Œuvres de Descartes/Édition Adam et Tannery/Correspondance/Lettre XXXIII

Œuvres de Descartes, Texte établi par Charles Adam et Paul TanneryLéopold CerfTome I : Correspondance, avril 1622 - février 1638 (p. 202-204).
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XXXIII.
Descartes a Balzac.
[Amsterdam, 5 mai 1631.]
Texte de Clerselier, tome I, lettre 102, p. 474-476.

La date, qui manque dans Clerselier, est fixée en supposant que Descartes aura immédiatement répondu à la lettre précédente de Balzac.

Monſieur,

I’ay porté ma main contre mes yeux pour voir ſi ie ne dormois point, lors que i’ay lû dans voſtre lettre que vous auiez deſſein de venir icy ; & maintenant encore ie n’oſe me réjouir autrement de cette nouuelle, que comme ſi ie l’auois ſeulement ſongée. Toutesfois 5 ie ne trouue pas fort étrange qu’vn eſprit, grand & genereux comme le voſtre, ne ſe puiſſe accommoder à ces contraintes ſeruiles, auſquelles on eſt obligé dans la Cour ; & puiſque vous m’aſſurez tout de bon, que Dieu vous a inſpiré de quitter le monde, ie croirois 10 pecher contre le Saint-Eſprit, ſi ie tâchois à vous détourner d’vne ſainte reſolution. Meſme vous deuez pardonner à mon zele, ſi ie vous conuie de choiſir Amſterdam pour voſtre retraitte & de le preferer, ie ne vous diray pas ſeulement à tous les Conuens des 15 Capucins & des Chartreux, où force honneſtes gens ſe retirent, mais auſſi à toutes les plus belles demeures de France & d’Italie, meſme à ce celebre Hermitage dans lequel vous eſtiez l’année paſſée. Quelque accomplie que puiſſe eſtre vne maiſon des chams, il y 5 manque touſiours vne infinité de commoditez, qui ne ſe trouuent que dans les villes ; & la ſolitude meſme qu’on y eſpere, ne s’y rencontre iamais toute parfaite, Ie veux bien que vous y trouuîez vn canal, qui faſſe rêver les plus grans parleurs, & vne valée ſi ſolitaire, 10 qu’elle puiſſe leur inſpirer du tranſport & de la joye[1] ; mais mal-aiſément ſe peut-il faire, que vous n’ayez auſſi quantité de petits voiſins, qui vous vont quelquefois importuner, & de qui les viſites ſont encore plus in|commodes que celles que vous receuez à Paris ; au 15 lieu qu’en cette grande ville où ie ſuis, n’y ayant aucun homme, excepté moy, qui n’exerce la marchandiſe, chacun y eſt tellement attentif à ſon profit, que i’y pourrois demeurer toute ma vie ſans eſtre iamais vu de perſonne. Ie me vais promener tous les iours 20 parmy la confuſion d’vn grand peuple, auec autant de liberté & de repos que vous ſçauriez faire dans vos allées, & ie n’y conſidere pas autrement les hommes que i’y voy, que ie ſerois les arbres qui ſe rencontrent en vos foreſts, ou les animaux qui y paiſſent. Le bruit 25 meſme de leur tracas n’interromt pas plus mes réveries, que ſeroit celuy de quelque ruiſſeau. Que ſi ie fais quelquefois reflexion ſur leurs actions, j’en reçoy le meſme plaiſir, que vous feriez de voir les païſans qui cultiuent vos campagnes ; car ie voy que tout leur trauail ſert à embellir le lieu de ma demeure, & à faire que ie n’y aye manque d’aucune choſe. Que s’il y a du plaiſir à voir croître les fruits en vos vergers, & à y eſtre dans l’abondance iuſques aux yeux, penſez-vous qu’il n’y en ait pas bien autant, à voir venir icy des 5 vaiſſeaux, qui nous aportent abondamment tout ce que produiſent les Indes, & tout ce qu’il y a de rare en l’Europe. Quel autre lieu pouroit-on choiſir au reſte du monde, où toutes les commoditez de la vie, & toutes les curioſitez qui peuuent eſtre ſouhaitées, ſoient ſi 10 faciles à trouuer qu’en cettuy-cy ? Quel autre pays où l’on puiſſe iouyr d’vne liberté ſi entiere, où l’on puiſſe dormir auec moins d’inquietude, où il y ait toujours des armées ſur pied exprés pour nous garder, où les empoiſonnemens, les trahiſons, les calomnies ſoient 15 moins connuës, & où il ſoit demeuré plus de reſte de l’innocence de nos ayeuls ? Ie ne ſçay comment vous pouuez tant aimer l’air d’Italie, auec lequel on reſpire ſi ſouuent la peſte, & où touſiours la chaleur du iour eſt inſuportable, la fraiſcheur du ſoir mal 20 ſaine, & où l’obſcurité de la nuit couure des larcins & des meurtres. Que ſi vous craignez les hyuers du ſeptentrion, dites-moy quelles ombres, | quel évantail, quelles fontaines vous pouroient ſi bien preferuer à Rome des incommoditez de la chaleur, comme vn 25 poëſle & vn grand feu vous exemteront icy d’auoir froid. Au reſte, ie vous diray que ie vous attens auec vn petit recueil de réveries, qui ne vous feront peut-eſtre pas deſagreables, & ſoit que vous veniez, ou que vous ne veniez pas, ie ſeray touſiours 30 paſſionement, etc.

  1. Sur ce canal et ce désert, voir lettre 15 du Livre I, p. 123-128 des Œuvres de M. de Balzac (7e édit., Paris, 1628).