Œuvres de François Fabié - Tome 3/Inaugurez

Œuvres de François Fabié
Alphonse Lemerre, éditeur (Poésies 1905-1918 : Ronces et Lierres. Les Paysans et la Guerrep. 70-73).
INAUGUREZ !



Inaugurez, inaugurez
À travers vos champs et vos prés,
De beaux petits chemins ferrés
Qui vous mèneront à la ville
En bien moins de temps qu’il n’en faut
Aux nuages courant là-haut
Comme des oiseaux à la file.

Sur ces beaux rails noirs et luisants
Les voyages sont si plaisants !
Alignez-en donc tous les ans
Des kilomètres et des lieues ;

Et vous irez, gens de Limoux,
« Voir votre Carcassonne », tous,
« Derrière les montagnes bleues »…

L’aïeul en prenait le chemin,
De loin en loin, bâton en main,
Et marchant jusqu’au lendemain
Pour arriver jusqu’à la porte §
De quelque avocat renommé ;
Il en revenait affamé,
Poudreux, courbé comme un cloporte.

Ah ! le pauvre homme ! — Et notez bien
Qu’avant l’âme d’un vrai terrien
L’aïeul n’allait jamais pour rien
Visiter la cité lointaine ;
Vous, vous irez pour le plaisir :
La vapeur vous fait du loisir
Et des écus à bourse pleine.

Il faut se retremper un peu ;
La bourgeoise est si pot-au-feu !
Vivent les beautés du chef-lieu,
Et ses cafés et ses théâtres,

La Loge où le progrès se fait,
La préfecture et son préfet,
Et les maisons Tellier folâtres !

On y laisse quelques écus ;
Mais on en repart convaincus
Que les préjugés sont vaincus
Et que la lumière est en marche ;
Qu’on est bien du dernier bateau,
Et non plus avec le troupeau
Que Noé parquait dans son arche…

Sans doute, en rentrant au logis
On y peut trouver du gâchis ;
Quand les ressorts sont avachis,
La machine hésite ou s’arrête ;
Les moissons traînent, ou les foins,
Les bêtes demeurent sans soins,
Les valets aussi font la fête,

Qu’importe ? Les choses iront
Autant que nous. Nos fils prendront
Ce que les lois leur laisseront
— Assez peu de chose sans doute —

Du bon vieux domaine ancestral…
En attendant le saut fatal
Cueillons quelques fleurs sur la route !

Inaugurons encor, toujours,
Avec ministres et discours
Et cavalcades sur le cours,
De beaux chemins de fer, sans trêve ;
C’est l’avenir, c’est le progrès :
Même les morts sous les cyprès
Doivent prendre le train — en rêve.

Ah ! qu’il fait bon vivre en nos temps !
Laissons de rares mécontents
Les blasphémer entre leurs dents ;
Narguons leur pessimisme austère !
Travailler ? épargner ? vieux jeu :
Puisque le Diable a chassé Dieu,
Mangeons avec lui notre terre !