Œuvres de Descartes/Édition Adam et Tannery/Correspondance/Lettre XCVII bis

Œuvres de Descartes, Texte établi par Charles Adam et Paul TanneryLéopold CerfTome I : Correspondance, avril 1622 - février 1638 (p. 477-481).
◄  XCVI
XCVIII  ►
XCVII bis.
Descartes a Mersenne.
[Fin décembre 1637 ? ]
Texte de Clerselier, tome III, lettre 73 fin, p. 427-429.

Voir plus haut, p. 389, l’argument de la Lettre LXXXII, où nous avons déjà signalé les difficultés relatives à la fixation de la date du présent fragment. En le plaçant avant la Lettre XCVIII, nous supposons que Descartes y répond à Mersenne, sur l’avis de l’envoi d’écrits de Fermat concernant les maxima et minima, ainsi que les lieux plans ; cet envoi n’est pas encore parvenu, et Descartes se soucie peu de recevoir, en outre, immédiatement la réplique de Fermat à sa Lettre XCI. Quand il a vu l’écrit de maximis et minimis, il change d’avis, et (voir ci-après Lettre XCVIII, p. 484, l. 3-7) réclame la réplique en question que dès lors Mersenne lui adresse par la poste, le 12 février 1638. — Mais on peut, au contraire, interpréter le passage précité de la Lettre XCVIII, comme si, au moment où il l’écrivait, Descartes ignorait encore que Mersenne eût entre les mains la réplique de Fermat (la Lettre XCVI). Dans ce cas, le présent fragment serait postérieur à la Lettre XCVIII (peut-être même à la Lettre CI), et appartiendrait à une missive que Mersenne n’aurait reçue qu’après le 12 février 1638, c’est-à-dire après avoir expédié en Hollande la réplique de Fermât concernant la réfraction.

Le iugement que l’autheur de la Geoſtatique[1] fait de mes écrits me touche fort peu. Et ie ne ſuis pas bien-aiſe d’eſtre obligé de parler auantageuſement de moy-meſme ; mais pour ce qu’il y a peu de gens qui puiſſent entendre ma Geométrie, & que vous deſirez que 5 ie vous mande quelle eſt l’opinion que i’en ay, ie croy qu’il eſt à propos que ie vous die qu’elle eſt telle, que ie n’y ſouhaitte rien dauantage ; & que i’ay ſeulement taſché par la Dioptrique & par les Meteores de perſuader que ma methode eſt meilleure que l’ordinaire, 10 mais ie pretens l’auoir demonftré par ma Géométrie. Car dés le commencement i’y reſous vne queſtion, qui par le témoignage de Pappus n’a pu eſtre trouuée par | aucun des anciens ; & l’on peut dire qu’elle ne l’a pû eſtre non plus par aucun des modernes, puis 15 qu’aucun n’en a écrit, & que neantmoins les plus habiles ont taſché de trouuer les autres choſes que Pappus dit au meſme endroit auoir eſté cherchées par les anciens, comme l’Apollonius Rediuiuus[2], l’Apollonius Batauus[3], & autres, du nombre deſquels il faut 20 mettre auſſi M. voſtre Conſeiller[4] De maximis & minimis ; mais aucun de ceux-là n’a rien ſceu faire que les anciens ayent ignoré. Apres cela, ce que ie donne au ſecond liure, touchant la nature & les proprietez des lignes courbes & la façon de les examiner, eſt, ce 5 me ſemble, autant au delà de la geometrie ordinaire, que la rhetorique de Ciceron eſt au delà de l’a, b, c des enfans. Et ie croy ſi peu ce que promet voſtre geoſtaticien, qu’il ne me ſemble pas moins ridicule de dire qu’il donnera dans vne Preface des moyens 10 pour trouuer les tangentes de toutes les lig(nes) courbes qui ſeront meilleurs que le mien, que le ſont les Capitans des Comedies Italiennes. Et tant s’en faut que les choſes que i’ay écrites puiſſent eſtre aiſément tirées de Viete, qu’au contraire, ce qui eſt cauſe que 15 mon traitté eſt difficile à entendre, c’eſt que i’ay taſché à n’y rien mettre que ce que i’ay crû n’auoir point eſté ſceu ny par luy, ny par aucun autre. Comme on peut voir, ſi on confère ce que i’ay écrit du nombre des racines qui ſont en chaque équation dans la page 372, 20 qui eſt l’endroit où ie commence à donner les regles de mon Algebre, auec ce que Viete en a écrit tout à la fin de ſon liure De emendatione æquationum[5] ; car on verra que ie le determine generalement en toutes équations, au lieu que luy n’en ayant donné que 25 quelques exemples particuliers, dont il fait toutesfois ſi grand eſtat qu’il a voulu conclure ſon liure par là, il a monſtré qu’il ne le pouuoit determiner en general. Et ainſi i’ay commencé où il auoit acheué ; ce que i’ay fait toutesfois ſans y penſer, car i’ay plus feüilleté 30 Viete depuis que i’ay receu voſtre dernière, que ie n’auois iamais fait auparauant, l’ayant trouué icy par hazard entre les mains d’vn de mes amis ; & entre nous | ie ne trouue pas qu’il en ait tant ſceu que ie penſois, nonobſtant qu’il fuſt fort habile.

Au reſte, ayant déterminé comme i’ay fait en 5 chaque genre de queſtions tout ce qui s’y peut faire, & monſtré les moyens de le faire, ie pretens qu’on ne doit pas ſeulement croire que i’ay fait quelque choſe de plus que ceux qui m’ont precedé, mais auſſi qu’on ſe doit perſuader que nos neueux ne trouueront iamais 10 rien en cette matiere que ie ne puſſe auoir trouué auſſi bien qu’eux, ſi i’euſſe voulu prendre la peine de le chercher. Ie vous prie que tout cecy demeure entre nous ; car i’aurois grande confuſion que d’autres ſceuſſent que ie vous en ay tant écrit ſur ce ſujet*. 15

Ie n’ay pas tant de deſir de voir la demonſtration de Monſieur de Fermat contre ce que i’ay écrit de la refraction[6], que ie vous veuille prier de me l’enuoyer par la poſte ; mais lors qu’il ſe preſentera commodité de me l’addreſſer par mer, auec quelques bales de 20 marchandiſe, ie ne ſeray pas marry de la voir, auec la Geoſtatique[7] & le Liure de la Lumiere* de Monſieur de la Chambre[8], & tout ce qui ſera de pareille eſtoffe, non que ie ne fuſſe bien-aiſe de voir promptement ce qu’écriuent les autres pour ou contre mes opinions, 25 ou de leur inuention ; mais les ports de lettres ſont exceſſifs. Ie ſuis,

Mon R. P.
Voſtre tres-humble & fidele ſeruiteur,
5
descartes.

Page 480, l. 15. — Malgré la recommandation de Descartes, sa lettre fut montrée, même à Beaugrand, qui en reproduisit les « rodomontades » dans son troisième factum anonyme contre la Geométrie (Bibl. Nat. MS. fr. n. a. 5161, f° 1), publié par Paul Tannery (La Correspondance de Descartes dans les inédits du fonds Libri, Paris, Gauthier-Villars, 1893, pages 50 et suiv.).

Page 480, l. 22. — Si l’on en croit Sorbière, Descartes s’avisa de dire aussi son mot sur la seconde question annoncée par le titre de cet ouvrage de La Chambre : « La nouvelle demonstration du débordement du Nil, que fait M. Descartes est de l’attribuer au Nitre, qui donne aussi la fécondité et qui rend ce limon pesant. Mais je m’étonne comment c’est qu’enfin ce Nitre ne s’épuise, ou que ce lit du Nil ne s’aprofondit à mesure que la chaleur en tire le Nitre. » (p. 174, art. Nil, Sorberiana, Tolosæ, 1691).

  1. Jean de Beaugrand. Voir p. 361, note a ; cf. p. 390, l. 17 et 449, l. 4.
  2. Marini Ghetaldi, Patritii Ragusensis, Apollonius redivivus, seu restituta Apollonii Pergæi inclinationum Geometria (Venise, 1607)
  3. Wilebrordi Snellii Apollonius Batavus seu exsuscitata Apollonii Pergæi περὶ διωρισμένης τομῆς Geometria (Leyde, Dorp, 1608).
  4. Fermat avait communiqué en manuscrit sa restitution des deux Livres De locis planis d’Apollonius (Œuvres de Fermat, t. II, 1894 ; lettre à Roberval du 20 avril 1637). Cf. plus haut, p. 377, note a.
  5. Chap. XVI, page 158 de l’édition des Elzeviers, Leyde, 1646.
  6. La Lettre XCVI ci-avant, et non la Lettre LXXII, dans laquelle Fermat ne critique que la démonstration de Descartes relative à la réflexion de la lumière.
  7. Descartes ne la reçut qu’en juin 1638 (Clers., III, 341).
  8. Nouvelles pensées sur les causes de la lumiere, du debordement du Nil et de l’amour d’inclination (Paris, Pierre Rocolet, 1634, in-4, achevé d’imprimer le 4 may 1634).