Œuvres de Descartes/Édition Adam et Tannery/Correspondance/Lettre XXXII

Œuvres de Descartes, Texte établi par Charles Adam et Paul TanneryLéopold CerfTome I : Correspondance, avril 1622 - février 1638 (p. 199-202).
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XXXII.
Balzac a Descartes.
Paris, 25 avril 1631.
Œuures de Monſieur de Balzac, 1665, I, 235.

Publiée pour la première fois p. 471 des Lettres de Monsieur de Balzac, Seconde partie (Paris, Pierre Rocolet, 1636, privilège du 30 janv. 1635, achevé d’imprimer le 26 fév. 1636).

Monſieur,

Voſtre lettre m’a trouué dans la plus noire humeur où ie fus iamais. De vous dire qu’en cet eſtat-là elle m’ait donné de la ioye, ce ſeroit parler trop hardiment pour vn malheureux. Mais il eſt vray qu’elle a tempéré vn peu ma triſteſſe, & m’a rendu capable de conſolation. Ie ne vis plus que de l’eſperance que i’ay de vous 5 aller voir à Amſterdam, & d’embraſſer cette chere teſte, qui eſt ſi pleine de raiſon & d’intelligence. C’eſt ce qui m’empeſche de vous conuier de venir icy, où ****. Il eſt touſiours dans la ſeruitude des ceremonies & des complimens, & fait le coyon auec vne 10 repugnance d’eſprit qui ne ſe ſçauroit imaginer. Il a l’ame d’vn Rebelle & rend les ſoumiſſions d’vn Eſclaue. A ce qu’il dit, il n’a point d’ambition, mais il conſent à celle d’vn autre, & meurt d’vne maladie qui n’eſt pas ſienne. Voilà que c’eſt d’eſtre complaiſant, & de 15 faillir par obeiſſance. Pour vous, Monſieur, vous auez mis voſtre eſprit au deſſus de ces conſiderations vulgaires : et quand ie me reprſeente le Sage des Stoïques, qui eſtoit ſeul libre, ſeul riche, & ſeul Roy*, ie vois bien que vous auez eſté predit il y a 20 longtemps, & que Zenon n’a eſté que la figure de Monſieur des Cartes.

Fælix qui potuit rerum cognoſcere cauſas,
Atque metus omnes & inexorabile fatum
Subiecit pedibus, etc.*. 25

Vous eſtes cet Heureux, ou il ne ſe trouue point dans le monde, & la conqueſte de la verité à laquelle vous trauaillez auec tant de force & de courage, me ſemble bien quelque choſe de plus noble que tout ce qui ſe fait auec tant de bruit & de tumulte en Allemagne & 30 en Italie. Ie ne ſuis pas ſi vain que ie pretende deuoir eſtre compagnon de vos trauaux, mais i’en ſeray pour le moins le ſpecateur, & m’enrichiray aſſez du reſte de la proye & des ſuperſluitez de voſtre abondance. 5 Ne penſez pas que ie face cette propoſition au hazard, ie parle fort ſerieuſement, & pour peu que vous demeuriez au lieu où vous eſtes, ie ſuis Hollandois auſſi bien que vous, & Meſſieurs des Eſtats n’auront point vn meilleur citoyen que moy, ni qui ait plus de 10 paſſion pour la liberté. Quoy que i’aime extremement le ciel d’Italie, & la terre qui porte les orangers, voſtre vertu ſeroit capable de m’attirer ſur les bords de la mer Glaciale, & iuſqu’au fond du ſeptentrion. Il y a trois ans que mon imagination vous cherche, & 15 que ie meurs d’enuie de me reünir à vous, afin de ne m’en ſeparer iamais, & de vous teſmoigner par vne ſuiettion continuë, que ie ſuis paſſionnement,

Monſieur,
Voſtre, etc.

A Paris, le 25 Auril 1631.

Page 200, l. 9. — Balzac parlait sans doute ici de Jean Silhon, son ami et celui de Descartes (p. 132, l. 10). Tout ce qui suit lui convient parfaitement. Mais comme il vécut jusqu’en 1667, on n’aura pas encore mis son nom en 1665, à cause de l’épithète peu flatteuse que Balzac y joint.

Page 200, l. 19. — Dans le Chicaneur convaincu de faux. Dissertation V, adressée aussi à M. Des-Cartes, Balzac proteste, quant à lui, contre le Sage des Stoïques, « ce fantosme de Sage », et encore dans la Dissertation VI, toujours à Descartes : « Depuis la mort de Juste-Lipse et de M. le Garde des Sceaux du Vair, il nous est permis de parler librement de Zenon et de Chrysippe, et de dire que les opinions de ces Ennemis du Sens commun estoient quelquevois plus estranges que les plus estranges fables de la Poésie… » (Œuvres de Balzac, II, 315 et 317).

Page 200, l. 25. — Virgile, Georg, II, 490. Ces vers où Balzac voit une allusion aux Stoïciens, en sont plutôt une aux Epicuriens, à Lucrèce ou à Epicure lui-même.