis aux carnivores. On verra ensuite le retour du carbone des déchets organiques à l’atmosphère sous l’action des bactéries diverses, réalisant des fermentations ou des oxydations respiratoires.

On montrera également les découvertes accomplies dans la connaissance de l’énergétique des êtres vivants. L’hérédité végétale et animale des hybrides, les races spéciales, les lois de Mendel, ainsi que diverses présentations sur la sexualité, la parthénogénèse, le développement et la chirurgie de l’œuf, les appareils de Carrel seront également mis en évidence.

Des expériences sur des animaux vivants, (sang, vivisection), seront répétées à certaines heures. Enfin, les diverses méthodes qui étudient l’homme et les mouvements de l’homme, ainsi que l’étude des manifestations électriques des fonctions nerveuses complètent cette exposition. Les appareils seront équipés pour que le plus grand nombre d’entre eux puisse être mis en marche par les visiteurs. On y mesurera les caractéristiques physiologiques, pression artérielle, capacité respiratoire, métabolisme, vision, audition, tact, attention, mémoire, réactions, etc.

Allons à présent au ciel. À côté de la présentation photographique des objets célestes, soleil, étoiles nébuleuses, le public trouvera des lunettes dont une grande de 0 m. 30 d’ouverture et deux lunettes équatoriales, qui seront mises à la disposition des visiteurs.

Enfin, pour achever cette revue sommaire du Palais de la Découverte, je dirai quelques mots de l’Exposition des Mathématiques. Comme je l’indiquais tout à l’heure, il n’était pas aisé de concevoir l’exposition d’une science étant seulement abstraite, mais l’ingéniosité des organisateurs a suppléé à l’ingratitude de la matière. Qu’ont-ils imaginé ? Ils ont songé d’abord à mettre sous les yeux du public ce qu’ils appellent l’antre du mathématicien. Ce serait une petite salle où l’on réunirait les éléments sensibles de la pensée mathématique. Sur une plinthe régnant autour d’elle, courrait une décoration peu banale, entièrement composée par les chiffres décimaux de quelque nombre transcendant. Ce sont là des éléments inépuisables et l’on pourrait en revêtir le ciel entier, il en resterait autant que l’on voudrait. Au-dessous de cette plinthe, on inscrira les plus grands nombres premiers connus ; la liste des polyèdres réguliers, ainsi que des équations ou des formules remarquables. Au-dessus de la plinthe seraient tracées des courbes de formes curieuses, cycloïdes, hyperboles, spirales, trochoïdes, courbes du diable, limaçons, cissoïdes, lemniscates, etc. Il y a là un élément de décoration extrêmement original dont on peut tirer le parti le plus décoratif.

En dehors de l’antre du mathématicien, on trouvera divers tableaux relatifs à l’histoire de la science et des modèles de surfaces de nature très variée.

Certains de ces modèles présenteront un intérêt tout particulier. Ce sont ceux qui reproduiront les formes naturelles dans lesquelles on retrouve des formes géométriques connues ou des lois mathématiques : formes de coquillages, enroulement des cornes chez certains ruminants, spirales dans les fleurs de topinambours et dans les écailles de pommes de pins. D’autre part, l’infini des courbes planes ou gauches, sera certainement exploité par les organisateurs. Divers procédés seront mis en œuvre pour rendre sensible aux yeux la génération des surfaces. Par exemple, la projection sur un fond noir, les surfaces formées de fils qu’on éclairera par des nappes lumineuses. Par le même procédé, en faisant déplacer des fils générateurs de ces surfaces, on obtiendra d’une manière continue et saisissante les déformations d’une courbe qui se tord, se ploie et se déploie sous les yeux du spectateur, comme un être vivant. On tentera même de donner une idée d’un espace à quatre dimensions… Enfin, on exposera les merveilleuses machines qui servent aujourd’hui à exécuter automatiquement les calculs les plus compliqués, les appareils à effectuer, non seulement toutes les opérations arithmétiques, mais des résolutions d’équations et des intégrations.

Certains automates seront rangés dans la catégorie de ces mécanismes.

Quant aux mathématiques appliquées, l’exposition comprendra certainement divers dispositifs ingénieux qui rendront sensibles les principales lois des calculs de probabilité comme la courbe de Gauss ou la solution du problème de l’aiguille de Buffon.

On voit que, si abstraite soit une science, l’ingéniosité et l’emploi de tous les moyens modernes de présentation permettent d’en tirer quelques éléments très intéressants de spectacle ; et cette perception directe par les visiteurs, de résultats obtenus par le travail le plus intérieur et le plus sévère de l’esprit, pourra sans doute leur inspirer, à l’égard de ceux qui se consacrent par ses profondes recherches des sentiments d’admiration et de respect pour l’effort intellectuel généralement peu soupçonné du public.

Mais tous les efforts de l’intelligence ne peuvent être rendus sensibles et, si les mathématiciens ont pu concevoir une exhibition de quelques-uns des résultats de leur science, d’autres branches du savoir et du pouvoir intellectuel sont malheureusement sans moyen de se manifester aux yeux. J’ai dit tout à l’heure que nous tenterons par l’exposition de manuscrits corrigés et de divers états du travail du style, de donner quelque idée de l’élaboration littéraire, mais nous ne disposons d’aucun moyen de mettre en spectacle les diverses formes de l’activité de la pensée.

Le poète, le romancier, le philosophe, l’historien, ici, doivent se confondre. Toutefois, l’on peut bien dire, et c’est par quoi je terminerai, que l’Exposition elle-même tout entière implique par sa date, qui est celle du troisième centenaire du Discours de la Méthode, par l’esprit dans lequel elle a été conçue, par les efforts d’imagination qu’elle a nécessités, à la fois histoire, philosophie et poésie.


  1. Exposition de 1937. Groupe I. « Expressions de la Pensée ».