Œuvres de Descartes/Édition Adam et Tannery/Correspondance/Lettre XXXIV

Œuvres de Descartes, Texte établi par Charles Adam et Paul TanneryLéopold CerfTome I : Correspondance, avril 1622 - février 1638 (p. 205-209).
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XXXIV.
Descartes a [Reneri].
[Amsterdam], 2 juin 1631.
Texte de Clerselier, tome III, lettre 111, p. 602-604.

Le nom du destinataire manque dans Clerselier ; mais la fin de la lettre « ie vous en pourray dire ieudy dauantage » indique qu’elle est adressée à un correspondant habitant en Hollande, non loin d’Amsterdam, et que Descartes voit régulièrement. On peut penser, soit à Reneri, qui depuis la fin de 1629 était précepteur dans une famille à Leyde, soit à Golius, professeur de mathématiques à l’Université de la même ville, où Descartes s’était fait inscrire comme étudiant le 27 juin 1630. Il écrivait du reste à tous les deux en français, et rien ne fait supposer que Clerselier ait donné la version d’un texte latin. Mais, avec Golius, Descartes traite spécialement de mathématiques (voir les Lettres XXXIX et XL ci-après), et il est loin d’avoir la même intimité qu’avec Reneri, qui fut, de fait, son premier disciple et auquel d’ailleurs il écrira sur le même sujet le 2 juillet 163[4].

Monſieur,

Pour reſoudre vos difficultez, imaginez l’air comme de la laine, & l’æther qui eſt dans ſes pores comme des tourbillons de vent, qui ſe meuuent çà & là dans 5 cette laine ; & penſez que ce vent qui ſe joüe de tous coſtez entre les petits fils de cette laine, empeſche qu’ils ne ſe preſſent ſi fort l’vn contre l’autre, comme ils pourroient faire ſans cela. Car | ils ſont tous peſans, & ſe preſſent les vns les autres autant que l’agitation 10 de ce vent leur peut permettre, ſi bien que la laine qui eſt contre la terre eſt preſſée de toute celle qui eſt au deſſus iuſques au delà des nuës, ce qui fait vne grande peſanteur ; en ſorte que s’il falloit éleuer la partie de cette laine, qui eſt, par exemple, à l’endroit marqué O, auec toute celle qui eſt au deſſus en la ligne O P Q, il 5 faudroit vne force tres-conſiderable. Or cette peſanteur ne ſe ſent pas communément dans l’air, lors qu’on le pouſſe vers le 10 haut ; pour ce que ſi nous en éleuons vne partie, par exemple celle qui eſt au point E vers F ? celle qui eſt en F va circulairement 15 vers G H I & retourne en E ; & ainſi ſa peſanteur ne ſe ſent point, non plus que ſeroit celle d’vne roüe, ſi on la faiſoit tourner, & qu’elle 20 fût parfaitement en balance ſur ſon aiſſieu. Mais dans l’exemple que vous apportez du tuyau D R, fermé par le bout D par où il eſt attaché au plancher A B. le vif-argent que vous ſuppoſez eſtre dedans, ne peut commencer à deſcendre tout à la fois, que la laine qui eſt 25 vers R n’aille vers O, & celle qui eſt vers O n’aille vers P & vers Q, & ainſi qu’il n’enleue toute cette laine qui eſt en la ligne O P Q, laquelle priſe toute enſemble eſt fort peſante. Car le tuyau eſtant fermé par le haut, il n’y peut entrer de laine, ie veux dire d’air, en la 30 place du vif-argent, lorſqu’il deſcend. Vous direz qu’il y peut bien entrer du vent, ie veux | dire de l’æther, par les pores du tuyau. Ie l’auoüe ; mais conſiderez que l’æther qui y entrera ne peut venir d’ailleurs que du ciel ; car encore qu’il y en ait par tout dans 5 les pores de l’air, il n’y en a pas toutesfois plus qu’il en faut pour les remplir ; et par conſequent s’il y a vne nouuelle place à remplir dans le tuyau, il faudra qu’il y vienne de l’æther qui eſt au deſſus de l’air dans le ciel, & partant que l’air ſe hauſſe en ſa place.

10 Et afin que vous ne vous trompiez pas, il ne faut pas croire que ce vif-argent ne puiſſe eſtre ſeparé du plancher par aucune force, mais ſeulement qu’il y faut autant de force qu’il en eſt beſoin pour enleuer tout l’air qui eſt depuis là iuſqu’au deſſus des nuës.

15 Maintenant, quand il y a de l’air chaud dans vn verre, imaginez-vous que c’eſt cette laine dans laquelle il y a des tourbillons de vent fort impetueux, qui la font eſtendre plus que de couſtume, & ainſi occuper plus de place que lors que l’air ſe refroidit. 20 Or il faut que vous ſçachiez que l’impetuoſité de ce vent eſt plus forte que la peſanteur de toute la laine qui eſt au deſſus, puis qu’elle ne laiſſe pas de faire que les parties de celle qui eſt deſſous s’éloignent lvne de l’autre en ſe rarefiant. Que ſi on renuerſe vn 25 verre ſur vne pierre, & qu’on le bouche bien tout autour, l’air qui eſt dedans en ſe refroidiſſant, c’eſt à dire les parties de cette laine ceſſant d’eſtre meuës par le vent qui eſt parmy, n’auront plus beſoin de tant de place, & ainſi la peſanteur de la laine qui eſt au 30 deſſus commencera à auoir ſon effet en preſſant le verre tout autour, & le faiſant reſſerrer & reſtrecir en dedans le plus qu’il luy eſt poſſible. Mais pour ce que vous dites qu’encore que ce verre ne cede aucunement, l’air qui eſt enfermé dedans ne laiſſera pas de ſe refroidir ſans ſe condenſer, ie l’accorde ; car quoy que le vent ſoit beaucoup diminué, il eſt touſiours 5 ſuffiſant pour épandre çà & là dans tout le creux du verre le peu de laine qui y eſt renfermé. l’écris cecy en courant, afin d’enuoyer ma lettre dés ce ſoir, & ie vous en pourray dire Ieudy dauantage. Adieu.

Les idées que Descartes expose dans cette lettre étaient aussi celles de plusieurs de ses contemporains.

Beeckman, consignant ses entretiens avec Gassend (juillet 1629), Math. Phys. Medit. Centuria, no 77, p. 45, dit ceci : « … Tum quoque ostendi aerem esse gravem, nosque undique ab eo æqualiter premi, ideoque non dolere, eamque esse causam fugæ vacui quant vocant. »

Cf. ib., no 35, p. 13 : « Vacui fuga explicatur… Accidit aeri more aquæ rebus incumbere, eumque secundum profunditatem incumbentis eas comprimere. Res autem quiescunt quædam, nec perpetuo dispelluntur, quia undique æqualiter ab aere incumbente comprimuntur, qualiter contingit nobis urinantibus premi ab aquâ ; magno autem nixu locum vacuum petunt, propter incumbentis aeris immensam profunditatem, obque inde natam molem… »

Cf. Mersenne, lettre à Jean Rey, 1er sept. 1631 : « Vous adioutés que l’air ne descend point dans vn puits ou dans les cauernes que par sa pesanteur. Ce n’est pas la vraie cause : car il entre et remplit tout de mesme les trous que l’on fait en haut, par exemple, dans les poutres et cheurons des planchers ; et l’on vous dira qu’il fait cela par sa legereté, puisqu’il monte en haut, puisqu’il n’est autre chose qu’vne infinie multitude de petites parcelles qui s’exhalent de la terre et de l’eau, sans lesquelles il n’y auroit que du vuide, et cette opinion est reçue de plusieurs par deçà. Ce n’est pas que ie croye que la fuite du vuide soit la cause efficiente de ce mouuement d’air qui va remplir les trous ; car ie ne crois pas seulement qu’il en soit la cause finale, puisque ce qui n’est point, et ce qui ne peut estre, à mon aduis, ne peut estre cause finale. Mais i’estime que la cause de ce remplissement d’air tant en haut qu’en bas vient de l’equilibre que la nature reprend : car la terre tirée des cauernes se faisant vne place dans l’air, elle le chasse et le contraint de descendre au lieu d’où elle a esté tirée ; autrement il faudroit que l’air, qui étoit auparauant dans l’espace que la terre remuée occupe, s’aneantît, ou qu’il occupât le lieu d’vn autre air par penetration, ou qu’il passât ou poussât vn air égal dans les espaces imaginaires, ou qu’il souffrit vne perpetuelle condensation, ce qui ne se voit point dans la nature, qui recompense toujours ses defauts par la voie la plus courte et la plus aisée. » (Essays de Jean Rey, édit. 1777, p. 109-111 ; cf. 124-128 et 142-143).

Rey répond le 1er janv. 1632 : « … On me dira que l’air qui remplit les trous faits en haut dans les poutres d’vn plancher, doibt estre dit leger, puisqu’il monte. Mais ie leur dirai qu’il faut par la mesme raison qu’ils dient l’eau estre legere, qui monte dans vn batteau par les trous qui se font dans ses planches, ou (pour mieux faire cadrer la comparaison) qui monte dans les trous qu’on peut conceuoir estre faits dans les voutes des cauernes qui sont soubs les eaux. Ils ne m’accorderont pas ceci, ni moi à eux le reste. Certes l’vn et l’autre remplissage se fait par la pesanteur a des parties plus hautes, tant de l’air que de l’eau, qui s’affaissant sur les plus basses, les contraignent de pousser celles qui sont près des trous à les remplir. Ce que vous-même confirmez, sans y penser, quand vous dites que cela vient de l’équilibre que la nature reprend. » (Ib., p. 124-5). — Cf. les deux petits Traités de l’équilibre des liqueurs et de la pesanteur de la masse de l’air, publiés en 1663, un an après la mort de Pascal, qui les avait composés « depuis plus de douze ans » (Pascal et Descartes : les expériences du vide, 1646-1651, par Ch. Adam, Rev. Philos., déc. 1887 et janv. 1888). — Vers le même temps (1631), Descartes exposait les mêmes idées dans son Monde, c. IV des fragm. qui nous en sont restés : « Quel jugement il faut faire du vuide… »