Œuvres de François Fabié - Tome 3/Ruches mortes

Œuvres de François Fabié
Alphonse Lemerre, éditeur (Poésies 1905-1918 : Ronces et Lierres. Les Paysans et la Guerrep. 77-79).


RUCHES MORTES


                              À une « Isolée »

MON père avait jadis un superbe rucher
Qui bourdonnait, la nuit, comme une ville en fêtes,
Et dont les seuils laissaient, de l’aurore au coucher,
Vers la bruyère en fleurs fuir leurs milliers d’avettes.

Vivantes balles d’or, dans l’air frais du matin
Elles filaient, vibrant en trajectoires folles,
Et revenaient, le soir, lourdes de leur butin
Et teintes des couleurs des tremblantes corolles.

Le miel, deux fois par an, coulait à flots chez nous
Tous les malades en goûtaient — grâce à ma mère
Et la cire, fondue en de beaux cierges roux,
Brûlait devant l’autel, — à l’insu de mon père…



 

Brusquement le rucher devint silencieux,
Ses seuils déserts, les fleurs de nos coteaux sans ailes
Juin ne mit plus d'essaims dans nos poiriers joveux
Et mon parrain ne fit point de ruches nouvelles…

On souleva les lourds couvercles des cités :
De grands trous noirs béants, avec des rayons vides
Ni reine ni sujets. — Des frelons irrités
Besognaient dans les coins, déménageurs avides ;

Puis vinrent les fourmis, croque-morts noirs ou roux
Les papillons de nuit, rôdeurs de cimetière,
L’araignée aveuglant de ses toiles les trous
Par où jaillit longtemps le peuple de lumière.

Et la pluie et le vent rongèrent les vieux troncs
Que le soleil avait fendus ; et les orties
Montèrent pour cacher tant de deuils et d’affronts ;
Et la ferme pleura ses avettes parties…





Et tristement je songe à cet exode ailé,
Quand des ruchers humains peuplant nos solitudes
Renvoient chaque jour, sous notre ciel troublé,
Tant de vaillants essaims de prière et d’études,

Quand par milliers s’en vont, tourbillon blanc ou bleu,
Devant l’assaut brutal du frelon imbécile,
Par delà monts et mers les abeilles de Dieu,
— Avec la Liberté qui comme elles s’exile.