Œuvres de François Fabié - Tome 3/Chez mes Rustiques

Œuvres de François Fabié
Alphonse Lemerre, éditeur (Poésies 1905-1918 : Ronces et Lierres. Les Paysans et la Guerrep. 80-83).
CHEZ MES RUSTIOUES


                         À Étienne Charles.


UNE fois encor (tous les ans
Je crois bien que c’est la dernière)
Je mets mon âme prisonnière
Deux mois parmi nos paysans.

Je la ramène à la nature,
Je la rabaisse à d’humbles soins,
Je la promène dans des coins
Dépourvus de littérature.

Je lui dis : « Vois ce laboureur,
Cette fermière avec ses mioches,
Ces porteurs de faux ou de pioches,
Ce pâtre en manteau d’empereur !

« Ils sont beaux plus que maint poème
Dans lequel nous les célébrons ;
Le laurier siérait à leurs fronts
Mieux qu’au front de Virgile même…

« Vaguons un peu sur ces terrains
Aux grands sillons bruns parallèles :
Connais-tu des pages plus belles
Et de plus purs alexandrins ?

« Asseyons-nous dans les bruyères
Pleines d’abeilles le matin :
Près du leur, que vaut le butin
Par nous porté chez les libraires ?…

« Vois-tu ce hêtre au blanc manteau ?
Deux noms croissent dans son écorce ;
Un amour livresque est sans force,
Mais celui qu’on grave au couteau !…

« Au vieux clocher l’angélus tinte,
Inclinant les fronts bruns ou blancs ;
Et nul génie en ses élans
N’alla si haut que leur voix sainte…

« Regardons-les rentrer, le soir,
Poudreux des cendres de l’éteule,
Las et courbés et le corps veule,
Mais le cœur tout vibrant d’espoir.

« Ils feront leur prière encore
Pour de la pluie ou du soleil,
Déjà gagnés par un sommeil
Qui durera jusqu’à l’aurore…

« Six jours ainsi remplis et sains,
Entrons, le septième, à l’église,
Où le vieux prêtre évangélise
Et prêche la Vierge et les Saints ;

« Ils sont là tous, leur grand rosaire
Ou leur vieux paroissien aux doigts ;
Ils chantent de leur rude voix,
Oubliant fatigue ou misère…

« Ah ! mon âme, ne veux-tu pas
Auprès d’eux oublier la tienne,
Redevenir humble et chrétienne
Et reprendre ton vol — d’en bas ? »