Œuvres de François Fabié - Tome 3/Croix branlantes

Œuvres de François Fabié
Alphonse Lemerre, éditeur (Poésies 1905-1918 : Ronces et Lierres. Les Paysans et la Guerrep. 74-76).
CROIX BRANLANTES



ELLES y sont encor toutes, ou presque toutes,
Sur les talus, aux carrefours de nos chemins,
Et même par endroits au bord des grandes routes,
Les croix vers qui jadis on nous joignait les mains.

Malgré le vent mauvais qui souffle de la ville,
Nul ici n’osera, de bien longtemps encor,
Leur jeter en passant un blasphème imbécile
Ni supprimer leurs bras ouverts sur les blés d’or.

Que dis-je ! pas un champ autour de nos villages
Où l’on ne plante, en mai, dans les premiers sillons,
La croix de noisetier qui sauve des orages
Les épis, les bleuets et les nids d’oisillons…

Pourtant les grandes croix avoisinant les fermes,
Celles que nos anciens dévotement taillaient
Au cœur d’un chêne, et qui longtemps, hautes et fermes,
Tenaient contre les vents fous qui les assaillaient ;

Ces croix qui n’avaient point de Christ saignant sur elles,
— Les imagiers naïfs n’existant plus chez nous, —
Mais quelquefois un coq fruste battant des ailes,
Et souvent le marteau, la tenaille et les clous ;

Ces vieilles croix qu’un vieux curé de la paroisse
Était venu bénir, avec la basse-cour,
L’étable et le rucher, et qu’aux heures d’angoisse
La fermière cherchait d’un long regard d’amour ;

Je les vois tous les ans un peu plus délabrées ;
L’une sur le côté penche, l’autre en avant ;
D’autres, qu’un forgeron grossier a restaurées,
Sous leurs brides de fer grincent au moindre vent.

Les coqs ont pris leur vol, emportant leur symbole
De suprême réveil au jour du jugement ;
Et de leurs piédestaux la ronce et l’herbe folle
Et l’ortie ont disjoint les pierres lentement.

Nos rustiques toujours cependant les saluent,
Et les porteurs des morts y font halte un instant ;
Mais à les voir crouler les jeunes s’habituent,
Comme à voir s’abolir les coutumes d’antan ;

Et l’œil s’afflige, hélas ! d’en voir peu de nouvelle
S’ériger, attestant que de ce brun terrain
La foi jaillit vivace autant que les javelles,
Et qu’au grenier céleste il donne aussi du grain.