Œuvres de Descartes/Édition Adam et Tannery/Correspondance/Lettre XCVIII

Œuvres de Descartes, Texte établi par Charles Adam et Paul TanneryLéopold CerfTome I : Correspondance, avril 1622 - février 1638 (p. 481-486).
◄  XCVII bis
XCIX  ►
XCVIII.
Descartes a Mersenne.
[Janvier 1638 ?]
Texte de Clerselier, tome III, lettre 55, p. 298-300.

Il y a, en général, de graves incertitudes sur les dates des lettres écrites par Descartes à Mersenne pendant l’hiver de 1638, c’est-à-dire pendant une période pour laquelle il serait particulièrement intéressant de connaître ces dates avec précision. Notamment, on ne peut plus appliquer avec sûreté la règle relative aux jours des départs des courriers d’Amsterdam et de Paris (voir plus haut, p. 128). Nous ignorons, en effet, si Descartes, après avoir passé l’été et l’automne de 1637 (voir p. 401) au nord de Harlem (à Egmond ?) était rentré à Amsterdam. L’indication de la lettre précédente (p. 480, l. 1-2), qu’il a trouvé un Viete « icy par hazard », peut le faire croire ; mais elle est trop vague pour permettre une conclusion assurée, car icy peut simplement signifier en Hollande. D’un autre côté, il y a de sérieuses raisons pour placer en janvier ou février 1638 les Lettres CII et CVI ci-après, et l’on verra que ce n’est point d’Amsterdam que Descartes les adresse à Huygens.

En tous cas, la prochaine lettre, fixement datée, de Descartes pour Paris sera celle du 31 mars 1638, un mercredi (jour du courrier par Harlem ?), tandis que nous aurons ensuite une lettre du 3 mai, un lundi (par Amsterdam ?). D’autre part, pendant la même période, Mersenne parait aussi écrire par diverses voies (notamment par l’intermédiaire de Jan Maire, le libraire de Leyde), et ses lettres semblent subir des retards très variables, soit par suite de la saison, soit parce que Descartes, à la campagne, dépendait, pour son courrier, d’intermédiaires plus ou moins diligents.

Sous réserve des motifs de doute ci-dessus indiqués, nous avons cru pouvoir, afin de préciser les idées, maintenir néanmoins jusqu’au 31 mars 1638 l’hypothèse de l’emploi exclusif par Descartes du courrier d’Amsterdam, partant le lundi. Dans ces conditions, la fixation de la date de la présente lettre et de la suivante, qui y était jointe, repose sur la donnée que voici : Descartes sait que les exemplaires de son livre sont enfin mis en vente à Paris ; c’est la nouvelle des derniers jours de l’année 1637 (voir la note qui suit la présente lettre). On pourrait donc à la rigueur remonter jusqu’au 20 ou au 27 décembre 1637 ; mais si la lettre n’a pas subi de retard, elle est au plus tôt du 4 janvier, au plus tard du 21, car il ressort de la lettre CXII ci-après que Mersenne ne l’avait pas encore reçue le 8 janvier, qu’il l’avait au contraire entre les mains le 8 février.

En tout cas, Descartes annonce avoir reçu, huit jours avant, un écrit de Fermat (Methodus ad disquirendam maximam et minimam. Œuvres de Fermat, t. I, 1891, p. 133-136), tandis qu’il n’a pas encore entre les mains un paquet envoyé en même temps et qui contenait l’Isagoge ad locos pianos et solidos (Œuvres de Fermat, t. I, p. 91-110). Il est d’ailleurs possible que l’envoi du premier écrit ait été annoncé par Mersenne dans une lettre antérieure. Il n’est pas douteux enfin que c’est seulement après avoir vu la Géométrie de Descartes, dont il ne connaissait auparavant que la Dioptrique, que Fermat pria Carcavi, dépositaire de ses écrits, de remettre à Mersenne, pour les faire envoyer à Descartes, les deux opuscules précités. C’est donc bien dès décembre 1637, et non en janvier 1638, que, comme nous l’avons dit plus haut (p. 463-464, argument de la lettre XCVI), Fermat dut recevoir un exemplaire complet de l’ouvrage de Descartes.

Mon Reuerend Pere,

I’ay receu l’écrit de Monſieur de Fermat, auec vn billet que vous auiez mis dans le pacquet du Maire, & depuis i’ay attendu huit iours ſans y répondre, pour 5 voir ſi ie ne receurois point cependant le pacquet que vous me mandez par ce billet m’auoir addreſſé au meſme temps ; mais ie ne l’ay point receu, & ainſi ie crains qu’il n’ait eſté perdu, au moins ſi vous ne l’auez enuoyé par vne autre voye que par la poſte. Ie vous 10 renuoye l’original de ſa demonſtration pretenduë contre ma Dioptrique[1], pource que vous me mandiez que c’eſtoit ſans le ſceu de l’autheur que vous me l’auiez enuoyé. Mais pour ſon écrit de maximis & minimis, puiſque c’eſt vn Conſeiller de ſes amis[2] qui 15 vous l’a donné pour me l’enuoyer, i’ay crû que l’en deuois retenir l’original, & me contenter de vous en enuoyer vne copie, veu principalement qu’il contient des fautes qui ſont ſi apparentes, qu’il m’accuſeroit peut-eſtre de les auoir ſuppoſées, ſi ie ne retenois ſa 20 main pour m’en deffendre. En effet, ſelon que i’ay pû iuger par ce que i’ay veu de luy, c’eſt vn eſprit vif, plein d’inuention & de hardieſſe, qui s’eſt à mon aduis precipité vn peu trop, & qui ayant acquis tout d’vn coup la reputation de ſçauoir beaucoup en Algebre, 25 pour en auoir peut-eſtre eſté loüé par des perſonnes qui ne prenoient pas la peine ou qui n’eſtoient pas capables d’en iuger, eſt deuenu ſi hardy, qu’il n’apporte pas, ce me ſemble, toute l’attention qu’il faut à ce qu’il fait. Ie ſeray bien-aiſe de ſçauoir ce qu’il dira, tant de la lettre jointe à celle-cy, par laquelle ie répons à ſon écrit de maximis & minimis, que de la 5 precedente, où ie | répondois à ſa demonſtration contre ma Dioptrique[3] ; car i’ay écrit l’vne & l’autre, afin qu’il les voye, s’il vous plaiſt ; meſme ie n’ay point voulu le nommer, afin qu’il ait moins de honte des fautes que i’y remarque, & parce que mon deſſein 10 n’eſt point de faſcher perſonne, mais ſeulement de me deffendre. Et pource que ie iuge qu’il n’aura pas manqué de ſe vanter à mon prejudice en pluſieurs de ſes eſcrits, ie croy qu’il eſt à propos que pluſieurs voyent auſſi mes deffenſes ; c’eſt pourquoy 15 ie vous prie de ne les luy point enuoyer ſans en retenir copie. Et s’il vous parle de vous renuoyer encore cy-apres d’autres eſcrits, ie vous ſupplie de le prier de les mieux digerer que les precedens ; autrement ie vous prie de ne prendre point la commiſſion de me les 20 addreſſer. Car entre nous, ſi lors qu’il me voudra faire l’honneur de me propoſer des objections, il ne veut pas e donner plus de peine qu’il a pris la premiere fois, i’aurois honte qu’il me falluſt prendre la peine de répondre à ſi peu de choſe, & ie ne m’en pourrois 25 honneſtement diſpenſer, lors qu’on ſçauroit que vous me les auriez enuoyées. Ie ſeray bien-aiſe que ceux qui me voudront faire des objections ne ſe haſtent point, & qu’ils taſchent d’entendre tout ce que i’ay écrit, auant que de iuger d’vne partie ; car le tout ſe 30 tient, & la fin ſert à prouuer le commencement. Mais ie me promets que vous me continuerez touſiours à me mander franchement ce qui ſe dira de moy, ſoit en bien, ſoit en mal, & vous en aurez d’oreſnauant 5 plus d’occaſion que iamais, puiſque mon liure eſt enfin arriué à Paris*. Au reſte, chacun ſçachant que vous me faites la faueur de m’aimer comme vous faites, on ne dit rien de moy en voſtre preſence, qu’on ne preſuppoſe que vous m’en auertiſſez, & ainſi vous ne 10 pouuez plus vous en abſtenir ſans me faire tort.

Vous me demandez ſi ie croy que l’eau ſoit en ſon eſtat naturel eſtant liquide, ou eſtant glacée, à quoy ie répons que ie ne connois rien de violent dans la nature, ſinon au reſpect de l’entendement humain, 15 qui nomme violent ce qui n’eſt pas ſelon ſa volonté, ou ſelon ce qu’il iuge deuoir | eſtre ; & que c’eſt auſſi bien le naturel de l’eau d’eſtre glacée, lors qu’elle eſt fort froide, que d’eſtre liquide, lors qu’elle l’eſt moins, pour ce que ce font les cauſes naturelles qui font l’vn 20 & l’autre. Ie ſuis,

Mon R. P.
Voſtre tres-humble & tres-obeïſſant ſeruiteur, descartes.

Page 485, l. 6. — Chapelain à Balzac, 29 déc. 1637, post-scriptum : « J’oubliois à vous dire de Mr Descartes qu’il est estimé par tous nos docteurs le plus éloquent Philosophe des derniers temps, que n’y ayant que Cicéron, parmy les Anciens, qu’ils luy égalent, il se trouve d’autant plus grand que luy que Cicéron ne faisoit que prester des paroles aux pensées d’autruy, au lieu que cestuy-cy revest ses propres pensées qui sont sublimes et nouvelles la plus part. Il est vray que l’amour de la brièveté luy a quelques fois fait estrangler ses raisonnemens, en sorte qu’ils paroissent imparfaits. Sa Dioptrique et sa Geometrie sont deux chef-dœuvres au jugement des Maistres. Ses Meteores sont arbitraires et problematiques, mais admirables pourtant. » (Lettres de Jean Chapelain, Impr. Nat., t. I, 1880, p. 189).

  1. La Lettre LXXII ci-avant, p. 354.
  2. Carcavi.
  3. La Lettre XCI ci-avant, du 5 oct. 1637, p. 450.