Œuvres de Descartes/Édition Adam et Tannery/Correspondance/Lettre XCVI

Œuvres de Descartes, Texte établi par Charles Adam et Paul TanneryLéopold CerfTome I : Correspondance, avril 1622 - février 1638 (p. 463-474).
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XCVI.
Fermat a Mersenne.
[Toulouse, novembre 1637 ?]
Copie MS., Bibliothèque Nationale, fr. n. a. 3280, fol. 29-34.

Variantes d’après le texte de Clerselier, t. III, lettre 40, p. 178-186. — La copie que nous suivons a été prise par Despeyrous sur celle que Clerselier avait faite de sa main et qui est conservée à la Bibliothèque impériale de Vienne. — La Lettre de Fermat réplique à celle de Descartes du 5 octobre 1637 (ci-avant XCI), et Descartes la réfutera par une lettre adressée à Mydorge (ci-après CXI). Mersenne ne l’envoya en Hollande que le 12 février 1638 ; c’est sans doute le motif qui a fait indiquer, sur l’exemplaire de l’Institut, la date du 25 janvier 1638. En réalité, la date est passablement incertaine. Mersenne dut garder par devers lui cette lettre de Fermât plus ou moins longtemps, de même qu’il avait fait pour la première (ci-avant LXXII) ; il est en effet tout à fait invraisemblable que Fermat, dans une lettre qu’il savait (voir le no 17) devoir être envoyée à Descartes, n’eût pas fait au moins une allusion élogieuse à la Géométrie, s’il l’avait déjà entre les mains. Or il dut (voir l’argument de la lettre XCVIII ci-après) la recevoir au plus tard en décembre 1637. On est donc conduit à placer la présente lettre dans l’intervalle courant des derniers jours d’octobre aux premiers de décembre. Le mois de novembre n’est indiqué que comme moyenne.

Mon Reuerend Pere,

1. I’ay veu dans la lettre de Monſieur d’Eſcartes, que vous aués pris la peine de m’enuoyer, des reſponſes ſuccintes qu’il faict aux obiections que i’auois formées contre ſa Dioptrique, auſquelles i’euſſe 5 pluſtoſt reſpondu, ſi mes occupations neceſſaires ne m’euſſent empeſché de le faire, de quoy Mr. de Carcaui ſera mon garand. Ie vous proteſte d’abbord que ce n’eſt point par enuie ny par emulation que ie continue cette petite diſpute, mais ſeulement pour deſcouurir 10 la verité ; de quoy i’eſtime que Monſieur d’Eſcartes ne me ſçaura pas mauuais gré ; d’autant plus que ie connois ſon merite tres-eminent ; & que ie vous en faicts icy vne declaration tres-expreſſe. I’adiouſteray, auparauant que d’entrer en matière, que ie ne deſire 15 pas que mon eſcrit ſoit expoſé a vn plus grand iour que celuy que peut ſouffrir vn entretien familier, de quoy ie me confie a vous.

2. Ie tranche en quatre mots noſtre diſpute ſur la reflexion, laquelle pourtant ie pourois faire durer 20 dauantage, & prouuer que l’Autheur a accommodé ſon medium a ſa concluſion, de la verité de laquelle il eſtoit auparauant certain ; | car quand ie luy nierois toile C B E, il eſt euident qu’elle trauerſera dans la ligne B G, & ainſi ſa force mouuante s’affoiblira, & ſon mouuement ſera retardé, ſans que la determination change, puiſqu’elle continue ſon mouuement dans la meſme ligne H B G.

4. Ie reuiens maintenant à la demonſtration de la refraction ſur la meſme figure de la page 17. Conſiderons (dit l’Autheur) | que des deux partyes dont on peut imaginer que cette determination eſt compoſée, il n’y a que celle qui faiſoit tendre la balle de hault en bas, qui 10 puiſſe eſtre changée en quelque façon par la rencontre de la toile ; & que pour celle qui la faiſoit tendre vers la main droitte, elle doit touſiours demeurer la meſme qu’elle a eſté, à cauſe que cette toile ne luy eſt aucunnement oppoſée en ce ſens-là. 15

5. Ie remarque d’abbord que l’Autheur ne s’eſt pas ſouuenu de la difference qu’il auoit eſtablie entre la determination & la force mouuante, ou la viteſſe du mouuement. Car il eſt bien vray 20 que la toile C B E affoiblit le mouuement de la balle, mais elle n’empeſche pas qu’elle ne continue ſa determination de haut en bas ; & quoi que ſe 25 ſoit plus lentement qu’auparauant, on ne peut pas dire que, parce que le mouuement de la balle eſt affoibly, la determination qui nosup faict aller de haut en bas ſoit changée. Au contraire ſa determination a ſe mouuoir dans la ligne B I eſt auſſi bien compoſée, au 30 ſens de l’Autheur, de celle qui la faict : aller de haut en bas, & de celle qui la faict aller de la gauche a la droitte, comme la premiere determination a ſe mouuoir dans la ligne A B.

5 6. Mais donnons que la determination vers B G, ou de haut en bas, pour parler comme l’Autheur, ſoit changée ; nous en pouuons conclure que la determination vers B E, ou de gauche a droitte, eſt auſſi changée. Car ſi la determination vers B G eſt changée, 10 c’eſt pource qu’a comparaiſon du premier mouuement, la balle qui maintenant ſe deſtourne, & prent le chemin de B I, auance moins a proportion vers B G que vers B E, qu’elle ne faiſoit auparauant. Or, par ce que nous ſuppoſons qu’elle aduance a proportion 15 moins vers B G que vers B E, qu’elle ne faiſoit auparauant, nous pouuons auſſy dire qu’elle auance à proportion d’auantage vers B E que vers B G, qu’elle faiſoit auparauant ; ſi le premier nous faict comprendre que la determination vers B G eſt changée, le ſecond 20 nous peut bien faire conceuoir | que la determination vers B E eſt auſſy changée, puiſque le changement eſt auſſy bien cauſé par l’augmentation que par la diminution.

7. Mais donnons encore que la determination de 25 haut en bas ſoit changée, & non pas celle de gauche à droitte, & examinons la concluſion de l’Autheur, duquel voicy les mots : Puiſque la balle ne perd rien du tout de la determination qu’elle auoit de s’auancer vers le coſté droit, en deux fois autant de temps qu’elle en a mis a paſſer depuis la ligne A C iuſques a H B, elle doit faire deux fois autant de chemin vers le meſme coſté.

8. Voyez comme il retombe dans ſa premiere faute, ne diſtinguant pas la determination de la force du 5 mouuement. Et pour mieux vous le faire entendre, appliquons ſon raiſonnement a vn autre cas. Suppoſons en la meſme figure que la balle ſoit pouſſée du point H au point B, il eſt certain qu’elle continuera ſon mouuement dans la ligne B G, & que ſa 10 determination ne change point, mais auſſy ſon mouuement eſt plus lent dans la ligne B G, qu’il n’eſtoit auparauant. Et neantmoins ſi le raiſonnement de l’Autheur eſtoit vray, nous pouuions dire : puiſque la balle ne perd rien du tout de la determination qu’elle auoit a 15 s’aduancer vers H B G (car c’eſt toute la meſme), donques en autant de temps qu’auparauant, elle fera autant de chemin. Vous voyez que cette concluſion eſt abſurde, & que pour rendre l’argument bon, il faudroit que la balle ne perdiſt rien de ſa determination ny de ſa 20 force ; & partant voyla vn Paralogiſme tres-manifeſte.

9. Mais pour deſtruire plainement la propoſition, il fault examiner deux ſortes de mouuements compoſés qui ſe font ſur deux lignes droittes. Conſiderons les deux D A & A O, qui comprennent l’angle 25 D A O, de quelque grandeur que vous voudrés ; & imaginons vn graue au point A qui deſcende dans la ligne A C D, en meſme temps que la ligne s’auance vers A N, a telle condition qu’elle faſſe touſiours meſme angle auec A O, & que le point A de la meſme ligne A C D ſoit touſiours dans | la ligne A N. Si les deux mouuements, de la ligne A C D vers A O, et 5 du meſme graue dans la ligne A C D, ſont vniformes, comme nous les pouuons ſuppofer, il eſt certain que ce mouuement compoſé conduira touſiours le 10 graue dans vne ligne droitte comme A B ; dans laquelle ſi vous prenez vn point, comme B, duquel vous tiriés les lignes B N & B C, paralleles aux lignes D A & A O ; lors que le graue ſera au point 15 B, en vn temps eſgal, s’il n’y euſt eu que le mouuement ſur A C D, il euſt eſté au point C, & s’il n’y euſt eu que l’autre mouuement tout ſeul, il euſt eſté au point N ; et la proportion de la force qui le conduit ſur A D a ſa force qui le conduit vers A O, ſera comme 20 A C a A N, nosup comme B N a B C. C’eſt de cette ſorte de mouuements compoſés que ſe ſeruent Archimede & les autres anciens en la compoſition de leurs Helices ; deſquelles la principalle proprieté eſt que les deux forces mouuantes ne s’empeſchent point 25 mutuellement, ains demeurent touſiours les meſmes. Mais pource que ce mouuement ne vient pas ſi bien dans l’vſage, il le fault conſiderer d’vne autre façon, & en faire vne ſpeculation particuliere.

10. Suppoſons en la meſme figure vn graue au point graue s’eſloingnera de la direction A O, ſelon la ligne B N, eſgale a celle que nous auons appellée de meſme en la precedente figure. Car puiſque les forces ſont les meſmes, la ſeconde diminuera eſgalement la 5 determination de la premiere, & fera en temps eſgal eſloingner le graue de ſa direction autant comme 10 auparauant, pource que c’eſt touſiours la meſme reſiſtance.

Nous conclurons la meſme choſe de la 15 ligne B C.

Le mouuement compoſé ſe fera donc icy ſur la ligne A B, & la ligne A B ſera parcourue comme deuant en vne minute d’heure. Mais pource que dans les deux trian|gles A N B de la 20 premiere & ſeconde figure, les coſtés A N & N B de la premiſre figure ſont égaux a ceux de la ſeconde, & que les angles A N B qu’ils comprennent ſont inegaux, il s’enſuit que les bazes A B ſeront inegales (& par conſequent le mouuement compoſé ſera moins vite en la 25 ſeconde qu’en la premiere), & qu’il y aura telle proportion de la viteſſe du mouuement compoſé en la premiere figure a la viteſſe du mouuement compoſé en la ſeconde, que de la longueur de la ligne A B en la premiere a la longueur de la ligne A B en la ſeconde.

30 12. Ie prens maintenant vn point a diſcretion dans la ligne A B, comme F, duquel ie tire les lignes F E, F G, parallèles a A O & a A D. F E eſt a C B, comme F A a A B, c’eſt a dire F G a B N, comme la conſtruction nous marque ; donc F E eſt a F G comme C B a B N. Or en la precedente 5 figure les lignes B N & B C ſont eſgales, chacune a la ſienne, aux lignes B N & B C de cette ſeconde 10 figure, (& nous pouuons par vn meſme raiſonnement prendre vn point a diſcretion dans la ligne 15 A B de la premiere figure, pour en tirer vne pareille concluſion a la precedente). Donques quelque point que vous preniez dans la ligne A B, ſoit de la premiere, ſoit de la ſeconde figure, les paralleles ſeront entre elles comme 20 C B & B N, c’eſt a dire touſiours en meſme proportion. Du point F tirons les perpendiculaires F H, F I, ſur les lignes A O & A D. Au parallelogramme G A|E F, les angles A G F, A E F ſeront eſgaux comme eſtant oppoſez ; donques les triangles G F H & E F I ſont 25 equiangles ; & par conſequence, comme E F eſt a F G, ainſi F I eſt a F H. Or F I eſt a F H comme le ſinus de l’angle D A F eſt au ſinus de l’angle O A F ; & par consequent, faiſant, ſi vous voulez, vne meſme conſtruction en la premiere figure, vous conclurrés, pour euiter prolixité, que le ſinus de l’angle D A B eſt au ſinus de l’angle O A B 5 en la premiere figure, comme le ſinus de l’angle D A F au ſinus de l’angle O A F en la ſeconde figure.

13. Cela ainſy ſuppoſé & demonſtré, confiderons la figure de la page 20 de la Dioptrique, en laquelle l’Autheur fuppofé que la balle, ayant efté premièrement pouffée d’A vers B, eft pouffée derechef, eftant au point B, par la raquette C B E, qui fans doute au fens de l’Autheur pouffe vers B G. De forte que de ces deux mouuements, dont l’vn pouffe vers B D & l’autre vers B G, il s’en faiét vn troiûefme qui conduit la balle dans la ligne BI.

14. Imaginons en ſuitte vne ſeconde figure pareille 20 a celle-là, en laquelle la force de la balle & celle de la raquette ſoient les meſmes, & que l’angle D B G ſoit ſeulement plus grand en cette ſeconde figure. Il eſt certain, par les demonſtrations que nous venons de faire, qu’il y aura telle proportion du ſinus de l’angle 25 G B I au ſinus de l’angle I B D, en la figure de l’Autheur, que du ſinus de l’angle G B I au ſinus de l’angle I B D, en cette ſeconde figure que nous imaginons eſtre deſcritte, & que nous obmettons pour euiter la longueur. La ou, ſi les propoſitions de l’Autheur eſtoyent vrayes, il y auoit telle proportion du ſinus de l’angle G B D au ſinus de l’angle G B I, en la figure de l’Autheur, que du ſinus de l’angle G B D au ſinus de l’angle G B I, en cette ſeconde figure que nous auons imaginée. Or puiſque cette proportion eſt differente 5 de l’autre, il s’enſuit qu’elle ne peut pas ſubſiſter.

15. D’ailleurs la principalle raiſon de la demonſtration de l’Autheur eſt fondée ſur ce qu’il croit que le mouuement compoſé ſur B I eſt touſiours eſgalement vite, quoy que l’angle G B D, compris ſoubs les lignes 10 de direction de deux forces mouuantes, vienne à changer ; ce qui eſt faux, comme nous auons deſia plainement demonſtré.

16. Ce n’eſt pas que ie veuille aſſurer qu’en l’application qu’il faict de la figure de la page 20 à la 15 refraction, il faille garder ma proportion & non pas la ſienne ; car ie ne ſuis pas aſſeuré ſi ce mouuement compoſé doit ſeruir de regle a la refraction, ſur laquelle ie vous diray vne autre fois plus au long mes ſentiments. 20

17. I’attendray la reſponſe à cette lettre, puiſque vous me la faictes eſperer, & ſeray touſiours, mon Reuerend Pere, voſtre tres humble ſeruiteur.

L’excuſe que vous auez veue au commencement de ma lettre, me ſeruira encores ſur ce que ie ne vous ay 25 point écrit de ma main.

2 : 1 Art. 1. en manchette, ainsi que les numéros 2, 3… 17 des alinéas suivants. Ce numérotage n’existe pas sur la copie MS., et paraît avoir été introduit par Rohault, pour la réfutation de cette lettre qu’il composa en 1658 (Clers., t., III, lettre 46). — 7-8 ſera mon] me ſera.

8 de venir ſans marchander. — 17 la page 15. — 22 qui continue] de.

1 elle la trauerſera. — 6 reuiens] viens. — 25 ſe] ce. — 28 la], ſa.

10 a] en. — 13-16 Or… auparauant] Mais. — 17 qu’elle] ne aj. — 18 et ſi. — 21 le] ce. — 27 à p. 468, l. 3. Voir Dioptrique, p. 17. — 28 (après auoit) de] a.

3 le] ce. — 6 entendre] comprendre. — 11 change] changera. — 14 pourrions mieux. — 22 la] ſa. — 24-25 Conſiderons par exemple les deux lignes. — 28 que cette ligne.

2 vn meſme angle. — 19 ſa] la. — 20 c’eſt a dire] ou. — 26 pource] parce. — mouuement] compoſé aj.

21 tout om. — 30 comme auparauant transp. après poſées (l. 29).

1 de la] de ſa. — 2 de meſme] nom aj.

3 eſt à A B. — c’eſt à dire] comme aj. — 4 C B eſt à. — 17 concluſion pareille. — 20-21 comme B C eſt à B N. — 21 proportion]. Maintenant aj. — 24 eſgaux] entr’eux aj. — 26 conſequence] conſequent.

3 premiere] precedente. (Il s’agit de la fig. p. 469). — 5-6 D A F eſt au. — 19 figure] force. — 27 cette] la.

1 auoit] auroit (mieux ?). — 6 qu’elle] que celle-cy. — 11 des deux. — 13 plainement om.