Œuvres de Descartes/Édition Adam et Tannery/Correspondance/Lettre XCIX

Œuvres de Descartes, Texte établi par Charles Adam et Paul TanneryLéopold CerfTome I : Correspondance, avril 1622 - février 1638 (p. 486-496).
◄  XCVIII
CI  ►
XCIX.
Descartes a Mersenne.
[Janvier 1638.]
Copie MS., Bibl. Nat., fr. n. a., 5160, f. 53-56 inclus.

Clerselier, tome III, lettre 56, p. 300-305, ajoute ce titre : « Au Reuerend Pere Mersenne, au sujet du liure De Maximis et Minimis de Mr de Fermat », ce qui donne la date, cette critique ayant été jointe à la lettre précédente (p. 484, l. 4). La copie ms., déjà collationnée avec l’exemplaire de l’Institut, est çà et là fautive. Elle faisait partie de la collection La Hire, avec le numéro 9 seconde, au bas de la première page, à gauche ; en haut et à droite on lit le numéro (13) du classement de Poirier.

Mon R(euerend) P(ere),

Ie ſerais bien-aiſe de ne rien dire de l’Eſcrit* que vous m’aués enuoyé, pour ce que ie n’en ſçaurroy dire aucune choſe qui ſoit a l’aduantage de celuy qui l’a compoſé. Mais à cauſe que ie reconnois que c’eſt 5 celuy meſme qui auoit taſché cy-deuant de refuter ma Dioptrique, & que vous me mandez qu’il a enuoyé cecy apres auoir leu ma Geometrie, & s’eſtonnant de ce que ie n’auois point trouué la meſme choſe, c’est a dire (comme i’ay ſujet de l’interpreter) a deſſein d’en- 10 trer en concurrence, & de monſtrer qu’il ſçait en cela plus que moy ; puis auſſy, a cauſe que i’apprends par vos lettres qu’il a la reputation d’eſtre fort ſçauant en Geometrie, ie crois eſtre obligé de luy 5 reſpondre.

Premierement donc, ie trouve manifeſtement de l’erreur en ſa regle, & encore plus en l’exemple qu’il en donne, pour trouver les contingentes de la parabole. 10 Ce que je trouue en cette ſorte. Soit B D N la parabole donnée, dont D C eſt le diametre, & que du point donné B il faille tirer la ligne droite B E, qui rencontre D C au point E, & qui ſoit la plus grande qu’on puiſſe tirer du meſme point E iuſques à la parabole : | sic enim proponitur quærenda maxima. Sa regle dit : Statuatur quilibet quæſtionis terminus eſſe A ; ie prends donc E C pour A, ainſi qu’il a fait ; & inueniatur maxima (a ſçauoir B E) in terminis ſub A gradu, vt libet, inuolutis ; ce qui ne ſe peut faire mieux qu’en cette façon : que B C ſoit B, le quarré de B E ſera A q + B q, a cauſe de l’angle droit B C E. Ponatur rurſum idem terminus qui prius, eſſe A + E : a ſçauoir, ie fais que E C eſt A + E (ou bien, ſuiuant ſon exemple, A — E, car l’vn reuient à l’autre) ; iterùmque inueniatur maxima (a ſçauoir B E) in terminis ſub A & E gradibus, vt libet, coefficientibus*, ce qui ne ſe peut mieux faire qu’en cette ſorte : poſons que C D ait eſté cy-deuant D, lors que B C eſtoit B, & le coſté droit de la parabole ſera Bq/D, à cauſe qu’il eſt a B C, la ligne appliquée par ordre, comme B C eſt a C D, le ſegment du diametre auquel 5 elle eſt appliquée. C’eſt pourquoy maintenant que C E eſt A + E, DC eſt D + E ; & le quarré de B C eſt Bq in D + Bq in E/D qui eſtant adiouſté au quarré de C E qui eſt Aq + A in E bis + Eq, il fait le quarré de B E. Adæquentur duo homogenea maximæ æqualia : c’est a 10 dire que Aq + Bq ſoit poſé eſgal a Bq + Bq in E/D + Aq + A in E bis + Eq. Et demptis communibus, il reſte Bq in E/D + A in E bis + Eq égal à rien. Applicentur ad E, &c., il vient Bq/D + A bis + E. Elidatur E, il reſte Bq/D + A bis eſgal à rien. Ce qui ne donne point la valeur 15 de la ligne A, comme aſſeure l’auteur, & par conſequent ſa regle eſt fauſſe.

| Mais il ſe meſconte encor bien plus en l’exemple de la meſme parabole, dont il taſche de trouuer la contingente. Car outre qu’il ne ſuit nullement ſa 20 regle, comme il paroiſt aſſés de ce que ſon calcul ne ſe rapporte point à celuy que ie viens de faire, il vſe d’vn raiſonnement qui eſt tel, que ſi ſeulement au lieu de Parabole & Parabolen, on met par tout en ſon diſcours Hyperbole & Hyperbolen, ou le nom de quelque autre ligne courbe, telle que ſe puiſſe eſtre, ſans y changer au reſte vn ſeul mot, le tout ſuiura en meſme 5 façon qu’il fait touchant la parabole, iuſques a ces mots : Ergo C E probauimus duplam ipſius C D, quod quidem ita ſe habet. Nec vnquam fallit methodus. Au lieu deſquels on peut mettre : Non ideo ſequitur C E duplam eſſe ipſius C D, nec vnquam ita ſe habet alibi quam in 10 parabola, vbi caſu, & non ex vi præmiſſarum, verum concluditur ; ſemperque fallit iſta methodus. Si cet Auteur s’eſt eſtonné de ce que ie n’ay point mis de telles regles en ma Geometrie, i’ay beaucoup plus de raiſon de m’eſtonner de ce qu’il a voulu entrer en lice 15 auec de ſi mauuaiſes armes. Mais ie luy veux bien encores donner le temps de remonter a cheual, & de prendre toutes les meilleures qu’il euſt pû choiſir pour ce combat ; qui ſont, que ſi on change quelques mots de la regle qu’il propoſe, pour trouuer maximam & 20 minimam, on la peut rendre vraye, & eſt aſſez bonne. Ce que ie ne pourrois neantmoins icy dire, ſi ie ne l’auois ſceu des auparauant que de voir ſon Eſcrit ; car eſtant tel qu’il eſt, il m’euſt pluſtoſt empeſché de la trouuer, qu’il ne m’y euſt aydé. Mais encore que ie l’aurrois 25 ignorée, & que luy l’aurroit parfaitement ſceue, il ne me ſemble pas qu’il euſt pour cela aucune raiſon de la comparer auec celle qui eſt en ma Geométrie, touchant le premier ſujet. Car premierement la ſienne (c’est a dire celle qu’il a eu enuie de trouuer) eſt telle que, ſans induſtrie & par hazard, on peut aiſement tomber dans le chemin qu’il faut tenir pour la rencontrer, lequel n’eſt autre choſe qu’vne fauſſe poſition, fondée ſur la façon de demonſtrer qui reduit a 5 l’impoſſible, & qui eſt la moins eſtimée & la moins | ingenieuse de toutes celles dont on ſe ſert en Mathematique. Au lieu que la mienne eſt tirée d’vne connoiſſance de la nature des Equations, qui n’a iamais eſté, que ie ſçache, aſſés expliquée ailleurs que dans 10 le troiſieme Liure de ma Geométrie. De ſorte qu’elle n’euſt ſceu eſtre inuentée par vne perſonne qui aurroit ignoré le fonds de l’Algebre ; & elle ſuit la plus noble façon de demonſtrer qui puiſſe eſtre, a ſçauoir celle qu’on nomme a priori. Puis outre cela, ſa regle 15 pretendue n’eſt pas vniuerſelle comme il luy ſemble, & elle ne ſe peut eſtendre a aucune des queſtions qui ſont vn peu difficiles, mais ſeulement aux plus ayſées, ainſy qu’il pourra 20 eſprouuer, ſi apres l’auoir mieux digerée il taſche de s’en ſeruir pour trouuer les contingentes, par exemple, de la ligne courbe* B D N, que ie ſuppoſe eſtre telle, qu’en quelque 25 lieu de ſa circonference qu’on prenne le point B, ayant tiré la perpendiculaire B C, les deux cubes des deux lignes B C & C D ſoient enſemble eſgaux au parallelepipede des deux 30

3-4 pour… ſoit] parce que ie n’en ſçaurois parler autant que ie voudrois. — 6 celuy-là. — taſché cy-deuant] cy-deuant entrepris.

9 contingentes] tangentes. — 10 trouue] prouue.

1 Après coefficientibus, la copie MS. ajoute : il dit qu’il faut mettre vijs a prioribus diuerſis ou per diuerſum medium, ou quelque choſe de ſemblable, pour rendre la regle bonne. « Il y avoit ainſy dans la lettre ms. de M. de la Hire qui n’étoit pourtant pas de la main de M. Descartes, mais d’une écriture différente. » (Note de l’exemplaire de l’Institut, à la suite de cette addition). — 8 « La lettre D ſoubz cette raye n’étoit point dans l’original de La Hire. » (Ib.) Elle manque, en effet, dans la copie MS. — 18 bien encore plus. — 19 meſme om. — 20 contingente] tangente.

3 autre om. — ſe] ce. — 6 probauimus CE. — 10 parabole. — 15-16 ie veux bien luy donner encore. — 20 eſt om. — 24 encore que] quand. — 26 euſt] eu aj. — 28 premier] meſme.

23 contingentes] tangentes.

3 ſont] font. — 4 font Ed., eſt auſſy MS. — 9-10 contingentes] tangentes. — 21 autres] Autheurs.

9 quarré du cube. — 12 et 18 contingentes] tangentes. — 14 n’en peut Ed., n’eut peu MS. id. — 27 ie n’ay] i’ay.

8-9 et 10 de cube] du cube.

Page 486, l. 2. — Voici le texte intégral de cet Ecrit de Fermat :

Methodus ad disquirendam maximam et minimam.

Omnis de inventione maximæ et minimæ doctrina duabus positionibus ignotis innititur et hac unica præscriptione :

Statuatur quilibet quæstionis terminus esse A (sive planum, sive solidum aut longitudo, pro ut proposito satisfieri par est) et, inventâ maximâ aut minimâ in terminis sub A gradu, ut libet, involutis, ponatur rursus idem qui prius terminus esse A + E, iterumque inveniatur maxima aut minima in terminis sub A et E gradibus, ut libet, coefficientibus. Adæquentur, ut loquitur Diophantus, duo homogenea maximæ aut minimæ æqualia et, demptis communibus (quo peracto, homogenea omnia ex parte alterutra ab E vel ipsius gradibus afficiuntur), applicentur omnia ad E vel ad elatiorem ipsius gradum, donec aliquod ex homogeneis, ex parte utravis, affectione sub E omnino liberetur. Elidantur deinde utrimque homogenea sub E aut ipsius gradibus quomodo libet involuta, et reliqua æquentur, aut, si ex una parte nihil superest, aequentur sane, quod eodem recidit, affirmata negatis. Resolutio ultimæ istius æqualitatis dabit valorem A, quâ cognitâ, maxima aut minima ex repetitis prioris resolutionis vestigiis innotescet.

Exemplum subjicimus : Sit recta A C ita dividenda in E ut rectangulum A E C sit maximum.

Recta A G dicatur B. Ponatur pars altera ipsius B esse A : ergo reliqua erit B — A, et rectangulum sub segmentis erit B in A — Aq, quod débet inveniri maximum. Ponatur rursus pars altera ipsius B esse A + E ; ergo reliqua erit B — A — E, et rectangulum sub segmentis erit B in A — Aq + B in E — A in E bis — Eq, quod debet æquari superiori rectangulo B in A — Aq.

Demptis communibus, B in E adæquabitur A in E bis + Eq, et omnibus per E divisis, B adæquabitur A bis + E. Elidatur E, B æquabitur A bis. Igitur B bifariam est dividenda ad solutionem propositi ; nec potest generalior dari methodus.

De tangentibus linearum curvarum.

Ad superiorem methodum inventionem tangentium ad data puncta in lineis quibuscumque curvis reducimus.

Sit data, verbi gratia, parabole B D N [voir fig. p. 487], cujus vertex D, diameter D C, et punctum in ea datum B, ad quod ducenda est recta B E tangens parabolen et in puncto E cum diametro concurrens.

Ergo, sumendo quodlibet punctum in recta B E, et ab eo ducendo ordinatam O I, a puncto autem B ordinatam B C, major erit proportio C D ad D I quàm quadrati B C ad quadratum O I, quia punctum O est extra parabolen ; sed, propter similitudinem triangulorum, ut B C quadratum ad O I quadratum, ita C E quadratum ad I E quadratum : major igitur erit proportio C D ad D I quàm quadrati C E ad quadratum I E.

Cùm autem punctum B detur, datur applicata B C, ergo punctum C ; datur etiam C D : sit igitur C D æqualis D datæ. Ponatur C E esse A, ponatur C I esse E. Ergo D ad D — E habebit majorem proportionem quàm Aq ad Aq + Eq — A in E bis, et ducendo inter se medias et extremas : D in Aq + D in Eq — D in A in E bis majus erit quàm D in Aq — Aq in E. Adæquentur igitur juxta superiorem methodum : demptis itaque communibus, D in Eq — D in A in E bis adæquabitur — Aq in E, aut, quod idem est D in Eq + Aq in E adæquabitur D in A in E bis. Omnia dividantur per E : ergo D in E + Aq adæquabitur D in A bis. Elidatur D in E : ergo Aq æquabitur D in A bis, ideoque A æquabitur D bis. Ergo C E probavimus duplam ipsius C D, quod quidem ita se habet.

Nec unquam failit methodus ; imo ad plerasque quæstiones pulcherrimas potest extendi ; ejus enim beneficio centra gravitatis in figuris lineis curvis et rectis comprehensis et in solidis invenimus, et multa alia, de quibus fortasse aliàs, si otium suppetat.

De quadraturis spatiorum sub lineis curvis et rectis contentorum, imo et de proportionibus solidorum ab eis ortorum ad conos ejusdem basis et altitudinis, fuse jam cum D. de Roberval egimus.

Page 488, l. 1. — L’addition que donne la copie MS. en cet endroit provient évidemment de la marge de l’original, où elle avait pu être inscrite par Mersenne, qui l’aurait tirée d’un billet particulier de Descartes. Comme, en fait, celui-ci demande seulement à Fermat de modifier, dans la forme, la rédaction de sa règle, et qu’il ne méconnaît nullement la haute valeur du fonds, il est assez croyable qu’il aura indiqué à Mersenne les corrections qu’il jugeait nécessaires, en le priant de les tenir momentanément secrètes, afin de garder la supériorité si Fermat expliquait sa règle dans le sens de ces corrections.

Page 490, l. 24. — Cette courbe, dont l’équation est x3 + y3 = p x y, est celle que l’on appelle aujourd’hui le folium de Descartes. Ce nom ne lui a été donné que beaucoup plus tard : nous verrons (Lettre CXXXI, Clers., III, 376) Roberval l’appeler galand (nœud de ruban).

Page 493, l. 20. — Mersenne n’envoya pas d’abord cette lettre à Toulouse (Lettre CXII ci-après, Clers., III, 188), pas plus que la réplique de Descartes (Lettre CXI ci-après) aux secondes objections de Fermat contre la Dioptrique. Une lettre à Mersenne (Clers., tome III, lettre 36, p. 167), datée de Toulouse, 20 avril 1638, montre qu’à cette date Fermat n’avait pas encore reçu communication de ces deux pièces. En voici la seconde partie :

« … I’attens aussi par vostre fauenr les Réponses que Monsieur Descartes a faites aux difficultez que ie vous ay proposées sur sa Dioptrique, et ses remarques sur mon traitté De Maximis et Minimis, et de Tangentibus. S’il y a quelque petite aigreur, comme il est mal-aisé qu’il n’y en ait, veu la contrariété qui est entre nos sentimens, cela ne vous doit point détourner de me les faire voir. Car ie vous proteste que cela ne fera aucun effet en mon esprit, qui est si éloigné de vanité, que Monsieur Descartes ne sçauroit m’estimer si peu, que ie ne m’estime encore moins ; ce n’est pas que la complaisance me puisse obliger de me dédire d’vne vérité que i’auray connue, mais ie vous fais par là connoistre mon humeur. Obligez-moy, s’il vous plaist, de ne differer plus à m’enuoyer ses (plutôt ces) escrits, ausquels par auauce ie vous promets de ne faire point de replique. I’ay fort veu ces iours passez Monsieur d’Espagnet, auec qui ie vis de longue-main comme vn amy intime ; s’il va à Paris, comme il espere, il vous dira qu’il est de mon aduis en tous les petits discours que i’ay faits, sans en exclure la Dioptrique. I’attens de vos nouuelles, et suis, etc.

» A Toulouze, ce 20 Auril 1638.

» Quand vous voudrez que ma petite guerre contre Monsieur Descartes cesse, ie n’en seray pas marry ; et si vous me procurez l’honneur de sa connoissance, ie ne vous en seray pas peu obligé. »

Mersenne communiqua cette lettre XCIX seulement aux mathématiciens de Paris ; Roberval et Etienne Pascal, se faisant les champions de Fermat, envoyèrent à Descartes par Mersenne un écrit aujourd’hui perdu, auquel Descartes répliqua le 1er mars (Lettre CX ci-après, voir l’éclaircissement).